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Les armuriers de l’État

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Patrick Mortal

– 10 – L’épilogue de trois siècles

Texte intégral

Des salariés de Roanne avaient exprimé leurs sentiments sur une longue fresque, les cœurs brisés...

Des salariés de Roanne avaient exprimé leurs sentiments sur une longue fresque, les cœurs brisés...

...les bulldozers l’ont emportée !

...les bulldozers l’ont emportée !

Source : site CGT GIAT

  • 1 M. Branciard, op. cit.

1La déflation des effectifs est une constante passée le sursaut des premières années 1950. Un conseil interministériel décide le 11 avril 1961 la fermeture ou le transfert à des sociétés nationales de 9 établissements. Un rapport de la DMA du 21 février 1966 fait le bilan et annonce que « des études sont en cours en vue de proposer une nouvelle liste d’établissements dont la conversion pourrait être poursuivie ». La DMA « se préoccupe de la conversion interne des activités des établissements qui demeurent au sein des armées en leur ouvrant des débouchés vers des secteurs nouveaux » ; il s’agit de débouchés vers les industries pétrolières (Tarbes) le CEA (Tarbes, Tulle, Saint-Étienne) ou vers les missiles (Saint-Étienne)… En mai, le directeur des personnels annonce à la CFDT que « le dossier de la « réforme des structures » est aux archives. Le plan de charge des établissements est désormais suffisant pour éviter les réformes ; d’autre part le changement de statut juridique aurait donné à nos établissements un caractère concurrentiel dangereux pour certains secteurs de l’économie (…) »1. Mais ce n’est pas fini !

  • 2 Sources : A. Collet, op. cit. ; J-P Hebert, op. cit. ; P. Fridenson, op. cit. ; Dufoux in M. Vaisse (...)

2Dès avant 1960 Levallois est transféré aux transmissions et à Puteaux avec une privatisation partielle, Lannemezan, Clermont Ferrand et Moulins au laboratoire central. Les sites et annexes de Brive, Caen, Clichy, Courbevoie, Vincennes, Limoges (1964), Mulhouse (1967), Le Havre, Valence, Châtellerault (1968), sont fermés, regroupés, cédés, l’atelier de construction et la « Pyrotechnie » de Bourges fusionnent en 1967, et l’activité de Lyon est transférée à Tarbes au début de la décennie 1970… quelques tableaux rendent compte du mouvement général2 :

Les effectifs de l’Armement terrestre à la fin du XXe siècle (DEFA puis DTAT)

Les effectifs de l’Armement terrestre à la fin du XXe siècle (DEFA puis DTAT)

Chiffres arrondis par excès ; sources diverses

Les effectifs du GIAT, puis GIAT-Industries

Les effectifs du GIAT, puis GIAT-Industries

avant la restructuration de 2004-2005 divisant l’effectif par deux

sources diverses

Effectifs par catégories des établissements du GIAT en 1980

Etablissements

Cadres supérieurs

Cadres moyens

Ouvriers et employés

Total

Satory (AMX + APX)

111

296

1 272

1 679

EFAB (Bourges)

100

310

1 962

2 372

ATS (Tarbes)

96

395

2 406

2 887

ARE (Roanne)

63

327

2 822

3 212

ATE (Toulouse)

30

177

1 211

1 418

ASS (Salbris)

13

77

627

720

ALM (Le Mans)

8

41

386

435

ARS (Rennes)

8

50

418

476

Siège (St. Cloud)

32

25

23

80

MAS (Saint-Etienne)

54

274

1 729

2 057

MAT (Tulle)

29

194

1 379

1 602

Total

537

2 166

14 235

16 938

Source : CGT, Centre confédéral d’études économiques et sociales, Aspects économiques…, op. cit.

  • 3 Bulletin d’information et de liaison de l’Armement, op. cit.

3Cette même année, le GIAT comprend 84 % d’ouvriers et employés, 13 % de cadres moyens et 3 % de cadres supérieurs et la DGA tout entière regroupe 73 600 salariés dont 52 000 ouvriers3. Il se confirme ici que les établissements subsistants conservent un effectif important, et que le GIAT reste stable autour de 17 000 salariés pendant 15 ans. C’est dire la brutalité de la rupture de 1990, quand 10 établissements composent la société nationale GIAT-Industries, Puteaux et Issy ayant fusionnés en s’installant à Satory.

4L’instant est, on le comprend, solennel. Voici que les problématiques qui étaient jusque là celles des sites réprouvés s’emparent de l’ensemble des arsenaux de terre. Les premières décisions de l’État, aux jours de la crise économique, se heurtent à une profession plus solidement organisée que jamais, et riche de la longue expérience des combats passés. Il était inévitable que la résistance soit opiniâtre. Elle le fut.

Une résistance de trente ans

  • 4 Cité par M. Branciard, op. cit.
  • 5 Supplément au Travailleur de l’État no 100 d’avril 1964.
  • 6 Archives CFDT MAS.
  • 7 Le Monde du 10 février 1962.

5A Châtellerault, l’émotion est déclenchée en décembre 1961 par l’annonce du transfert des personnels de l’annexe de la Brelandière à la SFENA, Société française d’équipements pour la navigation aérienne, future Sextant Avionique, appartenant à l’État (48 %), à Nord-Aviation, à Sud-Aviation et à la SNECMA, et pour 2 % à Marcel Dassault. On parle aussi de conversion progressive de l’établissement principal. Le Comité de défense expérimenté en 1953 est réactivé et, sur la demande de la CFTC, composé de cinq représentants par syndicat. La Fédération de la CFTC insiste dans les directives qu’elle donne à ses syndicats sur le fait que ces comités sont en réalité des intersyndicales, qu’ils ne doivent jamais se mettre à la remorque d’une assemblée générale, qu’ils sont « purement formels »4. C’est du moins la position de Gonin selon M. Branciard. Ce dernier mentionne aussi que le dossier que le Comité de défense adresse aux personnalités et associations de la ville et du département est accompagné des protestations de l’ancien directeur, Brisorgueil, de la municipalité et du député-maire Pierre Abelin, des maires des communes environnantes, de membres du clergé, de médecins... Mais la brochure de préparation du congrès de 1964 de la Fédération CGT donne une autre version5 : « la constitution d’un large comité de défense élu dans les ateliers et bureaux a été à la base de toute l’activité et des manifestations de masse organisées tant dans la manu que dans la ville, avec l’appui des commerçants, de la population, des femmes et des travailleurs ». Une lettre des trois syndicats de la MAC cosignée par le Comité de défense et adressée aux travailleurs de la MAS décrit les actions du comité : « débrayages, défilés en ville, barrage de la route nationale 10, pétitions, délégations (…) aux pouvoirs politiques locaux, départementaux jusqu’à l’échelon ministériel, meeting d’information, appel aux commerçants, aux femmes de travailleurs, aux ouvriers des industries privées »6. Le Travailleur de l’État évoque quant à lui une délégation de femmes à Paris. Ce qui est certain, c’est que, le 8 février 1962, 3 000 personnes environ selon Le travailleur de l’État et un millier selon Le Monde7 défilent dans Châtellerault avec les secrétaires des trois fédérations et devant la presse nationale. Les commerçants s’associent par une journée ville morte et une affiche de soutien sur leurs rideaux. Une longue réunion ponctue cette journée, en présence de nombreuses personnalités, y compris un député de la majorité, mais en l’absence de la municipalité. Les semaines suivantes, par deux fois, les ouvriers s’opposent au transfert des machines et il faut 150 gendarmes mobiles pour réussir cette délicate opération. Les débrayages se poursuivent, même quand les ouvriers reçoivent le « livre blanc » qui édicte les conditions de la conversion des personnels.

  • 8 Cité par M. Branciard, op. cit.

6Les avantages consentis aux volontaires pour la SFENA sont néanmoins importants. Ils peuvent choisir de conserver leur statut d’État. Dans le cas contraire, les indemnités de licenciement sont largement calculées, et l’État garantit une retraite à 50 ans avec quatre ans de service de bonification et jouissance immédiate. 150 ouvriers acceptent de travailler pour la SFENA. Michel Autexier, secrétaire de la CFTC, écrit à sa fédération : « les ouvriers de la MAC ont été en partie impressionnés »8.

7Gonin réitère son opposition aux comités extra-syndicaux dans une circulaire aux syndicats de la CFTC le 5 avril 1962 : il craint, à la lecture d’un tract de la CGT de Saint-Étienne, « l’ambiance de ce que serait une réunion commune des syndicats » et surtout : « il y a des organismes statutaires pour chaque organisation » et « il n’y a pas lieu d’organiser des réunions sans pouvoir de décision ». Il est vrai que la CFTC, minoritaire, craint pour sa liberté d’action. Tout de même… on n’est pas sur le chemin de l’autogestion à la CFTC des arsenaux ! En 1963 le « Comité de défense de la MAC » invite pourtant en sa ville tous les comités de défense et les secrétaires des fédérations. Mais la tradition unitaire n’est pas partout la même. Ne viennent que les comités de Saint-Étienne et du Havre, la CGT de Limoges, du Havre et de Saint-Étienne, ainsi que la CFTC de cette ville et les deux fédéraux ; les syndicats de Valence envoient un télégramme commun.

8L’atelier de Limoges a une histoire particulière. En 1938 un député local a profité de l’urgence du réarmement pour accroître l’emploi dans sa ville. En 1940, l’usine est confiée à Gnôme et Rhône qui travaille pour l’occupant. Les bâtiments sont détruits pendant la guerre, mais la DEFA les reconstruit. Toutefois, l’atelier est dirigé par des ingénieurs civils sous contrat. Le directeur n’y a pas la même autorité qu’ailleurs, et son poste est en fait à Roanne, qui lui laisse peu de temps. Aussi est-ce le sous-directeur, un civil, qui est la véritable tête de l’atelier. L’arsenal est, depuis 1958, consacré à la construction et à la réparation de moteurs de blindés. Il emploie en 1963 1 360 personnes, dont 1 013 ouvriers. Une partie des élus locaux ne sont pas hostiles au projet de cession, plus confiants dans l’expansion de la SAVIEM que dans d’hypothétiques créations d’emplois dans un arsenal… Les syndicats demandent que Renault, dont dépend la SAVIEM, crée une implantation nouvelle. Le « Comité de défense et d’expansion de l’ALS » est constitué en décembre 1962 par FO et la CFTC et invite toutes les autorités politiques et religieuses à sa conférence de presse. Dès le 23 janvier 1963, le député maire socialiste Longequeue intervient à l’Assemblée Nationale. En juin, les ouvriers de la manufacture de Tulle votent une motion de solidarité. Le 18 juin, un arrêt de travail est suivi par un peu moins de la moitié des salariés de l’arsenal. Le second samedi de juillet, une conférence publique réunit à la Maison du Peuple et à l’initiative des trois syndicats de l’arsenal une tribune où sont représentées les autorités politiques et, le 23 juillet, une manifestation est organisée en ville. Néanmoins, la SFIO n’appelle pas à la manifestation, et son journal local est parfois hostile au mouvement.

9C’est ce moment, le 30 juillet, que les représentants de la SAVIEM et de Renault choisissent pour visiter l’entreprise. Les sources sont contradictoires mais il en ressort que le directeur est remplacé début août. Pour se défendre, il envoie un compte rendu au ministre : rentré précipitamment de congé la veille de la visite, il constate le « mutisme des délégués », et apprend que, lors de réunions en ville, il a été annoncé qu’on ne laisserait pas entrer les représentants de Renault et SAVIEM. Le lendemain, il en informe les premiers intéressés qui insistent, et, ayant consulté le préfet qui n’est au courant de rien, commencent la visite. Le matin l’échange avec les représentants ouvriers est courtois, bien que le désaccord soit total ; il est brièvement interrompu par une manifestation : c’est l’heure de la pause de la première équipe. Les délégués calment leurs troupes. Mais les visiteurs sortent déjeuner, et au retour se heurtent à un barrage des deux équipes rassemblées devant la grille. Une discussion calme s’engage, malgré des slogans hostiles, et les deux visiteurs n’ont plus qu’à retourner à leur hôtel, passer par la préfecture et rentrer à Paris. Les mots « conduite de Grenoble » sont évoqués dans certains documents, mais il ne semble pas que les ouvriers aient accompagné ce retour. Le lendemain, les délégués à nouveau réunis par la direction expliquent qu’ils ont été débordés « par leurs mandants ». Pourtant le responsable CFTC a été vu en train de haranguer le personnel rassemblé, mais il a été interrompu par des cris, et le travail a repris. Appelait-il à la mobilisation ou au calme ? Le directeur évoque la possibilité de la présence d’éléments « extrémistes »... En fait, le seul à s’être vraiment laissé impressionner est le préfet qui porte diverses accusations sans contenu ni fondement contre la direction. Il est vrai que la presse elle-même était prévenue, et pas lui. A l’époque, cela fait scandale, et les syndicalistes doivent se défendre contre les critiques de la presse.

  • 9 M. Branciard, op. cit.

10Au bout du compte, les conditions de transfert proposées aux salariés sont sensiblement les mêmes qu’à Châtellerault et, à la fin de l’année les syndicalistes constatent que « l’attitude intelligente de l’administration a modifié le comportement des gens »9. Pierre Messmer argumentera d’ailleurs que les personnels choisissent le plus souvent le nouveau statut dans ce genre de situation, puisqu’ils y trouvent intérêt. Les syndicats devront intervenir plus tard pour faire respecter des dispositions particulières de l’ancien pour ceux qui y restent affiliés, notamment les délais de réforme.

  • 10 Il s’agit de la cloche offerte à la ville par le Tsar Nicolas II, en 1897, en remerciement des fusi (...)

11Le démantèlement de la MAC se poursuit pendant ce temps : après la SFENA une filiale d’Hispano-Suiza, la Société châtelleraudaise d’aéronautique (SOCHATA), est implantée dans les locaux et reprend une partie du personnel, en garantissant sa rémunération, son ancienneté et un régime maladie spécifique, tandis que l’État offre de confortables indemnités de licenciement. Le projet est de donner à ce site une orientation de rechange, l’aéronautique. En réalité, le ministère ne renonce pas à fermer l’établissement, et c’est bien dans le but de favoriser les reconversions du personnel qu’une partie des moyens de l’usine, à commencer par ceux de l’école, sont transférés par étape à l’AFPA, aujourd’hui encore dans les locaux. La dernière manifestation des travailleurs de l’État de Châtellerault est rapportée par un article de La Nouvelle République des 2 et 3 novembre 1968 : « Au soir de ce 31 octobre, (…) beaucoup de Châtelleraudais ont sans doute été surpris d’entendre à plusieurs reprises la sirène de la manufacture qui avait été réduite au silence (…) et puis on a également entendu la voix de la célèbre cloche russe10 (…). En fin d’après midi les membres du personnel se sont rassemblés dans la cour d’honneur (…) où ils ont retrouvé un certain nombre d’anciens (…) » Suit une minute de silence à la mémoire des disparus et résistants sous un drapeau crêpé de noir, et « dans l’ordre le plus parfait et dans le silence, le défilé depuis la manufacture jusqu’à la place de la République » ; une haie d’habitants borde les trottoirs ; allocution unitaire du « comité de liaison des syndicats », et « sur la grande place de Châteauneuf, ce fut un quart d’heure d’intense émotion dans la participation de tous à ce deuil (…) ».

  • 11 Sont rapportées les fermetures d’Angoulême, Pont-de-Buis et Toulouse.

12Quand la loi sur les poudreries vient en débat à l’Assemblée le 26 mars 1970, la situation a bien changé. L’article 5 fixe les conditions du transfert des personnels, qui perdent leur statut, avec cette restriction : « les intéressés pourront à tout moment demander à être remis à la disposition du ministre chargé de la Défense nationale ». Plusieurs fermetures sont prévues. Dans toutes les villes d’arsenal se tiennent de très massifs meetings unitaires. Le lendemain, les fédérations unies préparent la grève illimitée des poudreries. Celle-ci pourtant ne commence que le 23 juin, à quelques heures de la discussion de la loi au Sénat. Une collecte de solidarité rapporte en quelques jours 400 000 F, et une consultation de l’ensemble des personnels de la DMA reçoit plus de cinquante mille réponses. Une fois le vote intervenu, les fédérations conseillent la reprise du travail, effective dès le 26 juin. Pour finir, quelques établissements évitent la fermeture11, tandis que les personnels peuvent conserver leur statut s’ils le souhaitent, les fonctionnaires et militaires étant placés hors cadre et détachés, avec garantie de carrière en cas de retour à leur corps pendant une période transitoire. Ceux qui acceptent de sortir du statut seront couverts par la convention collective des industries chimiques. Les choix sont divers, d’autant que les conseils des syndicalistes divergent : la CFDT pense que la majorité est favorable à la convention collective et qu’il faut accepter le fait, la CGT et Force Ouvrière luttent pour conserver les travailleurs au sein du statut et les poudreries dans leur champ de syndicalisation. Les travailleurs restés sous statut seront après quelques années avantagés sur le plan des salaires, mais certains cadres et techniciens peuvent avoir trouvé l’occasion d’une carrière dans la chimie.

13La défense des statuts ne pouvait pas en rester à ces réactions ponctuelles.

Des projets au sein du projet de la gauche

14La décennie 1970 voit la gestation des projets de gauche. Le programme commun de 1972 prévoit la nationalisation du secteur de l’armement. Mais rien n’est dit sur le statut, le fonctionnement et les objectifs des arsenaux. Les nationalisations prévues se limitent à quelques-unes des entreprises ayant des activités d’armement : Thomson-Brandt, Dassault, et indirectement ITT-France. Le devenir des « coopérants » n’est pas évoqué. Il y a de grands absents comme Matra, qui fera l’objet d’une prise de participation majoritaire en 1981, mais n’est pas mentionnée en 1972. Les arsenaux restent à la marge du débat sur l’extension du secteur nationalisé, que les rédacteurs du programme s’évertuent à différencier de la notion d’étatisation. En 1974, un groupe constitué par les trois partis signataires précise un peu les modalités de gestion des entreprises nationalisées, mais rien n’est dit sur le secteur d’État.

  • 12 Georges Marchais, L’espoir au présent, Éditions Sociales, Paris, 1980, 205 p.

15Le parti communiste précise sa propre position après la rupture de l’Union de la gauche. La version la plus élaborée est celle de Georges Marchais en 1980 dans L’espoir au présent12 : « chaque nation, quelle que soit sa taille, doit être en mesure de participer activement à la solution des problèmes internationaux et de pouvoir attendre, le cas échéant et sur sa demande, de la collectivité internationale l’expression d’une solidarité effective ». Beaucoup d’internationalisme, disait Jaurès, rapproche de la patrie... Le désarmement doit guider la politique de la France dans le prolongement des accords d’Helsinki garantissant le respect des frontières acquises. La Défense nationale « demeure indispensable, c’est un attribut essentiel de l’indépendance nationale. (…) elle se fonde sur le souci de mettre notre pays à l’abri de toute menace militaire et de garantir sa sécurité, de réaliser l’union de la nation et de son armée ». Cela justifie le maintien en état d’une force de dissuasion. Mais la politique militaire doit être « maîtrisée. Ce qui doit conduire à l’adoption d’un ensemble de dispositions législatives concernant la production et l’utilisation des armes dans le cadre des dispositions constitutionnelles existantes ». Enfin, « l’effort de défense, suffisant mais équilibré, doit être affranchi de la domination des grands fournisseurs actuels, c’est-à-dire pour l’essentiel des sociétés capitalistes qu’il faut nationaliser compte tenu de leur fonction nationale évidente. Des règles strictes doivent être édictées en matière d’exportation d’armement ». Cette conception s’entend dans le cadre des objectifs développés antérieurement dans le livre : « l’indépendance nationale implique la maîtrise des technologies de pointe » et la France a déjà des atouts industriels dans le nucléaire, l’électronique ou les transmissions. « Le rôle du secteur public est donc appelé à croître » car il est « l’outil décisif des transformations structurelles nécessaires ». Le parti reprend à son compte, une nouvelle fois, la tradition du réformisme étatique élaborée au siècle précédent, occultant le fait que le cadre national n’a plus la même fonctionnalité technologique et politique.

16Cette position s’élabore en même temps que celle de la CGT, à partir de 1976, essentiellement au sein de la Commission de Défense nationale du Comité central. Henri Berry, secrétaire de la FNTE, est en l’absence de représentant des Métaux le seul syndicaliste à en faire partie. Auditeur à l’Institut des hautes études de Défense nationale et représentant de sa Fédération à la FSM, il est le seul directement en prise sur le problème. Ce n’est donc pas par hasard que le résultat est si proche de la culture fondamentale des armuriers de l’État. C’est lui aussi qui signe un article dans le numéro de janvier 1979 des Cahiers du communisme : « prémices à la communauté européenne militaire », dans le quel il affirme la nécessité de « faire échec au plan intégrationiste » et de placer sous l’autorité politique nationale et démocratique l’ensemble de la production d’armement.

  • 13 Document conservé avec le no 244 de juin 1977 du Travailleur de l’État.
  • 14 Les « branches » seraient la DTCN, La DTAT et la DTCA.

17La série des Travailleurs de l’État montre l’avancée par touches successives de l’élaboration de la CGT. George Séguy fixe les bornes lors de sa visite de la MAS en 1976 : « tout en luttant pour la détente, pour le désarmement, pour l’amitié entre les peuples et la paix, nous sommes des syndicalistes très attachés à la sécurité du territoire national, autant qu’à l’indépendance de notre pays ». Le Comité exécutif fédéral signe en juin 1977 un opuscule de 16 pages : « Démocratisation de la gestion des arsenaux et établissements de l’État »13. Un Conseil supérieur de gestion aurait pour mission d’appliquer les décisions du Parlement et du gouvernement. Sa composition est ébauchée : « le paritarisme pourrait être retenu à la condition que les représentants élus des personnels disposent d’un droit de veto suspensif (…) ». Ses compétences s’étendraient à la répartition des plans de charge, à la modernisation et au coût des fabrications, à l’optimisation des moyens de production, au contrôle de la marche du travail, aux conditions de travail, aux effectifs et à l’embauchage, à la promotion et à la formation professionnelle. Il travaillerait en liaison avec des comités de gestion locaux, régionaux, de branches14 et s’appuierait sur des commissions de travailleurs. Il serait associé à l’élaboration du budget et désignerait un représentant au Commissariat au plan, chargé des productions civiles. Par ailleurs les activités sociales « et culturelles » seraient gérées par un comité composé uniquement de civils élus, avec un seul représentant du ministère de la Défense, et des comités d’établissements seraient créés. Ces comités seraient propriétaires du patrimoine social dont ils assureraient la gestion. Aux réunions de commissions paritaires, les élus auraient un droit de veto suspensif. Enfin les cadres techniques et administratifs font l’objet d’un chapitre : leur mission est strictement de mettre en œuvre les décisions. Un ajout accorde le droit d’organisation des partis politiques dans l’entreprise.

18Le numéro de juillet du bulletin du syndicat de la MAS, En Direct, annonce le partage de la production d’armement entre les arsenaux et le secteur nationalisé seuls mais distingués. Tel serait donc logiquement l’outil de « l’autre politique de défense » souvent évoquée par les tracts de l’époque comme garantie du statut. Ses objectifs et ses marges de manœuvre, en revanche, ne sont pas abordés. Cela, sans doute, est considéré comme étant du ressort des partis politiques et des institutions de la République. L’on évite pourtant ainsi des questions délicates : les moyens d’échapper à la dépendance technologique, les coûts… Ces décalages reflètent la position relativisée des arsenaux. Les travailleurs de l’État se rattachent maintenant à des logiques définies en dehors d’eux, ne pouvant plus se poser en avant-garde des stratégies ouvrières ni comme embryon de la société future.

  • 15 Cité par M. Branciard, op. cit.
  • 16 Ibidem et archives CFDT MAS.
  • 17 La Fédération adopte ainsi un point de vue qui n’était pas joué au départ, si l’on se rappelle les (...)

19Les conclusions de la CFDT pourraient parfois paraître proches. Elles participent pourtant d’une élaboration dont la dynamique sera différente. A la fédération s’impose précocement un principe de réalité qui tente de répondre à l’écart entre les espoirs contenus dans la culture des ouvriers de l’État et les moyens qui leur restent accessibles. Le bureau fédéral de septembre 1968 enregistre l’échec des stratégies en débat15 : l’autonomie, car « l’expression libre et spontanée des travailleurs n’a pas amené les changements souhaités », et le « contre-plan » car « la cohérence dans la revendication s’est révélée impossible et d’autre part, les contacts souhaités, (…) n’ont pu être utiles sinon impossibles ». Devant la perspective ouverte par l’Union de la gauche, il faut d’abord réaffirmer la légitimité des arsenaux et le secrétaire général Autexier présente au congrès de 1974 un rapport intitulé « le sens de notre lutte »16 : « La France a-t-elle oui ou non besoin d’une armée ? (…) certes les pacifiques [sic], objecteurs de conscience, etc. sont respectables(…), mais la situation de notre pays ne pourrait sans doute pas faire l’économie d’une armée. Mais s’il y a armée, il y a armement ». Et de poser la question du financement si l’on exclut par principe les exportations. Réflexion inachevée… Des questions pourtant demandent réponse. Quel engagement dans la gauche ? La réponse est pragmatique avant tout : quel espace resterait-il ici à la CFDT, compte tenu de l’implantation du parti communiste et de la force de la CGT, si partis de gauche et syndicats étaient liés par des accords ? La Fédération ne manque pas une occasion de réclamer une claire séparation des rôles17. Comment gérer les arsenaux ? Comme le Parlement et le gouvernement prennent directement les décisions au nom de l’intérêt général, participer à la gestion par le biais de CA comme dans les nationalisées serait cogérer. Or « les orientations autogestionnaires de la CFDT sont en opposition à toute forme de cogestion ». Il faudra donc se contenter de contrôler, par une pyramide de comités de services, d’établissements, de direction centrale. Ici encore on réclame un droit de veto sur les conditions et l’organisation du travail, un droit d’appel pour les effectifs, la formation… Les comités seraient composés pour deux tiers d’élus des personnels, pour un tiers de représentants de l’administration. Ce choix s’inscrit dans le cadre défini par un conseil fédéral d’octobre 1977 qui considère l’arrivée de la gauche au pouvoir comme une étape, un retour de la droite restant possible. C’est pourquoi on ne peut toucher au statut, seule protection contre les abus d’un gouvernement d’alternance, au contraire de ce qu’envisageaient quelques militants dans un bulletin fédéral, Le militant CFDT : « si nous voulons nous-mêmes marcher vers l’autogestion, pouvons-nous rester établissements de l’État ? (…) A moyen terme, lorsque la situation politique sera stable, le pouvoir de gauche assuré, des réformes du statut des établissements d’État ne sont pas à exclure, afin que nous progressions vers nos perspectives autogestionnaires ». Ce document de débat, pour le moins confus, tombe entre les mains de la CGT, qui s’empresse d’en publier de larges extraits et d’affirmer que, pour sa part, elle n’est pas prête à sacrifier sur l’autel de la gauche ce qu’elle a si durement défendu pendant des années contre la droite.

  • 18 Ce rapport est présenté au Conseil national confédéral le 28 janvier 1978 : « obtenir des résultats (...)

20Ce principe de réalité est au cœur du recentrage de la CFDT. Pierre Autexier participe à l’automne 1977 à l’élaboration du rapport Moreau qui en est à l’initiative18.

1978 et 1979 : deux grèves signes repoussent l’assaut contre la forteresse

  • 19 Supplément au no 255 de juin 1978.

21Depuis 1976, le gouvernement Barre mène une politique « d’austérité ». On n’imagine pas que l’État ne donne pas l’exemple. Le décret du 28 mars 1977 suspend les décrets salariaux et indexe les bordereaux de l’année sur l’indice des prix à la consommation. Les réactions sont modérées. L’année suivante, lors de la commission paritaire ouvrière du 12 juin, le ministre annonce la prorogation de cette mesure jusqu’au complet rétablissement de la situation économique. Le 13, un secteur un peu marginal de l’arsenal de Brest débraye et, le 24, 156 établissements sont en grève, notamment toute la DTAT y compris le siège. Les fédérations estiment à 70 000 le nombre des grévistes, plus de 85 % des personnels. Un « spécial grève » du Travailleur de l’État19 donne cette description : « On pourrait dire que les travailleurs ne suivent pas les « mots » des syndicats, mais que ce sont plutôt les travailleurs qui donnent des « mots d’ordre » aux syndicats. Cette pratique de la démocratie syndicale et de la démocratie ouvrière constitue un poids décisif ». A Saint-Étienne, le secrétariat syndical de la CGT se réunit tous les matins à six heures et l’ensemble des militants de l’organisation est convoqué une heure plus tard. En fait, il semble que cette seconde réunion joue le rôle d’assemblée générale. La commission exécutive de la Fédération CGT se réunit trois fois en deux semaines avec les secrétaires généraux de syndicats.

22Malgré cette puissance organisationnelle qui impose sa loi dans le mouvement, celui-ci est unitaire : toutes les banderoles portent les trois signatures. Au plan national, les lettres au ministre et les communiqués publics sont en plus signés par la CFTC. Des journées « ville-morte » sont organisées et à l’Assemblée nationale et au Sénat, le groupe communiste interpelle le ministre. Le cahier de revendications de la CGT cumule les exigences catégorielles et la défense des décrets, mais c’est bien la question des salaires qui cristallise le conflit, et tous les salariés peuvent se reconnaître dans le mouvement des arsenaux. Le 30 juin, le ministre négocie et, le 13 juillet, il publie un relevé de décisions : il s’engage à ne pas licencier, à augmenter l’aide sociale, et diverses mesures spécifiques ou catégorielles sont prises. Pour les salaires, les abattements de zone sont restreints, et le bordereau du 1er octobre 1978 est en augmentation, le ministre a suspendu la non application des décrets et renvoyé la question à l’année suivante.

  • 20 Nous empruntons cette expression à P. Dubois et R. Dulong, op. cit., pour qui le « passage au signe(...)

23Cette grève débouche donc sur la perspective d’un nouveau conflit. Elle a duré deux semaines, certains établissements ayant tenu plus que d’autres. Mais surtout, elle a marqué l’importance d’une certaine spontanéité de l’action. Enfin, les enjeux sont donnés : en laissant prévoir l’abrogation des décrets considérés comme le cœur du statut, le ministre a lui-même posé les termes d’un affrontement qui ne peut plus relever du symbole : les décrets s’appliquent ou non. Les ingrédients d’une grève « signe »20 sont donc réunis, d’autant que les travailleurs des arsenaux disposent d’un capital de solidarité dans des villes maintenant dirigées par des maires de gauche, parfois communistes comme à Tulle ou Saint-Étienne. Les fédérations tirent cependant des plans différents, bien que les unes et les autres pensent qu’un mouvement d’ampleur est inévitable. Force ouvrière se place un temps en marge des réunions interfédérales. La CFDT pense qu’il faut se préparer à une action longue et demande que les travailleurs discutent de la perspective d’une grève de 12 minutes par jour pendant un mois ; une loi prévoit qu’une grève vaut pour une journée quelle que soit sa durée : peut-on enlever un mois de salaire pour quatre heures d’arrêt de travail effectif ? Le scandale que cela soulèverait ne mobiliserait-il pas tous les salariés ? Cette position ne parait nullement sérieuse à la CGT.

  • 21 Document daté du 5 mars 1979, signé nommément par Henri Berry, Archives CGT MAS.

24Le débat est intense dans cette Fédération. Un militant de Rennes montre dans le Travailleur de l’État d’avril 1979 l’importance de la démocratie des assemblées pour le succès d’une grève, pratique nécessaire à l’action, autant qu’application des thèses du 40e congrès confédéral. Mais l’essentiel est la prise de conscience des incidences de la construction européenne. Les premières élections au Parlement de Strasbourg sont prévues pour le 10 juin, et cela précipite le débat. Le 5 mars, le secrétaire général Henri Berry alerte les syndicats dans une note d’analyse du discours d’un rapporteur du budget de la Défense, le député apparenté UDR Cabanel21. Il cite notamment : « (…) on peut se demander si une réflexion d’ensemble sur les arsenaux ne s’impose pas et si en réalité une transformation juridique de leur statut ne doit pas être conduite rapidement ». Les critiques sur les pesanteurs administratives et sur la contradiction entre une gestion « par ingénieurs » et un environnement commercial sont mentionnées. Enfin : « (…)la restructuration de l’industrie européenne d’armement intervient sous l’égide de la Communauté européenne (…) ». Dans ce contexte, l’attaque contre les décrets/cœur du statut prend une autre dimension :

  1. « C’est pourquoi notre fédération CGT dit non à l’intégration européenne en matière d’armement [et] non à l’élargissement de l’Europe capitaliste, car ces deux projets sont porteurs de la perte des statuts des personnels et de ceux de nos établissements »

  2. « Aujourd’hui, pour mener d’une façon conséquente et cohérente le combat revendicatif, il n’est pas possible de ne prendre en charge qu’une partie des objectifs revendicatifs en oubliant de lutter contre les données fondamentales qui les remettent en cause ».

  • 22 Le Travailleur de l’État, numéro spécial 37e congrès, no 264, avril-mai 1979.

25A la veille de la nouvelle grève, le 37e congrès fédéral entend un rapport sur cette question22. La Fédération analyse le retrait de FO et ce qu’elle perçoit comme les tergiversations de la CFDT à travers ce prisme : ceux qui sont pour l’Europe hésitent à défendre les statuts. Ainsi l’Europe cristallise-t-elle les divisions qui taraudent les syndicats depuis la rupture de l’union de la gauche en 1977. Aussi le profil adopté par la CGT vise-t-il à la fois à capter la volonté d’intransigeance des salariés et à fermer les portes à un recul partiel du ministère sur les décrets : ceux-ci ne sont ni à amender ni à négocier, « il faut les appliquer et rien d’autre » écrit le « spécial grève » du 26 mai. Le début de la grève est donc unitaire, mais de façon un peu chaotique : le mouvement est dès le départ marqué par une distorsion entre les critères de jugement de la masse des travailleurs et des militants, et ceux des dirigeants, entre le contenu, par exemple de l’éditorial du premier Travailleur de l’État spécial grève, et le vécu des grévistes : le journal insiste sur l’atteinte aux statuts à cause des projets de « nouvelle CED » dans le cadre de l’OTAN, les hommes ont le sentiment d’un élan unitaire sans précédent, d’une de ces grèves qui constituent une aventure humaine – sentiment qui demeurera chez les acteurs après les années de division – le recul de l’État patron sur le décret étant seul en jeu… mais posant de fait la question de la légitimité du gouvernement en place, dont on se souvient qu’il est minoritaire en voix depuis 1978.

  • 23 Raymond Guienne, André Pierrard, Un crime signé USINOR, G. Blondel Editeur, Condé sur Escaut, 1979, (...)

26Les méfiances pourtant ne manquent pas : la question des formes d’action les cristallise à partir de deux analyses divergentes de la combativité du personnel. Le calme de la veillée d’armes peut tromper : tout le monde a compris qu’on est sorti du cadre des grèves symboliques ou rituelles. Mais la question de la capacité de tenir une grève longue se pose. Ces deux considérations, peut-être ajoutées à une inquiétude devant les risques de violences, conduisent la CFDT à proposer dès les premiers jours le principe d’une grève alternée, avec consultation préalable des travailleurs. La CGT pense au contraire la combativité assez forte pour faire l’économie de cette procédure longue et complexe. Car c’est dans une ambiance tendue déjà que s’ouvre le conflit : la restructuration de la sidérurgie et la brutalité de la répression ont donné à l’actualité des aspects de guerre des classes qu’on ne connaissait plus23. En même temps, la division syndicale a fait un pas de plus à cette occasion.

27Le 15 mai, c’est pourtant une intersyndicale qui lance la grève, même si la CFDT la souhaite alternée, Force Ouvrière illimitée, et la CGT reconductible. L’affaire va durer neuf semaines, pendant lesquelles une fois encore la presque totalité des travailleurs des arsenaux sera dans la lutte. La consultation des personnels demandée par la CFDT, FO et la CFTC, refusée par la CGT et parfois par FO en fin de compte n’a jamais vraiment lieu. Deux phases du mouvement apparaissent. Du 15 mai au 18 juin la grève est alternée : un jour chômé sur deux ou sur trois ; à l’approche des négociations et après un premier durcissement de la répression, un nombre croissant d’établissements, d’abord de la Marine puis de la Terre, entrent en grève reconductible. La CGT pousse dans ce sens, parfois sans avertir ses partenaires des propositions qu’elle fait en AG, comme à la MAS le 13 juin, où elle s’attire une lettre de protestation de la CFDT. Les manifestations sont massives, fréquentes, parfois violentes. C’est dans les arsenaux de la Marine que les affrontements avec les forces de l’ordre sont les plus durs : mi-juin à Brest, fin juin à Cherbourg, il y a des blessés, et dans le premier cas, des arrestations qui se terminent par des peines de prison.

28Le 1er juin, les quatre fédérations écrivent encore ensemble au ministre Bourges pour lui demander d’ouvrir des négociations. Mais celles-ci ne se déroulent qu’à partir du 22 et durent jusqu’au 28. La proposition du ministre est la suivante : rétablissement de l’application des décrets, mais dans la limite d’une augmentation inférieure à l’indice de l’inflation de l’INSEE plus 1 %. La CFDT, la CFTC et FO l’analysent comme un recul, la CGT comme une duperie, puisque les décrets sont alors « vidés de leur sens » par une « muselière ». La CFDT parle à la presse d’une « victoire de principe sur la question des décrets, mais pas une victoire réelle sur celle du pouvoir d’achat ». Cette divergence est le point de départ d’une division qui ne fera qu’empirer entre la CGT et les autres organisations, accusées par la première d’avoir « crié victoire » et démobilisé les travailleurs alors que rien n’était gagné. Dans l’immédiat pourtant, personne ne signe. Dans de nombreux établissements, la grève continue en juillet, 17 établissements sont encore en grève le 2. La CFDT publie elle-même le 29 juin un tract qui parle d’un « bilan global négatif ». Elle propose aux autres fédérations d’organiser un vote sur une forme d’action destinée à continuer le mouvement pendant la difficile phase des congés : une journée de grève par semaine. Cette proposition soutenue par la CFTC et FO lors de la réunion interfédérale du 4 juillet est repoussée par la CGT qui estime que les travailleurs ont déjà choisi en poursuivant la grève dans de nombreux établissements. La reprise se fait pourtant dans le désordre les jours suivants et c’est le décret du 29 juin qui s’applique, rétablissant les décrets sur le principe (article 1), mais limitant les hausses à l’indice INSEE plus 1 % (article 2).

29L’ambiance à Tulle peut faire référence. Les trois organisations s’accordent sur le principe d’une grève active : rassemblement des travailleurs à chaque portail, regroupement après l’heure de l’entrée sur la petite place en face de la grille, prise de parole et meeting, puis au moins une action dans le courant de la journée. Le premier mois, ce principe s’applique dans l’unité : 3 000 tracts sont distribués dans les entreprises le 15 mai, des manifestations de soutien ont lieu le lendemain tandis qu’un tract est distribué aux commerçants, et le 18, on fait une entrée groupée après le meeting du matin. Le 12 juin, pour la première fois, les militants constituent une intersyndicale. En pratique les décisions sont prises ensemble, et non par accord entre organisations réunies séparément. Le 17, un meeting rassemble des élus et des parlementaires salle de l’Université populaire. L’action se poursuit, avec certains jours une entrée groupée et d’autres une manifestation en ville, rassemblant tel jour 800 personnes, tel autre 600… On bloque des routes, on occupe le stand de la manufacture à la foire exposition, on pique-nique sur la place, on bloque un train. Le 3 juillet est le dernier jour de cette grève qui a en a duré 48…

 

  • 24 Formule de La Montagne, le 29 juin.

30L’attitude des forces politiques se révèle ambiguë. Les soutiens abondent, ceux d’élus communistes, mais aussi gaullistes – J. Chirac s’engage à « saisir de cette affaire les autorités compétentes ». C’est que – la presse s’en fait l’écho – le conflit est « le plus important que Tulle ait connu depuis la Libération »24. Mais en même temps, la division de la gauche bat son plein. La Montagne publie le 29 juin un communiqué de chaque groupe de la majorité municipale. Les communistes, majoritaires, développent largement le thème de la liquidation des statuts des arsenaux et précisent : « en s’opposant résolument aux plans liquidateurs du ministre et du gouvernement, en s’opposant à toute politique d’intégration et de restructuration européenne des fabrications d’armement, les travailleurs de la MAT font œuvre d’utilité publique ». Le groupe socialiste souligne brièvement le rôle économique de l’entreprise et exige du ministre le rétablissement des décrets.

31La pression augmente encore lors de l’élection du 10 juin : les jours précédents, le parti communiste fait signer un appel à soutenir sa liste sur une base fortement souverainiste : « Pour sauvegarder l’outil de travail indispensable au service de la nation (…) préserver les acquis (…), pour que les jeunes générations puissent continuer de vivre et de décider ici à Tulle, au pays (…) je me servirai de mon bulletin de vote le 10 juin. (…) Je constate que le parti communiste (…)[est] seul à soutenir la fabrication nationale d’armement pour la souveraineté, l’indépendance de la France (…) j’estime que la France doit s’opposer de toutes ses forces à ce que la RFA puisse un jour posséder l’arme nucléaire ; car, dans cet État, la remontée des revanchards et des ex-nazis est un réel et grave danger (…) » ; et de refuser que la France se soumette à des « puissances d’argent plus fortes telles que la RFA dominée et conduite par les intérêts américains ». Il y a bien sûr des centaines de signataires. Mais il n’est guère étonnant que, venu le temps de la division, la responsabilité en retombe aux yeux des ouvriers sur les communistes et la CGT plutôt que sur les autres.

32L’attitude du parti communiste à cette occasion pose d’ailleurs un problème au niveau national. Le 4 juillet, une cinquantaine d’élus des régions d’arsenaux se présentent à quelques pas du ministère de la Défense en espérant être reçus. Ils sont accueillis par les CRS. Cela n’empêche nullement la campagne médiatique. Au même moment, se tient la rencontre interfédérale au siège de la CFDT, qui fait part de ses inquiétudes : alors que le ministère tente d’accréditer l’idée que le mouvement est manipulé par les communistes, leur action « porte préjudice à notre action revendicative, au syndicalisme en général et à une éventuelle ouverture de négociations ». Pour Force Ouvrière, cette « action du PCF » est une « insulte aux organisations syndicales ». La CGT les renvoie à « qui de droit » mais « se félicite des actions qui peuvent aider les travailleurs ». La CFDT s’inquiète également de voir la CGT tenter de « faire porter le chapeau » d’un échec aux autres organisations. Dans des documents ultérieurs, elle se demande même si la CGT ne préfère pas un résultat négatif dans l’espoir de renforcer la CGT par la dénonciation des autres syndicats. Les termes de la longue polémique sont donnés : la CGT accuse les autres de n’avoir pas défendu les décrets lors des négociations, les autres accusent la première de les dénoncer pour masquer à la fois son projet politique et l’impasse de sa stratégie.

33Cette belle bataille s’achève sur un résultat réel, peu visible et contradictoire. Réel : la CFDT souligne avec raison le changement que constitue la réinscription du décret de 1951 dans celui de 1979. De ce point de vue, la CGT s’enferme dans un sentiment de défaite que rien ne justifie. Il faudra dix ans avant que le statut des arsenaux soit de nouveau remis en question. Réel surtout parce que les ouvriers de l’État, après ceux de la sidérurgie, ont obligé le pouvoir à assumer un niveau de violence de l’affrontement que les citoyens ne sont plus prêts à accepter : nul n’admet alors la continuation de la politique par n’importe quel moyen, fût-il sanglant. Le 10 mai 1981 est la sanction de mars (la sidérurgie) et juin 1979. Résultat peu visible pourtant, parce que la victoire politique est différée et que la polémique exacerbée valide la thèse d’une lutte inutile, contre toute évidence. Contradictoire, parce que la division s’installe au sein des arsenaux alors même que leur potentiel unitaire les fait craindre. Mais contradictoire aussi plus profondément car il est vrai que la transformation globale du monde qui s’ébauche est le niveau réel où sont posées les questions fondamentales.

34L’on mesure alors combien la pression constante des menaces et des fermetures effectives d’établissements ou de leur sortie du statut étatique a lesté la réflexion syndicale. Le cadre de résistance établi depuis de longues années est une réponse dans le cadre national. L’ouverture européenne et la transformation globale de la production d’armement exigeraient désormais une réponse à plus vaste échelle, mais les conditions de son élaboration commencent à peine à se faire jour. Or, dans le même instant, la dépression économique peut conduire à deux cadres d’analyse : soit l’on considère les reculs comme inévitables et leur modération comme un succès, soit on voit chaque concession sous la contrainte comme l’annonce de reculs plus graves encore. L’écart entre les deux voies qui s’ouvrent alors, à l’extrême celle de l’adaptation et celle de la sectarisation, lézarde le rempart qu’ont construit des mois de grève. Pour en sortir, il faudrait imaginer, mais cela mettrait en danger les situations acquises et la cohésion du personnel.

Bataille des productions fin de siècle

35L’inquiétude des dirigeants CGT est perceptible lors de la prise de parole dans les établissements qui accompagne, le 30 septembre 1980, le dépôt par une délégation à Paris des « cartes-pétitions » contre le char franco-allemand. Rappelant un tract des trois fédérations datant de 1977, l’orateur poursuit : « La CGT est restée fidèle à l’analyse que faisaient les fédérations à l’époque. Peut-être certains d’entre vous pensent que le combat est perdu d’avance, que l’adversaire est trop fort et qu’il vaudrait mieux renoncer. A ces camarades, nous pouvons leur[sic] répondre : 1 – qu’il est incalculable, le nombre de mauvais coups que la lutte a permis d’éviter ou de contenir ; 2 – que la lutte, la pression fait enregistrer des succès, et pas des moindres. En témoignent par exemple la fabrication du fusil à la MAS où, à l’époque, le combat n’était pas gagné d’avance pour arracher la décision (…) ». Réponses partielles et provisoires cependant : une stratégie de résistance. Depuis toujours, défendre le caractère public de la production d’armement est inséparable de la conception de l’État nation comme représentant de l’intérêt collectif. La concordance entre les intérêts des salariés de l’État et l’intérêt général, autrement dit une Défense nationale sous la direction effective des pouvoirs publics qui en monopolisent l’équipement, est la conséquence même de la nature de la production et au fondement du système étatique, de ses statuts, de sa légitimité. Mais l’obsolescence sinon de la nation, du moins d’une certaine réalité de la nation, et la construction européenne déstabilisent la communauté ouvrière. La CGT, condamnée à lutter de recul en recul sans interlocuteur politique au niveau où sont posées les questions de fond est d’ailleurs très tôt consciente de la difficulté, sans pour autant avoir de solution. Ses rapports aux pouvoirs de droite et de gauche, comme ses relations avec les autres syndicats, en seront définitivement affectés.

36La gauche en effet arrive au pouvoir juste à temps pour sauver la dernière fabrication d’État, le FAMAS. Tous les syndicats s’étaient retrouvés pour exiger au milieu de la décennie 1970 que sa fabrication soit réalisée dans les arsenaux, et l’avaient emporté. Mais en mars 1981, profitant de la division, le ministre décide d’augmenter la cadence de fabrication mais pas la capacité de la MAS, ce qui implique que l’entreprise Manurhin, filiale de Matra, construise 100 000 fusils. Les syndicats CFDT, CGT, FO et CGC de Saint-Étienne réagissent unitairement dès les jours suivants. FO publie un communiqué qui explique : « sur le plan philosophique, ne perdons jamais de vue que les syndicalistes que nous sommes œuvrons par [sic] la paix dans le monde et à terme, le désarmement, mais pris dans le tourbillons des tensions internationales qui se traduisent par des décisions de la part des États du monde d’augmenter leur potentiel de défense, nous devons à l’échelle de la France, pour ce qui nous concerne, veiller au mieux : – de l’utilisation des deniers publics ; – empêcher la spéculation sur l’industrie d’armement ; – œuvrer pour la défense des intérêts des salariés de nos établissements en exigeant que la priorité des études et des fabrications soit donnée aux arsenaux » ; FO ne s’oppose toutefois pas à l’intégration européenne, lui fixant même explicitement des objectifs et un cadre.

  • 25 Le PDG de Matra.

37Première action intersyndicale : une grève, suivie à 93 %, avec manifestation et délégation à la préfecture dès le 6 mars. Le 17 mars, nouvelle grève unitaire suivie à 90 %. Mais c’est la dernière initiative commune. Le 12 mars, la Fédération CFDT rencontre seule le délégué général à l’Armement et, le 27, elle réunit 12 de ses syndicats à Saint-Étienne pour une rencontre d’information. Le 28, le syndicat CFDT rencontre seul, après avoir sollicité en vain les autres, des responsables socialistes et, le soir même, Michel Rocard dénonce dans un meeting électoral en ville le « cadeau fait par Giscard à Lagardère »25. Le 3 avril, la Fédération CFDT est reçue au ministère et demande une entrevue avec l’ensemble des fédérations. Dans les jours suivants, elle rencontre, avec cette fois la CGC et FO, les responsables politiques de tous bords. La CGT mène sa propre campagne : lors d’une grève de la fonction publique, le 26 mars, le syndicat de la manufacture ouvre la manifestation avec la banderole : « Oui au FAMAS, Non au FA. Matra ».

38Le résultat de l’élection présidentielle précipite les initiatives. La CFDT s’adresse dès le 11 mai au délégué général et au socialiste Charles Hernu, membre de la commission de l’Assemblée Nationale, futur ministre de la Défense. La CGT attendra qu’il soit nommé pour lui écrire. Le 15, la direction de la manufacture informe les syndicats que la signature du marché avec Manurhin est ajournée et la Délégation générale confirme par lettre à la CFDT. Début juin, Hernu se range à l’avis des syndicats. Chacun s’attribue alors l’essentiel de la victoire. La CGT invite le 11 juin les travailleurs de Saint-Étienne à un vin d’honneur au restaurant d’entreprise en présence de H. Berry. Le tract a pour titre : « Le clairon (« nom familier du FAMAS ») n’ira pas à Lagardère » : c’est une grande victoire : « c’est la vôtre ! C’est le fruit de votre action ! »… et cet espoir : les ministres précédents ont « dénaturé le rôle de négociation et de contribution constructive que doivent avoir les organisations syndicales ». La CFDT publie pour sa part dès le 20 mai le document qui défend son action auprès des responsables politiques, valorisant la nouvelle majorité. Elle critique ainsi Lucien Neuwirth qui a condamné la décision du gouvernement avant d’appeler à voter pour les mêmes, et affirme à propos de la gauche : « La CFDT est d’autant plus à l’aise aujourd’hui qu’elle avait vu juste. Le PS, par la voix de M. Rocard, s’était engagé positivement pour le fusil à la MAS. Aujourd’hui, ce parti est à l’Elysée et nous avons fait en sorte que les engagements soient respectés ». Ainsi se dégagent deux positions, bien que la bataille des productions réponde pour tous à une même double logique de défense des intérêts de la corporation et de garantie de la maîtrise des pouvoirs publics sur la production d’armement : la CGT compte sur une contribution conflictuelle pour imposer une négociation constructive, tandis que la CFDT envisage d’être l’organisation qui aura l’oreille du nouveau pouvoir.

39L’évolution des politiques des gouvernements de gauche et l’alternance vont faire de ce dispositif un piège dangereux.

De l’État de grâce...

40L’élection de François Mitterrand est un soulagement. Toutes les fédérations espèrent voir s’ouvrir une nouvelle chance pour les arsenaux d’État. Le communiqué du 11 mai 1981 de la CFDT indique ses « préoccupations essentielles » : la défense des statuts des personnels et des établissements, la titularisation des auxiliaires et temporaires, la création d’emplois, la lutte contre la sous-traitance et la priorité des études, fabrications et réparations d’armement pour les arsenaux. Dans le même paragraphe, est revendiqué le retour à l’application intégrale des décrets salariaux. Ensuite seulement viennent la réduction du temps de travail, l’amélioration des conditions de travail, la réduction des inégalités. Tout cela suppose d’« établir la négociation à tous les niveaux », notamment en recevant « dès la formation du gouvernement » l’ensemble des fédérations, mais aussi de créer de nouvelles « structures » permettant « l’expression des travailleurs ». La Confédération sera plus exigeante dans son communiqué des lendemains d’élection législative : « Pour la CFDT l’essentiel c’est de progresser vers une société différente, vers d’autres choix de développement au plan national comme dans le monde ».

41Dès le 27 mai, la CGT remet un mémoire au cabinet du ministre de la Défense : sous le titre « pouvoir d’achat et conditions de vie » le rétablissement des décrets salariaux et la sortie d’un bordereau de rattrapage sont réclamés en premier lieu. Le chapitre « plein emploi et statuts » vient en second. Il réclame les titularisations, l’arrêt des licenciements et fermetures, de la sous-traitance et de « de toute étude ou fabrication d’armement en commun avec d’autres pays », le retour des poudreries au sein de la Défense nationale. Le chapitre sur la démocratie et les droits syndicaux est abondamment développé, comprenant des mesures de réparation, l’arrêt des « enquêtes à caractère inquisiteur [sic] » et la « destruction de tous les fichiers existants ». La conclusion porte le titre : « préparer dès maintenant des mesures de court terme et de profondes réformes démocratiques ». Si les premières sont un catalogue peu original, les secondes concernent la gestion des arsenaux. « La Fédération CGT considère que les arsenaux (…) doivent être placés sous l’autorité directe de l’État et sous le contrôle du Parlement. Mais les personnels de toutes catégories doivent disposer des moyens d’information, de contrôle et d’intervention sur la vie et le fonctionnement des établissements et sur la réalisation des programmes décidés par le Parlement. Cette autogestion, définie par les congrès de la Fédération CGT, nécessite la mise en place au niveau national, régional, d’établissement et de branche d’organismes comportant des représentants élus par les travailleurs sur proposition des organisations syndicales ». La CGT demande de plus à être associée à la préparation de la loi de programmation militaire. Elle demande enfin que « dans la perspective d’une nationalisation rapide de l’industrie d’armement », les représentants des salariés des entreprises concernées et des arsenaux soient associés aux études et travaux concernant les statuts des personnels.

42L’organisation s’inscrit donc dans la perspective de changements profonds, ce que l’usage du terme « autogestion », inhabituel sous la plume de la CGT, vient signifier. On notera cependant une absence : la création d’un secteur de fabrications civiles. Alors que, pour la première fois depuis 1947, un gouvernement associe socialistes et communistes, on pare au plus pressé en cherchant d’abord à récupérer les commandes militaires. Mais en même temps, l’on évite d’inquiéter en n’évoquant pas une mesure qui n’aurait pas manqué de rappeler Tillon. Cela donne sur le long terme une évolution des positions de la CGT : en 1947, elle lutte pour la reconversion ; en 1963 elle se bat pour une maîtrise nationale de l’armement et un secteur de fabrications civiles permettant de maintenir l’activité d’établissements menacés ; en 1981 elle exige la production d’armes françaises par un secteur public et nationalisé démocratisé. Réponses à des périodes différentes, mais cela n’est pas sans conséquences sur le projet de transformation sociale, rien ne garantissant d’une part que l’usage d’armes françaises sera réservé à la défense du territoire, et d’autre part par le renoncement implicite à peser sur l’industrie civile à partir des usines d’État. Quoi qu’il en soit, l’audience accordée par Charles Hernu à la Fédération CGT est jugée positive par le compte rendu publié le 5 juin par le bureau fédéral. Le ministre s’est en effet engagé à rétablir les décrets salariaux et à faire fabriquer tous les fusils à Saint-Étienne, à limiter les emplois précaires et à poursuivre les négociations sur de nombreux autres points.

  • 26 La prime est alors de 16 % sur tout le territoire, mais en moyenne par établissement.
  • 27 A partir de 1986 les CICOT deviennent des CIES : commissions d’information économique et sociale. A (...)

43Les premiers mois du gouvernement de gauche sont ainsi riches en satisfactions pour les syndicalistes. Un décret du 22 octobre 1981 rétablit les décrets salariaux et une circulaire de décembre 1981 garantit un niveau de prime de production individuelle à 12 %26. La question du fusil est réglée. La concertation avec les syndicats est réelle, bien qu’en ordre dispersé. C’est ainsi que la Commission pour l’information sur les conditions et l’organisation du travail (CICOT) prend une certaine importance. Cette commission avait été mise à l’essai dans trois établissements de la Défense à la suite des négociations de 1978 : les syndicats avaient demandé qu’une instance d’information soit mise en place pour jouer le rôle rempli dans le privé par les comités d’entreprise, la CGT défendant à cette occasion son projet plus ambitieux de conseils de gestion et d’ateliers. Le 26 novembre 1982, le ministre étend les CICOT à tous les établissements de plus de mille salariés et envisage de les étendre à tous ceux de plus de 200. Quand les lois Auroux organisent l’expression des travailleurs sur leurs conditions de travail, il faut bien que quelque chose encadre ce droit dans les arsenaux. Cette commission strictement informative – beaucoup du haut vers le bas et un peu dans l’autre sens – a en fait bien du mal à trouver sa place entre les nombreux organismes déjà existants. Elle témoigne cependant d’une certaine volonté de concertation27.

  • 28 Bulletin Fédéral CGT no 716 du 17 janvier 1986 et décret du 10 mars 1983 signé par C. Hernu, L. Fab (...)

44Dans le même esprit, le droit syndical est amélioré : le numéro d’avril 1984 du Travailleur de l’État évoque 42 innovations. Enfin, les ouvriers de l’État bénéficient des mesures de 1981 sur la réduction du temps de travail. Difficulté : le texte instituant les 39 heures ne prévoit pas la compensation salariale qui fait l’objet de plusieurs grèves dans le pays avant d’être accordée. Résultat : la référence des décrets salariaux aux salaires de la métallurgie parisienne devient ambiguë. Le ministre s’inquiète, lors de la commission paritaire du 10 juin 1982, de ce que les travailleurs auraient cumulé l’augmentation du bordereau avec leur propre compensation de la réduction du temps de travail. On est au début de la « rigueur » ! Un décret vient préciser le 10 mars 1983 que la compensation de la réduction du temps de travail ne doit pas être prise en compte dans la référence salariale28.

45La mesure la plus significative reste la loi d’amnistie du 4 août 1981 qui englobe l’ensemble des militants réprimés pour leur activité, et parmi eux les révoqués des années 1950. La réintégration est possible pour tous et surtout les carrières seront reconstituées. A la MAT, le ministre de la Formation professionnelle Marcel Rigout se retrouve ainsi tourneur sans avoir passé l’essai. Ces reconstitutions, qui améliorent considérablement la situation de plusieurs retraités et salariés réintégrés en 1968 sont néanmoins techniquement difficiles car les personnes ont vécu entre-temps. L’essentiel est évidemment le sens politique et moral de cette décision, reçue comme une reconnaissance de leur bon droit par les militants, et comme une victoire d’une action opiniâtre de trente ans. Ce résultat a pourtant des aspects contradictoires : il fait disparaître une revendication identitaire de la CGT. Certes sur la base d’un succès qui reste partie intégrante de l’histoire de l’organisation. Mais ce n’est pas la même chose : justice rendue il est temps de passer à autre chose, les tâches accomplies s’oublient toujours un peu. Cela pourrait certes souder la réconciliation des travailleurs de l’État avec la République, mais il faudrait pour cela qu’elle leur demeure clémente.

  • 29 Archives CGT MAS.
  • 30 Il s’agit d’une nouveauté, sans doute suggérée par la décision en cours d’élaboration de doter les (...)

46Le numéro de novembre 1981 du Travailleur de l’État commence par un éditorial du secrétaire général affirmant sous le titre « Immobilisme ou changement » que « des choses ont changé et dans le bon sens », mais que le résultat des négociations catégorielles et la hausse continue des prix font que « le compte n’y est pas ». Un bref instant l’on retrouve pourtant à la CGT l’enthousiasme de l’après 1968. La commission féminine de la MAS obtient une demi journée de congé à l’occasion du 8 mars. Elle fait d’ailleurs à cette occasion – tout en se défendant d’être comme les « bourgeoises du MLF qui tentent de récupérer » – un pas supplémentaire vers des conceptions franchement féministes, réclamant notamment pour les hommes des droits pour s’occuper des enfants et affirmant en 1983 : « Depuis des siècles la société s’est efforcée de nous faire taire. Aujourd’hui nous ne nous taisons plus, nous parlons ! »29. De même, la Fédération fait circuler un « projet de charte revendicative des jeunes travailleurs de l’État ». En 1987, elle se mobilise avec succès pour la réintégration de Pascal Cohas, ancien apprenti victime de deux accidents du travail et handicapé, licencié de la MAS le jour de ses vingt ans. L’optimisme est de mise au moment du 38e congrès fédéral de la CGT, tenu à l’automne 1982 en présence du ministre communiste de la Fonction publique, Anicet Le Pors – première présence ministérielle dans un congrès depuis 1946, occasion de citer Charles Tillon. Le rapport d’Henry Berry s’ouvre sur l’affirmation d’une « chance historique » ouverte depuis le 10 mai 1981. Il se poursuit par une série de propositions pour « construire notre avenir ici et maintenant » : mise en place de comités d’entreprise et de comités centraux d’entreprises30, démocratisation de la gestion des établissements, nouveaux droits pour les travailleurs.

  • 31 Voir Daniel Labbe et Frédéric Perrin, Que reste-t-il de Billancourt ?

47L’état de grâce ne peut pourtant pas durer entre des syndicalistes qui considèrent leurs décrets salariaux comme le cœur de leur statut et un gouvernement qui adopte dès l’été 1982 un plan de rigueur et procède à l’automne au blocage des prix et des salaires. Le résultat est d’autant plus explosif que la décision est prise peu avant l’application du nouveau bordereau, ce qui veut dire que les salaires de référence ont continué à augmenter chez les métallurgistes, mais que l’augmentation n’est pas appliquée sur la fiche de paie des travailleurs de l’État. Berry fait dire au ministre dans Le Travailleur de l’État de novembre 1982 : « Je vous redonne vos décrets, mais vous me laissez vos augmentations ». En fait, dès ce moment l’incertitude redevient permanente, et l’on a vu que les salaires réels cessent presque totalement d’augmenter. Lors de l’alternance de 1986, le gouvernement envisage même d’abroger purement et simplement les décrets et les suspend dès le mois de juin. L’unité d’action tente alors de se reconstituer au plan des établissements, mais le succès est très limité : ainsi à Saint-Étienne le secrétaire de la CGT, Daniel Jaboulay, écrit-il à ses homologues des autres organisations dès juin 1982, mais la rencontre reste stérile. Plusieurs grèves se succèdent néanmoins, et en 1983 la CGT organise une consultation des personnels sur la nécessité d’appliquer les décrets. Le résultat ne fait évidemment pas de doute, même si cette forme d’action est surtout un moyen de propagande31. Le Travailleur de l’État de mars 1984 constate sous le titre « Il faut inverser la vapeur » que « nous ne marchons ni du même pas, ni dans le même sens que le ministre de la Défense ».

48Plus grave, les fermetures d’établissements secondaires de la DGA se poursuivent, et la commission de Défense de l’Assemblée confie en 1983 au député socialiste d’Ille-et-Vilaine J. M. Boucheron le soin de rédiger un rapport sur l’avenir du GIAT. Les syndicalistes des établissements s’inquiètent de voir diminuer chaque année le nombre des nouveaux apprentis dans les écoles. En 1983, on espère encore pourtant : les syndicats CGT de Roanne et de Saint-Étienne tiennent une conférence de presse commune le 17 mai. La position défendue sur l’avenir des établissements, dont on montre à cette occasion l’importance économique pour la région, est cette fois-ci conforme à l’intégralité des positions de la CGT : « Depuis le 10 mai 1981, dans les sociétés Dassault, Matra, Thomson, l’État a une prise de participation majoritaire. La SNIAS, la SNECMA, la SNPE sont des entreprises déjà nationalisées. Avec les arsenaux, l’ensemble de ces entreprises constituent l’essentiel du tissu industriel qui produit des armements, tant pour les besoins nationaux que pour l’exportation. Tous ces établissements sont sous tutelle du ministre de la Défense. Il y a donc nécessité de mettre en cohérence (…). Bien entendu, cet ensemble doit d’abord répondre aux besoins de l’armée française et (…) en donnant la priorité aux établissements d’État. Mais cette orientation pourrait permettre le développement d’un secteur de productions civiles comme cela a déjà été le cas à la Libération ». Et d’appeler à une grande politique d’investissements. L’on s’inquiète cependant de la loi de programmation militaire en discussion, qui ne va évidemment pas dans ce sens. De même, lors de cette conférence de presse, les manifestations pour le désarmement qui reprennent alors en Europe sont mentionnées et soutenues. Ebauche d’une évolution ou simple résurgence du passé ? Les événements ne permettront pas à cette question de prendre de l’importance.

  • 32 Livraisons du 30 mai 1986.

49Le retour de la droite aux affaires en 1986 porte M. Giraud au ministère de la Défense. Les deux ans de cohabitation facilitent l’achèvement de la destruction du front syndical. Le ton des entrevues entre le ministre et les fédérations est immédiatement très dur, et la guérilla institutionnelle reprend : la CGT est reçue l’après midi, les autres ensemble le matin, elle est prévenue plus tard que d’autres de réunions importantes, et c’est par le Nouvel Obervateur et L’Express que les syndicalistes apprennent qu’on envisage de fermer la MAS, de licencier massivement, de « ne plus recommencer la bêtise du FAMAS »32. « Il se passe quelque chose de grave », titrait déjà un tract de la CGT de Saint-Étienne le 29 mai, s’appuyant sur une note du ministre au délégué général. Jouant la théâtralisation, le ministre convoque les fédérations le 29 septembre sans préciser l’ordre du jour. La CGT appelle à la grève, les autres lancent un mot d’ordre conditionnel pour un peu plus tard : la division s’est encore un peu approfondie. Nouvelle rencontre le 20 septembre : cette fois le ministre abat ses cartes et donne la parole à qui de droit pour présenter ce qu’on appellera le rapport Engerand avant d’annoncer – si l’on en croit un tract CGT – que « la situation juridique du GIAT est aberrante pour faire de l’industrie ». Ce tract est en un sens un bel hommage à l’habileté manœuvrière du ministre, qui semble réussir au cours de l’entretien à nouer le dialogue avec la CFDT sur plusieurs questions et à donner à la CGT, par ses réponses, de quoi dénoncer la collusion des autres syndicats avec lui-même. Le 5 décembre, ce sont les écoles techniques de plusieurs établissements qui sont menacées : la mobilisation empêchera la fermeture de celle de Tulle. Mais globalement, la riposte reste très limitée… En 1987, sur le rapport d’une société de conseil, PROGIAT est créée. L’alternance de 1988 ouvre au nouveau ministre de la Défense, J. P. Chevènement, une réelle marge de manœuvre, puisqu’il ne porte pas la responsabilité des décisions récentes. Mais il est placé devant une obligation : la contraction des marchés et l’évolution prévisible des technologies ne permettent pas de repousser la décision, et d’ailleurs, au point où en sont les choses, l’on imagine mal comment faire machine arrière, sauf à reconstruire entièrement le système d’État, ce qui supposerait une forte volonté politique.

… au coup de grâce : la gauche met l’espoir au passé

50Le 30 mars 1989, le ministre communique aux syndicats et aux directions un « plan stratégique » qui inclut à la fois 1 200 suppressions d’emplois et un projet de redéploiement ; la question du statut est posée sous forme d’un choix qui n’en n’est pas vraiment un entre un établissement public, une société nationale ou une association GIAT-PROGIAT. Le 18 mai, le ministre annonce son projet de société nationale pour l’automne et souhaite que d’ici là les syndicats négocient un protocole d’accord réglant la situation des personnels. Il donne la garantie que la société sera à capitaux uniquement étatiques. Au lendemain du 15 août, le projet de loi est adopté par le Conseil des ministres. Le 1er octobre, un polytechnicien de 59 ans, ancien de l’Ecole nationale supérieure d’aéronautique et collaborateur de la direction de l’entreprise automobile PSA, Pierre Chiquet, est nommé président de PROGIAT ; il est le futur dirigeant de GIAT-Industries. Le 8 décembre 1989, le projet de loi est adopté en première lecture par l’Assemblée Nationale, par 279 voix contre 240 et 43 abstentions. Les communistes ont voté contre, mais aussi certains députés de droite, dont celui de Saint-Étienne, élu RPR. Les abstentions sont essentiellement le fait de députés du centre. En fait, les arguments échangés laissent penser qu’en dehors des communistes pour qui il s’agit évidemment d’une question de principe, les députés qui s’abstiennent ou votent contre sont sceptiques sur le fait que le projet puisse suffire à redresser la situation économique de l’entreprise. La navette parlementaire est étonnamment rapide et la loi est publiée au Journal Officiel du 23 décembre.

51Le système des arsenaux de terre a vécu. Malgré l’évocation à la Chambre par J-P. Chevènement des objectifs de Tillon en 1946, ce qui vient de se passer est l’exact contraire : la nouvelle société nationale a pour mission de conquérir le marché international de l’armement en luttant à égalité avec le privé. Elle doit le faire au moment même où ce marché est en plein chaos, où le choix entre la sophistication que personne ne peut acheter et la production de masse surabondante est impossible. Dans l’immédiat, les personnels ont, d’après le protocole, le choix entre conserver le statut d’ouvriers de l’État ou passer sous le régime de la convention collective de la métallurgie. Les fonctionnaires qui le resteront seront détachés. Les règles sociales pour l’avenir font l’objet de la négociation d’un accord d’entreprise. Les licenciements prévus par le plan stratégique font l’objet de mesures spécifiques, essentiellement des retraites anticipées, mesure qui sera répétée lors des nombreuses réductions d’effectifs suivantes.

52La réaction ouvrière est faible. Les syndicats se partagent – mutatis mutandis – selon les deux attitudes déjà constatées. La CGT, FO et la CFTC adoptent un profil visant à imposer le retrait du projet. La CGC et surtout la CFDT, jugent le changement inévitable. Cette dernière s’implique même dans la rédaction définitive du protocole. Cette position s’apparente à la fable du renard et des raisins, à cela près que les fruits sont dits ici plutôt blets que verts : la CFDT voudrait bien préserver le statut, elle désapprouve le ministre, elle ne cesse de répéter que négocier le protocole n’est pas approuver la « nationalisation », mais elle n’y peut rien. Elle choisit donc le possible. Les organisations contestataires de la CFDT parlent de syndicalisme d’accompagnement. Mais que faire d’autre, dès lors que l’on ne peut imposer à l’État le financement des « difficultés industrielles » et qu’aucune politique alternative de long terme n’a été menée, même par les premiers gouvernements de gauche ? Dès lors est presque inévitable le saut intellectuel entre l’acceptation d’une défaite dont on modère les effets, et sa sublimation théorique : toute transformation serait progressiste puisque dans le sens des événements. Il est vrai cependant que la CFDT réalise un effort de communication dans le cadre de la négociation du protocole. A Tulle, sont ainsi distribués force MAT-Information. La négociation de l’accord d’entreprise donnera encore, selon l’expression consacrée, du grain à moudre à cette pratique syndicale. La CGT ne voit là que concussion, appelant même les militants de la CFDT à être cohérents avec leur signature du protocole en se portant candidats au départ.

53La Fédération CGT, pourtant, ne peut échapper à son propre examen de conscience. Lors du 41e congrès fédéral de juin 1992 un très long rapport du secrétaire général prend acte de « l’aggravation brutale de la casse (…) au profit des grands groupes privés français et étrangers pour poursuivre la course au surarmement », mais aussi de l’émergence d’un « monde profondément bouleversé : (…) c’est l’effondrement des pays de l’Est et l’échec de cette forme de socialisme dénaturé au fil des années par le bureaucratisme, l’autoritarisme et la main mise du parti au pouvoir sur tout ». Le rapport constate aussi qu’au moment même de la « guerre du Golfe » on assiste à une « dérive supranationale en matière de défense ». La « loi de liquidation du GIAT » montre que cette transformation est « un drame humain, social, et un fiasco économique, industriel et financier ». Le rapport prévoit cependant un avenir au « syndicalisme de classe », en rappelant que la CGT a « pris sa place dans la lutte pour la paix et contre la guerre ». Il poursuit : « Certes nous avons pris des coups. Mais nous avons opposé une sacrée résistance et, à ce sujet, convient-il de rappeler que le GIAT d’après le plan secret de 1989 ne devrait plus compter que 6 à 8 000 personnels actuellement ? Or il y a encore plus de 12 000 salariés ». Au total « les faits, la vie ont tranché entre ceux qui par leur analyse de classe ont dit la vérité aux travailleurs et les ont appelés à lutter pour se défendre et ceux qui ont caché cette vérité pour capituler dans leur dos et accompagner les décisions gouvernementales »… une victoire de Cassandre, où, comme lors des guerres d’Italie, « tout est perdu fors l’honneur ».

54Mais le niveau général du rapport montre aussi que d’une certaine façon le changement de l’univers intellectuel des militants, fin du statut d’arsenal et nouveau monde, est une sorte de libération intellectuelle. Dans la période qui s’ouvre, les propositions sont de concentrer l’action sur la revendication, et aussi de la porter au niveau le plus élevé. Par exemple, puisque « nous ne sommes pas à tout crin pour faire des armes », le rapport propose de demander à l’ONU des recommandations à destination des gouvernements afin qu’ils « s’engagent résolument à mettre le potentiel humain et industriel des entreprises d’armement qui n’a plus de raison d’exister au service de la réalisation de biens pour la vie qui manquent tant sur notre planète Terre ». L’on envisage aussi des initiatives convergentes des travailleurs de l’armement « qui refusent d’être les laissés pour compte ou les pestiférés de la restructuration de l’industrie d’armement ». Ainsi l’échelle pertinente des questions posées et des réponses nécessaires est-elle enfin énoncée, le ressort de l’organisation trouve une nouvelle jeunesse.

55L’épreuve a pourtant été dure : « Le désespoir fut tellement grand que des personnels se sont suicidés. Nous pensons qu’il convient de saluer le courage dont on [sic] fait preuve (…) nos militants et dirigeants du GIAT dans cette situation, où malgré les pressions les sanctions, la dureté de l’affrontement, les drames (…) ils ont fait preuve d’un sens aigu des qualités humaines. Ils n’ont jamais cédé et ils sont toujours debout et se battent et remportent des succès ». Plus loin, la tension des débats apparaît. Le rapporteur répond : « Si certains camarades qui ont écrit dans la tribune de discussion mesuraient dans quelle situation nous sommes, peut-être n’auraient-ils pas exclusivement réservé leur papier contre leur Fédération, c’est à dire contre leurs propres intérêts, laissant ainsi tranquillement les casseurs poursuivre leur œuvre ». Les contradicteurs sont en réalité venus de divers côtés, le rapport et le compte rendu du débat le montrent.

56L’attitude de la CGT depuis 1979 alimente évidemment la critique qui rend la division responsable de l’échec de la mobilisation. D’autres vont encore plus loin, comme ce militant de Saclay qui oppose le congrès confédéral au congrès fédéral, parle de réticence de la Fédération devant des actions décidées à la base, et demande si le syndiqué CGT doit être communiste pour agir : « Loin s’en faut ! Alors, arrêtez vos prises de positions trop partisanes ». En fait, ce congrès rassemble des militants de toute la DGA, et reflète donc à la fois les débats généraux de la CGT et ceux que produit la défaite des syndicats du seul GIAT. Au-delà, il faut y voir l’écho de la crise du mouvement communiste : les options gorbatchéviennes en matière de désarmement, puis la fin de l’URSS posent en des termes nouveaux la question de la production d’armement, brisant le cadre d’analyse qui pouvait jusque-là faire consensus en associant les idées latentes ou affirmées d’une politique de défense indépendante, de la nécessité de défendre l’URSS et d’affaiblir le bloc de l’Ouest, bref le patriotisme résistant et la référence communiste internationale. La guerre du Golfe met fin à la période intellectuellement confortable où les armes françaises ne servaient que marginalement à des interventions extérieures, et pose de nouvelles questions. Néanmoins, l’interrogation majeure est la même chez tous les militants : pourquoi n’a-t-il pas été possible de mener une mobilisation au niveau de l’attaque, au moment où elle se produit et alors même qu’on savait qu’elle aurait lieu ? Question réelle en effet.

57Certes, la CGT a fait condamner le plan Chevènement lors d’une consultation, une de plus, par 98 % du personnel. Plusieurs journées de grève ont été appelées. Une manifestation a été organisée à Paris le 8 décembre. Dans certaines villes, comme à Tulle, une véritable mobilisation a eu lieu, 1 400 manifestants au plus fort de l’action, des rassemblements quotidiens devant la grille qui rappellent ici les belles journées de 1979. Les contacts ont été multipliés par toutes les organisations avec les responsables locaux et nationaux. Mais, au total, les chiffres de participation aux grèves cités par les tracts de la CGT elle-même sont faibles par rapport aux capacités habituelles de mobilisation. A la MAS, la première grève de riposte ne mobilise que 35 % du personnel. Jamais l’ambiance n’est à l’événement majeur, à l’élan qui peut gagner la sympathie publique et poser problème à un gouvernement.

  • 33 Rapports des secrétaires aux congrès du syndicat. Archives CGT MAS.

58La division entretenue pendant dix ans explique qu’on ne soit plus aussi vaillant. Mais aussi la démobilisation générale dans le pays après la déception d’un espoir de changement. Les congrès du syndicat CGT de la MAS en témoignent par la gradation des critiques au gouvernement de gauche33 : en 1982, « nous le regrettons et ne pouvons l’admettre, le ministre n’agit pas comme il faudrait le faire avec le syndicat le plus représentatif de la corporation qui (…) a œuvré pour que la majorité actuelle prenne le manche et qui (…) est bien décidé à œuvrer pour le vrai changement ». En 1983, l’année est plus apparentée « à ce qui se passait avant le 10 mai 1981 qu’à ce qu’attendent du changement l’ensemble des catégories de personnel ». En 1985, « nous n’en sommes plus à nous demander si les décisions prises par le gouvernement sont insuffisantes (…) Dans la spirale de l’échec, nos dirigeants ont sombré définitivement » Or, dit plus loin le même auteur de ces rapports d’activité successifs, « nous ne redresserons pas l’économie de notre pays (…) en allant d’abandon en abandon, de capitulation en capitulation ». De plus, les nombreuses restructurations industrielles ont développé le fatalisme dans toute la classe ouvrière, et les travailleurs de l’État en subissent la pression. Le fait que ce soit un gouvernement de gauche et un ministre pourtant connu pour ses positions en faveur de politiques industrielles rationnelles qui mène l’attaque aura contribué à convaincre qu’il n’y avait pas d’autre solution. La durée de la menace, les suppressions d’emploi et les fermetures, auront aussi usé le potentiel de riposte.

59La loi de 1989 est votée en profitant d’un moment de faiblesse de la classe ouvrière, anesthésiée par des années de récession et la crise de ses organisations syndicales et politiques. Le parti communiste lui même connaît cette crise de manière exacerbée. Lors de l’élection présidentielle de 1988, la campagne du dissident « rénovateur » Pierre Juquin reçoit un accueil favorable dans plusieurs villes d’arsenal, à Brest ou à Tulle par exemple. Privilégiant la reconversion, le mouvement rénovateur distribue ainsi à la MAT, lors des législatives, un tract où il réclame la réduction des budgets militaires et appelle « à l’unité syndicale, à la mobilisation des forces de gauche, pour développer une véritable réflexion sur l’avenir de ces entreprises ».

60Ce courant capitalise ainsi passagèrement les critiques unitaires et favorables au désarmement qui traversent la CGT.

61Ces débats, pourtant, sont en eux-mêmes le signe que le monde a définitivement changé.

62Parce que c’est un livre d’histoire, cet ouvrage s’arrête ici. La vie pourtant continue. Les travailleurs de l’État existent encore dans plusieurs secteurs, notamment à la DTCN. La loi de programmation militaire en vigueur consacre une politique de croissance des dépenses globales d’équipement, dans un monde où l’ensemble des dépenses d’armement est en forte croissance. « En matière industrielle, » elle « s’appuie sur trois réalités qui déterminent le cadre dans lequel évoluent nos entreprises d’armement : la compétitivité des entreprises et une approche de plus en plus européenne du marché de l’armement ; le rapprochement et la fusion des groupes industriels ; et les progrès décisifs dans l’émergence d’une industrie européenne. La recherche systématique des alliances européennes sera encouragée. Les efforts pour générer des économies d’échelle seront poursuivis ». Le cadre prévu pour cette politique est celui d’une Agence européenne de l’Armement.

63La suite de l’histoire de GIAT-Industries révèle l’inanité des théories libérales sur les miracles du marché, au moins dans ce domaine spécifique. Malgré regroupements, rachats, prises de participations et recapitalisation, une main par trop visible a emporté l’essentiel des travailleurs : ils restent 5 000 en cet été 2005, dont une moitié déjà presque effacée.

64Les syndicats ont profondément évolué avec le temps et la situation. C’est ainsi que lors du congrès fédéral de 2004, seule une minorité de la FNTE-CGT défend encore le principe du maintien d’une défense nucléaire. Les thèmes du développement durable tiennent une place importante dans les débats... Ultime leçon de la volonté, porte de tous les avenirs.

Bibliographie

Les sources de ce chapitre sont :

– Les monographies et ouvrages de : Branciard, Hebert, Vaisse, Cours-Salies, Hamon et Rotman.

Sources originales :

– DGA, Châtellerault, registre 22, 1.2.1.03.01.05.5. N19 et 1.1.0.02.01.06.4/160 ; registre 10 1.1.0.01.01.05.6

– Archives CGT et CFDT MAT et MAS

Le Travailleur de l’État

Action Syndicale

Notes

1 M. Branciard, op. cit.

2 Sources : A. Collet, op. cit. ; J-P Hebert, op. cit. ; P. Fridenson, op. cit. ; Dufoux in M. Vaisse, op. cit. Pour le second tableau : sources syndicales et Assemblée Nationale, divers rapports, dont Rapport Fromion, enregistré le 17 décembre 2002.

3 Bulletin d’information et de liaison de l’Armement, op. cit.

4 Cité par M. Branciard, op. cit.

5 Supplément au Travailleur de l’État no 100 d’avril 1964.

6 Archives CFDT MAS.

7 Le Monde du 10 février 1962.

8 Cité par M. Branciard, op. cit.

9 M. Branciard, op. cit.

10 Il s’agit de la cloche offerte à la ville par le Tsar Nicolas II, en 1897, en remerciement des fusils fabriqués pour lui par la manufacture. Faut-il trouver étrange que nul ne s’inquiète, en 1968, de l’usage fait par le Tsar de ces armes ?

11 Sont rapportées les fermetures d’Angoulême, Pont-de-Buis et Toulouse.

12 Georges Marchais, L’espoir au présent, Éditions Sociales, Paris, 1980, 205 p.

13 Document conservé avec le no 244 de juin 1977 du Travailleur de l’État.

14 Les « branches » seraient la DTCN, La DTAT et la DTCA.

15 Cité par M. Branciard, op. cit.

16 Ibidem et archives CFDT MAS.

17 La Fédération adopte ainsi un point de vue qui n’était pas joué au départ, si l’on se rappelle les tentations de Marcel Gonin à l’époque de Reconstruction.

18 Ce rapport est présenté au Conseil national confédéral le 28 janvier 1978 : « obtenir des résultats concrets, donner espoir, passe par les nécessaires compromis avec ceux qui dirigent l’économie et la vie sociale ». Chacun peut aujourd’hui faire un bilan en matière d’espoir. H. Hamon et P. Rotman, op. cit., et P. Cours-Salies, op. cit.

19 Supplément au no 255 de juin 1978.

20 Nous empruntons cette expression à P. Dubois et R. Dulong, op. cit., pour qui le « passage au signe » signifie qu’un mouvement de masse s’empare d’un essentiel non négociable ; cela s’oppose au mode de revendication symbolique perçu comme un appel à négocier, et donc une reconnaissance de l’autorité.

21 Document daté du 5 mars 1979, signé nommément par Henri Berry, Archives CGT MAS.

22 Le Travailleur de l’État, numéro spécial 37e congrès, no 264, avril-mai 1979.

23 Raymond Guienne, André Pierrard, Un crime signé USINOR, G. Blondel Editeur, Condé sur Escaut, 1979, 93 p.

24 Formule de La Montagne, le 29 juin.

25 Le PDG de Matra.

26 La prime est alors de 16 % sur tout le territoire, mais en moyenne par établissement.

27 A partir de 1986 les CICOT deviennent des CIES : commissions d’information économique et sociale. Après la transformation du GIAT en société nationale, le comité d’entreprise et ses commissions rendent leur existence superflue.

28 Bulletin Fédéral CGT no 716 du 17 janvier 1986 et décret du 10 mars 1983 signé par C. Hernu, L. Fabius et P. Mauroy.

29 Archives CGT MAS.

30 Il s’agit d’une nouveauté, sans doute suggérée par la décision en cours d’élaboration de doter les sociétés nationales de comités d’entreprise.

31 Voir Daniel Labbe et Frédéric Perrin, Que reste-t-il de Billancourt ?

32 Livraisons du 30 mai 1986.

33 Rapports des secrétaires aux congrès du syndicat. Archives CGT MAS.

Table des illustrations

Titre Des salariés de Roanne avaient exprimé leurs sentiments sur une longue fresque, les cœurs brisés...
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Titre ...les bulldozers l’ont emportée !
Crédits Source : site CGT GIAT
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Titre Les effectifs de l’Armement terrestre à la fin du XXe siècle (DEFA puis DTAT)
Légende Chiffres arrondis par excès ; sources diverses
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Titre Les effectifs du GIAT, puis GIAT-Industries
Légende avant la restructuration de 2004-2005 divisant l’effectif par deux
Crédits sources diverses
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