1Le « beau XVI^e siècle », marqué par la croissance économique de l’Europe qui se maintient jusqu’aux années 1560, se traduit aussi par l’enrichissement des acteurs de la société liés à l’essor général des manufactures et du commerce. À Valenciennes, ville associée aux pulsations économiques d’Anvers et des Pays-Bas, c’est toute une société, des artisans et ouvriers du textile aux grands marchands, qui voit son niveau de vie évoluer et les écarts se creuser. Comment se répartissent les fruits de cette croissance ?

L’évolution du pouvoir d’achat des milieux artisanaux au XVI^e siècle

2Les sources les plus abondantes pour connaître le salariat de la fin du Moyen âge et de l’époque moderne concernent les métiers du bâtiment. Pour Valenciennes, ces sources sont les registres du domaine comtal de la Salle, qui mentionnent les chantiers de réfection des moulins de l’Escaut1. L’exploitation des données salariales qu’ils contiennent doit cependant rester critique. Les ouvriers de la construction ne représentent en effet qu’une faible quantité du total des travailleurs d’une ville, et les modes de rétribution sont très variables d’un métier à l’autre, avec un salaire à la journée dans le bâtiment et un salaire à la pièce dans le textile, et des rétributions non monétisées sous forme de gîte et de couvert par l’employeur2.

La hausse générale des salaires nominaux

3Que révèlent les salaires nominaux des charpentiers, maçons et couvreurs valenciennois ? Tout d’abord une hiérarchie marquée des rémunérations en fonction des grades, de la qualification, de l’âge. Les écarts peuvent ainsi varier de 150 % entre le chef de chantier et le simple manouvrier dans les années 1510, mais ils tendent à diminuer en l’espace d’un siècle qui voit le resserrement de l’éventail des salaires. La courbe des salaires est ponctuée de paliers plus ou moins longs au fil du XVI^e siècle. Les maîtres chefs de chantier perçoivent de manière stable 9 à 10 sols par jour, et les manouvriers de 4 à 5 sols jusqu’aux années 1540, et seule la flambée céréalière de 1521 occasionne un relèvement des salaires d’un sol. C’est entre 1550 et 1590 que se produit la hausse des rémunérations, par intervalles rapprochés. À compter de cette fin de siècle, le maître de chantier touche 30 sols et son tâcheron 16 sols, soit des hausses respectives de 200 et 220 % par rapport à 1550. Cette chronologie se calque à peu près sur celle des salaires anversois. Mais ceux-ci ont commencé à augmenter plus tôt (dès 1513) et plus longtemps (jusque vers 1595). Ainsi, l’ampleur séculaire de la hausse est beaucoup plus forte à Anvers (x 6) qu’à Valenciennes (x 3,3).

4Le vécu socioéconomique est aussi susceptible de modifier la signification des salaires. Sur les chantiers urbains, les ouvriers ne sont en général pas nourris, et la rémunération peut varier selon les saisons, étant plus faible en hiver avec la mise en sommeil des chantiers, et suivant le nombre de jours ouvrés par an. À Valenciennes, aucun édifice n’est susceptible de mobiliser à l’année la main-d’œuvre, comme la fabrique de la cathédrale de Rouen où les ouvriers travaillent en moyenne 246 jours par an à la fin du XV^e et au début du XVI^e siècle. Mais si les chantiers du domaine de la Salle ne durent que quelques semaines, maçons et charpentiers valenciennois œuvrent à la construction ou la réfection des maisons particulières, et au renforcement des remparts de la ville, bastionnés dès le règne de Charles Quint. Le nombre de jours travaillés peut être estimé à 250 par an en période de bonne conjoncture, c’est-à-dire jusqu’aux années 1560 et de 1590 à 1630, périodes de l’essor manufacturier : ce chiffre correspond à peu près aux évaluations réalisées pour Lille (250 jours) et Anvers au temps de sa splendeur (252 à 260 jours) et pour la Hollande à la veille de la guerre d’indépendance avec l’Espagne (260 jours)3. Il peut descendre à 200 jours lors des troubles, c’est-à-dire de 1566 à 1585, quand le rythme des chantiers publics et privés se ralentit.

Graphique 14 – les salaires nominaux du bâtiment (1500-1590)

L’inégale dégradation des salaires réels

5Les salaires monétaires peuvent être convertis en salaires réels, en utilisant le prix du pain, principal indicateur du niveau de vie des classes populaires. Les conditions de vie du menu peuple sont assez uniformes dans les grandes villes de l’Europe de l’Ouest du XVI^e siècle, en dépit de variantes culturelles et économiques (à Anvers, le hareng saur et la bière remplacent la viande et le vin consommés à Lyon)4. Pour un couple et ses trois enfants, l’alimentation absorbe l’essentiel du salaire journalier, et en particulier les céréales panifiables.

6À Valenciennes, les sources hospitalières de l’époque estiment la consommation hebdomadaire à 10,25 livres (de poids) de pain par personne. Y nourrir une famille de cinq bouches nécessite donc une quantité de 3,5 muids de blé. La confrontation des courbes du prix du blé et des salaires nominaux montre une adaptation partielle des salaires aux chertés céréalières. Mais à quel moment le seuil de pauvreté est-il franchi dans les dépenses ?

7Considérons que le fait de consacrer moins de 30 % du salaire à l’achat du pain quotidien est signe de confort de vie et de sécurité alimentaire, que la précarité commence lorsque le pain absorbe la moitié des dépenses, et que le seuil de pauvreté est franchi lorsqu’au moins 75 % du salaire sert à cet achat.

Tableau 29 – Achat du pain et niveaux de vie chez les artisans du bâtiment (1500-1620)

8La dégradation générale du niveau de vie est nette au fil du XVI^e siècle, et les contrastes s’accentuent entre le haut et le bas de l’échelle des travailleurs du bâtiment. Le maître charpentier et sa famille connaissent une réelle sécurité alimentaire pendant le premier demi-siècle (38 années sur 50) sans jamais se trouver en situation de précarité. Cette sécurité recule dans le demi-siècle suivant (présente à peine 11 années sur 46) et elle disparaît même totalement entre 1569 et 1597. La crise de 1586-1587 fait exceptionnellement franchir le seuil de pauvreté au maître charpentier, mais c’est surtout une forme de précarité qui s’installe. Il faut attendre l’époque des Archiducs pour retrouver un niveau de vie satisfaisant et renouer avec la sécurité alimentaire dans les années 1610. Au bas de l’échelle, le tâcheron non qualifié est la principale victime de la hausse des prix frumentaires. Sa sécurité alimentaire disparaît définitivement dès la crise de 1521, phénomène général qui frappe son homologue lyonnais ou parisien5. La précarisation de sa situation grandit dans les années 1520-1540, et le dernier tiers du siècle lui fait vivre des épisodes de disette chronique et de famine entrecoupés d’années fragiles. Chaque flambée des prix du blé engloutit les trois-quarts ou la totalité de son salaire, ce qui se produit vingt-cinq fois sur un siècle ! Au début du XVII^e siècle, le manouvrier reste victime de la précarité de son quotidien alimentaire.

Graphique 15 – Le niveau de vie des artisans du bâtiment (1500-1620). Part du salaire nécessaire à l’achat du pain.

9Derrière cette détérioration des salaires réels détectable à partir des années 1520 se cache la distorsion marquée entre hauts et bas salaires : l’ajustement des salaires nominaux des maîtres suffit globalement à les maintenir au-dessus du seuil de précarité, tandis que la situation des non-qualifiés se fragilise durablement et sans rémission. En dépit de la cherté de l’hiver 1565-1566, l’agitation politico-religieuse des années 1560 n’est pas directement causée par la dégradation des niveaux de vie, dont le recul est marqué dès les années 1550, mais elle se positionne dans une phase plus longue de diminution du pouvoir d’achat.

Les solutions à un quotidien plus difficile : assistance et prêt sur gage

10L’insuffisance d’un seul salaire par famille devient flagrante pour les moins qualifiés. Dans ce contexte, le travail des femmes et des enfants est une réalité précoce aux Pays-Bas, surtout dans le textile et les petits métiers de la revente au détail. L’alimentation des humbles se dégrade aussi, et le recul de la consommation de vin (divisée par trois à Valenciennes en un siècle) au profit de celle de la bière trouve là une explication immédiate. L’assistance joue un rôle croissant auprès des personnes isolées comme des familles laborieuses chargées d’enfants, « povres mesnages honnestes » secourues à chaque crise de subsistance par l’Aumône générale mise en place en 1531.

11Le prêt sur gages est aussi une solution de dépannage. Dans les villes des Pays-Bas, du bas Moyen âge aux années 1620, le Lombard accorde des crédits à la consommation à court terme et sur gages, assortis de taux d’intérêt usuraires6. Cette « table de prêt » reçoit vêtements, meubles, bijoux et les revend aux fripiers de la ville si le propriétaire n’est pas venu les récupérer. Le bénéfice annuel de ces ventes fluctue entre 350 et 800 Livres dans les années 1610 qui ne sont pourtant pas marquées par une misère excessive. Établi dans la populaire paroisse Saint-Jacques, place à Lille, le Lombard valenciennois est tenu par des marchands financiers et prêteurs italiens, principalement piémontais, dont l’activité est dépendante d’un privilège accordé ou révoqué par le souverain. Vinchant Des Bousières (natif d’Asti, actif à partir de 1506, bourgeois de la ville en 1516), Bernardino Pisano (dans les années 1540-1550), Franchois Romaignon (sous Philippe II) et Mathieu De Chièvre (jusqu’en 1625) sont à la tête de l’institution, mais leur trace se retrouve aussi à Anvers, Lille ou Amiens. Leur établissement en ville reste temporaire, et aucune alliance matrimoniale n’est répertoriée avec les bonnes familles marchandes locales. Ces marchands-prêteurs sont peu intégrés à la société locale et à ses hommes de commerce.

12L’institution disparaît quand les archiducs Albert et Isabelle moralisent le prêt à intérêt. Après avoir révisé les taux à la baisse, ils mettent sur pied, avec l’aide de l’architecte Wenzel Cobergher et sur un modèle développé en Italie, des caisses publiques ou monts-de-piété municipaux qui prêtent à 15 % l’an. Bruxelles inaugure en 1618 le premier établissement de ce type, suivi des autres villes du pays. Isabelle recommande sa fondation en 1622 à l’échevinage de Valenciennes, plutôt réticent. Le mont-de-piété ouvre finalement ses portes dans la paroisse Saint-Nicolas, quartier des ouvriers du lin, en 1625, entraînant du coup la fermeture définitive du Lombard de la place à Lille7.

13Enfin, les propriétaires endettés, en difficulté ou soucieux de trouver des liquidités, peuvent tirer crédit de leurs biens immobiliers en constituant une rente. Mais cette pratique de l’arrentement fait plus partie du crédit immobilier et de la circulation des patrimoines fonciers que des réponses à la dégradation du niveau de vie du menu peuple de la ville.

La composition des patrimoines

14Les sources propres à la reconstitution des patrimoines de la bourgeoisie valenciennoise sont abondantes mais imparfaites. Les chirographes établis en double par le greffier de l’hôtel de ville jusqu’à la fin du XVI^e siècle, n’énumèrent pas les montants exacts des fortunes (ni pour les testaments, ni pour les contrats anténuptiaux). Cette pudeur est à peine levée dans les rares actes de partage, tandis que l’usage des inventaires après-décès n’a laissé de traces que dans le quartier de la Tannerie, à la population très modeste8. La mise sous séquestre des biens des calvinistes valenciennois après la révolte de 1566 a entraîné la confection de registres de comptes des confiscations, peu significatifs pour les biens mobiliers mais fiables pour les patrimoines immobiliers. La délation et les recensements des propriétés en vue de la levée du nouvel impôt du 100^e denier en 1569 ont en effet permis aux receveurs des confiscations une saisie presque exhaustive. Dans la lignée de ces comptes, les registres fiscaux du 100^e denier dressés en 1602 sur le modèle de ceux de 1569 permettent d’éclairer les structures de la propriété immobilière à l’époque des Archiducs.

Un suivi longitudinal de l’élite marchande : la fortune de trois négociants entre 1500 et 1566

15Les grands marchands valenciennois des années 1500-1560 sont à la fois impliqués dans le négoce des sayes de production locale et dans le transit des marchandises (vins, poissons, cuir, chevaux) entre la France et les Pays-Bas. Parmi eux, Jacques De Le Fontaine dit Wicart (mort vers 1520), appartient à une fratrie de marchands de sayes, avec Loys (mort vers 1522), trésorier de la ville, Grard, propriétaire de l’hôtellerie du « Lyon d’or », Aymery, et leur beau-frère Jehan Stecquelin, drapier, orfèvre et courtier de vin. En 1498, « bleschié et débile », Jacques cesse ses activités et est placé sous la curatelle de sa famille qui se dispute la gestion de ses biens. Le procès qui en résulte donne lieu à la tenue d’un compte annuel de cette gestion.

16Les recettes les plus importantes du marchand sont générées par l’activité professionnelle. Ses dernières créances commerciales sont portées sur le premier compte de tutelle en 1499. Elles forment les trois quarts des recettes : vente d’étoffes à un marchand de sayes valenciennois, vente de garance à un teinturier, règlement par un marchand allemand d’une cédule sur la foire de Berg-op-Zoom, concurrente de celle d’Anvers. L’arrêt des affaires ne laisse à Jacques Wicart que des revenus fixes : location de six maisons à Valenciennes (dont un atelier de foulon), produit des rentes héritières et viagères (versées par des bourgeois aisés et par la ville), sous-location d’un office municipal de ferrage des sayes, quelques arrérages de rentes. L’ancien marchand vit confortablement et dépense 172 Livres en 1500 pour son train quotidien personnel, dont les trois quarts en nourriture : vivres frais (30 %), vin (27 %), tonneaux de bière (10 %), viande fraîche et salée (7,5 %), harengs du Carême (1,5 %), pois et sel (0,5 %). Le reste sert à chauffer la maison (10 % des dépenses) et à vêtir notre homme (13,5 %) : toile de lin, souliers et escarpins, chausses de drap noir, paletot, chapeau pour le quotidien, et une coûteuse robe de confrérie en drap vert et aux manches brodées. À l’issue d’une carrière commerciale abrégée par la maladie, ce marchand dispose, vers 1500, de revenus immobiliers nets supérieurs à 400 Livres par an.

17Une trentaine d’années plus tard, Jacques Godin, ancien bourgeois, grand marchand, teste en faveur de ses trois enfants et de sa femme, répartissant entre eux son imposante fortune immobilière.

18Les structures de cette fortune diffèrent déjà de celle de Jacques Wicart. Si la part des rentes reste modeste, c’est surtout le patrimoine foncier, en particulier rural, qui fait l’objet des soins de Jacques Godin. Sur les 211 mencaudées (soit 48,5 ha) de terres, il en a hérité au moins 67 de ses parents (soit 15,4 ha), dispersées à une vingtaine de kilomètres de la ville. Son premier mariage lui permet de doubler ce noyau, avec au moins 90 mencaudées (plus de 20 ha), concentrées au nord du Cateau-Cambrésis, à 20 kilomètres de Valenciennes. Rassembleur de terres, Godin acquiert par achat plus de 79 mencaudées (18 ha) dans un rayon de 10 kilomètres autour de Valenciennes, notamment des prés en bordure de l’Escaut. Le revenu annuel de cet ensemble peut être estimé à 26,5-39,5 muids de blé (à raison de 1-1,5 muid de blé de fermage pour 8 mencaudées de terre)9, soit une valeur de 213-317 Livres en 1534-1535. Les propriétés urbaines et suburbaines du marchand se répartissent entre Anvers (une maison de ville) et Valenciennes. L’hôtellerie des « Trois Roix » sur la grand-place et l’atelier de calandre derrière l’église Saint-Paul sont des relais d’activité usuels des négociants du premier XVI^e siècle. Le reste de ses maisons urbaines constitue un placement locatif, sauf la grande maison de la rue Entre deux maiseaux où il réside. Dans les faubourgs longeant l’Escaut, Godin a multiplié les acquisitions de petites maisons, jardins et prés servant de pâture aux animaux de boucheries et aux chevaux dont il fait aussi le commerce. Pièce maîtresse de ses propriétés suburbaines, le château du Jolimetz, acquis en 1523 pour 900 Livres, est une grande maison enclose de fossés, à usage agricole.

19Avec un foncier agricole d’un rapport annuel minimum de 300 Livres, des revenus locatifs du bâti pouvant représentant 600 à 700 Livres par an, et 170 Livres venant des rentes, le revenu immobilier net de Godin avoisine les 1000 Livres par an. Cette somme reste inférieure à celles manipulées par le grand commerce. Mais le capital immobilier présente l’avantage de consolider la fortune et de servir de réserve ou de support au crédit : la vente et l’arrentement du complexe des « Trois Roix » par un fils de Jacques Godin en 1549 lui permettent de dégager un capital de plus de 6350 Livres10.

20Le cas de Michiel Herlin, exécuté en 1567 à l’issue de la révolte dont il a pris la tête, témoigne d’une accumulation encore plus importante pour un nouveau bourgeois. Originaire d’Arras, il est actif à Valenciennes depuis les années 1530 en touchant à tous les trafics, petits ou gros : importations de vins, de toiles du Barrois et de bonneterie aux Pays-Bas, commerce du blé, exportations vers la France de poissons, cuirs, houblon, merceries, garance, poivre, cire. Il est incontestablement la première fortune de la ville lorsque, à l’issue des troubles de 1566 dont il prend la tête, ses biens sont confisqués.

21Le revenu annuel net tiré du patrimoine de Michiel Herlin vers 1570 varie entre 7200 et 9500 Livres, en fonction des prix du blé. C’est sept à neuf fois plus que celui de Jacques Godin en 1535, quinze à vingt fois plus que celui de Jacques Wicart vers 1500. Les rentes ne représentent qu’un quart environ de ce revenu. Les rentes héritières, hypothéquées sur des biens fonciers à Valenciennes et dans les environs comme sur des recettes publiques (recette générale du Hainaut, ville d’Anvers), témoignent d’un réseau d’obligés qui trouvent des fonds auprès du marchand. La rente est en effet un crédit au denier 12 ou 16 (taux de 8,33 ou de 6,25 %) dont le terme final demeure le rachat partiel ou total par le souscripteur11. Figurent ainsi dans la clientèle de Herlin des paysans ou des ruraux endettés, qui risquent d’y perdre leur terre, des bourgeois comme le greffier Olivier Le Boucq, ou encore le souverain (pour un capital de 7400 Livres contre des annuités de rente de 537 Livres). La propriété foncière assure les trois quarts du revenu de Herlin. Une partie provient de son épouse Jehenne Le Boucq (vers 1520 + 1583 Sedan), fille du marchand de chevaux et de sayes Pierre Le Boucq, dont la maison « d’Espaigne » dans la rue de Lormerie où réside Herlin. Mais la majorité est le fruit des acquisitions méthodiques de Herlin à partir de 1535 : pâturages du marais de Lespaix en banlieue (mis en vente par la ville), maison « Constantin » sur la grand-place (demeure de prestige achetée à la famille patricienne des De Quaroube en 1546), courée de maisonnettes pour personnes pauvres, etc. Ses propriétés urbaines et suburbaines lui rapportent près de 1300 Livres par an. Mais c’est à une dizaine de kilomètres autour de Valenciennes qu’il constitue le cœur de ses biens fonciers, avec une paire de seigneuries (Jenlain, Beaussart à Curgies), en plus d’une dizaine de grosses censes et des pièces de terres éparses dans un rayon n’excédant pas 25 kilomètres.

Carte 2 – Localisation des biens ruraux des négociants Godin et Herlin

22Cette géographie des acquisitions épouse celle des propriétés rurales de Godin (périphérie de ville, val de l’Escaut, pointe vers le Cambrésis oriental et le val de Sambre, sans présenter d’extension vers l’ouest ou le nord à cause de la pression concurrente des bourgeois de Lille, Tournai et Mons sur les campagnes). Mais les terres et censes de Herlin constituent un ensemble plus homogène et plus massif, avec plus de 1200 mencaudées (280 ha), méthodiquement acquis en fonction des meilleurs rendements fonciers (parcelles de la périphérie de ville, grandes censes, prés), et dont le propriétaire « rendoit ses marchiez (=loyers) au plus hault pris », au grand dam des paysans locataires12. C’est à la fois une source de revenu (sous forme d’argent ou de blé) rendue plus intéressante par la croissance marquée des prix céréaliers depuis les années 1520, et aussi un moyen de considération sociale. Dès 1562, Herlin se définit comme seigneur de Jenlain, premier exemple des grands marchands valenciennois tendant à l’honneur de gentilhomme selon un modèle qui se généralise à partir de la fin du siècle.

23À travers ces trois exemples de la première prospérité, antérieure à la Révolte des Pays-Bas, s’esquisse la croissance rapide et importante des fortunes liées au négoce. Celle-ci est marquée par la dynamique d’accumulation, l’accroissement des patrimoines rentiers et fonciers, et la consolidation de l’activité commerciale par le crédit appuyé sur ces patrimoines. Les dépenses dans la pierre d’hôtels urbains et dans des domaines fonciers agrémentés à la façon des malouinières par les négociants de Saint-Malo lors des années 1680-1720 ne sont pas de mise dans les villes moyennes du XVI^e siècle13. Les élites bourgeoises et marchandes privilégient la fonctionnalité de leur maison de ville (greniers et caves, situation sur une place ou une grand-rue) et soignent leur maison des champs, dédaignant l’ostentation propre aux constructions de la noblesse et l’embellissement urbain14. Rien de différent donc avec les marchands lillois ou encore avec ceux de Bilbao à la même époque, pour lesquels les investissements de prestige restent limités ou inexistants15. Et l’engouement pour la terre (source de revenu et support de crédit par l’arrentement) ne signifie pas l’abandon du commerce au profit d’un mode de vie et d’un statut d’apparence nobiliaire. Comme à Anvers, la « trahison bourgeoise » doit être relativisée16. L’activité commerciale continue d’un Michiel Herlin montre une logique dont la finalité n’est pas l’accumulation immobilière. Celle-ci doit aussi être comprise comme un support de financement des opérations de négoce menées par Herlin à Valenciennes et à Anvers.

Une vision globale des fortunes et des écarts socioéconomiques à la fin des années 1560

24Les hiérarchies socioéconomiques de l’époque de Charles Quint et de Philippe II sont-elles bouleversées par l’éclosion des fortunes marchandes, alors que le pouvoir d’achat des travailleurs de base se dégrade ? Une mesure de cet écart est permise par l’analyse des comptes de confiscation des biens des protestants. 374 individus, acteurs de l’iconoclasme et du siège de 1566, sont inscrits dans ces registres à partir de 1567.

25Les revenus immobiliers des Valenciennois condamnés tournent autour d’une moyenne de 115 Livres par an, dans une fourchette très ample qui varie de 0 à 7200 Livres. 80 % de l’effectif disposent de revenus immobiliers inférieurs à cette moyenne, et la moitié ne possède rien. Les sans-bien ne constituent cependant pas une catégorie homogène, car figurent parmi eux des fils de bonne famille, comme Philippe Herlin, fils de Michiel et étudiant à Genève, ou encore quelques marchands comme Jacques Gellée, marchand de vin et de toiles, ou Jehan Warghin, marchand d’étoffes à Anvers, qui n’ont pas consolidé leur position par l’acquisition foncière ou rentière : leurs actifs marchands n’ont pas laissé de traces dans les archives des confiscations. Mais avec 47 % de démunis parmi ses condamnés calvinistes, Valenciennes est en meilleure position qu’Anvers où 57 % des calvinistes et 69 % des anabaptistes poursuivis ne possèdent rien17.

26Il est délicat de fixer des limites nettes en vue d’une classification sociale en fonction des revenus immobiliers. Il faut, en 1568, 35 Livres par an pour l’achat du pain d’une famille de cinq personnes. Cette famille doit donc disposer du double de cette somme, soit un revenu immobilier de 70-75 Livres, pour se considérer à l’abri des fluctuations de l’emploi et des prix. 22 % des condamnés valenciennois se situent au-delà de ce seuil d’aisance des 75 Livres, alors que 70 % de l’échantillon se contente d’un revenu immobilier en deçà du seuil de 35 Livres. Les calvinistes valenciennois, issus de tous les milieux professionnels, sont sans doute représentatifs de l’ensemble de la société urbaine, indépendamment de leur choix religieux. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver des structures sociales identiques dans les villes de commerce des Pays-Bas du Nord, comme Nimègue ou Dordrecht, avec deux tiers des habitants qui ne possèdent rien ou pas grand-chose18.

27Un classement plus fin peut présenter les revenus immobiliers en fonction de l’activité des condamnés (308 cas sur 374).

28Le bas de l’échelle des patrimoines immobiliers est occupé par les ouvriers de la manufacture lainière : peigneurs de laine, tisserands, sayetteurs, tondeurs, foulons ne possèdent rien, exceptionnellement une maisonnette ou un titre de rente d’un revenu inférieur à 10 Livres. Les lainiers et marchands de laine, qui emploient les peigneurs, se trouvent modestement au-dessus (13,2 Livres). L’écart entre les petites mains de la confection (couturiers-parmentiers), au niveau du prolétariat textile, et les marchands-fabricants de vêtements (drapiers, chaussetiers, détaillants), dont le revenu immobilier est huit à neuf fois supérieur, comme celui entre les drapiers (53 Livres) et les grossiers qui détaillent les tissus de laine ou de soie de tous prix (181 Livres), révèle les antagonismes corporatifs, la concurrence dans l’activité, et la bonne place de ceux qui ont pied dans la commercialisation du textile. Ce fossé entre l’opulence des marchands et la précarité des travailleurs manuels atteint son maximum entre les sayetteurs-hautelisseurs (moins de 9 Livres de revenu immobilier) et les marchands spécialisés de sayes (416 Livres). Bien que formant 15 % de l’effectif des condamnés, les travailleurs de la laine détiennent moins de 1 % du revenu confisqué. Les travailleurs du lin semblent en position plus avantageuse dans les années 1560, alors que la mulquinerie commence à peine son essor. Même si onze mulquiniers sur seize ne possèdent rien, leur revenu moyen est deux à trois fois supérieur à celui des sayetteurs.

29D’autres métiers se placent au niveau du prolétariat textile, avec un très faible taux de propriété et une dépendance marquée à l’emploi et au prix des subsistances : cordiers, artisans du bois et du cuir, du bâtiment et du métal. Si quelques individus émergent dans ces branches, comme les pelletiers ou un marchand de bois de charpente (mairenier), ils ne remettent pas en cause l’image d’un artisanat laborieux.

30Des niveaux plus consistants de propriété sont atteints par les métiers de l’alimentation : bouchers, graissiers et fromagers, peuple agricole des faubourgs, meuniers dépassent le seuil des 35 Livres. Mais l’aisance garantie par la propriété de l’atelier de travail place les brasseurs (119,5 Livres) loin devant eux. La propriété d’un établissement bien côté est le point commun entre brasseurs et teinturiers, les classant à la tête des fortunes des maîtres des corporations. Il est aussi usuel de les voir acquérir un cabaret, glissement vers une activité qui peut mener à une carrière marchande. Les hôteliers-cabaretiers forment en effet une frange intermédiaire entre les maîtres aisés et les marchands. Leur patrimoine immobilier intègre encore peu de rentes ou de terres agricoles, mais inclut des immeubles urbains de valeur.

31La diversité et la consistance du patrimoine caractérisent les élites administratives et marchandes dans cette société urbaine : le bâti urbain passe au second plan devant les rentes et la propriété foncière rurale. Le docteur es loi Nicolle Vivien, évoluant dans une famille du négoce, est à la tête d’un revenu de 1402 Livres, au même niveau qu’un Jehan Le Mesureur, receveur de domaines (1311 Livres). Les patrimoines des hommes du négoce peuvent atteindre des sommets plus élevés, comme celui de Michiel Herlin (7200 Livres), et dépasser largement ceux de la vieille noblesse, peu nombreuse à Valenciennes : le seigneur de Famars, Charles de Liévin, riche de censes et de droits féodaux, n’aligne que 1300 Livres de revenu immobilier.

32La quasi-équivalence des fortunes dans les milieux marchands ou administratifs et financiers, dans la noblesse ou le patriciat urbain est caractéristique des villes grandes ou moyennes qui sont à la fois centres de commerce et centres de pouvoir. Elle tend à rapprocher ces groupes, tandis que les écarts entre les travailleurs des corporations (à l’exception des brasseurs et des teinturiers) et les marchands aisés constituent des fossés infranchissables du point de vue de la mobilité sociale. Les alliances matrimoniales viennent conforter cet ordre social.

Mariage, veuvage, famille : la transmission des biens en jeu

33Le mariage est un temps fort dans la vie des familles de l’époque moderne. C’est à la fois un transfert de personne et de biens entre deux familles qui vont préalablement sceller leurs dispositions devant les autorités locales, afin de garantir les droits des héritiers19. À Valenciennes, les contrats anténuptiaux suivent le système égalitaire et lignager, et la coutume prévoit la communauté des meubles et des acquêts entre les époux. À la mort de l’un d’entre eux, ces biens acquis appartiennent en viager au survivant, puis à sa mort, à leurs enfants et héritiers à égalité entre filles et garçons (seul le cadet étant légèrement avantagé par son droit de maisneté).

Les apports au mariage : un transfert de richesses en corrélation étroite avec le milieu social

34Les contrats de mariage rédigés à Valenciennes présentent les apports respectifs des familles, ou plus souvent leur satisfecit sur ces apports. L’endogamie, commune, correspond globalement à une égalité des niveaux de fortune mis en jeu lors de la fondation d’un nouveau noyau conjugal. La hiérarchie des apports n’offre que peu de divergences avec la classification des fortunes immobilières de la société valenciennoise.

35Au bas de l’échelle des apports au mariage se retrouve l’élite des maîtres-artisans du textile. Il s’agit d’abord de transmettre un métier à tisser (d’où la très forte endogamie professionnelle), parfois une modeste maison qui sert aussi d’atelier de travail, un peu d’argent (de 100 à 400 Livres chez les sayetteurs des années 1500-1550, de 100 à 600 Livres chez les hautelisseurs et les mulquiniers entre 1550 et 1620). La médiocrité des apports explique l’absence de douaire en cas de survie de l’épouse.

36Les artisans du bois, du métal, les ciriers, les boulangers, les brasseurs, les tanneurs, les teinturiers et les hôteliers établissent leurs enfants avec des biens plus étoffés : une ou plusieurs maisons et des sommes allant de 100 à 1400 Livres (en argent comptant ou en rentes) jusqu’aux années 1570. Le choix du conjoint s’élargit au-delà du cercle professionnel. Le teinturier épouse la veuve d’un orfèvre ou d’un marchand toilier, ou la fille d’un hôtelier. Le brasseur convole soit avec la fille ou la veuve d’un confrère, soit avec la fille d’un drapier, d’un laboureur ou d’un hôtelier. Chez les brasseurs, les apports croissent notablement au fil du siècle. Et de 1400 Livres vers 1550, ils peuvent atteindre un capital de 4500 Livres au début du XVII^e siècle, soit l’équivalent des sommes avancées lors des épousailles des marchands-fabricants ou détaillants du textile (grossiers, drapiers, toiliers, chaussetiers).

37Les plus riches de ces marchands intermédiaires peuvent s’allier avec les grands marchands. C’est le cas de la famille De La Deuze. En 1549 et 1550, la veuve du toilier Franchois De La Deuze marie sa fille à un tanneur avec une dot de 800 Livres, et son fils Guillaume reçoit 1200 Livres « en argent comptant ou en marchandise de toilles » pour épouser la fille d’un hôtelier dotée de 1000 Livres. Chez leurs cousins drapiers, Jehan De La Deuze marie son fils Guillaume en 1555 en lui laissant 600 Livres comptant, plusieurs terres en banlieue, une rente de 120 Livres et une maison d’une valeur de 2000 Livres commodément située sur la grand-place. En 1598, le neveu de Guillaume, Jacques, marchand grossier, reçoit quant à lui 3000 Livres (dont une partie en marchandise de draps de soie), une maison sur le grand-marché et quelques terres à hériter, tandis que sa femme, fille d’un marchand de sayes et teinturier, met un capital de 6000 Livres dans cette union. Les sommes de plus en plus élevées se confondent avec l’actif marchand et le stock de marchandises.

38Au sommet de la hiérarchie des apports caracolent toujours les gens de robe, les grands marchands et les patriciens nobles et bourgeois. Au début du XVI^e siècle, le patriciat avance lors des mariages 1000 à 2000 Livres, essentiellement en terres et rentes. Un siècle plus tard, ce groupe, nourri par l’intégration des vieilles familles marchandes et lettrées comme les De Le Fontaine dit Wicart ou les Doultreman, finance des apports variant de 3200 à 9000 Livres. Ces niveaux sont comparables chez les juristes. Le licencié es droit Pierre Le Lièvre, prévôt de la ville, dote en 1547 sa fille de 2200 Livres lors de ses noces avec le marchand Loys De Le Fontaine dit Wicart, qui met pour sa part 3000 Livres dans la corbeille de mariage. Et en 1603, l’avocat Charles Tordreau (+vers 1612) garantit un revenu annuel de 450 Livres (soit un capital d’au moins 6-7000 Livres) à son fils licencié en droit, Pierre. Dans le milieu du négoce, les contrats anténuptiaux sont des plus discrets sur les apports. Malgré cette difficulté, les estimations montrent l’égalité des apports avec la noblesse et le patriciat local dès les années 1500. Les marchands de sayes du début du XVI^e siècle fournissent déjà un capital de 1000 à 2000 Livres pour établir leurs enfants (ainsi lorsque Péronne de Marcourt épouse le marchand parisien Pierre Senglier en 1500). Et la pleine croissance de la sayetterie et du négoce augmente rapidement et considérablement ces apports, qui atteignent 2000 à 5400 Livres dans les années 1530-1540 chez les Godin ou les Resteau. Le siège de 1567, la confiscation des fortunes marchandes calvinistes, la crise de la sayetterie portent un coup au milieu, et les nouvelles familles du négoce venues de Cambrai à Valenciennes dans les années 1580 font état de dots largement inférieures (2000 Livres pour une fille Balicq en 1584). Pourtant, à l’époque des Archiducs, les dots chez les négociants en sayes dépassent à nouveau les 4000 Livres (chez les Vivien ou les Doye). Nul doute que celles des négociants de toilettes, qui sont les nouvelles grandes fortunes commerciales de Valenciennes au début du XVII^e siècle, ne rivalisent avec les 9000 Livres de la noblesse.

La difficulté à acquérir et consolider un patrimoine par le mariage : l’échec de la famille Dorville (milieu du XVI^e siècle)

39La formulation stéréotypée des contrats de mariage ne rend pas compte des tractations qui sous-tendent les unions, en particulier lorsque les biens en jeu sont importants ou lorsque l’une des deux parties déroge à l’homogamie sociale. Deux générations de la famille Dorville témoignent de la difficulté à consolider de manière pérenne un patrimoine acquis par mariage20.

40Jacques Dorville, natif du Quesnoy, jeune homme de guerre sans le sou, parvient tout de même à épouser en 1516 la veuve d’un officier de l’étape des vins de Valenciennes, qui dispose en usufruit de deux maisons, d’un jeu de paume, de rentes et de quelques terres lui assurant un revenu confortable. Mais à la mort de sa femme, les biens font retour à ses héritiers du premier lit. Jacques convole de nouveau, et à son avantage encore : il épouse la fille de Pierre Le Mesureur (vers 1486 +1553), marchand et receveur du domaine comtal de Bouchain. Les difficultés surgissent quand Jacques doit établir ses enfants du premier mariage. Sa fille devient alors religieuse, ce qui évite la constitution d’une dot. Mais son fils Philippe (vers 1516 +1552) se voit refuser la main de la fille de Claude De Hénin, riche marchand de sayes cambrésien établi à Valenciennes, du fait qu’il n’a autant de biens qu’elle. C’est donc dans sa propre parentèle que Philippe conclut une union, vers 1540, avec Anne Le Mesureur (vers 1519 + vers 1600), autre fille de Pierre : Jacques Dorville avance 2400 Livres à son fils et Pierre Le Mesureur se contente d’une dot de 1000 Livres. Ce mariage permet surtout à Philippe de récupérer de son beau-père la charge de receveur de Bouchain.

41Mais la chute guette la famille. En 1546, Jacques meurt en ne laissant que des dettes, et sa veuve doit emprunter 300 Livres à son père pour éviter la vente des meubles. Philippe se révèle mauvais gestionnaire dans son office de receveur et s’endette de surcroît en achetant l’hôtel de Famars à Valenciennes qu’il rénove à grand frais. Incapable d’en honorer les annuités, il perd cette maison patricienne. À sa mort en 1552, il laisse plus de 3600 Livres de dettes, que la vente de ses biens meubles et de deux terrains ne peut couvrir. Sa veuve Anne Le Mesureur poursuit une vie modeste avant de partir en exil pour cause de religion en 1567. Le revenu des biens confisqués à celle-ci n’excède pas 40 Livres par an, bien loin des 1311 Livres de revenu de son frère Jehan Le Mesureur. L’influence des Le Mesureur permet cependant de marier Ferry Dorville, fils de Philippe et d’Anne Le Mesureur, à une fille Godin de Valenciennes. Mais c’est à Anvers, Liège et Cologne, dans le refuge protestant, que Ferry poursuivra une carrière de négociant.

Le veuvage dans la société valenciennoise

42Avant l’époque contemporaine, le veuvage est l’issue inéluctable d’une majorité de mariages. La femme risque davantage une mort précoce dans les premières années de l’union, en particulier à cause de la mortalité en couche, mais la surmortalité masculine l’emporte partout au bout de vingt ans de mariage. Les remariages sont donc fréquents pour des raisons affectives, spirituelles, familiales ou économiques, d’autant plus que jusqu’à la fin du XVI^e siècle, les filles de la ville sont souvent mariées jeunes, avant leurs vingt ans21.

43Les situations familiales sont de ce fait complexes. Le marchand et receveur Pierre Le Mesureur (vers 1486 +1553) se marie cinq fois en une quarantaine d’années : sa première femme meurt en 1519, la dernière en 1581 après dix-neuf ans de vie commune et vingt-huit de veuvage. Chrestienne De Bracq (vers 1530 +1612) reste veuve du marchand drapier Anthoine De Le Croix (+1553) pendant presque soixante ans, en poursuivant d’abord seule puis avec l’aide de son fils le commerce du drap et du vin22.

44Le poids numérique de ces veufs et veuves est important. Sur 244 contrats de mariage conservés à Valenciennes pour la période 1500-1620, plus de 40 % mettent en scène des couples dont au moins un des membres a perdu un précédent conjoint. Le veuvage est encore plus présent dans les testaments.

Tableau 35 – Situation matrimoniale des testateurs valenciennois (1500-1620)

45Le veuvage temporaire ou définitif concerne près des deux tiers des 224 testateurs, mais avec une divergence majeure selon le sexe et la situation sociale. L’homme, quel que soit son âge, a tendance à vivre dans un foyer conjugal, alors que la femme qui teste finit seule sa vie à la tête du foyer. Les testaments montrent donc la dépendance matérielle des femmes du vivant de leur époux (et très peu d’entre elles prennent dans ce cas la peine de rédiger leurs dernières volontés), et la part écrasante (dans 85 % des testaments féminins) des veuves qui sont désormais libres de disposer de leurs biens. Le veuvage féminin peut être, dans les milieux aisés, un espace de relative liberté : la veuve tient la haute main sur l’éducation des enfants, sur la bonne marche des affaires et sur la gestion du patrimoine. Le statut juridique des femmes et des veuves leur permet de tenir des biens sous leur nom, et la coutume de Valenciennes de 1540 (article 83) autorise la femme à exercer une activité marchande et à manier l’argent. Mais dans la réalité, la tutelle masculine se fait pesante, y compris dans les élites urbaines. Vers 1560, chez les Godin, gratin du négoce, une tante lègue à sa nièce lors de son mariage 3200 Livres adjointes plus discrètement de 1200 autres Livres qu’elle « avoit recelé (= dissimulé) mesme au mary d’elle sicomme elle estoit accoustumée de faire aux mariages de toutes aultres niepces affin de les mieulx conserver alencontre de quelconques inconvénient ou mal gouvernement de leur mary »23. L’autonomie financière et économique des femmes et veuves s’organise avec ou sans l’aval des hommes.

46Retrouvons ces veuves devenues chefs de foyer. 15 % des 800 foyers de la paroisse Saint-Jacques sont tenus par elles en 1602, pour 17,4 % de l’ensemble des foyers urbains en 169324. Quel type de logement occupent-t-elles dans cette paroisse populaire et manufacturière ?

47Les veuves chefs de foyer se concentrent aux deux extrémités de l’échelle de l’habitat. Elles occupent près de 20 % des logements pauvres et 18 % des logements riches, soit deux fois plus que les habitations intermédiaires. Ce sont deux figures de veuves qui se détachent : la veuve assistée, sans bien propre, chargée d’enfants ou isolée par la vieillesse, et la veuve rentière ou chef d’entreprise. La sur-représentation des veuves riches à Saint-Jacques par rapport à d’autres paroisses (elles ne dirigent que 10 % des foyers à Saint-Géry) s’explique sans doute par l’implantation de brasseries, d’hôtelleries et cabarets, de teintureries dans cette paroisse traversée par l’Escaut. Les chartes des métiers à huisine autorisent les veuves des maîtres à tenir ces établissements le temps de leur viduité. Un remariage signifierait la perte de ce droit, à moins que le nouvel époux n’ait le même grade professionnel.

48Malgré l’omnipotence des hommes, les femmes assument un statut et une position socioprofessionnelle conforme à celle de leur père ou de leur époux. Exclues de la sphère politique, elles sont un pilier dans les stratégies d’ascension sociale, de consolidation et de transmission des patrimoines. Du vivant de leur mari, elles participent, sous tutelle, à l’activité commerciale ou artisanale. Veuves, elles accèdent, dans les milieux aisés, aux responsabilités du foyer, du négoce ou de l’atelier. Leur rôle dans la dynamique sociale ne doit donc pas être minoré.