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Les armuriers de l’État

 | 
Patrick Mortal

– 3 – Libéralisme et paternalisme, le XIXe siècle des monarchies constitutionnelles

Texte intégral

La Manufacture de Châtellerault en 1873.

La Manufacture de Châtellerault en 1873.
  • 1 Merci à Daniel Martin pour les compléments d’information fournis.

Photographie de M. Lefort, Historique de la Manufacture d’Armes de Châtellerault, 1819-1939, Paris, 1955, d’après un dessin de C. de la Fresnaye, cité par Yvonne Hémery, La vie ouvrière dans la région de Châtellerault de 1870 à 1895, mémoire de DES, Ss. dir. Castellan, Poitiers, 1961, dactylographié1

1Jusqu’à l’acier Bessemer en 1856, la technologie évolue peu. Peut-on pour autant parler comme Ken Alder d’une « amnésie technologique » en France et d’un retard sur le nouveau continent ? Ce serait oublier que les recherches d’Honoré Blanc se poursuivent encore en 1808 à Saint-Étienne sous la direction du contrôleur Javelle qui met notamment au point des machines, tours, « tours à fraise »… avec l’interchangeabilité en ligne de mire. Ce serait ignorer la construction de la manufacture de Châtellerault, décidée en 1819 pour remplacer Klingenthal dont les coalisés demandent le démantèlement. La Vienne y charrie la force du vieux massif à 200m3/seconde dans un large lit dont elle déborde parfois : un géant comparé au Furan, à l’Ehn ou à la Cérone. Un barrage de 105 mètres et un canal de dérivation créent la chute nécessaire aux usines que montre le plan de 1844, trois pour l’arme blanche, deux pour l’arme à feu. Les travaux hydrauliques se multiplient partout : barrage de retenue de Reygnac, d’une digue, d’un canal d’amenée et de l’usine de l’Estabournie qui fonctionne avec une turbine de 40 puis 65 chevaux à Tulle, barrage sur le Furan en Forez, où l’usine des Rives reçoit en 1831 une première machine à vapeur.

  • 2 Ainsi la technologie Whitney traverse-t-elle l’Atlantique, poursuivant la saga de l’échange technol (...)

2Imaginé par un français d’origine suisse, Pauly, le principe du percuteur, la détente libérant un ressort intérieur qui pousse une aiguille contre la cartouche, est adopté par la Prusse en 1841 avec le fusil Dreyse. En France, proposée en 1842 par un officier, Minié, la balle cylindro-ogivale est adoptée quinze ans plus tard, enchâssée dans une cartouche métallique, le laiton remplaçant le plomb, et le chargement par une culasse mobile s’impose contre le système de la « tabatière », couvercle de la chambre d’explosion. La révolution du modèle 1866, le Chassepot, du nom de son inventeur, est pourtant surtout permise par celle de l’acier. Acier de l’outil : en 1851, l’Exposition universelle permet aux européens de découvrir la méthode de coupe rapide des américains. Acier homogène surtout, abondant et vite produit, permis par le convertisseur Bessemer, puis Siemens-Martin, et plus tard Gilchrist. Il n’est plus nécessaire de raffiner l’acier par martelage, ni de forger et souder les canons de fusil : des barres seront forées sur un tour par une mèche d’acier trempé, cannelée pour évacuer le copeau et percée pour permettre l’envoi sous pression de l’huile de refroidissement. Les machines à percer et à rayer les plus fréquentes sont américaines, de marque Pratt et Whitney2. Il faut toutefois toujours dresser le canon foré, et la machine à dresser à volant se substitue au dressage à la main, le repérage du défaut se pratiquant toujours à l’œil selon la méthode du cierge.

Machine à forer les canons

Machine à forer les canons

(dessin de Normand)

L’usine Treuil, à du Saint-Étienne, construite en 1864-66

L’usine Treuil, à du Saint-Étienne, construite en 1864-66

Le Chasseur français (1909) cité par P. Maguin, op. cit.

3En 1864 à Saint-Étienne, après divers essais de machine à vapeur, sous la direction de l’ingénieur Kreutzberger de retour d’Amérique en 1855, on envisage de concentrer et mécaniser la production. Il y a bien quelques résistances, notamment lorsqu’en 1865 on supprime la forge des canons. Mais le Chassepot est dès 1866 responsable d’une première envolée des effectifs. Cette même année, on inaugure la « nouvelle manufacture » commencée deux ans plus tôt. En 1874, une nouvelle série de fabrication, celle du fusil Gras, augmente à nouveau l’embauche. Pourtant le colonel directeur Dubessy note qu’à ce moment encore les machines ne font guère qu’ébaucher les pièces que l’on finit à la main.

4Cette fois, la séparation du logement et du bâtiment d’exploitation est consommée. On ne réside plus dans la manufacture ou l’atelier de construction, et l’on demande aux locataires de la MAC de se loger en ville.

5En 1860 est décidé le regroupement des fabrications de canons et d’attirails à Bourges : trois fonderies (Strasbourg, Douai, Toulouse), huit ateliers de construction (Strasbourg, Douai, Toulouse, La Fére, Metz, Grenoble, Auxonne, Rennes) et les écoles d’artillerie sont ainsi remplacés par un arsenal unique, un dépôt et une école de pyrotechnie. L’investissement se monte à 8 millions de francs, dont la ville et le département assument chacun 10 %. Le personnel du canon va ainsi rejoindre celui du fusil, il n’y aura pas de nouvelle version du règlement des compagnies militaires après celui de 1856. Cela parachève une mutation engagée dès 1819.

1819 : un nouveau statut pour l’entreprise et pour les ouvriers

6La Restauration règle la question de la propriété des immobilisations des manufactures et prévoit de fermer celles du Nord-Est, ce que fera la Monarchie de Juillet dans la décennie 1830. L’État agit au cas par cas, résolvant à Charleville la faillite en 1810 de l’entrepreneur Morin, expropriant les anciens propriétaires à Tulle et rachetant les biens de Fréconnet, conservant l’entrepreneur Jovin à Saint-Étienne tout en construisant une nouvelle usine aux « Rives ». Au bout du compte, Tulle, Châtellerault, Charleville appartiendront à l’État, Saint-Étienne sera partagée entre l’État (bâtiments centraux), l’entreprise (11 usines) et seize maîtres ouvriers possédant leur boutique, mais deviendra quasiment propriété d’État avec la nouvelle usine et plus tard celle du Treuil. Le Klingenthal est reconverti en partie pour son propre compte par le dernier entrepreneur après la fermeture. Maubeuge, en régie directe depuis 1816, est finalement – mal – vendue par les propriétaires héritiers de Félix.

7L’entrepreneur cesse donc d’être propriétaire, et c’est l’exploitation qui lui est adjugée, pour temps assez long : 20 ans pour les frères Brunon à Saint-Étienne, 10 le plus souvent. Un état des lieux des immobilisations remises est établi en début de contrat et accompagne le cahier des charges, et une visite annuelle des locaux est effectuée contradictoirement ; toute transformation nécessite autorisation. L’entretien est partagé entre l’État et l’entrepreneur. Les obligations de celui-ci sont déterminées par le cahier des charges et par voie réglementaire, sur la base d’un texte du 22 Brumaire An IX (novembre 1800). Il a le droit de travailler pour le commerce, sous réserve de tenir un registre séparé de ces productions, et de ne pas entraver l’exécution du service.

  • 3 Cité par R. Dubessy, op. cit.

8Par ailleurs, le règlement du 20 novembre 1822 réorganise l’Inspection, attribue à chaque manufacture un directeur, toujours un officier supérieur, et un sous-directeur. Des capitaines sont sous leurs ordres, qu’ils doivent former, à la fois sur le tas et par des conférences régulières. Le directeur dirige les travaux3.

  • 4 Sur les Talabot : Jean Lenoble, Les frères Talabot, une grande famille d’entrepreneurs au XIXe sièc (...)

9L’entrepreneur ainsi diminué peut s’enrichir. Georges Victor Jovin quitte la MAS en 1838 avec une fortune qui l’autorise à léguer 500 000 F à sa ville natale. Pourtant, ce secteur d’activité et ce type de marché ne séduisent pas durablement les plus ambitieux. Les frères Talabot signent pour 10 ans à Tulle en 1835, mais passent la main dès 1838 ; ils reprennent en sous-main le « privilège » de Charleville, mais la fermeture est déjà annoncée4. L’industrie offre alors d’autres aventures. La part de l’entrepreneur dans l’entretien des bâtiments est l’objet de conflits, l’État répartit les commandes et fixe les règles… bref, on n’est pas chez soi ! Déjà l’accord avec Jovin pour Saint-Étienne avait été difficile : le traité du 23 octobre 1823 – seulement – règle les termes du marché avec l’État mais l’oblige à prendre en charge l’entretien des locaux et les loyers des ouvriers de passage. Pourtant les adjudications trouveront encore preneur pendant trois quarts de siècle.

10L’entrepreneur peut attendre si cela finit par rapporter. L’ouvrier vit dans l’urgence. Le 13 mai 1814, Louis XVIII est sur le trône. Dès le 27 août, une ordonnance confirme le droit à la retraite des armuriers des manufactures, comptant l’ancienneté à partir de l’âge de 16 ans et divisant les ouvriers en 3 classes : les soldats détachés, les civils engagés pour 4 à 8 ans et les « libres », ouvriers non-engagés. Le 1er janvier de chaque année, l’inspecteur établira la liste numérique des ouvriers libres, avec leur profession. Les « états sommaires » seront présentés en 2 colonnes, les libres et les immatriculés, c’est-à-dire les détachés et les engagés. Les immatriculés seuls peuvent bénéficier de la retraite.

11Mais c’est la paix et les soldats détachés sont renvoyés à leurs régiments. Le 4 mars 1819, le baron Evain, ministre de la Guerre, constate dans une circulaire aux inspecteurs « qu’il n’y aura bientôt plus dans les établissements que des ouvriers libres ». Il annonce alors le texte qui va paraître le 12, prévenant les protestations : « le gouvernement qui leur accorde une pension de retraite a droit d’exiger d’eux un service moins précaire et qui assure quelque garantie pour les travaux (…). L’immatriculation est d’ailleurs le seul moyen d’assurer les droits des ouvriers et de prévenir les abus ». Il faut donc qu’ils signent leur contrat d’engagement. La directive est claire : « Vous aurez soin de les y préparer de manière à ne pas donner lieu à des craintes mal fondées ». Le ministre a d’ailleurs pris soin de rappeler au général président le Comité de l’Artillerie qu’en des « temps plus calmes » que 1792, on avait réduit le nombre des retraites à 20 par manufacture, « les ouvriers n’étant pas strictement des soldats », et que c’est l’ordonnance de 1814 qui a rétabli le droit ; au demeurant les états sont mal tenus : il faut un « registre matricule à l’instar des corps de troupes ».

 

12Le 12 mars 1819 paraît l’ordonnance qui fixe le statut des ouvriers pour le siècle. Il faut être immatriculé pour avoir droit à la retraite. Les maîtres doivent avoir formé des élèves de leur profession. Ce droit est acquis :

  1. après 30 ans de service et 50 ans d’âge

  2. quelle que soit la durée du service au cas où l’ouvrier serait victime au travail d’une mutilation le mettant hors d’état de gagner sa subsistance

  3. après 15 ans de service lorsque des infirmités constatées dans les établissements l’empêchent de continuer sa profession.

13Des majorations de 1/20 par année de service sont prévues au delà de 30 ans et en cas de mutilation. Le maximum de pension est de 400F pour un maître et 300 pour un ouvrier. En cas d’invalidité, elle est de 200 et 150. Le temps de service est compté à partir de l’âge de 20 ans. Les ouvriers libres peuvent recevoir des secours ou même une pension, mais à la discrétion de l’inspecteur général. Enfin, les retraités pourront continuer à travailler dans les manufactures sans perdre leur retraite, qui sera majorée comme prévu, « lorsque l’âge et les infirmités les forceront à quitter définitivement la manufacture ».

14Le règlement d’organisation générale du 20 novembre 1822 fixe à 6 ans la durée renouvelable de l’engagement, à 3 mois le délai de préavis en cas de non renouvellement ou de départ des ouvriers libres, et à 1 mois le préavis entre maître et compagnon. Des sanctions sont prévues : diminution ou privation de commande, renvoi, définitif pour les libres et engagés, au corps pour les détachés. Ce règlement prévoit également pour la première fois la prise en charge par le gouvernement des frais d’apprentissage de 20 élèves par an, répartis entre les établissements par le ministre. Ces apprentis ont entre 18 et 25 ans, et s’engagent pour 8 ans. Ils touchent une indemnité. Ironie de l’histoire de la Restauration, il fallait pourtant l’abolition des privilèges pour que le contrat puisse devenir la règle en lieu et place de l’obligation à vie. En revanche, le nombre des immatriculés et l’emploi des libres varient comme le veut l’employeur, mais à l’époque la précarité de l’existence enrayée pour quelques uns est un progrès.

15On trouve là un témoignage des attitudes des légitimistes envers la classe ouvrière, charité chrétienne peut-être moins paternaliste qu’il ne paraît. Dans un rapport préparatoire au Comité central de l’Artillerie du 3 mars 1819, un président de commission explique : « Il existe dans les manufactures des ouvriers âgés de plus de 70 ans et travaillant depuis plus de 50 ans qui n’ont pas encore pu obtenir leur retraite. D’autres sont infirmes et miséreux (…) ». Or, il faut diminuer les effectifs au moindre coût social. Mais surtout, dès le départ, la notion de droit à la retraite est ambiguë ; une circulaire ministérielle du 16 janvier 1821 explique le problème aux directeurs : « Le nombre des ouvriers qui (…) jouissent de la retraite est beaucoup plus considérable qu’il n’a jamais été ; cependant, comme il ne serait pas possible de faire liquider un trop grand nombre de ces pensions, il est nécessaire que vous mettiez plus de réserves dans les propositions que vous adresserez dorénavant au ministre. Les ouvriers des manufactures d’armes ne peuvent en effet (…) être entièrement assimilés aux militaires qui joignent aux années de campagne des blessures, etc. et il est par conséquent nécessaire de faire un choix parmi les ouvriers qui peuvent prétendre à la retraite, en prenant en considération non seulement l’âge et les années de service qui sont des conditions de rigueur, mais encore la conduite, les infirmités, l’impossibilité de travailler, le manque de ressources, etc. ».

16Dans l’immédiat, il y a 74 ouvriers qui ont 30 ans de service en 1819, et l’explication ne suffit pas à leur faire comprendre qu’ils doivent s’engager jusqu’en 1825 pour s’en aller à partir de 1819 ! On leur donne leur retraite et une circulaire spécifie qu’à partir de 1825 seuls les immatriculés en auront une. Les pensions sont ensuite accordées régulièrement : 23 en 1830, 109 en 1834, et même plus ensuite quand on ferme les établissements du Nord. Cela ne fait pourtant pas disparaître les vieux ouvriers car la pension est faible. Des incidents lèvent le voile : quand, une loi du 26 avril 1855 vient relever le montant des pensions et fixe à 25 le nombre d’années de service requis, des anciens qui jusque là boudaient une pension trop faible se précipitent pour partir ; en 1869, un groupe de retraités de Saint-Étienne signe une pétition au ministre : ne pouvant vivre avec leur pension, ils avaient jusque là pu faire de menus travaux dans la manufacture, mais le directeur les a renvoyés, à cause du manque de travail. Or des étrangers « sont admis dans les ateliers, tous propriétaires (…) aucun d’eux n’a besoin. Néanmoins ils sont préférés ». Il s’agit d’ouvriers italiens dont le directeur fait l’éloge dans la lettre qu’il joint à la pétition, ajoutant : « Dans les deux ou trois années qui précèdent leur mise à la retraite, tous les vieux ouvriers se disent infirmes et se plaignent de ne plus y voir et de ne pouvoir travailler ; mais à peine ont-ils obtenu leur pension de retraite, qu’ils redeviennent valides et ne cessent de solliciter du travail. Leur espérance est uniquement de pouvoir cumuler une pension de retraite avec leur salaire journalier (…) ». L’ordonnance de 1819 est sans doute une avancée sur le plan du rapport de travail, mais sur le plan assurantiel, elle est encore loin de l’espérance de 1792.

17L’immatriculation fonctionne en revanche les premières années dans un sens de protection de l’emploi, puisque l’on passe de 2 634 immatriculés à 3 657 entre 1824 et 1835, veille des restructurations.

Augmentation du nombre des immatriculés de 1824 à 1835

Augmentation du nombre des immatriculés de 1824 à 1835

Source : SHAT 4W462

18Après 1835, alors que les établissements du Nord ferment, le nombre des nouveaux immatriculés pour l’ensemble des manufactures évolue de la façon suivante, selon un rapport du Comité de l’Artillerie de février 1852 :

1840 : 152

1846 : 62

1841 : 314

1848 : 277

1842 : 173

1851 : 129

19En 1819 le baron Evain s’intéresse aussi aux compagnies d’Artillerie. La journée de travail est fixée à 12 heures toute l’année, à charge du directeur de l’arsenal de s’adapter au rythme de la lumière du jour. Les ouvriers sont divisés en trois classes selon leur habileté, et le salaire est à l’avenant. La première classe représente le quart de la compagnie, la seconde la moitié, la troisième le reste. Le nombre des civils employés dans les arsenaux doit être le plus faible possible, compte tenu des frais qu’ils occasionnent. La variation des effectifs est ici assurée par l’apport temporaire de soldats des garnisons. Toutefois, la durée de la journée et le niveau des salaires des uns et des autres sont fixés par référence explicite avec ce qui se pratique dans « le commerce ».

20La loi laisse tout de même un vaste champ à la solidarité.

Le paternalisme impérial : les masses de secours

21La masse de secours apparaît pendant 90 ans comme un bien propre des ouvriers des manufactures. Après 1855, celui qui part, démissionnaire ou licencié, « prend sa masse ». Le sens de cette institution est perçu de l’extérieur, comme en témoignent durablement les articles de presse utilisant l’expression.

22Elle peut être définie comme un capital servant de caisse mutualiste et constitué par des cotisations des ouvriers et des contributions volontaires de la hiérarchie, occasionnellement par des dons de l’entrepreneur.

23Son inventeur est le chef de bataillon Sirodot, inspecteur de la manufacture de Tulle, qui signe un long « Mémoire sur les Manufactures d’Armes », le 1er Vendémiaire An XIII (septembre 1804). Premier officier d’Artillerie à l’inspection de cette manufacture après son passage de la Marine à la Guerre, il doit gérer une crise complexe, car son prédécesseur est décédé en fonction, l’entrepreneur est en faillite. La situation ne sera rétablie qu’à partir de mai 1805 ; les ouvriers, pour leur part, ne se sont pas encore remis de la misère des années terribles et des déceptions d’après Thermidor. L’inspecteur est lui-même malade, et devra se retirer dès août 1806, ce qui le rend peut-être plus sensible au malheur des autres.

24Son mémoire décrit la difficulté devant laquelle se trouve l’inspecteur, bien proche de celle que rencontrait Danzel. Il n’y a pas de légitimité à l’autorité de l’É-tat, puisque c’est la force seule qui contraint l’ouvrier à rester à son service, quand il pourrait mieux gagner sa vie en travaillant pour le commerce, d’autant qu’on ne parvient même pas à le payer régulièrement. On ne peut légitimement l’empêcher de partir sans attenter à sa liberté fondamentale, et l’on veut lui infliger des punitions sévères quand il reste. A cette aliénation ne peut se substituer qu’un acte volontaire, le contrat temporaire d’engagement. C’est toute la différence : après 1789, cela paraît non seulement possible, mais raisonnable. Au demeurant, c’était une particularité des lettres patentes données à Tulle que de prévoir une durée de 6 ans d’engagement, en un temps où déjà l’on avait du mal à recruter. Mais cela ne suffit pas à ressouder le collectif de travail, à constituer la manufacture en entreprise fonctionnelle. Pour que l’acte volontaire se fasse, il faut que quelque chose attache les ouvriers à celle-ci.

Mémoire sur les ouvriers dans les Manufactures d’armes inspecteur de Tulle Sirodot – 1er vendémiaire An XIII
(...)
Du salaire et des secours dus aux ouvriers en activité
Habitués dès l’enfance au travail des armes, l’ouvrier de la manufacture est enchaîné à une industrie bornée à des bénéfices strictement calculés sur le nécessaire et qui ne peuvent s’accroître avec ses progrès. Le salaire le mieux payé le laisse sans avances, sans moyens d’économie, son travail ne peut après une certaine perfection croître à proportion de sa famille et de ses besoins. Chaque jour il est exposé à la misère s’il vient à manquer de travail le lendemain, il est toujours pris au dépourvu par les intervalles d’activité, les maladies, l’âge et les infirmités.
Quoique si l’on compare la main d’œuvre de l’ouvrier avec quelques unes des journées de travail dans certaines professions on puisse la trouver avantageuse, toujours est-il qu’elle est insuffisante à une famille un peu nombreuse, tant que les enfants sont en bas âge, qu’elle n’est point en proportion avec le temps d’apprentissage que l’ouvrier a dû faire, avec les pertes qu’il éprouve sur les rebuts, avec l’espèce d’industrie à laquelle il s’est élevé, et les espérances qu’elle devrait lui donner.(…)
Il résulte de cette considération que l’ouvrier des manufactures doit être dédommagé (…) qu’il doit être protégé par des institutions qui lui procurent des secours dans le besoin, des ressources dans la suite de l’âge, et dans tous les cas lui tiennent lieu de prévoyance qui n’est pas la vertu des gens du peuple.
Des dispensaires et tontines de vieillards
La première de ces institutions qui vient d’être établie à Tulle au mois de vendémiaire an 13, consiste dans l’association des ouvriers en communauté pour des secours mutuels. – Un léger dépôt fait chaque mois sur le produit du travail sert à l’établissement d’une masse capable de fournir les soins de l’art, les médicaments aux malades et des soulagements aux familles malheureuses et aux ouvriers étrangers lors de leur arrivée. (…)
Le soin de cette petite administration intérieure où des syndics représentent la communauté des ouvriers est remis à l’un des officiers de l’Inspection, [et non à l’entrepreneur]. Celui qui commande, celui qui punit devait aussi secourir et protéger ; l’institution des inspecteurs est constante (…) il n’en est pas de même de l’entreprise où tout est passager.
L’ouvrier, voyant ses chefs occupés de ce ministère de bienfaisance envers lui cessera de les regarder comme à présent, toujours armés de sévérité, n’ayant de rapport avec lui que pour lui faire essuyer des pertes par les rebuts aux recettes, il croira mieux à la justice de leur décisions. (…) »
SHAT 4W 462

25Une note en bas de page rappelle l’injustice de la suspension des retraites prévues par la loi de 1792 et précise : « En l’An 13 pour la manufacture de Tulle, tous les jours la mort moissonne quelques uns de ces vieillards ; les secours auxquels ils ont droit ne seront pas longtemps onéreux à l’État… que pour l’exemple ceux-ci ne finissent plus au moins leurs jours aussi misérablement ». Ce mémoire est suivi du règlement manuscrit de la masse de secours en 25 articles.

  • 5 Lorenzo Tonti, banquier italien (v. 1630-v1695) inspire à Mazarin l’idée de ce procédé en 1653. Les (...)

26Concrètement, la masse de secours fonctionne comme une association mutuelle, mais sous le contrôle de l’autorité. Le modèle des « tontines » est explicitement évoqué. Ce modèle est issu des expériences de l’Ancien Régime : l’État empruntait une somme à certains officiers pour constituer un capital sur lequel il leur versait une rente jusqu’à leur mort, le capital des défunts profitant aux survivants. En 1790, le financier Joachim Lafarge a soumis un projet de tontine nationale à l’Assemblée, afin de favoriser l’épargne et d’éponger la dette publique. Non suivi, il a néanmoins lancé une initiative privée dans ce sens à Paris, restée sous le nom de « tontine Lafarge ». C’est en s’inspirant de cette expérience que l’industriel et banquier Benjamin Delessert, baron d’Empire, fondera à Paris, en 1818, la première caisse d’épargne. Ces questions sont donc connues dans le milieu des cadres de la Nation5. Le principe de la retraite est par ailleurs admis depuis l’Ancien Régime pour les officiers de l’armée et les Invalides ont pour fonction de recevoir les vieux soldats. Une « masse » existe par ailleurs à fins d’entraide dans certains régiments et une lettre du commandant de la 8e compagnie d’ouvriers de l’État en date du 12 pluviôse An X révèle qu’en quittant celle-ci, un soldat doit recevoir les comptes de sa solde et de sa masse.

27La masse de secours se distingue de ces modèles. Dans sa forme primitive à Tulle, il y a une double capitalisation. La « masse de santé » est constituée par des prélèvements sur tous les salaires, modulés de 25 centimes à 1 franc par mois. Les employés de l’entrepreneur et les contrôleurs, réviseurs et gardes-magasins contribuent volontairement. La retenue est effectuée par boutique, à charge du maître de la répercuter sur ses compagnons et apprentis. Les objectifs de cette masse sont de « payer les médecins, chirurgiens et médicaments (…) et la distribution des secours divers pour les convalescents, les veuves, orphelins d’ouvriers et les vieillards ou infirmes de la manufacture ». Un traitement annuel est alloué au médecin et « il sera traité avec » le chirurgien et le pharmacien. Les secours ne pourront « en aucun cas » être distribués en argent et les entrepreneurs détermineront les maisons de Tulle où ils seront préparés.

28Par ailleurs, « les économies faites sur la masse, le produit des amendes de police, les dons des officiers et des actionnaires de la manufacture seront traités comme une masse particulière et mis à intérêt de 8 % dans la caisse de l’entreprise de la manufacture, pour servir ensuite au soulagement des vieillards, des infirmes privés de travail, des veuves et des orphelins des ouvriers ». Les entrepreneurs en tiennent un compte séparé et souscrivent pour cette « tontine » des obligations à terme fixe. Les distributions sur cette masse ne seront faites qu’en cas d’urgence.

29C’est donc là un système très complet, quoique limité, puisque les ayants droit sont largement définis et les risques partiellement séparés : vieillesse, chômage, maladie, invalidité. Mais ce qui est aussi nouveau, c’est le mode de gestion de cette masse. Le règlement utilise l’expression « bureau d’administration de la masse » pour désigner le groupe composé de l’officier désigné par l’inspecteur, des 2 contrôleurs et des 3 « syndicts » ouvriers, qui contrôle les comptes et administre au quotidien le système. Les ouvriers sont appelés à s’adresser au plus proche de ses membres pour présenter leurs demandes. Les 3 « syndicts » sont désignés par l’inspecteur sur une liste de 6 noms, élus par tous les ouvriers, à raison de 2 pour Souilhac et 4 pour Tulle. L’élection se fait par collecte des suffrages dans les boutiques, lors d’une visite des contrôleurs.

30Le terme de « syndicts » fait de la « communauté » instituée par Sirodot un régime d’exception puisque les corporations sont théoriquement interdites par la loi Le Chapelier : « les ouvriers et compagnons (…) ne pourront (…) se nommer ni président, ni secrétaires, ni syndics, (…) former des règlements sur les prétendus intérêts communs ». Tout au plus peut-on faire remarquer que dans le cas d’espèce les ouvriers ne sont pas « ensemble » mais rassemblés sous l’autorité de l’inspecteur. Tout de même, l’article premier du règlement commence par « Il sera formé une masse commune entre les ouvriers de la manufacture » !

31Il convient de relever l’habileté de Sirodot. Alors que l’Inspection n’est rétablie dans ses prérogatives que depuis 1798, que les ouvriers ont perdu la part qu’ils avaient à la gestion de l’entreprise avec le CA, il récrée un cadre de gestion d’un intérêt commun. Il donne même, selon toute apparence, puisque aucun privilège des maîtres n’est écrit, le droit de vote aux compagnons et apprentis, qui ne l’avaient pas aux termes de la loi de 1792. Le langage courant aura tôt fait d’ailleurs de parler de « conseil d’administration de la masse », et non de « bureau », terme ici employé par prudence. La quête de légitimité de l’autorité s’appuie ainsi à la fois sur la participation matérielle, en temps et en argent, de l’encadrement, mais aussi sur la nécessité de combler le vide de représentation ouvrière laissé par la fin du privilège et de la direction mixte. En même temps, l’Inspection s’affirme comme la véritable direction des hommes de la manufacture, la main qui punit, soulage et rassemble. Quel que soit son avenir, l’entrepreneur est décrit comme « éphémère ». La permanence de l’État, seule constante, est ainsi assise sur la collectivité ouvrière reconstituée. Même s’il ne faut pas exagérer l’attrait d’un système aux prestations finalement limitées, sa signification culturelle et politique n’en demeure pas moins forte.

32Cette initiative pionnière va rapidement se généraliser sous l’impulsion des collègues de Sirodot. En janvier 1813 le règlement de Mutzig admet le terme « conseil d’administration », les pères et mères cohabitants sont ajoutés aux ayants droit. Le ministre de la Guerre s’intéresse à la question dès 1817 et rédige un projet : « Il sera établi dans chacune des Manufactures Royales d’Armes de Guerre une caisse d’épargne qui aura pour objet les secours de toute espèce à donner aux ouvriers de ces établissements, d’après les délibérations d’un Conseil d’administration ». En 1824 Charleville, en 1825 Maubeuge appliquent cette décision.

  • 6 Sur cette question :
    Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Complexe, 1995, Bruxelles, pages 18 et 19.
    A (...)

33La forme définitive des masses de secours devait revenir au Second Empire, en harmonie avec les convictions sociales de l’Empereur et les principes de la « mutualité impériale », patronnée par des notables6. Le bonapartisme, d’une certaine façon, est à l’échelle de l’État un équilibre proche de celui établi à la manufacture de Tulle en 1804. Le règlement du 10 juillet 1855 donne donc sa forme définitive au système des masses de secours. L’évolution est importante, puisque l’on constitue dans chaque établissement une nouvelle masse à partir de l’ancienne. La grande nouveauté est que la masse de secours est constituée par la « première mise » de chaque ouvrier, augmentée de ses cotisations mensuelles. Se constitue ainsi « l’avoir de l’ouvrier », représenté par la somme de ses dépôts moins celle des secours qui lui auront été attribués et moins sa part contributive aux dépenses générales. Quittant la manufacture en situation régulière, sauf en cas de démission ou de licenciement pour faute, il touche ce « décompte ». C’est ce que le langage courant appellera « prendre » ou « retirer sa masse ». Le retraité touche son décompte. Si le cotisant décède en activité, ses héritiers touchent son décompte. Un deuxième fonds est constitué par les amendes, les dons, les intérêts de dépôts et les sommes appartenant aux ouvriers quittant irrégulièrement la manufacture. Ce fonds sert à payer les frais généraux, y compris le traitement des médecins, et les secours en nature ou en argent. C’est seulement quand il est épuisé que l’on impute sur les comptes des ouvriers les dépenses restantes, proportionnellement aux retenues mensuelles sur leurs salaires.

34Il s’agit donc d’une sorte de caisse d’épargne à fonction assurantielle. La gestion est à majorité ouvrière, le conseil d’administration étant composé d’un capitaine président, d’un contrôleur et de 9 ouvriers maîtres et compagnons, choisis sur une liste de candidats élus par l’ensemble des maîtres et compagnons à raison de 3 pour un poste à pourvoir, les différentes professions devant être représentées. Un secrétaire-caissier est payé par le gouvernement. Les prestations vont aux ayants droit définis comme la famille, y compris les parents à charge. Les remboursements de médicaments sont partiels, le conseil d’administration décidant au cas par cas selon des critères définis. L’accouchement n’est explicitement pas pris en compte.

35Au plan des principes, la masse a pour objet :

  1. de procurer gratuitement aux ouvriers et aux membres de leur famille habitant ou mangeant avec eux et à leur charge les soins des médecins et chirurgiens.

  2. de donner des secours en nature ou en argent aux ouvriers qui se trouvent momentanément dans un état d’indigence non – mérité.

  3. d’encourager l’esprit d’ordre et d’économie parmi les ouvriers, en leur réservant une chance d’un décompte dans certains cas déterminés.

36La masse de secours apparaît ainsi comme une correction à la marge de la précarité individuelle. La constitution d’un capital par l’épargne au sein de l’entreprise est un moyen supplémentaire pour attacher le personnel. Elle est aussi, sans doute, une arme pour différencier les armuriers du prolétariat des autres professions : ils possèdent quelque chose. La masse tend à unifier malgré tout les « journaliers » et les « immatriculés » qui ont une certaine garantie de l’emploi. Au demeurant, le décompte peut amortir les périodes de chômage des premiers : il est prévu que l’ouvrier l’ayant touché en partant, revenant par la suite à la manufacture, doit rendre la somme à la masse ou accepter qu’on la lui retienne progressivement sur son salaire. L’idée que la prévoyance individuelle devrait être une vertu populaire est alors dominante : le décompte est ici une aide à la vertu, idéal que n’atteindront pas les ouvriers des manufactures condamnées.

Des derniers feux de la grève d’Ancien Régime à l’invention des restructurations industrielles

37Le mouvement qui s’empare l’une après l’autre des professions des quelques 600 ouvriers du Klingenthal entre janvier et mars 1819 apparaît ainsi comme le dernier acte du cycle précédent. Il éclate dans une ambiance dégradée par les séquelles de l’occupation étrangère, par la baisse des commandes qui suit la paix, par l’annonce aux personnels, dès 1818, de la fermeture à terme. L’inspecteur Krantz comprend, qui parle d’une « misère effroyable », les bureaux aussi, qui rendent le 16 février un rapport au ministre : « Il paraît toutefois que ces ouvriers sont malheureux ».

38Ces ouvriers continuent à travailler à l’occasion en dehors de la manufacture. Les raffineurs d’acier sont constamment soupçonnés de détourner les matières premières de la meilleure qualité. En 1822 encore, un rapport du 19 décembre expliquera que l’on ne parvient pas à répartir les rebuts entre les ouvriers, parce que l’entrepreneur fait cause commune avec eux. On ne peut punir l’ouvrier en le privant d’ouvrage, car il « est sûr d’en avoir dans les établissements où les entrepreneurs fabriquent des objets étrangers aux commandes ». On pourrait interdire. Mais « on pense que dans l’état actuel des choses une pareille défense ne peut pas être faite ». En effet, les entrepreneurs Coulaux sont encore locataires ou propriétaires de locaux sur les lieux mêmes où s’exécutent ces travaux, pour lesquels ils ont d’ailleurs obtenu en 1814 une autorisation impériale ; en 1817, il se sont lancés dans la coutellerie et la quincaillerie, en faisant venir 36 maîtres et 42 compagnons de… Solingen, auxquels s’ajouteront 90 ouvriers locaux. La situation des ouvriers demeure donc liée à la fois à la manufacture et à des ressources d’appoint.

39En janvier 1819, ce sont les aiguiseurs qui, les premiers, refusent de travailler. Ils sont victimes d’une décision de baisser les prix prise à Paris, et des prix précisément fixés par l’inspecteur sur place. Outre les armes, des haches de campement et autres outils d’artillerie sont fabriqués depuis 1803. Or, selon Krantz écrivant au directeur général le 27 janvier, tous ceux qui ont participé à cette production y « ont trouvé leur ruine ». Les premiers les forgeurs ont refusé d’y travailler, puis se sont laissés convaincre. Pour les aiguiseurs, il s’agit d’un travail pénible et mal rémunéré. Le prix des pièces a été fixé après un essai sur une centaine, mais les grévistes de 1819 estiment que les circonstances de l’essai sont exceptionnelles : « la longueur des jours, la douceur de la température, l’abondance des eaux, la liberté dont les ouvriers employés à la fabrication d’essai et choisis parmi les plus adroits jouissaient dans leur usine »… Krantz ne conteste pas : « Cela ne m’avait point échappé dans l’établissement du devis, mais j’avais pensé que les aiguiseurs gagneraient en habileté par l’expérience » La tension est montée en 1817 quand certaines primes ont été supprimées, et qu’un tarif moins avantageux a été décidé. Pire, l’on exige maintenant des ouvriers logés qu’ils paient un loyer. 7 raffineurs signent alors une pétition, en date du 23 janvier.

40Le facteur déclenchant le mouvement est bien décrit par l’inspecteur, dont les sentiments paraissent d’ailleurs partagés sur ce qu’il faut faire, convenant qu’une légère augmentation « ne porterait pas la journée d’aiguiseur à un taux trop exagéré. Mais où trouver cette augmentation » sans toucher au devis ? Il décrit dans un rapport l’origine de ce qu’il appelle une « désobéissance formelle » :

Le travail et la grève des aiguiseurs en hiver
« (…) L’aiguisage de l’outil d’artillerie et de la hache de campement a commencé en novembre et s’est continué en décembre dans des circonstances très défavorables. La baisse extraordinaire des eaux ne permettait aux aiguiseurs qu’un travail interrompu et de peu d’heures par jour ; bientôt les gelées sont venues empirer la situation. Leur meules se couvraient de glace, exposés alternativement au déluge d’eau dont les incommodent les meules mouillées et à la poussière provenant soit des meules sèches, soit du retaillement très fréquent des meules mouillées, occupés sans cesse à dégager les roues à eau des glaces qui les obstruaient, ils travaillaient beaucoup, souffraient encore d’avantage, et n’obtenaient que très peu de produit, ils ne gagnaient vraiment pas leur vie. Ne considérant que l’effet, sans vouloir envisager la cause, qui n’était en grande partie que momentanée et dépendant de la saison, ils ont déclaré qu’ils ne pouvaient résister à un tel état de choses, et dans les premiers jours de ce mois, ils sont venus en masse demander de suspendre l’aiguisage des outils jusqu’au mois de mars, consentant toutefois à aiguiser quelques lames dans l’intervalle si l’on voulait leur en donner.
Je cherchai à leur faire comprendre l’absurdité d’une telle proposition et en effet peu de jours après, des eaux abondantes et une température plus douce vinrent en démontrer le ridicule, mais ils se rejetèrent alors sur l’impossibilité où ils se trouvaient de vivre en travaillant et qu’ils fondaient sur l’insuffisance des prix. Convaincu que les circonstances de la saison donnaient quelque fondement à leur plainte, j’engageai MM Coulaux à faire un sacrifice momentané ; ils y consentirent, et je donnai l’ordre ci-joint.
Cette disposition produisit un effet contraire à ce que j’en attendais. Les aiguiseurs réunis pour entendre la lecture de mon ordre, s’imaginant sans doute que j’étais le maître de fixer les prix, déclarèrent qu’ils ne se contenteraient pas d’une prime momentanée ; qu’ils voulaient une augmentation constante ; que les prix des outils sur lesquels on ne les avait pas consultés, ne leur convenaient pas et qu’ils ne travailleraient qu’à ceux portés au tableau ci-joint (…)
La raison et les paroles n’ayant aucun effet sur des ouvriers exaspérés et sans doute excités par quelques meneurs qu’on découvrira sûrement quelque jour, je fus obligé de congédier une réunion qui devenait de plus en plus bruyante, et la désobéissance unanime continuant, je me vis le 12 de ce mois dans la nécessité de (…) faire fermer les aiguiseries, espérant que cette mesure empêcherait les ouvriers de trouver quelque ressource dans des travaux étrangers à leurs commandes [et que] le besoin pousserait bientôt les moins entêtés à en revenir à l’obéissance. Mais il n’en fut rien ; ils restèrent unanimes dans leur mutinerie ; des mesures terribles continrent ceux qui auraient été disposés à montrer de la bonne volonté (…) ».
SHAT, Xd 234

41La négociation conflictuelle des devis, autrement dit le prix des pièces, est ici à la frontière entre le marchandage commercial et le mode de fixation des salaires tel qu’il ne sera définitivement instauré qu’à la fin du siècle. L’on suit ainsi la genèse de ce mode de paiement qui n’a pas intégralement disparu. Au plan du conflit lui-même, la tentative de fermeture des aiguiseries apparaît comme un « lock out » dont la fonction est d’empêcher les ouvriers de travailler à des commandes privées. Enfin, il est évident que c’est l’insupportable pénibilité du travail qui conduit « cette classe d’ouvriers jusqu’ici la plus docile et la plus résignée » à la « mutinerie ». Mais une fois le mouvement déclenché, c’est la liberté inaliénable de discuter les prix qui soude la collectivité : « ils n’ont pas été consultés », les prix ne « leur conviennent pas ». En l’absence d’accord, on ne travaille pas. Genèse et sens de la grève : la liberté de l’ouvrier est de marchander son prix, faute de quoi le marché ne se fait pas, et donc, on cesse le travail. Le 3 mars encore, les maîtres aiguiseurs envoient copie d’une pétition qu’ils ont déjà adressée au ministre le 12 janvier, et qui est restée sans réponse.

42Le mouvement s’étend. Le 8 février, 5 raffineurs d’acier adressent une pétition à l’inspecteur : « Loin de vouloir par leurs travaux pénibles gagner pour se donner un état d’opulence, ils ne cherchent au contraire que moyens suffisans à pouvoir sans sacrifier leurs petites fortunes tout en travaillant, qu’y trouver l’indispensable à leur propre entretien ainsi qu’à celui de leur famille ». Ces ouvriers achètent en effet sur leurs deniers l’acier brut, avec lequel ils produisent les maquettes des lames, qu’ils vendent à l’entreprise. Or, ils affirment que cela se solde par un « débit mensuel plus ou moins considérable envers l’entreprise, qui sous peu entraînerait nécessairement leur ruine ». En conséquence ils demandent une hausse, chiffrée, du prix de chacune de leurs productions. L’inspecteur juge leurs revendications exagérées mais informe l’autorité que les raffineurs sont peu nombreux, que c’est une profession rare, « par la répugnance que les maîtres apportent à faire des élèves ailleurs que dans leur famille ». Il faut savoir les ménager, et satisfaire leurs demandes ne coûterait pas très cher au total… Krantz est décidément bien proche des ouvriers. Quelle que soit la revendication, il lui trouve des arguments ! Et même l’occasion de la satisfaire sans déchoir. Dans un courrier au ministre daté du 26 février, il signale qu’on « en aurait l’occasion dans l’établissement du nouveau devis pour une partie des armes et dans la modification de ceux qui existent pour les autres, d’après le changement de modèle qui vient d’avoir lieu ». Les Coulaux l’informent à sa demande des tarifs pratiqués pendant les guerres impériales, mentionnés dans des « délibérations qui ont disparu des archives de l’Inspection », mais pas de celles de l’entreprise. A ce compte, « les raffineurs doivent trouver leur condition bien changée », car les prix de l’époque assuraient un salaire journalier de 14F pour un maître et un compagnon. Lorsqu’en 1816 le ministre a demandé de baisser les prix, il n’a certainement pas voulu que l’on « conservât à une classe d’ouvriers un salaire aussi considérable ».

43Les raffineurs ont une autre revendication : ils protestent contre le loyer qu’on leur réclame depuis 1817 pour financer l’entretien des bâtiments qu’il occupent et dont l’entreprise est maintenant déchargée. Les deux revendications vont ensemble : avant, des professionnels logés, parce que venus parfois de loin, négocient leurs prix lors de « délibérations ». Après, Paris fixe des prix en fonction du salaire qu’il juge correct pour une journée de travail, chacun payant ses propres frais. La ruine menace donc en effet les raffineurs, qui sont en train de perdre une situation où ils disposaient manifestement d’un petit capital, qu’ils prenaient grand soin de transmettre à leur famille en ne formant au métier que leurs seuls enfants. Hier, ils conservaient une certaine liberté de leur temps et de leur bras. Leur vie est déjà devenue une course contre le temps, demain ils n’auront peut-être plus les moyens de se louer à d’autres. La prolétarisation aura mis un peu de temps à atteindre le Klingenthal. Mais les événements qui s’y déroulent montrent ce qu’est le principe de l’immatriculation. Il s’agit certes d’un contrat, mais un contrat salarial, où l’ouvrier ne dispose pas des moyens de négocier le prix de sa peine. Le statut est ainsi à la fois un fait de modernité, et la sanction, ou la compensation si l’on préfère, de l’aliénation achevée. Il ne reste plus guère alors qu’une seule arme aux travailleurs…

44Sur le papier à entête de l’inspection de la manufacture, un certain Bureau signe la lettre annonçant la reprise du travail, le 6 mars. Les arguments de cet officier médiateur et de l’entrepreneur semblent avoir provisoirement convaincu : « une obstination plus prolongée ne ferait qu’accroître leur misère profonde, ne laisserait aucun moyen pour reconnaître si leur réclamations sont fondées, et pouvait d’ailleurs amener à l’égard de quelques-uns d’entre eux des résultats fâcheux, s’ils étaient signalés au gouvernement comme les instigateurs d’une désobéissance combinée ». Mais pour vraiment convaincre, il a fallu promettre d’examiner les revendications. Et ce sont maintenant les forgeurs et les monteurs, d’autres encore qui « adressent à chaque instant des pétitions collectives » à l’envoyé du ministre. Tous réclament une augmentation de salaire et la suppression du loyer. A ceux là aussi, il a fallu promettre qu’une proposition serait élaborée et transmise au ministre. « Je m’occupe en ce moment de la révision du devis des outils et de prendre de concert avec M. Krantz et l’entreprise les mesures nécessaires et de détail afin d’exécuter les commandes arriérées ».

45En clair, l’envoyé ministériel donne satisfaction aux grévistes sur l’immédiat : le taux des devis. Mais le ministre l’emporte sur l’essentiel : c’est lui qui fixe les prix, et non la négociation sur place des tarifs. Pourtant, dorénavant les ouvriers du Klingenthal seront pris au sérieux par les autorités. Leur combativité d’ailleurs ne se dément pas : en 1823, le ministre est obligé de consentir une augmentation de 17,5 % aux forgeurs de sabres. Mais par mesure de rétorsion le dénommé Schneider, désigné comme le principal moteur des désordres, est exclu momentanément de la manufacture, et ne sera réintégré que sur avis de l’inspecteur. Grondements annonciateurs...

  • 7 Sur ce dossier, quelques éléments dans : H. Manceau, op. cit., P. Stintzi, op. cit., A. Guillon et (...)

46La fermeture des établissements du Nord-Est est décidée pour satisfaire une demande des vainqueurs de 1815, et parce qu’on a fait l’expérience des dangers de leur exposition près des frontières ennemies. Au demeurant, ils peuvent apparaître obsolescents, et plus rien ne justifie techniquement leur localisation. Châtellerault, prévue pour l’arme blanche, voit très tôt s’étendre sa vocation7.

47Le concept de « plan social » existe même si le mot est anachronique : on a conservé dans l’ensemble des manufactures des appelés dont les postes peuvent facilement disparaître ou être pourvus par mutation, et surtout l’on accepte largement les propositions pour la retraite, libérant ainsi l’État d’obligations qu’il eût paru immoral de ne pas honorer. Les ouvriers licenciés ont une priorité d’embauche dans les divers établissements maintenus et à Charleville le préfet leur obtient en 1836 un secours du gouvernement de 4 000 F. Les Alsaciens rechignant à partir pour Châtellerault, on leur alloue une indemnité pour eux-mêmes et leur famille (6 F par étape pour un maître, 4,50 F pour un compagnon, 2 F pour une épouse et 1 F par enfant, qui s’ajoutent à un forfait de 200 F pour un maître et 150 pour un compagnon, ramenés à 80 F et 60 F s’ils sont célibataires). Ces mesures sont étendues en 1837 à tous les établissements fermés, le maire de Maubeuge ayant fait remarquer au ministre l’impossibilité où sont les ouvriers de payer le trajet.

48Mais finalement la proposition de mutation n’est faite qu’à un nombre restreint, et le plus souvent sans succès. Ceux qui refusent à l’approche de l’échéance sont rayés des contrôles et signent un acte de renoncement, parfois en présence des maires des villages où ils résident. A Charleville 14 sont visiblement rédigés en série, de la même main. 74 sont conservés pour Maubeuge… Il ne semble guère y avoir plus d’une trentaine d’Alsaciens au bord de la Vienne en 1829, et les mutations vers d’autres établissements sont homéopathiques.

49Les Trois Glorieuses soulèvent un ultime espoir. Dès septembre 1830, 20 ouvriers de Klingenthal s’adressent au ministre de la Guerre, l’assurant que ce n’est pas par esprit d’insubordination qu’ils ont précédemment refusé leur mutation, ce qui leur a valu d’être rayés des contrôles, le 31 décembre 1829 et le 10 juin 1830. Ce sont la piété filiale et les positions de leurs vieux pères qui les ont forcés à rester. Et puis, si l’on a amnistié en août les soldats déserteurs et retardataires, on ne saurait traiter plus mal les ouvriers. En conséquence, les signataires demandent à être compris dans cette clémence et réinscrits au registre. Signé par plusieurs membres des dynasties ouvrières pourvoyeuses de contrôleurs de grande notoriété – les Bish, Bick, Klotz – et de 4 Gemehl, cette famille dont Gillon et Meunier décrivent la lente migration vers la Vienne, ce texte peut se lire comme l’ultime protestation de la communauté promise à la dispersion. Autre sursaut de la communauté : une pétition dénonce en 1829 un réviseur qui aurait juste avant sa mutation refusé l’examen de la maîtrise à un ouvrier qui faisait le travail de son maître invalide depuis longtemps, et fourni en revanche des pièces bonnes à des candidats qui avaient raté leur essai. Il aurait aussi monnayé ses décisions dans l’une de ces occasions et est accusé de despotisme envers les ouvriers.

  • 8 Le mot est ici utilisé avec deux n, il s’agit d’artilleurs.

50Si les ouvriers signent des pétitions, les conseils municipaux publient des protestations, auxquelles les députés s’associent par des proclamations. A Maubeuge, le 14 septembre 1830, plus de quatre-vingts ouvriers signent une lettre au nouveau ministre, lui demandant de révoquer la décision de son prédécesseur de fermer en janvier 1832. Ils rappellent leurs états de service : contre l’invasion, en 1814 et 1815 ils se sont joints à la garde nationale, et ont constitué une compagnie de « canonniers »8 sédentaires. De plus la manufacture est « avantageuse au pays dont elle est une des premières ressources, et au gouvernement qui peut augmenter la fabrication des armes et les avoir d’une qualité supérieure et à un prix moins élevé que dans tous les autres établissements du même genre ». Le pays, c’est ici la région, voire la localité. La qualité supérieure des armes et leur prix avantageux sont sans doute réels ; c’est en tous cas la raison donnée pour retarder encore la fermeture de l’établissement, avant 1830 sous la pression des députés du Nord, comme le rappelle la pétition, puis sous le nouveau régime. Louis-Philippe semble avoir visité la Manufacture en 1831. Il fait en tous cas des promesses rassurantes et le ministre Martin prolonge l’activité. Dès qu’ils sentent celle-ci faiblir, les ouvriers écrivent au « Roi des Français ». Mais comme ils sentent le vent, ils s’organisent. Ils désignent des délégués, qui signent et portent au roi une nouvelle pétition accompagnée d’une courte lettre du maire de Maubeuge qui s’associe à la démarche. Le texte décrit exactement le drame des armuriers. La mention des « délégués », reprise dans un texte de 1837 où les signataires rappellent qu’ils ont été admis à présenter « dernièrement » la pétition des ouvriers à Sa Majesté, est une transgression manifeste de la loi Le Chapelier, en ce sens un indicateur de ce qu’attendent ces armuriers de la nouvelle révolution, mais aussi une façon d’exprimer qu’ils n’ont plus rien à perdre.

51Cette sorte de négociation directe entre l’autorité suprême et des délégués ouvriers procède ainsi du recours au roi courant sous l’Ancien Régime et de la revendication politique moderne. Au fond, le droit de pétition est le seul à être reconnu. Le ton est donné d’ailleurs, c’est « grâce » que demandent les ouvriers, et même si c’est une formule, elle exprime bien le sentiment de la communauté. Le petit lopin, le petit capital qui permet de survivre au temps des basses commandes, voilà ce que l’on ne peut se permettre d’abandonner, sauf à imaginer un tout autre monde. La « ruine » dont il est ici question donne à la fermeture des manufactures frontalières son sens social : le parachèvement de la prolétarisation. Dans leur nouvelle lettre au ministre de la Guerre de 1837, les délégués ne se font plus guère d’illusions : « (…) nous avons fait partager à nos camarades l’espoir dont nous avaient pénétré les intentions paternelles de Sa Majesté » ; mais ils ajoutent : « Ce que nous disions alors, nous le répétons chaque jour (…) mais le temps s’écoule ».

52Les responsables locaux de ce temps de suffrage censitaire sont parfois les auteurs de protestations ambiguës. Le conseil général du département des Ardennes et le maire de Charleville réclament en 1829 que les locaux de la manufacture puissent servir de casernement, voire d’écurie, ce qui ferait vivre la ville. Ce n’est qu’en 1835 que les députés locaux protestent contre la fermeture. A Maubeuge, le maire, de Saint Léger, est autrement combatif. Mais l’argumentation du conseil municipal en séance du 9 février 1832 paraît bien faible. La manufacture est présentée comme la plus ancienne de France, ce qui est évidemment faux. L’ingratitude de l’État est soulignée sans convaincre : certes, l’armurerie s’est substituée en partie à la draperie, mais est-il raisonnable d’écrire : « La population se plia à cette industrie et (…) la fabrication des armes expulsa complètement du pays celle des draps et des étoffes de laine qui y florissait jadis » et de rendre l’armurerie responsable du fait que la ville soit « privée de tribunal et de sous-préfecture » ? En revanche, la description des sentiments ouvriers confirme ce que montraient les textes précédents : « (…) Il est évident, en effet, que les ouvriers les plus habiles et les meilleurs ne voudront pas quitter le pays, et les efforts inutiles du précédent gouvernement doivent éclairer sur ce point l’administration actuelle. […] Chacun des maîtres ouvriers est père de famille, possède son petit champ et sa maison, et cette position qui lui permet de se contenter d’un salaire modéré, l’attache invinciblement au sol, lui et ses enfants, armuriers comme leur père ». En avril 1837, la municipalité en est réduite à demander que l’établissement puisse continuer une activité de réparation qui permette aux vieux ouvriers d’atteindre l’âge de la retraite.

Pétition des délégués ouvriers de Maubeuge à Louis-Philippe

Pétition des délégués ouvriers de Maubeuge à Louis-Philippe

SHAT, Vincennes, Xd 239 bis

L’enfer et le refuge

53Avant d’être dispersée, la communauté des aiguiseurs soulève au bénéfice de la classe ouvrière une question dont l’acuité n’est pas prête de disparaître. Les lettres de Krantz pendant le conflit de 1819 évoquent d’ailleurs à la marge la maladie qui les emporte. Les aiguiseurs en connaissent parfaitement l’origine, comme en témoigne une pétition signée par 17 d’entre eux le 4 août 1817, adressée au baron Nègre, inspecteur général, s’insurgeant d’être exclus du bénéfice de la retraite, « puisqu’il est rare qu’aucun d’eux atteigne les années requises (…) et qu’il est notoire qu’aucun d’eux n’a encore joui de cette faveur ». Ils décrivent ainsi leur profession, qui, « outre qu’elle est pénible et dégoûtante et les tient journellement et à tout instant exposés aux accidents résultant des ruptures fréquentes des grosses meules, ruine rapidement leur santé par l’aspiration continuelle de la poussière fine qui se détache de la meule, voltige sans cesse dans toute la partie des aiguiseries et fait contracter à ces malheureux une maladie de poumon incurable et qui les enlève tous, après quelques années de langueur, dès l’âge de trente ou quarante ans ». Les aiguiseurs meurent précocement de la silicose. Ils demandent en conséquence que l’on crée une « pension particulière à leur profession, à un âge et un nombre d’années de service en rapport avec les faits (…) et réversible à leurs enfants jusqu’à l’âge de 16 ans au moins ». L’inspecteur soutient leur démarche, et même, signalant des accidents mortels, réclame la réversion pour la veuve également.

54Le Comité de l’Artillerie établit un rapport le 20 février 1818, où il fait quatre propositions :

  • Trouver une autre position de travail. Celle-ci semble se pratiquer déjà ailleurs.

  • Tenter de mouiller les meules, ce qui paraît difficile.

  • Aiguiser les baïonnettes au rabot, comme cela se fait à Versailles, même si l’esthétique de l’objet doit en souffrir un peu.

  • Accepter la proposition des ouvriers pour ceux qui aiguisent les sabres, ce qui ne peut se faire qu’à la meule sèche.

55Le 19 août 1826, 27 maîtres aiguiseurs remettent au même officier en tournée une nouvelle pétition, de nouveau soutenue par le directeur de la manufacture Dubocq. Ils précisent qu’ils atteignent rarement l’âge de cinquante ans et que ceux qui l’atteignent « sont 5 à 6 années avant hors d’état de travailler à cause de l’asthme et de la violence de la maladie ». Ils meurent donc, laissant des dettes auprès des médecins et pharmaciens à leurs veuves et leurs orphelins. « Le fort de la maladie se fait sentir entre 30 et 40 ans et les médecins affirment que passé la moitié de ceux de cet âge ne peuvent en ce moment déjà plus travailler ». Ils demandent donc la pension à 40 ans d’âge et 20 ans de service, ajoutant : « les veuves d’aiguiseurs qui auront joui de la pension, recevront pendant leur vie la moitié au moins de [celle-ci] afin de pouvoir payer les dettes contractées pendant et à raison de leur maladie, et secourir leurs enfants pendant leur bas âge, faveur que quelques veuves ont en vain sollicitée plusieurs fois ». Plus d’un principe plus tard reconnu est contenu dans cette revendication : la réversion d’une demi-pension, la responsabilité de l’employeur dans la maladie professionnelle…

56Dès juillet 1806, un état signé par l’inspecteur donnait une liste des ouvriers ayant 20 ans d’ancienneté. L’officier y « recommande à la bienfaisance du gouvernement Barbe Strudel veuve avec 3 enfants, domiciliée à Boërsche, dont l’aîné a 9 ans du nommé Michel Ducret, maître aiguiseur tué, ayant été écrasé par les rouages en l’an 9. L’on a sollicité dans le temps les faveurs du gouvernement, mais les demandes sont restées sans réponse ». Dans la famille Schnebele, Joseph est « affecté depuis plusieurs années de la maladie des aiguiseurs ». Il a 41 ans. Jacques, forgeur de douilles, a pu atteindre, lui, 72 ans ; il « ne travaille plus depuis des années par le manque de forces, mais il instruit et dirige les enfants dans leurs travaux ». L’inspecteur proteste : Joseph Wilhelm, limeur de baïonnettes, 61 ans, 42 ans de services, toujours pas retraité en 1806, « vieillard infirme, dans l’impossibilité de travailler, l’on réclame depuis plusieurs années la bienveillance du gouvernement en sa faveur, et cette demande doit se trouver dans les papiers et notes des inspecteurs généraux ». Les propositions de retraite pour 1820 mentionnent plusieurs silicosés, pères de famille nombreuse, et des blessures : un doigt emporté par les cordages des roues de l’aiguiserie, un traumatisme crânien dû à l’éclatement d’une meule qui laisse l’ouvrier « presque toujours en état de maladie »…

  • 9 Dr Desayvre, médecin adjoint à l’Hôpital de Châtellerault, membre du Comité d’Hygiène de l’arrondis (...)

57La silicose est souvent repérée : à Tulle, un sous-directeur signale en 1829 cette mortelle « pulmonie ». Le recrutement des aiguiseurs est d’ailleurs difficile, au point qu’on envisage de leur faire grâce du service militaire et qu’on propose à Châtellerault des contrats d’apprentissage très avantageux ! En 1856 paraît l’ouvrage du Dr. Desayvre, de l’hôpital de cette ville, qui présente une étude de la maladie et des moyens de la prévenir. Dans ce but ont été imaginés des systèmes d’aspiration par une roue à aube faisant le vide derrière la meule et l’utilisation de meules artificielles en gomme-laque. Mais ces dernières se révèlent plus dangereuses encore et entraînent une fatigue considérable. Au bout du compte, le médecin demande que les aiguiseurs partent en retraite dès qu’ils atteignent le second stade de la maladie, avant l’apparition des « cavernes », « alors que la guérison est encore possible ». D’une façon générale, « on devrait arrêter tout travail après 20 années de services »9. Il faut pourtant attendre 1904 pour que la surveillance médicale conduise à faire cesser le travail aux aiguiseurs touchés par la maladie dès les symptômes repérés : la moitié de la profession.

58L’état sanitaire des ouvriers est globalement déplorable si l’on en juge par les rapports qui accompagnent les propositions pour la pension, même s’il faut tenir compte de ce que ce sont en fait des propositions de réforme pour état de santé. Le grand nombre d’ouvriers proches de la cécité n’est dès lors pas une surprise. En revanche il est permis de se demander ce qu’est la vie de ces nombreux hommes atteints de varices, de hernies « volumineuses » au point parfois de ne pas « supporter le bandage », ou de douleurs lombaires. De jeunes ouvriers perdent doigts et phalanges. Le cas extrême est celui des ouvriers des compagnies d’Artillerie qui cumulent maladies et blessures. Ainsi ceux de la 8e compagnie proposés pour la retraite ou le « corps des vétérans » en 1814 : Mingon est « dans un état de vieillesse prématurée, ayant la vue affaiblie suite des fatigues de la guerre », Dubois est victime d’une « infirmité provenant d’une chute faite dans les travaux d’artillerie », Kuhn a été victime d’un coup de feu de l’ennemi, Wolff a une « mauvaise conformation de la partie postérieure droite de la poitrine et douleur continuelle, suite d’un effort fait dans les travaux. Cette maladie qui date de 4 ans n’a cessé d’augmenter ». Les historiens de la médecine se pencheront sur le cas de Vatre, 28 ans, « atteint de cécité à l’œil gauche et d’une grande faiblesse dans toute l’extrémité inférieure droite, provenant d’un dépôt dans la région lombaire du même côté » ou sur cet autre, dont il « est dit par un certificat au corps qu’il a la vue faible, sujet à s’enflammer souvent et qui ne peut supporter le feu de la forge ».

59La Géhenne, pourtant, offre parfois l’asile. Un décret de la Convention du 9 octobre 1792, puis une loi du 12 thermidor An VII, enfin un décret impérial du 10 avril 1813 prorogent de fait, avec des modalités diverses, le privilège d’exemption du service aux armées dont jouissaient les armuriers sous l’Ancien Régime. La turbulence en ville de ces appelés est un sujet de plainte pour l’inspecteur de Tulle. Le contrôle des présences est difficile à Saint-Étienne, où l’inspecteur doit faire procéder à des appels impromptus, notamment les dimanches. Il faut menacer de prison les déserteurs occasionnels en 1812, et de sanctions le maître qui ne préviendrait pas d’une absence dans les 48 heures.

  • 10 La Charte de 1814 supprime la conscription, mais le manque de volontaires conduit la loi Gouvion-St (...)

60En 1819, le ministre décide qu’il ne sera plus accordé d’exemption aux ouvriers des manufactures que dans des cas extrêmement rares10. Cela bouscule les habitudes, presque une culture : les ouvriers appelés sont souvent affectés à la manufacture où ils travaillent, autrement dit détachés de leur régiment. Ainsi à Maubeuge, à plusieurs reprises, l’Inspection édite-t-elle des états des ouvriers appelés qu’il faudrait conserver. A Saint-Étienne, pourtant on passe de 312 militaires sur 917 ouvriers en 1819, à un seul sur 782 en 1823.

61A Tulle, les appelés et leurs familles réagissent en nombre à la menace du service militaire, avec le soutien, souvent, des magistrats locaux et du préfet. Depuis 1809 au moins, le refus de partir à l’armée paraît pour le moins très répandu dans la jeunesse locale : le 24 juillet, le registre du tribunal de Tulle comporte une liste de 204 jeunes hommes des cantons environnants, la plupart cultivateurs, condamnés pour désertion. Il est solidement inscrit dans les consciences que les ouvriers de la manufacture ne partent pas ou sont incorporés sur place. Un avis signé du directeur de la manufacture est inséré en 1820 au recueil des actes de la préfecture de la Corrèze, selon lequel les appelés peuvent être maintenus à la manufacture, les années comptant pour la retraite, l’État aidant même ceux qui seraient dans le besoin. Les ouvriers-soldats continuent à travailler à Souilhac, conséquence des difficultés du recrutement mais aussi du poids des communautés traditionnelles : celle des ouvriers dont les enfants ne peuvent à la fois suivre le cursus d’apprentissage et partir à l’armée sans déséquilibrer le personnel de la boutique, et celle des paysans encore parfois talonnés par la misère.

62Lorsqu’au début des années 1830, le ministre, prévoyant sans doute le reclassement des personnels des établissements à fermer, soucieux d’appliquer la loi de 1832 sur le recrutement, décide d’en finir avec cette pratique, et surtout quand il renvoie en 1834 un grand nombre d’appelés à leur régiment, c’est un tollé. L’état des « jeunes soldats du département de la Corrèze qui, n’étant plus indispensables à la manufacture où ils étaient détachés », sont réaffectés comprend 164 noms pour une seule classe. L’injustice qui n’envoie au régiment qu’environ un sixième de chaque classe de conscrits, mais pour sept années, et fait un tri parmi les « mauvais numéros » entre ceux qui partent et ceux qu’on affecte à la réserve favorise évidemment la revendication.

63Déjà, en 1831, Jean Faugeas explique sa situation : « unique soutien d’une mère âgée, d’un père infirme et de plusieurs frères et sœurs en bas âge [tous vivent dans] la plus affreuse misère ». Il demande donc « s’il n’est pas possible de lui laisser achever son temps de service auprès de la manufacture. Vous daignerez au moins lui faire obtenir un congé d’un an ». Le maire d’Espartignac, sa commune, certifie ; en fait, ce jeune appelé a d’abord essayé de se faire réformer, mais il est « trop bien constitué ». Il doit d’abord se présenter à son nouveau corps, dont le Conseil d’administration statuera sur son cas. Même réponse à quatre appelés qui souhaitent se faire remplacer en janvier 1834. Le 8 janvier, une lettre du préfet de la Corrèze demande à l’État-major si, pour une « circonstance toute particulière », ils ne pourraient se faire remplacer devant les autorités de Tulle. En effet, ils avaient été autorisés par le directeur de la manufacture à rentrer pour un an dans leurs foyers ; or, ils ont « épuisé les faibles ressources qui leur restaient pour se mettre à même de soutenir leurs familles, et notamment le sieur Grivel, qui ayant obtenu l’autorisation de se marier a fait toutes les dépenses que devaient lui occasionner le nouvel établissement fixé au 14 de ce mois (…) ». Ainsi la vie continue-t-elle à la manufacture, tandis que s’écoule le temps du service, les fragiles équilibres ainsi préservés. Les demandes d’autorisation de se marier, qui ne concernent que les militaires, sont fréquentes.

64Le préfet est en ces années 1833 et 1834 assailli de lettres de maires des communes environnantes et de familles d’appelés. Le 28 décembre, il demande un congé d’un an pour 166 jeunes soldats désignés pour rejoindre le 55e RI. Il lui est répondu que ceux ci ne sont accordés qu’aux soutiens « indispensables » de famille, et « dans la proportion déterminée par le no 120 de l’instruction du 4 juillet 1832, et seulement sur la proposition du Conseil de révision ».

65Le maire d’une commune proche [Monestier ?] expose le 8 janvier le cas de Boudalie, qui, « pendant le temps où les commandes d’armes étaient pressées (…), s’est conduit de manière très active (…), a été obligé de faire un apprentissage et d’acheter d’autres outils [en ayant recours à des emprunts] ; connaissant sa bonne conduite et son talent, le vieux père [ ?] qui compte 38 ans de service dans la manufacture lui donnera sa fille en mariage qui elle-même est fourbisseuse de canons, ils ont un enfant qui est petit encore. De manière que Boudalie se retrouve père de famille, bâton de vieillesse d’un vétéran de la manufacture, et le soutien de sa mère délaissée et veuve… ». Ce même jour le maire de Liourde signale au préfet le cas suivant :

Lettre du maire de Liourde au Préfet de la Corrèze, 8 janvier 1834
« (…) JB. Rey, conscrit de la classe 1829, et maintenant attaché à la Manufacture Royale d’Armes à Tulle est fils aîné d’un père presque septuagénaire, accablé d’infirmités et surtout de misère.
Lorsque Rey Jean Bte fut appelé pour se rendre au corps qui lui était désigné, son père fit toute espèce de sacrifices, dépensa des sommes au dessus de ses forces, pour que son fils restât comme ouvrier dans la manufacture de Tulle, dans la pensée qu’il l’aurait tout près pour le secourir dans sa vieillesse.
Ces dépenses qui sont très considérables par rapport à la fortune du père Rey, se trouveraient aujourd’hui sans autre résultat que celui d’avoir aggravé sa misère, si son fils était obligé de quitter la manufacture.
J’ai l’honneur, Monsieur le Préfet, de vous supplier de prendre en considération la demande de Jean Baptiste Rey qui tend à ce qu’il soit maintenu sur la liste des ouvriers de la manufacture. Je viens appuyer cette demande avec d’autant plus d’intérêt que je connais Jean Baptiste Rey depuis son enfance ; il a servi durant toute sa jeunesse en qualité de domestique chez divers propriétaires (…) ».
ADC R 285

66Le Maire de Monestier encore écrit le 1er janvier 1834 à propos de François Baleu, émouleur de baïonnettes, « partie ingratte [sic] et pénible », qu’il a fait « des dépenses énormes » quand il s’est décidé à « s’enrôler à la manufacture, comme ouvrier, d’après l’avis inséré dans le bulletin de la préfecture, (…) et promesse lui fut faite par ses chefs qu’il serait exempté du service militaire ». Le malheureux est devenu « par le décès de ses auteurs fils aîné d’orphelins ». Malgré une demande de congé d’un an, il a reçu sa feuille de route. Or, il s’est « blessé à la jambe droite dans ses travaux d’émouleur ». Le maire d’Albujac signale l’effort d’André Bray qui a dépensé plus de 800 F en vivres et outils pour un fils ouvrier – soldat à la manufacture…

67Enfin, le département de la Corrèze informe le préfet par une lettre du 14 janvier qu’une « révision extraordinaire qui a été demandée par plusieurs ouvriers de la manufacture, jeunes soldats mis à la disposition du ministre de la Guerre, aura lieu [le lendemain] à midi précise ». Certains échappent en effet : Boudalie, soutien de 3 personnes, est, selon une surcharge de la lettre du maire, « réformé faiblesse » ! Mais un état postérieur concernant les conscrits des classes 1826 à 1831, « qui ne sont plus à la manufacture où ils étaient détachés », porte 112 noms dont 5 seulement sont maintenus dans leurs foyers.

68L’exemption a donc vécu. Certes, il y aura encore des militaires dans les établissements de production. Les demandes d’autorisation de se marier ne disparaissent pas totalement. Au début du XXe siècle, l’arrêt de cette pratique sera une revendication syndicale. Mais l’on entre en 1834 dans une phase où l’affectation sur place est définitivement une exception en temps de paix.

69L’espoir, pourtant, ne se limite pas à la recherche d’un abri.

L’espoir : revendications et premiers socialismes

  • 11 Pierre Héritier et alii., Cent cinquante ans de luttes ouvrières dans le Bassin stéphanois, Le Cham (...)

70Les Trois Glorieuses sont un fait parisien, et l’impact en province en est différé. En 1834, l’insurrection des canuts lyonnais n’est pas sans écho à Saint-Étienne. Mais ce sont essentiellement les passementiers qui s’assemblent et tentent de s’emparer de l’établissement de la manufacture de Chavanelle pour s’armer11. La troupe les disperse non sans quelques pertes. Le colonel directeur historien écrit en 1900 que « les ouvriers de la manufacture ne prirent aucune part aux mouvements séditieux » et que l’on avait armé, pour défendre l’établissement, les contrôleurs et quelques ouvriers alors présents dans les locaux. Les événements de 1848 passent inaperçus ici. Dubessy note pour 1870-71 la « surexcitation des classes ouvrières, le relâchement de la discipline dans les ateliers (…) ». Pendant la guerre, l’entreprise manque de numéraire pour payer les ouvriers. Elle obtient le droit de payer en bons remboursables à échéance de 15 jours, ce qui déclenche des rumeurs d’inquiétude. « Bon nombre négligèrent leur travail pendant quelque temps ». Cela n’atteint pas le patriotisme. Quelques centaines d’ouvriers, « parmi les plus exaltés », décident d’offrir au maire de la ville 100 000 F pris sur la masse de secours pour aider à la résistance, car des rumeurs évoquent une évacuation de la manufacture devant l’avance ennemie. Ce geste, accepté par le maire, est ensuite reconnu illégal, la masse appartenant à l’ensemble du personnel. Le colonel Dubessy exécute sommairement la Commune : « Pendant la semaine où la ville fut au pouvoir de la Commune (mars 1871), on produisit 800 fusils de moins que pendant les semaines précédentes ». Pourquoi ? On ne saura pas. C’est dommage parce que pendant cette période, il est évident que quelque chose commence à se passer parmi les ouvriers. Le 28 septembre 1869, le directeur écrit au ministre pour accompagner la pétition de ces retraités jaloux des étrangers qui occupent leurs établis. Les ouvriers italiens qui s’attirent la colère des anciens sont un « exemple salutaire à la manufacture où ils ont rendu de grands services en empêchant deux grèves des ouvriers de Saint-Étienne ». Tout différents sont les Stéphanois, de mauvais sujets « qui font des dettes plus que des gains »… Mais que se passe-t-il alors dans les lieux de débauche – au sens premier – que sont les cafés et goguettes… ?

  • 12 Voir la chanson en franco-provençal citée par K. Alder, op. cit., p. 182.
  • 13 Voir P. Maguin.

71Les poèmes et chansons qu’on y entend évoquent les armuriers : le « Rondeau du Fusil » de Charles Allier (1837-1874), « la Chanson du Forgeur » de Jacques Vacher (1842-1897), la chanson de « Lou Gueux » de Philippon (1816-1877) qui dit aux armuriers : « Vous êtes malheureux, mais de la troupe vous n’êtes pas encore la queue ». Rémy Doutre (1842-1885), armurier en 1862, limeur à la manufacture en 1866, en poste aux Rives en 1875-1877, est vers 1869 l’un des chansonniers les plus appréciés, qui compose en 1869 un poème en réplique à la fusillade de la Ricamarie contre des mineurs en grève. Il est après 1870 l’auteur de « l’Armurier », chant pacifiste et socialiste, où il compare, avec des accents d’Internationale, le cri de l’exploité à celui du canonier tirant sa chaude de la forge, appelant les compagnons à la rescousse pour battre « le fer tant qu’il est chaud »12 : « Je dis à celui qui travaille : – Un coup de main, là, s’il vous plait ! »13.

  • 14 Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Nouvelle histoire de la France contempor (...)

72A Tulle, 1848 laisse peu de traces, mais la campagne pour « la Belle », la République sociale portée par les « rouges » de la gauche républicaine14, ne laisse personne indifférent en cette terre où s’esquisse alors le radicalisme. Yves Cayre note en novembre 1851 des manifestations, des ouvriers quittant les ateliers, des tapages nocturnes des appelés détachés à la manufacture, des échanges vifs entre ouvriers, ouvrières même et les chefs… L’appel du directeur n’est pas sans raison : « Je vous enjoins de vous mettre sans délai au travail ; il faut donner l’exemple de l’ordre et de la tranquillité ; vous vous exposez à des peines sévères (…) ». Le ministre a beau féliciter, en janvier 1853, les ouvriers pour les bons sentiments avec lesquels ils ont accueilli la proclamation de l’Empire, cela ne l’empêche pas de décider le 15 de ce même mois que « pour être immatriculé dans les manufactures impériales d’armes, les ouvriers devront produire préalablement un certificat de bonne vie et mœurs établi par l’autorité locale ».

  • 15 Brisorgueil, Historique de la MAC, document dactylographié, 1946, DGA, registre 10. Versions corrig (...)
  • 16 Philippe Pineau et Nicole Hervoir, Un siècle de vie sociale à la Manu à travers la presse non quoti (...)

73A Châtellerault, les faits n’ont pu être totalement effacés des textes. Il s’est trouvé à la Libération un directeur proche du mouvement ouvrier pour écrire un manuscrit repris par plusieurs de ses successeurs… les événements de 1848 se réduisant au fil des copies ! Plusieurs ont été heureusement conservées15. De ces documents et de l’étude de la presse locale de l’époque, il résulte les faits suivants : « C’est à peine si les secousses de la Révolution de 1848 se font sentir dans le milieu ouvrier », phrase recopiée soigneusement. On lit pourtant ensuite dans la première version que des « ambitieux sans mandat » ont un temps « usurpé » l’autorité. Le 15 mars 1848, les commissaires du gouvernement ont « arbitrairement » changé la direction de la manufacture. « Ce procédé révolutionnaire n’eut heureusement aucune conséquence fâcheuse, grâce à l’attitude que sut prendre le directeur improvisé », d’ailleurs vite relevé de ses fonctions. « L’émotion se calmait peu à peu ; sans autre mesure violente que des punitions disciplinaires infligées à 5 ouvriers engagés. Au cours de cette période troublée, les aiguiseurs et les monteurs de fusils s’étaient signalés parmi les plus remuants. Leurs griefs avaient à la vérité une apparence plausible. Les aiguiseurs réclamaient une indemnité en raison du chômage qui leur avait été imposé pendant les travaux d’installation de leur turbine. Les monteurs protestaient contre une réduction exagérée de leurs devis. Il leur fut donné aux uns et aux autres satisfaction ». En clair, l’alerte a été chaude et même le texte le plus complet édulcore les faits ! « L’Echo Châtelleraudais » du 17 février 184916 mentionne les sanctions en questions et leurs victimes, d’après un « ordre du jour » affiché à la manufacture ; sont concernés, Auger, ouvrier libre, renvoyé, Paillot, maître aiguiseur, rayé du tableau d’avancement, Pierrot, maître émouleur de baguette, muté à Saint-Étienne, Valentin, maître monteur muté à Tulle, Warou Lambert fils, maître platineur muté à Mutzig. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne s’agit pas de quelques marginaux. Le ministre précise : « La mesure disciplinaire qui précède est prise dans le seul but d’empêcher quelques hommes, égarés par les mauvais conseils d’ambitieux plus coupables qu’eux, de se prêter à des actes répréhensibles (…) Les ouvriers reconnaîtront eux-mêmes, par la suite, combien cette mesure était juste et nécessaire, en raison des scènes fâcheuses qui se sont plusieurs fois reproduites (…) » Scènes fâcheuses ? Lesquelles ?

74Ce que l’on sait, c’est que l’ouvrier libre renvoyé n’est pas une simple tête brûlée. Guillon et Meunier, dans leur ouvrage sur la manufacture, mentionnent un certain Auger, ou Augé, ouvrier à la manufacture et journaliste. Il aurait pris des positions remarquées lors des incidents ayant émaillé un voyage de Louis-Napoléon Bonaparte. La presse mentionne lors d’un banquet une foule ouvrière emmenée par un « socialiste à grands cheveux » manifestant aux cris de « A bas le président, vive la Sociale ». Le nom d’Auger se retrouve en surcharge d’un étonnant manuscrit conservé à Vincennes et daté de 1848 : un extrait d’une lettre d’un certain Bourson, développant une sorte de « plan » visant à faire de la manufacture de Châtellerault une « association ». Une première surcharge semble vouloir transmettre ce document à Auger, qui pourrait être le rédacteur d’un commentaire daté du 25 juillet 1848 : « Je suis tout à fait partisan de l’association : c’est le rêve de toute ma vie ; mais je ne commencerai pas par l’application aux manufactures d’armes (…). Une véritable association [doit] concilier les intérêts divergents du capital du maître et de l’ouvrier ». Un tiers du bénéfice devrait aller à ce dernier. « Sur le salaire de chaque ouvrier, une part, quelque faible qu’elle fût, serait distraite de son consentement pour fonctionner avec les capitaux de l’entreprise (…). N’y a-t-il pas là un germe de solution pour la grande question du prolétariat ? (…) » Et de conclure que certainement, une association relancerait l’activité des ouvriers et rendrait la manufacture florissante ; le but étant « l’extinction de la lutte entre deux classes de la société qui rivalisent aujourd’hui de puissance ».

  • 17 Cf. Robert Linhart, L’Etabli, Éditions de Minuit, Paris, 1978, 179 p. Le terme désigne ici un intel (...)

75L’on conçoit bien que le mode d’organisation du travail hérité du système familial produise cette vision de l’avenir socialiste et que cela paraisse en pratique incompatible avec ce que sont déjà les manufactures d’armes au milieu du XIXe siècle. Ce serait alors un des verrous qui limiteraient l’investissement des armuriers dans l’activité politique au cours de la première phase du surgissement socialiste. Il est certain, en tous cas que si Auger paraît être une sorte d’établi, comme l’on dira plus tard17, dont le renvoi n’est même pas une « mesure violente » puisqu’il n’est qu’ouvrier libre, il a autour de lui, en 1848, à la manufacture, un noyau militant représentatif, comprenant plusieurs maîtres, sans doute aussi des compagnons que l’on aura ni sanctionnés ni mentionnés. Socialistes, ces ouvriers sont capables de saisir l’opportunité d’une situation politique affaiblissant l’autorité pour lancer une action revendicative.

76Quelques années plus tard, le numéro du 25 juillet 1875 du Mémorial du Poitou rend compte d’une réunion de l’association des retraités de l’État et de la manufacture où l’on s’affirme opposé à la Commune de 1871, et le numéro 43 du 24 octobre, rendant compte de l’inauguration du « cercle catholique d’ouvriers », rend hommage à cette « croisade contre les cabarets et les mauvaises lectures ». C’est un industriel, propriétaire d’une coutellerie, Pingault, qui obtient en 1870 du préfet l’autorisation de créer une « société de secours mutuels entre les retraités de la manufacture d’armes et tous les autres retraités de l’État qui voudront y participer ». Lorsque le 22 septembre une loi autorise les mutuelles à élire leur président tous les 5 ans, il refuse de s’y plier et écrit au député de La Rochethulon : « L’une des conditions indispensables à la prospérité des sociétés de secours mutuels est l’union de tous les sociétaires dans l’unique idée de charité et de philanthropie, excluant tout ce qui touche à la politique (...) En donnant aux sociétaires le droit d’élire leur président, on introduit dans les sociétés le germe de désordre, de division, d’animosité (…) Au point de vue du grand intérêt de l’ordre, il est indispensable que le président soit élu par l’État, sous peine de voir toutes les sociétés de secours mutuels se convertir en clubs dangereux (…) ». La société ne dépassera pas les 259 membres recensés en 1889, et aura bien du mal à servir des prestations à la hauteur des espérances qu’elle suscite. Dans une lettre au préfet du 16 août 1873, le président signale que la plus grande partie des familles ont pour toutes ressources leur modeste retraite, qui est pour les veuves de 116 à 150 F, et pour les hommes de 300 à 600 F par an. Au mieux, cela fait 50 F par mois, 1 013 F de l’an 2000.

  • 18 Georges Dauger, Daniel Dayen, Histoire du Limousin contemporain, Corrèze, Creuse, Haute-Vienne, de  (...)

77En ces années de gestation l’apparent silence des armuriers n’est donc pas sans murmure. C’est sans aucun doute celui de la répression, comme dans le cas de ces deux armuriers de Tulle, arrêtés en 1871 parce qu’avec d’autres jeunes ils réclament par les rues la tête de Thiers18. C’est peut-être d’abord le résultat de l’habileté des cadres à estomper tout conflit à la gomme de l’oubli.

Bibliographie

Les sources de ce chapitre sont :

– Les ouvrages et monographies cités en bibliographie de Alder, Brisorgueil, Cayre, Guillon et Meunier, Hemery, Maguin, Manceau, Pineau et Hervoir, Roger et Dayen, Stintzi.

Sources originales :

– SHAT, 4W452, 4W462, Xd 83, 234, 235, 238 et 239 bis.

– ADC, R285 ; ADV, X823.

Notes

1 Merci à Daniel Martin pour les compléments d’information fournis.

2 Ainsi la technologie Whitney traverse-t-elle l’Atlantique, poursuivant la saga de l’échange technologique entre les industries d’armement française et américaine.

3 Cité par R. Dubessy, op. cit.

4 Sur les Talabot : Jean Lenoble, Les frères Talabot, une grande famille d’entrepreneurs au XIXe siècle, L. Souny, Limoges, 1989, 316 p. Ce dernier ouvrage remet en perspective l’implication de Léon Talabot : homme de paille du maréchal ministre Soult en 1831 pour une commande de sabres de l’État auprès d’une entreprise lui appartenant, Talabot reprend celle-ci en quittant les manufactures. Il se revendique de son entreprise de Tulle dans sa campagne électorale de 1836. Aura-t-il songé à s’établir en position de monopole, ou simplement servi les desseins de l’État ?

5 Lorenzo Tonti, banquier italien (v. 1630-v1695) inspire à Mazarin l’idée de ce procédé en 1653. Les tontines de Tonti regroupent une grosse dizaine de personnes dont le dépôt profite aux derniers survivants. Ce système se révèle plus onéreux que d’autres emprunts pour l’État, aussi Louis XV l’interdit-il en 1763, ce qui conduit la Ferme générale à instituer pour ses agents en 1768 un véritable système de capitalisation par prélèvement partagé également entre elle-même et les bénéficiaires.

6 Sur cette question :
Michel Dreyfus, Histoire de la CGT, Complexe, 1995, Bruxelles, pages 18 et 19.
André Gueslin, L’invention de l’économie sociale : idées, pratiques et imaginaires coopératifs et mutualistes dans la France du XIXe siècle, 2e édition revue et augmentée, Paris, Economica, 1998, 340 p.

7 Sur ce dossier, quelques éléments dans : H. Manceau, op. cit., P. Stintzi, op. cit., A. Guillon et P. Meunier, op. cit.

8 Le mot est ici utilisé avec deux n, il s’agit d’artilleurs.

9 Dr Desayvre, médecin adjoint à l’Hôpital de Châtellerault, membre du Comité d’Hygiène de l’arrondissement de Châtellerault, Études sur les maladies des ouvriers de la manufacture de Châtellerault, Paris, J.B. Baillières, Académie Impériale de Médecine, Londres et New York, 1856 – Bibliothèque DGA, Châtellerault.

10 La Charte de 1814 supprime la conscription, mais le manque de volontaires conduit la loi Gouvion-St-Cyr à la rétablir comme complément. En 1832, la loi Soult inverse le dispositif : la conscription sera complétée par des engagements.

11 Pierre Héritier et alii., Cent cinquante ans de luttes ouvrières dans le Bassin stéphanois, Le Champ du possible, Saint Etienne, 1979, 356 p.

12 Voir la chanson en franco-provençal citée par K. Alder, op. cit., p. 182.

13 Voir P. Maguin.

14 Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Seuil, Paris, 1973, 291 p.

15 Brisorgueil, Historique de la MAC, document dactylographié, 1946, DGA, registre 10. Versions corrigées : ibidem.

16 Philippe Pineau et Nicole Hervoir, Un siècle de vie sociale à la Manu à travers la presse non quotidienne, Brissaud, Poitiers, 1991, 191 p.

17 Cf. Robert Linhart, L’Etabli, Éditions de Minuit, Paris, 1978, 179 p. Le terme désigne ici un intellectuel qui a choisi de travailler en usine pour y défendre des convictions politiques.

18 Georges Dauger, Daniel Dayen, Histoire du Limousin contemporain, Corrèze, Creuse, Haute-Vienne, de 1789 à nos jours, 2e édition revue et complétée, Lucien Souny, St. Amand-Montrond, 1997, 379 p.

Table des illustrations

Titre La Manufacture de Châtellerault en 1873.
Crédits Photographie de M. Lefort, Historique de la Manufacture d’Armes de Châtellerault, 1819-1939, Paris, 1955, d’après un dessin de C. de la Fresnaye, cité par Yvonne Hémery, La vie ouvrière dans la région de Châtellerault de 1870 à 1895, mémoire de DES, Ss. dir. Castellan, Poitiers, 1961, dactylographié1
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/57141/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 100k
Titre Machine à forer les canons
Crédits (dessin de Normand)
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/57141/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 204k
Titre L’usine Treuil, à du Saint-Étienne, construite en 1864-66
Crédits Le Chasseur français (1909) cité par P. Maguin, op. cit.
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/57141/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 112k
Titre Augmentation du nombre des immatriculés de 1824 à 1835
Crédits Source : SHAT 4W462
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/57141/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 48k
Titre Pétition des délégués ouvriers de Maubeuge à Louis-Philippe
Crédits SHAT, Vincennes, Xd 239 bis
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/57141/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 183k

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