Conclusion

1À la fin de cette enquête, on s’aperçoit que le statut de l’artiste dans l’Antiquité est en fait un statut ambigu. Il partage avec les artisans les contraintes imposées par le travail manuel, parfois pénibles – en particulier si on pense au travail du sculpteur, marbrier ou bronzier : le poids des matériaux, la nécessité de savoir maîtriser le feu, faisaient de ces métiers des travaux difficiles et devaient requérir une grande solidité physique. Quant à ceux qui travaillaient les matériaux précieux, par exemple l’or et l’ivoire, ils avaient la double responsabilité du prix et de la façon. Mais l’artiste se distingue de l’artisan par une meilleure connaissance de toutes les étapes de la production et surtout par la qualité esthétique de ses créations.

2Son statut d’artisan lui fait parcourir les étapes de tous les métiers manuels, depuis l’apprentissage auprès d’un maître jusqu’à l’accession à la position de « patron ». Mais dès l’apprentissage, il se distingue des autres artisans par sa mobilité : s’il n’a pas la possibilité de fréquenter l’atelier d’un proche parent, il peut se rendre auprès d’un maître étranger qui l’accueillera, sans doute à la suite d’un accord avec sa famille. Il poursuivra ensuite sa carrière soit auprès de ce maître – c’est la solution la plus obvie s’il reprend l’atelier familial –, soit en créant à son tour un atelier : c’est semble-t-il le cas de Myron à Athènes. À l’intérieur de cet atelier, se côtoient donc plusieurs générations d’artistes, qui peuvent travailler chacun de leur côté, mais aussi ensemble, pour la réalisation de certaines œuvres, en particulier s’il s’agit de groupes.

3C’est sans doute grâce à cette collaboration que le jeune artiste se fait d’abord connaître. Il semble qu’il travaille d’abord pour des particuliers, puis, lorsqu’il commence à atteindre une certaine notoriété, il peut participer ou travailler seul à des commandes publiques. Lors de ces dernières, il est traité comme tous les artisans auxquels la cité peut avoir affaire : il est soumis à une adjudication, et doit présenter des garants contre lesquels le commanditaire pourra se retourner le cas échéant. En contrepartie, le commanditaire lui doit une rémunération prévue à l’avance, augmentée d’intérêts lorsqu’elle n’est pas versée dans les délais prévus. Or, l’examen des comptes publics que nous avons conservés montre que la rémunération des sculpteurs est toujours sensiblement plus élevée que celle des autres artisans.

4La position sociale du sculpteur apparaît effectivement comme une position relativement élevée : les témoignages épigraphiques nous montrent qu’il est le plus souvent citoyen, et les textes littéraires et épigraphiques nous indiquent qu’il peut faire partie des groupes dirigeants, tant par sa fortune que par ses alliances familiales. En cela il se montre digne de ses prédécesseurs et patrons divins.

5Les textes nous font connaître la variété et la diversité des œuvres réalisées par les sculpteurs de toute époque. À la répartition traditionnelle entre statues de culte et statues votives, se superposent en s’entrecroisant d’autres catégories dont rend compte un vocabulaire précis et riche : groupes et statues isolées, représentations mythologiques et compositions de propagande, rondes bosses et reliefs. Toutes permettent à l’artiste de déployer les diverses facettes de son talent, virtuosité technique acquise au cours de l’apprentissage, et maîtrise esthétique, fruit d’une culture plus profonde, et qui révèle le véritable artiste.

6Ce sont toutes ces qualités qui vont attirer le client et lui faire rechercher les œuvres du maître. La qualité qui semble en tout cas la plus prisée est l’aptitude à rendre au plus près les caractéristiques du modèle proposé : l’artiste a vraiment réussi lorsqu’il a fait de sa création une œuvre vivante, au sens le plus littéral du terme. Il ne s’agit pas seulement de l’exactitude de la représentation, même si celle-ci a son importance, mais surtout de représenter le mouvement et les sentiments les plus profonds du modèle.

7Une fois ces critères mis en lumière, on peut comparer les différentes variétés d’artistes, et les critiques anciens ne s’en sont pas privés. Presque indissociables des sculpteurs sont les peintres, qui travaillaient sans doute souvent en collaboration étroite avec eux. Les textes nous font savoir que bien souvent, les artistes ne se contentaient pas d’une seule spécialité, mais qu’ils pouvaient avoir plusieurs cordes à leur arc. Bien que leur contribution soit plus modeste, on constate parmi les artistes un petit nombre de femmes, au moins chez les peintres et chez les écrivains et musiciens. Il est d’ailleurs un domaine qui semble leur être réservé, c’est celui du tissage, qui pouvait aussi donner lieu à des réalisations artistiques. Ce domaine est moins connu, parce que les œuvres qu’il a produites ont presque toutes disparu, mais des indices permettent de le classer, au moins dans certains cas, parmi les disciplines artistiques1.

8L’opposition qu’on trouve le plus fréquemment chez les auteurs anciens est celle des écrivains et des artistes figuratifs. Elle sert tout d’abord à établir un parallèle stylistique entre les deux catégories, mais elle s’efforce aussi de démontrer la supériorité de la poésie sur les arts manuels : cette théorie tout à fait compréhensible chez des auteurs qui appartiennent par définition à la première catégorie, n’aurait pas dû mener à croire au mépris généralisé de tout un peuple envers les artistes.

9La disparition quasi totale des œuvres de la sculpture grecque au cours des siècles et l’oubli de la culture grecque a conduit à sa redécouverte brusquée à la Renaissance. C’est donc d’abord l’étonnement et l’admiration qui ont prévalu chez les premiers savants qui ont assisté à cette résurgence d’un art totalement oublié. La méconnaissance de ce passé a conduit sans doute à des erreurs d’appréciation, comme la confusion entre copies romaines et originaux grecs ou la disparition des décors adventices sur les statues. Mais l’admiration sincère éprouvée par les Antiquaires a permis de mettre en valeur ce patrimoine redécouvert. Au fur et à mesure des découvertes et des études, on s’est approché peu à peu d’une vérité plus tangible, même si la sculpture grecque est restée longtemps soumise à des jugements trop dépendants des textes littéraires et philosophiques.

10L’approche récente de cette discipline, sans renier les apports des études passées, s’efforce d’étudier les œuvres non plus dans une perspective uniquement esthétisante et stylistique, mais plutôt dans leur contexte historique, social, économique et culturel. Elles contribuent ainsi à faire revivre la mentalité des hommes qui les ont côtoyées.

11Bien entendu, les diverses époques ont émis sur ces œuvres d’art des jugements divers, et qui ont évolué au cours du temps. On peut cependant aujourd’hui affirmer que les Anciens connaissaient la supériorité de l’artiste sur l’artisan, et que loin de le mépriser, ils lui accordaient une estime particulière, parce qu’ils comprenaient que sa vision singulière dépassait la simple habileté technique. Par ses capacités à reproduire la vie, il entre en compétition avec la divinité et finit par devenir le seul créateur efficace, contrairement à ce qui se passait en Orient2 :

Dédale, parce qu’il fut le premier à séparer les pieds des statues, fut considéré comme un créateur d’êtres vivants (ἔμπνοα δημιουργεν).

12De ce fait le sculpteur antique est bien à l’origine de l’image que nous avons aujourd’hui de l’artiste3 : même si, comme nous l’avons vu, il n’y a pas en grec de mot spécifique pour désigner l’artiste ou même l’art, les Grecs pouvaient avoir le sentiment que la fabrication des statues ou des tableaux, comme celle des poèmes, répondaient à une exigence plus haute que la simple virtuosité technique. En faisant vivre, au sens plein du terme, dans leurs œuvres les héros de la mythologie ou en rendant à la vie les proches disparus, les sculpteurs et les artistes en général s’appropriaient une puissance que d’autres voulaient réserver aux seules divinités. C’est en cela que comme le disait J.-P. Vernant4, l’art grec est laïc dès une époque ancienne : l’homme grec, par sa faculté de connaissance est capable de comprendre le monde et d’agir sur lui aussi bien que la divinité.