1L’essor démographique et la concentration de la main-d’œuvre posent tout d’abord le problème de l’approvisionnement de la ville manufacturière. Le premier des territoires de l’économie urbaine demeure celui du commerce et de la transformation des grains, base de la subsistance des populations de l’Europe moderne. Producteurs et marchands de grain, meuniers, boulangers et brasseurs en sont les acteurs économiques. Comment la consommation urbaine de céréales, sous forme de pain et de bière, interagit-t-elle sur le développement du secteur agroalimentaire ?

Conjoncture et marché des céréales : l’organisation de la consommation urbaine

L’évolution des prix du blé (1490-1620)

2L’évolution des prix des grains à Valenciennes se place dans les tendances inflationnistes de l’Europe du Nord-Ouest au terme du « beau XVI^e siècle », connues par les mercuriales de Paris, Amiens, Douai, Bruges, Anvers1. Les ventes du domaine de la Salle-le-comte, indiquant un prix moyen annuel2, et une mercuriale (incomplète) établie au XVII^e siècle par Simon Le Boucq3 qui a recensé les prix de vente au détail de la Halle au blé, permettent de distinguer trois périodes.

3Un temps calme avec des prix stables, peu sujets aux flambées, s’achève vers 1520. Le cycle de hausse, des années 1520 à 1570, est inauguré par la crise de 1521-1522. Les prix moyens demeurent élevés, les crises de cherté se multiplient (neuf jusqu’en 1566, dont les plus importantes sont celles de 1521, 1545 et 1556), les temps de répit deviennent plus courts (à peine cinq ans). Les autorités ne se trompent pas sur le caractère durable et nouveau de la hausse des prix, sur fond de mauvaises conditions climatiques et d’opérations militaires sur les frontières entre la France et les Pays-Bas, dans les zones de production céréalière. La création de l’Aumône générale de Valenciennes en mars 1531, comme celle de Lyon (d’abord provisoire en 1531, pérennisée en 1534)4, accompagne la flambée des prix céréaliers en 1531-1532 et leur maintien à un niveau élevé ensuite. Lors de la crise de 1545, le receveur de la Salle note que « les bledz et grains sont plus chiers continuellement en ladicte ville qu’ilz ont esté en vingt ans, sans apparence de ravaller (=baisser) »5. Après les chertés de 1556-1557, 1561-1562 et 1565-1566, le siège de 1566 et les exactions des garnisons aggravent des conditions économiques déjà dégradées par le déclenchement de la guerre de 80 ans entre l’Espagne et ses sujets néerlandais révoltés. Les prix s’emballent par rapport aux années 1550-1569 : + 75 % en 1570-1576, + 285 % dans les années 1580 (avec un pic séculaire en 1587) et + 250 % dans la dernière décennie du siècle, marquées par la disette généralisée en Europe du Nord-Ouest. Le répit arrive au tournant du siècle pour les Pays-Bas espagnols, qui profitent de la paix de Vervins avec la France en 1598 et de la trêve avec les Provinces-Unies de 1609 à 1621. Les prix se stabilisent jusque vers 1620, en dépit des chertés de 1609 et 1616-1617.

Dans les greniers des bourgeois et des institutions

4D’où proviennent ces grains ? Les Pays-Bas du sud font figure de provinces aux terres fertiles, et les champs du Cambrésis, de l’Artois et du Hainaut fournissent en céréales les villes voisines6. Avec une demande sans doute croissante au fil du XVI^e siècle, et pour 21000 habitants du début du XVII^e siècle, Valenciennes tire en priorité sa subsistance des plaines et collines environnantes. Les grains sont ensuite stockés dans les greniers des bourgeois et des institutions ecclésiastiques et laïques. Mais aucune source chiffrée ne permet de mesurer les réserves céréalières disponibles en ville. Tout au plus, le principal grenier, celui du souverain dans sa résidence de la Salle-le-comte, contient selon les estimations annuelles de son receveur domanial de 1650 à 2050 hectolitres de blé (4 à 500 muids) au début du XVI^e siècle et environ 2500 hectolitres (plus de 600 muids) dans les années 16107.

5L’origine de ces blés est régionale. L’aire nourricière de la ville correspond probablement à celle d’où est issue la majorité des nouveaux bourgeois d’origine rurale8, c’est-à-dire les campagnes entre Cambrai et Tournai (espace agricole traversé par l’Escaut), et l’Avesnois. L’emprise foncière des bourgeois de Valenciennes sur leur arrière-pays, dans un rayon de vingt kilomètres environ, leur permet de percevoir des fermages et de faire acheminer ces blés de cense en ville sans acquitter de taxes. Dans les années 1560, un hectare de terre arable mise en location rapporte en nature à son propriétaire citadin 2,23 hectolitres de blé. Les fermages en nature du riche marchand Michiel Herlin lui assurent (en sus des loyers en argent) une rentrée annuelle de plus de 316 hectolitres de blés9. Ce cas reste exceptionnel. Mais le paiement de plus en plus fréquent de la rente foncière en argent au lieu d’une part de récolte favorise la circulation et l’accaparement des grains par la ville, les fermiers y vendant la récolte pour acquitter le loyer de la terre qu’ils cultivent. Les réserves financières de la ville l’autorisent aussi à s’approvisionner sur les marchés extérieurs internationaux quand la production régionale n’y suffit : les blés de la Baltique sont importés et redistribués depuis le début du XVI^e siècle par Amsterdam pour les grands foyers de consommation urbaine des Pays-Bas10.

L’absence de grands marchands de blé spécialisés

6Le commerce du blé à Valenciennes se caractérise par l’absence des grands marchands spécialisés. Les achats effectués par l’Aumône générale et les ventes du grenier de la Salle-le-comte témoignent de la fragmentation des transactions. Tout au plus, certains négociants s’imposent sur le marché en période de crise de subsistance, lorsque les prix flambent, mais avec une double optique, celle du profit personnel et de la bonne gouvernance politique11. Le marchand Pierre Le Mesureur (v1486 + 1553) se constitue un stock de 430 hectolitres de blé lors des ventes de la Salle-le-comte, au début de la première grande cherté du siècle, en 1521-1522, et à la veille de son accès à l’échevinage en mai 1522. Et Michiel Herlin, gestionnaire de l’Aumône générale pendant la crise de 1565-1566, est aussi fournisseur de l’institution charitable, une manière de conjurer famine et révolte populaire tout en veillant à la bonne marche de ses affaires privées.

7La flambée générale des prix céréaliers de la fin du XVI^e siècle, due à l’inadéquation entre une population plus nombreuse après un siècle de croissance démographique et une stagnation de la production céréalière, pousse les autorités à l’intervention. Un crédit de 12000 Livres est levé en 1595 sur les corporations valenciennoises pour financer l’achat de grain sur le marché anversois par l’intermédiaire du marchand Charles De Monstroeul. Et la ville passe un autre contrat de 20000 Livres en 1626 avec trois marchands qui s’engagent à fournir plus de 300 hectolitres de blé12. Ce recours aux voies du grand commerce montre les insuffisances de l’aire traditionnelle d’approvisionnement : le Cambrésis et le Beauvaisis du XVII^e siècle ne dégagent plus de surplus négociable et le marché lillois devient déficitaire sur la même période13. Et l’absence de stratégie de réserve dans des greniers municipaux, pratique pourtant connue à Nuremberg, Strasbourg et Genève qui se dote en 1628 d’une chambre des blés14, traduit une politique du flux tendu dans une conjoncture plus difficile.

8La hausse des prix céréaliers, qui commence vers 1520 et s’accélère dans le dernier tiers du siècle, se répercute à la fois sur les habitudes de consommation de la population et sur les activités de transformation des grains. Mais le monde artisanal de l’agroalimentaire est loin d’en être uniformément gagnant.

Meuniers et boulangers, artisans modestes de la chaîne des subsistances

Les difficultés cumulées des meuniers au fil du XVI^e siècle

9Meuniers, boulangers et brasseurs sont les principaux clients de la Halle au blé. Les meuniers tirent parti du réseau hydrographique, en amont et dans les murailles de la ville15. L’Escaut y est parsemée d’une dizaine de moulins dont les principaux appartiennent au souverain (la rivière faisant partie de son domaine), notamment le moulin-le-comte hors de la porte Notre-Dame, les deux moulins d’Anzin reconstruits après la destruction de la citadelle en 1577, le moulin Saint-Géry et celui du Fossart. Des institutions hospitalières possèdent le moulin des Molineaux (paroisse Saint-Géry) et celui de le Saulch (paroisse Saint-Nicolas) sur les petits affluents urbains de la rivière16. La propriété des moulins échappe à ceux qui y travaillent, notamment du fait du coût élevé de construction et d’entretien des bâtiments. Il faut en effet effectuer des travaux hydrauliques importants pour obtenir la pente suffisante pour entraîner les roues à eau, et les caprices du fleuve y causent des dégâts réguliers qui nécessitent des réparations lourdes.

10Les meuniers valenciennois sont donc de simples locataires des lieux, rémunérés à la tâche. Ils perçoivent le 32^e des moutures de l’Aumône générale et le 20^e de celles des particuliers (un peu moins qu’à Lille). Mais leur situation semble se dégrader au fil du XVI^e siècle. Tributaires des caprices d’un fleuve qui déborde périodiquement (en 1514, 1532, 1546), ils sont aussi victimes des crises de subsistance, des épidémies et des troubles politiques qui entraînent une contraction brutale des quantités de blé portées à moudre ou endommagent les équipements situés dans les faubourgs. Le dernier tiers du XVI^e siècle est une période noire pour la meunerie locale. Entre 1580 et 1595, le moulin-le-comte, exposé aux incursions des Français basés à Cambrai, ne tourne parfois que deux jours par semaine17. Les meuniers, même associés pour prendre un établissement en fermage, ont alors le plus grand mal à acquitter les loyers, et leur nombre diminue par manque d’attractivité. Des bourgeois investisseurs les remplacent comme fermiers des moulins et les meuniers se retrouvent relégués comme sous-locataires, pratique qui consacre le déclin économique et social du métier.

Police du pain et consommation populaire

11La composition et les prix du pain sont réglementés de près par les échevins qui ont en charge la bonne police de leur ville. Or des prix frumentaires élevés et la rareté du pain sont souvent le motif d’esclandres devant les boulangeries, qui peuvent dégénérer en émeute urbaine.

12À Valenciennes, l’hôtel de ville autorise depuis 1542 trois catégories de pain en fonction de la qualité et de la couleur : le pain blanc, « le pain des bourgeois », et le pain brun, lui-même proposé à quatre prix allant de 2 à 12 deniers en fonction du poids18. Cette législation est adaptée en cas de crise de subsistance. Les boulangers rognent alors sur la quantité de farine utilisée, et la population se rabat sur le pain de seigle et de méteil, pourtant moins apprécié à la fin du Moyen âge19. En fournissant des pains plus petits et de composition moins onéreuse (donc du pain brun), il s’agit d’assurer au plus grand nombre de quoi survivre à la crise de subsistance. Ce même pain brun est celui que distribue l’Aumône générale aux pauvres de la ville.

13La consommation de pain de la population décline-t-elle avec la hausse des prix céréaliers ? Les exemples existent. La consommation passe à Rome de 795 grammes par personne à la fin du XVI^e siècle (pour seulement 510 grammes à Venise) à 556 grammes au milieu du XVII20. Pour Valenciennes, l’approche la mieux chiffrée s’appuie sur les consommations des institutions hospitalières et caritatives, qui ne reflètent pas nécessairement les habitudes alimentaires de la majorité de la population. Mais elles ont le mérite de présenter le minimum alimentaire prévu pour les pauvres assistés ou pour les orphelins à charge de la ville. L’échevin Simon Le Boucq, dans son Histoire ecclésiastique de 1650, précise que la bonne maison des Orphelins reçoit chaque semaine 262 pains de 2,5 livres de poids pour nourrir environ 65 personnes (31 garçons, 30 filles et le personnel), soit une consommation hebdomadaire de 10 livres de pain par personne. En 1559, le même établissement reçoit pour les 52 enfants et le personnel 311 mencauds de blé, soit 10,25 livres de pain par semaine et par personne21. Étendue aux 21000 habitants que compte la ville au début du XVII^e siècle, cette estimation correspondrait à un stock hebdomadaire d’environ 1120 hectolitres de blé (273 muids) nécessaire à la subsistance de la population.

Boulangers-artisans et boulangers-entrepreneurs : les deux facettes d’un corps de métier

14Les structures de l’activité des boulangers restent plus modestes que celles des meuniers dont ils sont clients. Leurs locaux, la maison dotée d’une « huisine de four » et parfois d’une grange à bois, ont une valeur largement inférieure à celle des moulins et même des brasseries22. Mais à la différence des meuniers, les boulangers en sont en général propriétaires de leurs murs : artisans modestes, ils sont cependant indépendants. Leur groupe social se caractérise donc par la prédominance et la stabilité de maîtres boulangers petits propriétaires, qui figurent régulièrement dans les listes des nouveaux bourgeois de la ville. Avec 54 inscriptions de 1503 à 1590, les boulangers devancent largement les meuniers (22 nouveaux bourgeois) dont le dernier enregistrement se fait en 1563. Ils forment un échelon de la petite bourgeoisie artisanale.

15Certains boulangers quittent ce niveau artisanal et parviennent toutefois à devenir des entrepreneurs, en se diversifiant vers des activités liées comme la meunerie, le commerce du bois et la brasserie. Unique dans les exemples de cette prosopographie, le parcours de Gilles Boucquehault (+1610) reste à ce point de vue exceptionnel23. Fils et petit-fils de boulangers (le grand-père, né à la campagne, prend la bourgeoisie de Valenciennes en 1523), frère de brasseurs, Gilles débute sa carrière dans les années 1560 en suivant l’activité paternelle et se marie par deux fois à des filles de meuniers. Les difficiles années 1570 marquent un tournant favorable dans son activité. Il devient fournisseur de bois pour l’Aumône générale (1574-1575), puis il prend en fermage les moulins à blé du roi (à partir de 1576). Il a même la capacité financière de reconstruire le moulin au brai (utilisé pour la brasserie) en échange d’un bail très avantageux concédé par le receveur du domaine de la Salle. Cette ascension par l’investissement se poursuit. En 1589, il transforme un autre moulin à eau en calandre pour la manufacture textile. Il apparaît enfin régulièrement comme fermier des impôts sur la bière et il prête de l’argent à la ville en 1600. À la fin de sa vie, il est devenu un « bourgeois et marchand », propriétaire d’une dizaine de maisons. Et sa fille est mariée à un licencié es droit. L’entourage des débuts, composé de boulangers, de brasseurs et de meuniers, a cédé la place à celui des marchands et des clercs, signe d’une ascension sociale aboutie en ce début du XVII^e siècle.

16Cet exemple hors-norme ne doit pas cacher l’homogénéité et la position somme toute modeste des gens du métier. Valenciennes compte une cinquantaine de boulangers à l’époque des Archiducs, soit 1 pour 420 habitants environ. À la fin du même siècle, ce rapport passe à 1 pour 314 habitants24. L’activité s’avère sans doute moins rentable.

La bonne fortune des brasseurs

17Boisson populaire, la bière ou « boire de grain » fait une percée remarquable dans le paysage économique et dans les habitudes de consommation du XVI^e siècle valenciennois.

Une hausse très nette de la consommation de bière

18La brasserie est une activité protégée de la concurrence extérieure puisque toute la bière vendue au détail en ville est de fabrication locale. Le métier est surveillé de près par les autorités. Les brasseurs prélèvent leur part du stock céréalier, mais ils n’entrent en concurrence avec les boulangers qu’en période de grave disette, quand l’orge est réservée à la panification, comme lors de la crise de 1586-1587. Leur production est un support majeur de la fiscalité indirecte municipale. Jusqu’à la Révolution française, les villes du Nord tirent des boissons alcoolisées l’essentiel de leurs recettes. Les assises ou maltôtes sur la bière et le vin assurent 60 à 70 % des recettes à Lille au XV^e siècle, les deux tiers de celles de Valenciennes au XVIII^e siècle25.

19Le tonneau de bière brassée et vendue à Valenciennes est taxé à 12 sols au début du XVI^e siècle, à 30 sols après les hausses fiscales de la fin du siècle26. Cet impôt reste dix-huit fois inférieur à celui frappant le vin et fait de la bière la boisson la plus populaire. Les montants de l’assise des bières, convertis en tonneaux, sont donc de bons indicateurs de la consommation urbaine. Seuls les établissements religieux et hospitaliers ainsi que les brasseurs (qui ont le privilège de brasser sans taxe pour leur propre compte) en sont exemptés. Le produit de l’impôt est donc le reflet de la consommation de la presque totalité de la population. Quelle quantité de bière absorbent les habitants d’une ville de la taille de Valenciennes ?

Graphique 8 – Évolution de la consommation de bière à Valenciennes (1498-1620)

20Des années 1490 à 1550 environ, le nombre de tonneaux consommés croît, passant de 40000 à 100000. Les pics de production de bière atteints en 1543 et 1553 coïncident avec les opérations militaires du roi de France sur la frontière des Pays-Bas, qui entravent les importations de vins français dont la consommation chute alors à Valenciennes. Du milieu du XVI^e jusqu’aux troubles de 1566, la consommation marque ensuite le pas, autour des 80 à 60000 tonneaux, sans doute à cause de l’accumulation des disettes céréalières (1556-1557, 1561-1562, 1565-1566). Le début des années 1570 est catastrophique. La production est désorganisée par l’exécution ou l’exil de six brasseurs compromis dans les troubles et par la destruction partielle du moulin au brai. Et la dépopulation d’une ville mise à sac par les soldats en 1572 tire la consommation à la baisse, à moins de 50000 tonneaux. Le rétablissement est pourtant rapide et s’opère en moins d’une décennie, autre indice qui confirme la reprise démographique accélérée de la ville. Le seuil des 100000 tonneaux imposés est presque retrouvé en 1580, et la consommation oscille ensuite entre 80 et 110000 tonneaux jusqu’en 1620. Un Valenciennois du début du XVII^e siècle consomme un peu plus de 4,5 tonneaux taxés (plus de 500 litres) par an de bière, soit près d’un bon litre et demi par jour.

21C’est un changement profond des modes de consommation qui s’achève dans les villes des Pays-Bas du Sud au XVI^e siècle, généralisant un usage déjà établi en Hollande et en Brabant, pays de bière. Le triomphe de la bière est concomitant du déclin du vin, y compris chez les élites fortunées. Le prévôt Henri Doultreman se fait l’écho à la fin du siècle des qualités d’une boisson qu’il juge « singulièrement bonne » et « plus propre, plus saine et plus agréable »27. Les progrès des techniques brassicoles depuis le XIV^e siècle, avec l’introduction du houblon, améliorent les qualités gustatives et la conservation de la bière. L’abondance des matières premières (l’eau, l’orge, le houblon) favorise la hausse de la production tandis que la flambée des prix céréaliers contribue, crise après crise, à donner une place plus importante à la bière, faite de céréales de second rang moins coûteuses, tout en restant d’un bon apport calorique28.

Une production locale assurée par une poignée de familles de brasseurs

22Le moulin au brai, où l’orge germée ou malt est moulue pour les brasseurs, témoigne de cette croissance en devenant l’établissement industriel le plus côté de la ville. Bâti sur l’Escaut près de la porte d’Anzin, restauré et complété d’une seconde unité après les troubles des années 1570, il est la propriété du souverain. Son fermage fait un bond spectaculaire qui accompagne la hausse des prix céréaliers. Déjà multiplié par dix entre 1496 et 1562, le prix du bail flambe après la reconstruction de 1577, passant de 2000 à près de 10000 Livres en 1619, tiré à la hausse par la demande des brasseurs.

2324 brasseurs ou cambiers se partagent le marché croissant de la bière au début du XVII^e siècle, à raison d’une brasserie par maître selon les règles corporatives. Répartis dans les paroisses où l’accès à l’eau est le plus facile, notamment Saint-Jacques et Saint Vaast à proximité de l’Escaut, leurs établissements et leurs ustensiles forment un capital coûteux au début du XVII^e siècle. La valeur locative moyenne des bâtiments est estimée à 167 Livres par an (contre seulement 83 pour les boulangeries), et leur matériel peut atteindre près de 1500 Livres29. Un mouvement de concentration des brasseries s’opère au XVI^e siècle, favorisant les grands établissements au détriment des petits qui disparaissent. Si la brasserie du « Puch Tahon », à l’angle de la rue Saint-Géry, est capable de produire 20 tonneaux de bière en 1524, la capacité de production de la brasserie « Sainte Barbe », rue de la Salle, est estimée à 80-90 tonneaux en 1623, signe de l’accroissement des capacités de production.

24Ces ateliers sont solidement tenus sur plusieurs générations par des dynasties de brasseurs pour la plupart inscrits à la bourgeoisie (72 brasseurs figurent dans les listes du XVI^e siècle). Les Lambelin, originaires d’un village proche de Valenciennes, s’inscrivent à la bourgeoisie en 1504 et acquièrent en 1526 la brasserie de « l’Ostrice », place de Lille, qu’ils possèdent encore en 1602. D’autres comme les Le Juste (venus des environs de Maubeuge, actifs à Valenciennes à partir des années 1530), les Seullin et les Haynuyer (qui tiennent le « Blanc Cheval » dans la rue d’Anzin à partir de 1527), tous des ruraux établis à Valenciennes au début du règne de Charles Quint, sont capables en un demi-siècle de se détourner de la brasserie pour devenir marchands de la manufacture textile. Les troubles des années 1560-1570 recomposent ce groupe, dont plusieurs lignées sont obligées de s’effacer. Après deux générations de brasseurs à l’enseigne de « Saint-Martin » dans la rue Cardon à partir de 1518, les Seullin, qui tirent leur origine des campagnes du Cambrésis, sont bannis de Valenciennes en 1580 avec Mathieu Seullin, marchand grossier qui s’installe à Aix-la-Chapelle et revend la brasserie familiale en 160930. Les Bizou, Laoust et Delerue subissent la même disparition suite à leurs engagements calvinistes.

25Le métier des brasseurs reste, parmi les métiers de l’agroalimentaire, celui d’un milieu d’entrepreneurs où la dynamique sociale se lit aisément au cours du XVI^e siècle : transplantation réussie du monde rural au monde urbain, développement d’un capital artisanal dès la première génération, maintien de plusieurs générations dans une activité brassicole en expansion ou orientation vers le commercialisation des textiles avec un glissement de la bourgeoisie artisanale à la bourgeoisie d’affaires.