Les textes royaux, ordonnances, règlements, lettres patentes sont imprimés et ornés.

Lettres patentes, ordonnances, règlements et registres : le statut ouvrier

1Les dernières Lettres patentes enregistrent les évolutions antérieures. Celles de Tulle, en 1777, rappellent le monopole de l’emploi ouvrier : « Faisons pareillement défense à toute personne de débaucher les ouvriers qui seront employés à ladite manufacture, à peine de trois mille livres d’amende ». L’article 6 stipule expressément qu’il s’agit de mettre l’entrepreneur et les ouvriers au même niveau que dans les autres manufactures.

2Ce sont ici des privilèges, encore que les seules obligations auxquelles échappent les ouvriers soient celles qui pourraient les distraire de leur ouvrage. La taxation d’office à la taille personnelle s’entend à condition de ne pas « faire valoir » ses biens propres. En pays de taille réelle, assise sur l’exploitation de terres roturières, cela signifie que l’ouvrier peut rester propriétaire d’un lopin, mais non l’exploiter. Il s’agit donc d’une réduction d’impôt conditionnelle plutôt que d’une exemption. En revanche, les charges pesant sur la communauté sont épargnées aux ouvriers. L’article 5 assure les étrangers ayant travaillé dix ans à la manufacture « les mêmes droits que s’ils étaient nés dans notre Royaume » et les affranchit des droits d’aubaine, qui faisait attribuer au Roi leur succession, sous condition de « faire renouveler tous les six mois par ledit sieur de St. Victour ou son préposé, au bas de leur engagement, une attestation d’assiduité à leur travail ; laquelle sera en outre visée chaque fois par le Juge Royal du lieu ». Tous les ouvriers sont à la frontière du civil et du militaire. Ils signent un engagement pour 6 ans et ne peuvent ni s’absenter, ni s’embaucher ailleurs sans un accord exprès de l’entrepreneur. Toutefois celui-ci ne peut refuser si la cause est légitime (maladie par exemple), et un appel est possible directement auprès du secrétaire d’État à la Marine, autrement dit du ministre.

3Les Lettres accordées à Monthieu pour Saint-Étienne en 1769 prévoyaient les mêmes dispositions1. Les toutes dernières Lettres transmettent l’entreprise de Klingenthal à Perrier en 1786. Elles précisent les exemptions, voulant que les employés et ouvriers soient « exempts de toutes charges et impositions, tant envers Nous, qu’envers les villes et communautés et seigneurs particuliers ; et qu’ils soient seulement tenus de payer pour leur capitation, la somme pour laquelle ils auront été compris sur le rôle arrêté par ledit sieur Intendant »2. Elles enjoignent à l’entrepreneur de verser une rente aux communautés propriétaires des terres cultivées par les ouvriers.

4Car le privilège est contesté : à Charleville, en 1720, le magistrat de la Ville, composé de directeurs élus par quartier, refuse aux ouvriers de la manufacture le droit de voter lors de sa désignation, leur reprochant d’avoir fait élire dans leur quartier de Notre-Dame un homme de paille de leur directeur Dubois. Ceux qui échappent aux obligations de la communauté ne sont donc plus perçus comme devant contribuer à désigner ses chefs ! Le conflit se renouvelle en 1722, lorsque le personnel est exempté du logement des gens de guerre, ici plus lourd qu’à Tulle, d’autant que les ouvriers d’une manufacture de tabac de la ville, également exemptés, ont pourtant accepté de prendre leur part. En 1733 encore, le commissaire des Guerres du Roi met les scellés sur la « grande maison de la Manufacture » pour faire respecter l’exemption lors du passage des troupes.

5L’ordonnance de 1722, « portant règlement pour le bon ordre que sa Majesté veut être observé dans les Manufactures d’Armes établies à Charleville et à Maubeuge » annonce : « Sa Majesté voulant expliquer ses intentions… » Le Régent n’est pas Louis XIV ! Il s’agit d’apporter aux entrepreneurs la « sûreté » des matériaux qu’ils livrent et de l’argent qu’ils avancent aux ouvriers, et de donner aux ouvriers « une exemption qui les engage à se porter à leur travail avec plus de zèle, d’assiduité et de fidélité ». C’est que les commandes de guerre sont basses, la tentation du commerce forte. L’article 2 interdit aux marchands, artisans et autres d’acheter des matériaux et outils destinés à la production des armes, sous peine de prison, sur simple décision de l’inspecteur et de l’entrepreneur, avec le renfort du gouverneur ou commandant de place si nécessaire sans aucun « recours à aucune justice ». La clé de voûte du monopole, l’épreuve obligatoire, est réitérée. Le rattachement des ouvriers à l’État entraîne leur dépendance unique vis à vis de l’intendant, sur le rapport de l’inspecteur et du contrôleur et réquisition de l’entrepreneur, pour toutes les causes les opposant à ce dernier pour raison de service. La discipline est interne. L’exemption du logement des gens de guerre et de garde bourgeoise est instituée « afin que l’ouvrier ne soit point interrompu dans son travail ».

6Ce personnel est tellement bien perçu comme une communauté à part que les cabaretiers s’adressent à l’entrepreneur. L’ordonnance précise donc qu’en aucun cas « les cabaretiers ou autres marchands qui auront fait crédit à des ouvriers ne pourront rien exiger de l’entrepreneur pour leur paiement, à moins qu’il ne leur en ait répondu ». Mais comme il semble que cela se soit fait dans le passé, sans doute pour conserver des ouvriers intempérants mais compétents, l’article suivant précise que « les ouvriers qui sont redevables à l’entrepreneur ne pourront quitter ladite manufacture qu’ils ne l’ayent entièrement satisfait sous peine d’être mis en prison ». Cela éclaire la fonction de la future exemption de tutelle et curatelle. Mais cela montre aussi que l’obligation de rester à la manufacture n’est pas générale. Sans doute ce passage concerne-t-il les ouvriers étrangers, liégeois notamment, qui vivent en célibataires dans les villes françaises, et rentrent chez eux quand les commandes sont basses. Cette ordonnance prévoit un registre tenu par l’entrepreneur, visé et contrôlé par l’inspecteur et le contrôleur, copie donnée aux Hôtels de Villes de Charleville, Mézières et Maubeuge. En 1746, une lettre du ministre à l’inspecteur de Maubeuge reprend cette exigence, « pour éviter les abus » ; il semble qu’un recruteur peu scrupuleux engage des ouvriers pour la troupe, et trouve un avantage lors de leur dédit. En 1747, une autre lettre déclare nulle une clause de remplacement prévue dans un contrat d’engagement signé par un ouvrier.

7L’ordonnance royale de mai 1768 constate « des contestations à l’occasion des privilèges qu’elle [Sa Majesté] a accordés en différents temps aux ouvriers de ses manufactures d’armes ». Elle décide donc que sera tenu un « dénombrement exact » des ouvriers, « tant maîtres que compagnons ». Ce registre, « coté et paraphé » par l’inspecteur de chaque manufacture, restera en dépôt ; des copies seront remises aux intendants et aux échevins pour les ouvriers « qui ne font point d’autre métier que de travailler dans lesdites manufactures ». De plus, tout engagement est déclaré nul d’avance et les officiers en sont informés. En échange, défense est faite aux inspecteurs de porter sur « le registre qu’ils tiendront désormais (…) d’autres ouvriers que ceux qui seront employés à la fabrication des armes destinées pour ses troupes ». C’est donc l’inspecteur qui a la responsabilité du registre, signe d’un échec des entrepreneurs. Etre inscrit sur le registre sera désormais un enjeu pour qui travaille occasionnellement pour la manufacture. Dès lors qu’il est tenu par l’administration, ce document peut être compris comme précurseur de l’immatriculation, qui déterminera plus tard le statut. Cette ordonnance ne met pourtant pas fin aux conflits. En 1775, Martin Savart et Joseph La Douce sont punis pour s’être engagés dans un régiment, sans signaler leur appartenance à la manufacture de Maubeuge. L’officier floué réclame à celle-ci les 66 livres qu’ont perçues les ouvriers à leur engagement ! L’inspecteur demande qui doit payer, après avoir pris une « mesure provisoire ».

8L’organisation par les textes ne saurait éviter de régler le travail même. L’ordonnance du 25 octobre 1716, qui fixe les prix auxquels les entrepreneurs de toutes les manufactures doivent payer les pièces aux ouvriers, vient explicitement en complément de l’adjudication concurrentielle des marchés. Il s’agit d’harmoniser et de « pourvoir à ce que les entrepreneurs (…) ne puissent abuser de la nécessité où se trouvent les ouvriers de leur vendre leurs ouvrages qu’ils ne peuvent livrer qu’à eux et ne les réduisent à des prix trop modiques par rapport à ceux que sa Majesté doit faire payer auxdits fournisseurs (…) il est juste que les ouvriers reçoivent un paiement proportionné ». Le prix des canons rebutés est partagé entre l’entrepreneur et l’ouvrier selon qu’ils défaillent à la première ou à la seconde épreuve. Ce sont alors encore les gouverneurs, commandants et commissaires qui sont chargés de l’application de l’ordonnance : l’Inspection a été créée en mai, mais les commissions ne seront distribuées qu’en novembre.

9D’autres règlements suivent. Les bureaux de l’Artillerie disposent à partir du 23 mai 1763 d’un modèle, élaboré avec soin par Gribeauval et Choiseul pour ceux qui sont alors les seuls à porter le nom d’ouvriers de l’État : les soldats des compagnies d’ouvriers de l’Artillerie. Ces militaires portent l’uniforme « gris de fer » avec veste et « parements » bleus, chapeau, boutonnière et galons bordés d’or. Ils suivent l’armée en campagne, mais il est confirmé par ordonnance du 13 août 1765 qu’ils seront en temps de paix installés dans les arsenaux de construction de Grenoble, Strasbourg, Douai, La Fère, Metz et Auxonne. Le nombre de ces compagnies varie, sous l’Ancien Régime de 4 à 8. Le nombre des hommes qui les composent est également variable, croissant avec le temps, et des civils leur sont adjoints en tant que de besoin.

10Ce règlement ne changera guère de Gribeauval à Napoléon III, sinon que le cahier de 1856 est plus épais que celui de l’ordonnance du 25 octobre 1765. Ainsi lit-on en 1765 à l’article 16 : « Il sera donné une cloche un quart d’heure après le moment fixé pour commencer le travail, et les sergents feront sur le champ l’appel ; si un ouvrier y manque, il lui sera retenu, etc. » ; et en 1856, articles 82 et 83 : « Le son d’une cloche indique l’heure d’entrée des ouvriers aux ateliers, ainsi que leur sortie desdits ateliers (…) Aussitôt que la cloche a cessé de sonner (…) le maréchal des logis chef fait l’appel de sa compagnie et des hommes qui travaillent avec elle (…) ». L’article 7 indique les salaires des ouvriers, qui représentent de 420 livres à 900 livres par an, ce qui paraît beaucoup et s’explique par l’intention suivante : « Sa Majesté voulant de plus exciter l’émulation parmi les ouvriers des compagnies, en leur réservant des places de retraite où ils puissent conserver l’aisance dont ils jouissent dans lesdites compagnies, elle a fixé le traitement (…) ».

11Les « Chefs ouvriers d’État » sont proposés par le secrétaire d’État à la Guerre et l’inspecteur général. Ils distribuent l’ouvrage aux maîtres de boutiques, et doivent « le tracer eux-mêmes quand cela sera nécessaire ». Les caporaux et appointés sont les chefs d’atelier. Les charrons paient leur poste de travail, appelé « plane », par une retenue sur salaire. Des « états » des matières, outillages, heures de travail sont établis quotidiennement pour permettre la confection des « états hebdomadaires ». La discipline prévoit des séjours en prison, mais on leur préfère les jours de travail sans salaire. Enfin l’horaire quotidien varie au cours de l’année ; il est le suivant du 1^er octobre au 1^er avril : 6 heures-midi, 13 heures-18 heures avec une demi heure de pause par demi-journée ; les ouvriers en bois ont pendant ce temps une journée qui s’achève à la nuit : on ne peut pas éclairer. Le reste de l’année, la journée est : 5 heures-11 heures, 13 heures-19 heures, avec toujours 2 pauses.

12L’on aurait tort de croire cette mise en ordre contraire à la structure familiale des ateliers. Le règlement de 1792 stipule : « Les enfants d’ouvriers en état de travailler, lorsqu’ils sont employés à l’Arsenal, jouissent depuis l’âge de 10 ans et jusqu’à l’époque où ils pourront contracter un engagement, du supplément de solde accordé aux ouvriers des compagnies ; quand ils auront atteint l’âge de 16 ans, s’ils se refusaient de s’engager ou s’ils n’étaient pas jugés susceptibles, ils cesseraient d’être compris dans l’état des ouvriers employés à l’arsenal ». La formation est toutefois ici plus qu’ailleurs surveillée. En 1856 encore le règlement donne aux chefs d’ateliers la responsabilité pédagogique confiée dans les manufactures aux réviseurs et contrôleurs : « Ils veillent continuellement (…) à l’instruction des jeunes ouvriers (…). A cet effet, ils se mettent eux-mêmes à l’ouvrage, et montrent au besoin aux ouvriers comment ils doivent travailler ».

13Le règlement de 1763 prévoit que « lorsque les circonstances exigeront qu’on prenne des ouvriers externes dans un arsenal, ils seront répartis d’abord dans les ateliers avec les ouvriers des compagnies, et le directeur choisira ensuite parmi eux des chefs et des sous-chefs d’atelier (…) » ; ces ouvriers civils sont placés sous l’autorité d’un Maître de boutique choisi parmi les ouvriers d’État par le directeur. Celui de 1765 stipule que les candidats au recrutement « seront proposés au secrétaire d’État [à la Guerre] par l’inspecteur général du département, d’après le compte qui leur en sera rendu par le directeur de l’arsenal, et sur le certificat de capacité, de fidélité et de bonnes mœurs, qui sera donné par le capitaine d’ouvriers, auquel Sa Majesté s’en prendrait si quelque raison particulière l’avait engagé à donner ce certificat à un ouvrier qui n’en serait pas digne ».

14Les règlements des manufactures s’inspirent de cette rigueur des artilleurs. Celui de 1766 vient donner des directives sur les procédés, les matières, les calibres… C’est ainsi qu’il décrit le taraudage d’une culasse : « (…) on observera d’employer un taraud à quille. Cet outil doit être terminé par un cylindre de même calibre que le canon et de 4 à 5 pouces de longueur, sans aucun filet. La partie qui aura des filets sera faite en cône tronqué et ces filets iront toujours en augmentant de diamètre jusqu’à la tête de l’outil. Cette opération n’est qu’une préparation pour admettre le taraud cylindrique (…). L’outil à quille n’est destiné qu’à assurer la direction du taraudage, parce que le cylindre qui le termine l’empêche de pencher d’aucun côté (…) », bref, l’outil à tarauder droit, rêve de générations d’apprentis ! Répété pour chaque opération, cela produit un embryon de procès de fabrication. Le texte de 1773 s’attache à l’organisation du contrôle, donnant pouvoir au contrôleur arquebusier sur les autres, et prévoyant des assemblées mensuelles réunissant l’inspecteur avec les contrôleurs. Il précise les obligations de ceux-ci, lors de l’épreuve, ou dans la manière d’opérer des visites impromptues dans les boutiques. Il recommande l’usage du compas d’épaisseur pour contrôler les canons. Celui de 1777, donne des consignes de sécurité pour la tenue de l’épreuve, la première étant « qu’il ne sera employé à l’épreuve que des canoniers ou leurs manœuvres, à l’exclusion des femmes et des enfants ». Sans doute les envoyait-on encore porter les pièces au contrôle… Chaque geste est ensuite détaillé.

15Ce même règlement, signé par le ministre Saint-Germain, jugé parfois excessif, prévoit de ne donner de l’ouvrage aux ouvriers « qu’à proportion qu’on aura été content d’eux », et établit des gratifications pour leur « émulation ». Il spécifie aussi qu’un compagnon ne peut quitter un maître sans l’accord de l’inspecteur, ni sans s’être trouvé un remplaçant. Le statut ouvrier est d’ailleurs complété en 1783 : le maître doit observer un préavis de 15 jours pour renvoyer un compagnon, et c’est le surintendant de la province qui taxe d’office les ouvriers à la taille. Les officiers, contrôleurs et réviseurs devront désormais choisir sur le dénombrement du personnel « ceux desdits ouvriers les plus intelligents dans leur profession » en nombre suffisant pour la production de l’année suivante. Un procès verbal est ensuite établi et l’ouvrier vient contresigner son inscription. Le procès verbal est envoyé aux diverses autorités locales et révisé chaque année. Il y a donc deux innovations : l’ouvrier signe, ce qui le rapproche encore du modèle de l’engagement, plus que du contrat, et la variation des effectifs est contrôlée.

16Cette année là, il est prévu que « tout ouvrier qui insulterait ou ferait des menaces aux officiers, contrôleurs ou réviseurs sera mis en prison pour 24 heures, par ordre de l’inspecteur qui rendra compte sur le champ au secrétaire d’État » susceptible de prolonger la punition. « Tout ouvrier qui exciterait quelque révolte ou soulèvement sera également puni de 24 heures de prison », ce qui ne l’exempte nullement de rendre des comptes au juge ordinaire. Les tensions montent, comme elles s’exacerbent dans la société entière... La force de ce tourbillon suffirait à montrer combien les événements politiques déterminent la condition ouvrière.

De la crise du privilège à la loi du 19 août 1792

17Peut-on suivre jusqu’au bout Ken Alder quand il décrit la crise de la décennie 1780 comme l’expression d’une contradiction entre l’effort de modernisation des ingénieurs de l’État et l’univers technologique figé des manufactures ? Disciples des Encyclopédistes, les ingénieurs apprennent à l’Ecole d’artillerie les méthodes nouvelles du dessin industriel, en projection sous plusieurs angles et non plus en perspective, et établissent ainsi des « tables de construction »3 qui guideront le travail de l’ouvrier par l’exactitude des représentations, des désignations, des indications de méthode… Ils ont une problématique dans laquelle penser l’uniformisation, celle de l’interchangeabilité, une culture : de nos jours encore, il n’est pas rare qu’elle soit présentée comme un objectif jamais atteint. Au XVIII^e siècle, les mesures ne sont pas unifiées, et Gribeauval lui-même devra assouplir l’uniformisation des trains de roues des affûts pour tenir compte des différences entre les chemins. Pour les pièces de fusil, les formes sont souvent rétives au dessin ; il faut donc non seulement fixer des tolérances4 rigoureuses, mais aussi produire abondance de calibres, de jauges, de modèles… Un habile contrôleur, Honoré Blanc, travaille successivement à Saint-Étienne, à Vincennes, puis, durant la période révolutionnaire, à Roanne, où il crée dans un couvent devenu bien national une entreprise pilote. En 1785, le laboratoire du donjon de Vincennes est le théâtre d’une démonstration qui voit les pièces de 200 platines de fusil mélangées et remontées, preuve de leur interchangeabilité parfaite. L’ambassadeur des États-Unis d’Amérique, Thomas Jefferson, est présent. Il ramènera ses observations et des spécimens de calibre sur le nouveau continent où il soutiendra plus tard les efforts de l’inventeur Eli Whitney. Blanc commence même à imaginer des machines-outils élaborées.

18Il est vrai aussi que les artisans se rebiffent contre les exigences que l’État prétend leur imposer en multipliant les contrôles. De même les canoniers résistent quand, en 1785, Charles Pilotin ramène à Saint-Étienne le procédé des « forges liégeoises » qui réduit la main d’œuvre nécessaire. L’introduction sera lente : en 1818 encore, un forgeur liégeois installe avec d’autres itinérants des « forges liégeoises ». Mais enfin, s’il est impossible de payer à l’ouvrier le prix du temps nécessaire à la satisfaction des exigences de l’ingénieur ou des commandes supplémentaires compensant la hausse de productivité, c’est qu’on est en pleine crise financière : crise du Trésor, faillite dès 1788 de la société de Sérilly-de Wendel.

19La fin des privilèges sera une liquidation. De Wendel, démis de ses responsabilités et émigré, se suicidera en exil5. Mais il paie tout de même : c’est son métier, tel qu’il a été conçu par un Ancien Régime qui confond intérêt privé et charge publique. De Sérilly sera guillotiné, ses héritiers ne rentreront pas en possession de ses parts industrielles. La grande entreprise ne survit pas à la tourmente, et d’autant moins qu’elle est entre les mains de personnages placés au cœur de l’État monarchique. Les guerres de la révolution et de l’Empire prolongeront pourtant le procédé de financement. Carnot l’explique presque clairement en l’An II : « Le comité a pour principe qu’il ne faut pas que de telles manufactures soient nationales, c’est à dire au compte de la République, mais (…) dirigées par des entrepreneurs particuliers parce que l’intérêt individuel leur donne plus d’activité et de ressort et que jusqu’ici, l’expérience a prouvé que les manufactures de ce genre étaient une source d’abus, entraînaient à des dépenses monstrueuses et produisaient très peu et très lentement »6. Ce sont les citoyens entrepreneurs qui prennent le risque. Carnot précise sa pensée dans une lettre envoyée le 8 septembre 1793 au représentant de la Nièvre, Legendre7 : « nous ne voulons qu’éviter les voleries et le gaspillage, et nous ne voyons pas comment en venir à bout avec une régie. Au lieu, si c’est une entreprise particulière, l’État ne paie que ce qu’il reçoit (…). Il faut dire aux entrepreneurs : faites des fusils, faites en le plus que vous pourrez, nous les prendrons tous au prix courant ; et si vous n’en fournissez pas une quantité (…) suffisante, la nation entrera dans ses bâtiments et vous lui rembourserez les avances qu’elle vous aura faites ». L’on sait qui avance, et avec quoi l’État paiera !

20On assiste tout bonnement avec la Révolution à l’expropriation des anciens entrepreneurs, et parfois même des nouveaux, l’État procédant sans ménagement à de nouvelles adjudications. A Tulle, en attendant la justice et l’expropriation de 1816, on attribue dès 1805 l’entreprise à un nouveau venu, Fréconnet, pour 10 ans. Il rétablit la production, avec l’aide des inspecteurs. A contrario, les travaux de construction de « la plus grande manufacture d’Europe », lancés 10 ans auparavant sous l’égide du Représentant en mission Roux-Fazillac, arrêtés après avoir démoli les terrains du lieudit les Condamines, coûtent à l’État beaucoup d’argent et de procédure, faisant ressortir encore plus nettement le danger de la régie directe. A Charleville, de Wendel émigré, ses associés ne semblent pas même consultés lors de l’adjudication à Gosuin, en 1793. Jovin et Dubouchet, à Saint-Étienne, reçoivent l’adjudication alors que les questions de propriété des anciens entrepreneurs ne paraissent pas réglées. L’entreprise de Klingenthal est pour sa part cédée par Perrier, ruiné par le remboursement en assignats de ses avances aux ouvriers, le 9 pluviôse an IX, à une association bientôt dominée par les frères Coulaux, eux mêmes propriétaires d’un atelier de réparation réputé à Mutzig, qui vient ainsi s’ajouter aux manufactures. Maubeuge bombardée en 1793, les héritiers Daretz, payés en assignats, ne peuvent que vendre à Eugène Félix par acte notarié du 30 nivôse An IV. Lui non plus ne peut faire face en 1816 après le pillage de 1815. Il négocie néanmoins le loyer des bâtiments : il a reconstruit la manufacture sur un nouveau plan et rappelle que l’ensemble estimé 300 000 F en 1787 en valait selon les experts du gouvernement 639 000 en 1816. Il demande donc que la Régie directe prenne à sa charge les réparations ; comme il doit « environ 18 000 F de rentes » gagés sur les bâtiments, il refuse de louer pour 14 000 F et réclame un loyer de 25 000 F8.

21Certains créateurs privés d’entreprises d’armement semblent s’enrichir, en revanche ! Daniel Guérin cite la manufacture de Grenoble, appartenant à un groupe d’investisseurs locaux dominés par les Perier. Construite sur une ancienne forge, celle-ci passe des marchés considérables avec l’État : des milliers de lames à canon de fusil, de baguettes, de fusils, avec un rythme de 1 000 armes par mois depuis 1795. Les profits réalisés permettent à Claude Perier de s’enrichir, d’acheter notamment une part des mines d’Anzin. Il se trouve ainsi à l’origine d’une longue dynastie d’industriels, banquiers et hommes politiques9.

22La crise révolutionnaire est aussi celle du privilège ouvrier. Du long manuscrit rédigé en 1782 par l’inspecteur Danzel10, les auteurs n’ont souvent retenu qu’une phrase à propos des femmes qui « feront du carillon » dans le magasin. Ce projet annoté de règlement pour la manufacture de Saint-Étienne est pourtant un panorama de la situation prérévolutionnaire, œuvre d’un homme éclairé, imprégné des nouveaux concepts de liberté, mais aussi d’un officier qui ne voit d’autre réaction possible au délitement du système qu’une autorité plus forte réaffirmant la légitimité du privilège : il participe ainsi tout à la fois de la réaction nobiliaire et du mouvement des Lumières, de l’ancienne et de la nouvelle rationalité.

23L’inspecteur réclame le pouvoir de poursuivre les convois d’armes de guerre circulant pour le privé et les cavaliers nécessaires aux perquisitions. Il faudrait aussi retenir les ouvriers à la manufacture : ceux dont les propriétés n’excèdent pas 80 livres de revenus seraient exemptés de la taille. L’exemption de toute charge municipale serait réservée aux maîtres tenant boutique, pour encourager les ouvriers à s’établir. Il faut que l’inspecteur soit assez humain pour accorder des congés de 15 jours pour convenance personnelle, laisser partir un ouvrier dans certains cas : un héritage, un beau mariage, une opportunité professionnelle, car « il serait injuste de l’empêcher d’augmenter sa fortune ». De même, il faut légiférer pour garantir les conditions de ces départs : avoir formé ses remplaçants, qu’on examinera assez longtemps pour s’assurer qu’ils font bien l’ouvrage eux-mêmes ou, pour un maître, avoir formé déjà 5 élèves. Pour favoriser l’établissement de boutiques rurales, on pourrait créer un bâtiment où l’on formerait en ville les apprentis ruraux.

24Mais enfin, il faut aussi sévir. Pour empêcher les engagements dans les troupes, décidément moyen de fuite bien prisé, il faut charger l’inspecteur des fonctions de commissaire des Guerres. Il faut aussi prévoir de 2 jours à un mois de prison pour qui se refuse au travail ; « ceux qui travaillant à la pièce dans le magasin ne fourniront pas la quantité d’ouvrage à laquelle ils auront été taxés avec la perfection requise et qui ne voudront pas se rendre aux réprimandes qu’on leur fera à ce sujet, seront mis le samedi soir en prison jusqu’au lundi matin qu’on les fera sortir pour venir à l’ouvrage ».

25Il faut donc une autorité sans faille. Les contrôleurs et réviseurs seront exemptés de la taille pour leurs propriétés hors de la ville en dessous de 300 livres de revenu, car « il est nécessaire que cette classe d’hommes ait assez de privilèges pour faire sentir au peuple que leur état est au dessus du sien ». Car la question est politique : « Toute personne attachée à la manufacture qui tiendra des propos contraires à la subordination [c’est donc imaginable et grave] due aux officiers et contrôleurs sera punie par l’inspecteur de quelques jours de prison ». L’on précise toutefois en marge : « Le temps nécessaire pour obtenir une décision à la Cour pouvant multiplier les insolences d’une populace effrénée, il serait bon de donner à l’inspecteur un brevet du Roi, – pour qu’il puisse sur le champ sévir contre des particuliers qui ne sont pas attachés à la mfre, en rendant compte le plutost possible au ministre. Ce serait le moyen d’arrêter le mal dans son principe ». [Sic]. La Manufacture en est raccourcie de son orthographe. En attendant il est proposé d’interdire « tout cabaret ou lieu public » et de « punir aussi le maître qui n’aurait pas dénoncé (…) ».

26Article 28 : « Toute personne de telle qualité et condition qu’elle soit qui excitera ouvertement ou en sous main la populace contre la manufacture sera poursuivie extraordinairement comme perturbateur de l’ordre public ».

27Conscient et pathétique, l’inspecteur se laisse emporter par l’urgence des événements qu’il pressent. Peut-il penser qu’on lui donnera tous ces pouvoirs ? Cela permettrait-il seulement de contrôler ce peuple que l’on ne parvient décidément plus à enfermer ? Note en marge : « la prison de la ville étant souvent une occasion de dépense pour les ouvriers qui y boivent autant qu’ils veulent avec leurs compagnons de débauche, il serait bon d’avoir une salle de discipline où l’on tiendrait les ouvriers peu tems [sic] et le plus souvent les fêtes et les dimanches (…) ».

28Mais la débauche n’est pas seule en cause et dans une longue introduction aux notes marginales, Danzel écrit : « Si, par la crainte de violer le droit des citoyens, l’on ne voulait pas forcer au travail du Roy ceux qui sont actuellement sur les registres, il faudrait prendre le parti de leur proposer des engagements ou marchés par écrit, pour un certain nombre d’années ; ce qui ne serait peut-être pas adopté volontiers par tous les ouvriers inscrits, et demandera du temps avant que l’on pusse compléter le nombre des sujets dont on a besoin ». Les droits des citoyens existent donc, au moins dans les mots de ceux que l’on cherche à réfuter ; sans les connaître précisément, le lecteur les devine, et croit entendre les murmures qui montent des rangs ouvriers. Danzel ne nie d’ailleurs pas l’existence de tels droits : l’article 18 du règlement qu’il propose stipule : « On tiendra la main à ce qu’aucun ouvrier, sans raisons valables, comme maladie ou travail pressé de la campagne dans son propre bien, puisse se dispenser de fournir entièrement son contingent ». Travailler à son propre bien est donc légitime.

29Dès 1782, Jean qui rit ou Jean qui pleure, l’inspecteur sait. Il voit le privilège ouvrier contesté et malmené par les multiples autorités fiscales, et la motivation au travail disparaître. Il ne reste plus à chacun que l’espoir de faire valoir son bien propre. D’ailleurs, il peut se faire qu’un ouvrier puisse augmenter sa fortune personnelle en quittant l’entreprise, et l’en empêcher serait illégitime. C’est la société qui se délite. L’alternative est posée avec une clarté redoutable : l’ouvrier n’est plus un artisan privilégié, maître en sa boutique ou espérant l’être un jour, ayant l’honneur de travailler pour les armes du Roi, et de recevoir en échange des privilèges qui font sa dignité. Son métier n’est plus un état. Il est un ouvrier inscrit au registre. Au sens strict, il est aliéné. La liberté supposerait le contrat d’engagement limité dans le temps. Seule, une telle mesure se heurterait à des inscrits qui croiraient ainsi déchoir et perdre la garantie de l’emploi, et surtout, quand il faut 35 personnes pratiquant plusieurs dizaines de professions pour faire un fusil, l’on n’est pas près de les rassembler.

30La liberté qui hante la société ne permettra plus jamais d’attacher à vie les ouvriers aux manufactures. Ce ne sera que par l’espoir d’en sortir un jour que l’on fera rentrer les armuriers dans l’entreprise. Encore la fin du sentiment d’aliénation suppose-t-elle que l’on s’empare de la Nation puisque c’est en son nom que le travail est imposé.

31L’inertie royale suspend le sort des manufactures jusqu’au 10 août 1792. Dans l’urgence de la guerre, dès le 12, le député de la Corrèze Borie11 fait voter une loi d’urgence qui approuve l’attribution d’office par le Directoire départemental de 1 000 fusils aux volontaires locaux en route pour l’armée de Montesquiou, et ordonne au ministre de payer ces armes « tout de suite ». Le 14, le camp militaire de la capitale commence à s’organiser, un décret de l’Assemblée charge le ministre de faire fabriquer diverses pièces d’artillerie « tant à l’Arsenal de Paris que dans toutes les autres fonderies particulières de cette ville » et crée un fonds de 500 000 livres pour payer directeurs et fournisseurs « afin de donner aux ateliers toute l’activité dont ils sont capables ». Le même jour un décret confirme et organise le rapatriement vers Paris de diverses pièces d’artillerie. Le 15, l’Assemblée vote une loi félicitant les ouvriers des manufactures de leur zéle à partir combattre et leur demandant... de rester au travail : « les ouvriers qui resteront attachés aux ateliers, soit nationaux, soit particuliers dans les villes de Saint-Étienne, Tulle, Maubeuge et Charleville, seront déclarés avoir bien mérité de la Patrie ; (...) le service qu’ils feront dans les manufactures d’armes sera regardé et compté comme service militaire, et (…) ils seront censés en activité comme les citoyens qui volent aux frontières (…) ».

32Depuis deux ans, le Comité militaire de l’Assemblée recevait des lettres des villes de manufactures et d’ouvriers, transmises à la « section des Armes » : de la Loire, du Klingenthal, de Tulle, de Maubeuge. Le 6 juin 1792 est lu en séance un projet de décret sur la manière de se procurer des armes dans le royaume. Dès juillet, les interventions du ministre de la Guerre au comité se multiplient. Le 19 août, un long texte est signé au Conseil exécutif provisoire par le président du jour, Roland, et le ministre de la justice, Danton, véritable maître de la situation12. Cette loi réorganise les manufactures devenues nationales. Elles sont dirigées par un Conseil d’administration désigné par l’exécutif et par les Communes où réside la majorité des ouvriers, dont le Conseil communal « pourra entendre et recevoir [les] observations ». Les membres du CA sont, outre l’inspecteur, des contrôleurs ou des réviseurs choisis par l’exécutif et les autorités locales, et quelques maîtres ouvriers avec voix consultative dans certains cas. La présence d’ouvriers aux affaires est donc réelle et reflète la hiérarchie de métier.

33Sur le plan technique, les directives contenues dans le texte sont la reprise des ordonnances et règlements antérieurs à peine modifiés. Il est prévu de réaliser pour chaque manufacture trois modèles de toutes les armes et outils que l’on y fabriquera, sur la base desquels chaque maître devra faire à ses frais une copie des pièces qui se fabriquent dans son atelier.

34Mais c’est véritablement un nouveau statut qui se met en place pour les ouvriers, même s’il conserve quelques ressemblances avec l’ancien : un salaire minimum fixé sur proposition du CA de telle sorte que « que le maître de force moyenne, par un travail de journée ordinaire, ait dans le cours d’un mois (…) une somme de soixante cinq à soixante-six livres de produit net, et les compagnons de force moyenne, vingt cinq à trente cinq livres aussi de produit net », une classification selon la difficulté du travail, un contrôle de l’embauche par le CA. Le délai de préavis est porté à un mois. De plus « nul ouvrier » ne peut être renvoyé s’il n’est « déclaré coupable d’indocilité ou d’inconduite grave et notable, par un jury composé de membres du CA, de deux commissaires de la municipalité, de l’entrepreneur ou son représentant, et de deux maîtres employés dans ladite manufacture et choisis par les autres maîtres ». Pour les fautes légères, les peines ne pourront consister qu’en « suspension de travail, les arrêts ou la prison ». Le travail non payé est donc exclu, comme l’attribution discrétionnaire du travail aux plus méritants…

35C’est l’article 33 qui laisse la plus profonde empreinte :

36Par ailleurs, le texte accorde des pensions aux ouvriers insuffisamment anciens mais infirmes ou blessés en service.

37Seuls certains militaires et les officiers de la Ferme générale bénéficient en 1789 d’une protection invalidité/vieillesse. Cette retraite est ainsi la première attribuée au personnel civil d’une entreprise. Elle a pour but de garder les ouvriers à la manufacture. Les privilèges ont été abolis et tout indique que rester à vie attaché à la discipline est insupportable. On subordonne donc une pension de retraite à la présence au travail pendant un nombre d’années raisonnable. La loi ne répond cependant pas à l’alternative posée par Danzel. Le registre reste la référence de l’appartenance à la manufacture, et les articles 26 et 27 en donnent explicitement le contrôle au CA, qui peut même imposer un nombre d’élèves à un maître. Le principe du libre contrat de travail ou d’engagement n’est pas posé. On est libre après 30 ans, et encore si le CA ne juge pas que l’on puisse encore être utile.

Le certificat de J. F. Pupier, 72 ans, maître platineur, 29 nivôse an 3 de la République.

38Les certificats d’états de services campent des portraits ouvriers. On en compte alors au moins 23 à Tulle, 210 à Saint-Étienne. Jean Baptiste Béraud, 84 ans, faiseur de baguettes de fusil de soldat, a cessé le travail pour infirmité en 1784, à 75 ans, avec 61 ans d’ancienneté ; Jean-François Pupier, 72 ans, maître platineur, résidant au village de Montpailloux (ex-Saint-Héand) a travaillé depuis l’âge de 16 ans pour la manufacture, et avec 15 ans d’interruption il affiche 40 ans de service et a formé deux apprentis. Antoine Chanceler, 72 ans aussi, a quitté la manufacture il y a deux ans, après une carrière de faiseur de sous-gardes ininterrompue depuis l’âge de 16 ans… 56 ans à faire des sous-gardes !

39Barthélemy Masset, de Tulle, 51 ans, maître forgeron d’équipage, demande le cumul de 18 ans de présence à Charleville, avec les 17 qu’il a passés à Tulle. « Il interviendra s’il le faut auprès des représentants du peuple ; de son côté, il ne cessera de travailler pour procurer des armes aux défenseurs de la Patrie. Il y emploiera comme il l’a déjà fait tout son temps, afin qu’on puisse parvenir à exterminer cette horde des satellites et des brigands qui souillent le territoire français »… Militant ou opportuniste ?… Gourinard, 58 ans « environ », 35 ans d’ancienneté, fait l’objet d’une pétition adressée au CA dont les membres contresignent pour approbation : « L’exposant est donc incontestablement du nombre des ouvriers qui ont droit (…) à la bienfaisance publique. Son intention est sans doute de consacrer à la Nation le reste de sa vie. Mais ses forces diminuent, les infirmités s’annoncent, et sans le secours de la Nation, il ne pourrait bientôt plus se suffire par son travail ». Jean Geneste, polisseur de canons, 35 ans de service, n’a que 48 ans, mais il a formé 5 élèves et deux blessures le laissent handicapé ; le conseil estime qu’il serait « juste » de lui accorder une pension de 150 L annuelles. Il semble l’avoir obtenue, puisqu’un ordre de payer est adressé au District.

40Cela ne dure pas. L’inspecteur de Tulle le dira en l’An XIII : « Les représentants en mission près des manufactures en l’An 2 avaient accordé ces pensions à plusieurs ouvriers qui étaient dans le cas de cette loi, revenus à un autre ordre de choses, ces pensions ont cessé il a été jusqu’ici fait de vaines démarches pour les faire solder à ces malheureux ouvriers rappelés ensuite du dénombrement ». Autrement dit, non seulement on n’a plus accordé de nouvelles pensions, mais l’on a rappelé d’anciens ouvriers. De même, pour que la garantie du salaire ait un sens, il aurait fallu pouvoir payer les entrepreneurs, et l’on sait ce qu’il en est. Les gratifications, confirmées par la loi, continuent cependant à être attribuées lors du chef d’œuvre des apprentis.

41Les Conventionnels en reviennent vite au règlement pour conserver les ouvriers. Quand le décret du 6 septembre 1793 prévoit que les étrangers nés sur le territoire des pays ennemis seront mis en maison de sûreté, « sont exemptés de cette disposition les artistes, les ouvriers et tous ceux employés dans des ateliers ou manufactures, à la charge pour eux de faire attester par deux citoyens de leur commune d’un patriotisme connu ». Le règlement de la manufacture nationale de Versailles créée cette même année 179314 à l’initiative du Conseil de la commune en rassemblant les armuriers qui fournissaient la ci-devant Cour est plus clair encore. L’arrêté de création précise que le citoyen Boutet sera inspecteur des travaux de l’Atelier. Fort de sa compétence reconnue, Nicolas Boutet n’en est pas moins alors en prison, inscrit sur la liste des citoyens à désarmer ! On le tire du cachot. Il sera même un temps directeur général des Manufactures d’armes et Ateliers de réparation (An VII). Il agit donc au nom de l’État, plus proche d’un inspecteur que d’un entrepreneur. Toutefois, autres temps, le 1^er septembre 1800, le Premier Consul lui confie la manufacture au titre de l’entreprise pour 18 ans, avec un traité comme sous l’Ancien Régime : une commande annuelle.

42Plutôt que la loi de 1792, ce règlement prend pour modèle celui des compagnies d’Artillerie. La manufacture sera administrée par un agent comptable et un directeur. Des inspecteurs et des chefs d’atelier ne devront avoir ni forge ni étau particulier, mais surveiller et instruire. Des comptes rendus sont établis chaque décade, et les ouvriers payés au même rythme. Ils sont admis après un essai d’une décade, et avoir justifié de deux ans d’exercice antérieur de la profession. Ils ne peuvent quitter la manufacture que sous les conditions fixées par l’Assemblée Nationale. Le rythme de la journée est donné par le tambour et les appels dont le procès verbal est quotidiennement transmis au directeur ; la journée va de 7 heures à 20 heures en hiver, et de 6 heures à la fin du jour de germinal à vendémiaire (avril à octobre). « Article 8 : Les ouvriers qui manqueraient de venir à leur atelier un ou plusieurs jours de suite, seront punis d’autant de jours de détention à la maison d’arrêt ; les jours de repos seront choisis de préférence pour cette détention », et un livre portant les absences est tenu par les chefs d’atelier. Sont explicitement prohibés au travail l’ivresse, les comestibles, les chansons contraires aux principes républicains ou aux bonnes mœurs, les lectures ou conversations oiseuses, le désœuvrement ou la dissipation. Plus grave, le trouble apporté à l’ordre des ateliers par des propos séditieux, de mauvais traitements à des camarades, un quelconque tumulte, ou pire, l’insubordination sont passibles de la maison d’arrêt. Les ouvriers effectuent cependant par groupe de 8 un service au jury qui se prononce sur ces peines sous la présidence d’un des inspecteurs.

43En fait plusieurs manufactures passent pendant cette période sous l’autorité des représentants en mission. Dès 1798 les CA sont supprimés, les inspecteurs, contrôleurs et réviseurs de nouveau nommés par le pouvoir central. En 1799, une direction des manufactures est établie à Charleville, regroupant sous son autorité les manufactures françaises, celles de Liège et bientôt de Turin, et les ateliers de l’Artillerie. Sans abroger la loi de 1792, le règlement de Brumaire an IX rétablit un fonctionnement plus régulier. Les salaires ouvriers sont stabilisés en 1803 (An XI) sur une base de 1,40F par jour15. Les manufactures deviennent « impériales » en 1806. Les campagnes du Premier Empire les voient accueillir des conscrits, le personnel étant toujours insuffisant.

Suppliques et grèves de l’Ancien Régime à la Révolution

44La constitution des manufactures en entreprise monopolistique et réglementée pose dès l’origine la question des salaires, puisque le marchandage n’est plus libre. Dès 1690, le conflit éclate à Sedan et Nouzon. Dans la première ville, l’entrepreneur Fournier fixe des salaires au plus bas et fait surveiller les ouvriers, pour qu’ils ne travaillent pas pour d’autres, refuse de donner du travail aux récalcitrants, les laissant dans le dénuement. L’intendant Malézieux informe le ministre que, si on le laissait faire, il « abolirait totalement » la manufacture et prend donc ses responsabilités, convoque une assemblée des ouvriers de Floing et Sedan, impose à l’entrepreneur d’y être présent et fixe par accord le nombre des commandes aux armuriers à 60 armes hebdomadaires. Par ailleurs, il fait admettre qu’en l’absence d’ouvrage pour l’État, les Sedanais pourront travailler pour le commerce. Même procédure à Nouzon. Ici c’est la qualité des armes qui inquiète : le soucis de la quantité l’emporte sur celui de la qualité. Pour faire admettre au canonier qu’il doit correctement battre le fer de ses lames à canon il faut lui payer la pièce un prix suffisant. Sur la base du tarif proposé par les ouvriers, légèrement augmenté, l’intendant fixe le prix du canon à 12 sols 8 deniers au lieu de 10 sols16.

45A Saint-Étienne, l’intendant de Lyon, Le Méliand, écrit le 6 juillet 1710 une lettre qui accompagne « la requête que tous les ouvriers faisant des canons pour la fabrique (…) m’ont présenté, elle vous fera connaître (…) la misère extrême de tous ces ouvriers, l’abandon dans lequel on les laisse, la nécessité d’envoyer de l’argent pour les payer d’une partie de ce qui leur est dû, et qu’on ne peut éviter, ou de révoquer l’arrêt du Conseil du 22 octobre 1709 qui donne une surséance aux commissionnaires de Monsieur Titon pour paiement de leur dette (…) »17. En effet, le Trésor ne pouvant honorer ses dettes envers l’entrepreneur général, celui-ci ne paie pas ses commissionnaires, qui, en retour, ne paient pas les ouvriers.

46Les ouvriers possédaient quelques « fonds » leur permettant « d’avancer des canons », autrement dit de faire crédit aux commissionnaires de Titon. Ils pouvaient eux-mêmes obtenir du crédit. Bons gestionnaires, ils sont précis : l’arrêt qu’il faudrait rendre pour exiger le paiement des dettes devrait les exclure de cette exigence, et il faudrait interdire le trafic des armes en dessous du prix. Ils sont maintenant ruinés, par la combinaison d’une crise typique d’Ancien Régime – cherté des subsistances, maladies et chômage urbain – et de la baisse des prix imposée par des affairistes sans scrupule. La différenciation sociale à l’œuvre est patente : les manieurs d’argent passent d’un commerce à l’autre et s’enrichissent, les autres se prolétarisent. On ne demande pas une augmentation de salaire, mais un marchandage correct : la conscience du changement est encore latente. L’on voit aussi la profondeur de la misère : on meurt de faim. En 1709 encore, l’intendant prend en charge la nourriture des 400 ouvriers de Charleville, à la demande de Titon : « ils ne se nourrissent presque que de pain ». La question du prix du travail est littéralement vitale et place les travailleurs en situation de faiblesse face à leurs commanditaires. L’appel à l’autorité est dès lors l’ultime recours, mais les résistances passent aussi par la défense de la liberté commerciale. A preuve la répétition de l’interdiction par les textes, comme en 1744 par l’injonction du commissaire provincial des Guerres Dubois de Crancé sur l’ordre du ministre : « Il est défendu à tous les ouvriers de la manufacture (…) de se charger, sous quelque prétexte que ce soit, d’aucun ouvrage étranger ; et à eux ordonné de s’employer uniquement aux travaux de ladite manufacture, chacun suivant son métier particulier ; à peine contre ceux desdits ouvriers qui seront pris en contravention d’être punis de prison ».

47L’arrêt de travail peut être plus clairement revendicatif sur les bords de la Meuse : les platineurs sont en grève en 1743, parce qu’on ne les augmente pas assez, et encore en octobre 1758, pendant 6 semaines, pour obtenir une augmentation en échange d’une modification technique. Ils obtiennent alors 3 sous au lieu des 8 réclamés, ce qui paraît encore injustifié à l’inspecteur. L’année suivante le travail cesse tout à fait, les salaires n’ayant pas été versés. Le 6 septembre 1757, les équipeurs-monteurs exigent 45 sous au lieu de 40 par arme, et cessent le travail. Dans une lettre à l’inspecteur, le ministre menace de les chasser, mais s’en garde bien.

48La supplique des ouvriers de Saint-Étienne à « Monseigneur le Maréchal Duc de Bellisle ministre d’État » du 29 octobre 1758 exige cette fois : « C’est un peuple d’ouvriers nécessaires au service de Sa Majesté qui lui demande du pain en travaillant et qui attend de votre bonté, Monseigneur, le salaire du travail qu’il a déjà fait ». Le ministre a enjoint à ce « peuple » de ne s’occuper que du service du Roi, ce qui a été fait. Or, ce peuple ne reçoit plus assez de commandes pour vivre. « (…) leur état est tel qu’il ne peuvent en exposer toute l’horreur ». La tension monte : un monteur insulte un contrôleur en 1759 et se retrouve en prison. Les canoniers vont alors en nombre faire du tumulte chez l’inspecteur, puis protestent auprès du commandement militaire de Lyon. En 1760, on refuse cette fois de travailler à 3 000 fusils pour la Marine, parce que l’entrepreneur ne veut pas payer le même prix que pour des armes destinées aux troupes terrestres. L’entrepreneur est déjugé par le ministre. En 1761, 300 ouvriers non payés menacent de mettre le feu aux magasins ; les entrepreneurs leur distribuent des billets échangeables contre du pain dans les boulangeries de la ville. En 1762, un arrêt de travail est signalé au Klingenthal.

49Les périodes de chômage engendrent la disette. En un temps où la plupart des ouvriers conservent plusieurs ressources l’interdit posé à ceux des manufactures les fragilisent. Encore en 1781, l’intendant de Maubeuge annonce par ordonnance que les ouvriers qui ont d’autres ressources que leur travail à la manufacture devront « contribuer pour l’imposition de la milice ». En manque d’ouvrage, les Liégeois retournent sur les bords de l’Ourthe et les ruraux à leurs champs, mais il demeure toujours en ville une masse d’ouvriers miséreux. Souvent, l’État intervient pour que les entrepreneurs emploient les premières sommes qu’ils touchent au paiement des ouvriers. Choiseul, notamment, s’efforce à plusieurs reprises de faire prioritairement payer les ouvriers. Encore faut-il que l’État puisse payer18.

50La tourmente révolutionnaire n’apaise pas ce conflit malgré la légitimité nouvelle de l’État. La tension entre le désordre des finances publiques et l’énorme besoin d’armes est même exacerbée. Les procès-verbaux du Comité de Salut public en font foi. Ainsi le 12 Thermidor An III : « Le Comité de Salut Public, instruit que plusieurs ouvriers employés dans les manufactures et ateliers d’armes, aciéries, forges, fourneaux, fonderies de canons et mines, cédant à l’appât du gain qui leur est offert par les habitants des campagnes, abandonnent leurs travaux pour se livrer à l’agriculture (…) » interdit évidemment ces désertions19. A Charleville – ou plutôt « Libreville » – des maîtres et employés de la manufacture la quittent pour tenter de former leur propre entreprise en profitant de la loi d’Allarde20. Certains s’embauchent dans le privé, parfois jusqu’à Paris ou Moulin. En 1794, la manufacture nationale et l’entreprise privée Hanus sont l’une et l’autre bloquées dans leur production, par manque de main d’œuvre qualifiée dans des professions surabondantes chez l’autre ; les équipeurs-monteurs sans travail « séjournent » jusqu’à sept jours par décade par manque de platines. Les maîtres revendiquent alors le renvoi des nouveaux compagnons formés à l’accéléré. A l’inverse, l’envoyé en mission fait procéder à la formation de 60 apprentis platineurs. En août 1793 les envoyés du Comité de Salut public ont dû prendre comme première mesure un arrêté obligeant les ouvriers à rejoindre immédiatement la fabrique.

51A Tulle, on constate très tôt le départ des étrangers et des paysans. Fin 1794, le Comité de Salut Public écrit au CA qu’il est informé que des ouvriers s’adonnent à d’autres tâches. Il lui demande de n’accepter que la maladie comme excuse. Les ateliers improvisés de Limoges ou Bergerac envoient des commissaires pour débaucher des ouvriers par des propositions alléchantes. En 1796 encore, las de n’être pas payé, un maître canonier, chef d’usine à la manufacture installe une forerie21 à son compte, dans une maison appartenant à l’entreprise. Rachetant des pièces inutilisées ou rebutées à des ouvriers dans le besoin, il fabrique des fusils de chasse. A Saint-Étienne– ou plutôt à « Commune d’Armes », puis « Armecommune » – une dénonciation écrite par un charretier signale qu’il a chargé chez un ouvrier ses affaires personnelles, un soufflet et une malle d’outils. Une note d’une autre écriture commente : sans doute s’agit-il d’un ouvrier qui a quitté les « ateliers sous notre direction » pour se mettre à son compte. Le 9 germinal An II les membres de la Commission des Armes signent le registre des délibérations : « La Commission, informée qu’un très grand nombre d’ouvriers n’apportent pas à leurs travaux l’assiduité et la célérité nécessaire.

52Considérant combien ces ouvriers seraient coupables en perdant un temps précieux qu’ils doivent utilement employer à la fabrication des armes destinées à anéantir les ennemis de la République a provisoirement arrêté :

53Article 1 : les ouvriers de Commune Affranchie22 se rendront dans leurs ateliers respectifs où ils travailleront depuis 5 heures et demi du matin jusqu’à midi et depuis 1 heure jusqu’à 7. (…) ».

54Claude Boyer, commissaire national des armes à Commune d’Armes, s’adresse aux administrateurs du District le 18 fructidor An II. Il constate qu’à Mont-pailloux23 plusieurs maîtres et compagnons refusent de travailler ; il parle d’une « espèce de rébellion » à « réprimer ». Il propose que quelques récalcitrants soient envoyés aux frontières, car ils « disent qu’ils ne craignent pas les menaces puisqu’elles n’ont aucun effet ». Que l’on envoie donc des gendarmes ! « Le but des canoniers et platineurs est de dégoûter de la réception de leurs pièces au magasin afin de pouvoir continuer leur petit monopole en survendant leurs pièces ». Cette colère s’appuie sur le rapport demandé à la commission locale de vérification des armes : « D’après ton autorisation, nous envoyâmes il y a quelques jours des commissaires dans les communes voisines pour surveiller et accélérer la fabrication des platines ; il est constant d’après leur rapport que quantité de citoyens au mépris des lois et arrêtés quittent leur atelier pour travailler à la terre et pour faire un ci-devant dimanche (…) ». Et de joindre une déclaration de la Commune de Montpailloux ainsi que « la liste qu’elle nous envoie des ouvriers qui ont montré le plus d’opiniâtreté à abandonner leur atelier. Salut et Fraternité (...) ». Délateurs fraternels ! La lettre du Maire confirme : « Nous Maire et officiers municipaux de la commune (…) certifions que le Cn. Reverdy commissaire pour les armes est ici en députation pour l’accélération des armes et veille à ce que les armuriers soient assidus à leurs ateliers ». Fraternité de ceux qui font leur travail de surveillance en se protégeant les uns les autres ! Nous « avons fait des visites avant [cela va mieux en le disant] et en sa présence dans tous les ateliers nous avons trouvé que le fanatisme de plusieurs en retenait beaucoup surtout les jours de fête et de dimanche il semblait que ce jour-là ils avaient mal au bras et non à la bouche.

55Nous trouverions bon qu’il y eût une force armée pour leur engraisser les coudes afin qu’ils n’ignorent de notre civisme et républicanisme et de la haine que nous avons pour le fanatisme »24, daté du 15 fructidor.

56Le « fanatisme » ici dénoncé, c’est évidemment la foi chrétienne qui seule peut inspirer cette idée de ne pas travailler les dimanches et jours de fête. En clair, à Montpailloux, on a envoyé paître les officiers municipaux quand ils ont fait remarquer que la décade comportant 10 jours, il fallait travailler encore plus qu’avant. Quand on n’est pas payé et qu’on a quelques champs, on a mieux à faire. Les commissaires de la République n’ont pas la tolérance toute relative de Danzel. En vendémiaire suivant, les ouvriers de La Fouillouse, autre village proche, qui refusent de travailler le dimanche, sont punis de 5 jours de prison. Il est vrai que la République joue son va-tout contre l’Europe entière.

57Partout la situation se dégrade encore à partir du printemps 179425. Cumul des souffrances et des impayés, crainte d’une fin proche de la guerre et des commandes… Pas seulement : les questions politiques sont imbriquées dans la revendication salariale. Les délégués des platineurs de Nouzon et Prix, emmenés par Lionne et Tortuaux, ne présentent pas leur revendication sur les tarifs au seul CA de la manufacture. Ils vont jusqu’à Paris, aux bureaux de la Guerre. Au CA, ils expliquent : « Aucun ouvrier ne travaillera jusqu’à décision. S’il y en avait qui soit assez hardis pour travailler, on leur couperait le cou ».

58C’est que s’ils sont pauvres, les ouvriers sont de plus en plus nombreux au fil de la guerre qui dure. On fait des armes partout, les manufactures envahissent les églises devenues biens nationaux, les ateliers ruraux se multiplient. Daniel Guérin exagère sans doute la nouveauté du fait en parlant de forme moderne de la lutte des classes. Mais l’on est bien en situation d’exception. Armuriers d’occasion, vite retournés à d’autres activités ? Pour beaucoup sans doute, encore que la qualification acquise soit parfois un vrai capital. Et pas seulement : les liégeois vont maintenant partout porter leur savoir, et cette fois font souvent souche, comme en témoignent de nombreux actes de mariage, à Tulle, Saint-Étienne ou Versailles. Il est vrai qu’ils sont bientôt français : en l’An VII, le directeur général des manufactures, Saint-Sernin, résidant à Charleville, aura Liège sous sa responsabilité26.

La distinction révolutionnaire

59L’aventure de la « manufacture extraordinaire » de Paris décidée par le décret du 23 août 1792 sur la levée en masse montre assez bien le chemin parcouru par les armuriers d’occasion27. Formée d’ateliers concentrés et d’un réseau dispersé d’ateliers réquisitionnés, elle occupera jusqu’à 5 000 ouvriers en 1794. Les salaires sont très tôt un facteur de friction, au profit des ouvriers les premiers temps. C’est ainsi que les ouvriers d’État de la 8^e Compagnie d’Artillerie affectés à « l’Arsenal de Paris » trouvent la vie bien chère et pétitionnent en juin 1793 auprès de leur commandant qui les approuve sur la même feuille, fixe le salaire revendiqué à 3 livres par journée, revendication satisfaite dès juillet par le ministre.

60Cela ne dure pas. Le 29 septembre 1793 est instauré le maximum des prix et des salaires. La loi réprime la grève, dont les auteurs sont menacés de 3 jours de prison et la Commission des subsistances fait bientôt savoir qu’elle est décidée à faire appliquer cette mesure. L’agitation générale gagne notamment l’atelier des Capucins de la rue des Piques. Des ouvriers passent d’un atelier à l’autre, « pour y apporter un esprit de désordre… ». Le Comité de Salut public devra rappeler l’interdiction des coalitions, des attroupements, des plaintes collectives ; les instigateurs sont menacés de la prison et de la loi. Mais en février suivant, Barère s’écrie à la Convention : « Vous vous occupez d’accélérer la fabrication d’armes ; eh bien on élève des révoltes dans les ateliers de l’Indivisibilité, des Invalides et du Luxembourg ». Selon un rapport du Comité révolutionnaire de la section de l’Indivisibilité, l’on peut lire dans la nuit du 5 au 6 mars, au bas d’une affiche du Comité de Salut Public, sous le nom de Barère et de quelques autres des graffitis au crayon rouge : « anthropophage, trompeurs du peuple toujours bête et stupide ». Le 26 mars, malgré l’interdiction des attroupements, une délégation des Capucins va protester à l’Assemblée contre l’augmentation de la journée de travail de 2 heures sans hausse de salaire. En mai, la commission chargée d’établir le prix des pièces et de la journée de travail dans les ateliers d’armement est modifiée, au détriment du nombre de représentants ouvriers. En juin, le Comité demande à l’accusateur du Tribunal révolutionnaire de poursuivre les instigateurs de révolte ouvrière. En juillet, l’agence des armes portatives dénonce à la Commission des armes et poudres « l’impudence des ouvriers, qui, abusant des besoins que la Patrie a de leurs talents et de leur service, veulent les porter à un prix exorbitant ». Le nouveau maximum instauré après l’élimination des Enragés et des Indulgents et l’épuration de la Commune parisienne, à la veille de la chute de Robespierre, est encore plus défavorable aux salaires. Le malaise entre les ouvriers et la Révolution commence donc sous la Terreur. Ce ne sont pas les Thermidoriens qui s’aviseront de le dissiper. En effet, les armuriers se sont trop engagés pour n’apparaître pas malgré tout trop proches des Jacobins.

61A Saint-Étienne, dès la « Grande Peur », le 28 juillet 1789, une foule assemblée place Chavanelle obtient du maire Destours que soient distribués plus de 2 000 fusils, afin de secourir Saint-Chamond menacé par les « brigands ». Un peu plus de la moitié seulement seront ensuite récupérés. La municipalité constitue une garde nationale, institue un Comité de sécurité publique et intègre à son fonctionnement, lors des grandes occasions, des représentants des diverses corporations de la ville. Mais le 27 octobre 1789, une foule s’assemble à nouveau, dans l’intention de contrôler le dépôt des armes de la Pièce Ronde. Un jeune armurier, Claude Odde, qui réside à proximité est dans la masse. Le 11 novembre, il annonce par le quartier qu’il a vu de ses yeux des hommes enlever des armes et le Comité de sécurité publique juge nécessaire de le faire arrêter et transférer à Montbrison. Une manifestation s’empare alors de plus de 5 000 fusils de la manufacture et va le chercher. Odde libéré et ramené sous les acclamations, les fusils sont cette fois rendus. Odde ne disparaît pas tout à fait ensuite : arrêté à Firminy lors de la révolte contre-révolutionnaire de l’été 1793, il se suicide en prison. Est-ce une légende ? Petrus Faure lui prête l’expression : « j’ai juré de vivre libre ou de mourir, je tiendrai serment »28.

62La présence des armuriers est remarquée dans le mouvement qui porte en janvier 1790 les représentants de diverses corporations, dont les canoniers, devant l’Assemblée de ville, conflit étouffé par l’intervention des syndics des corporations représentés dans celle-ci. En novembre 1790 apparaît la Société des amis de la Constitution, affiliée aux Jacobins l’année suivante, en 1793 Société des amis de la Liberté et de l’Egalité. Elle comporte 4 clubs coordonnés par un « Comité central des sociétés patriotiques ». La présence et les options politiques des armuriers sont perceptibles : dans les dénonciations portées contre le futur maire jacobin Johannot, devant le Comité central de Salut public du district, fédéraliste, au printemps 1793, il est question de « sans-culottes en tablier de peau », autrement dit des forgerons ou canoniers29. La section de l’Union paraît dominée par les armuriers. Enfin, en mars 1790, les élections au Conseil général de la Commune voient l’élection d’un commissaire de la société populaire de Chavanelle, dont les positions sont connues, car il sera conventionnel.

63Noël Pointe doit une certaine notoriété historiographique à Jaurès, qui le cite dans son Histoire Socialiste de la Révolution Française comme le seul ouvrier de la Convention30. Noël Pointe, souvent appelé « Pointe cadet », est né le 12 juillet 1755 d’un père armurier à la manufacture. Il est son apprenti très jeune, mais il semble qu’au début de la Révolution il tienne boutique en ville. Il est mentionné une première fois dans le Comité de sécurité publique de décembre 1789, comme l’un des 9 députés des « canoniers, forgeurs, limeurs et autres travailleurs du fer ». Il est encore élu dans la municipalité du jacobin Desverneys le 19 novembre 1791. Enfin, il est désigné pour la Convention le 20 août 1792. Il siège sur les bancs montagnards et s’illustre par un long discours régicide : « Car je suis vraiment du peuple. Mais quel artifice grossier ; consulter le peuple, n’est-ce pas au contraire l’outrager que de lui demander s’il croit utile de punir l’assassin de deux ou trois cent mille citoyens ? » Cette fermeté est relevée par Jaurès comme un trait de la mentalité ouvrière : « marche droit et ferme ». Elle contient en tous cas la menace de l’appel à ce peuple, car la fin du discours propose que l’on s’en remette aux assemblées primaires, non pour juger « Capet », mais bien ceux qui refusent de le condamner. Il n’y pas de raison de douter que le député Pointe se conforme au mandat de ses électeurs : « Je suis venu pur de mon département, je veux y retourner sans tâche ». A cette date, la Révolution même lui semble immaculée, pourvu qu’elle condamne le ci-devant roi. Il est aussi l’auteur d’un poème révolutionnaire intitulé « Le masque de l’Erreur et de l’Hypocrisie déchiré ».

64Le 20 juin 1793, la Convention l’envoie en mission dans sa ville, en remplacement du girondin Lesterpt-Beauvais. Intercepté par les insurgés contre-révolutionnaires lyonnais, il s’évade, est repris à Saint-Chamond, puis finalement libéré sur le conseil d’une députation de la municipalité de Saint-Étienne, sans doute échaudée par l’affaire Odde. Car la municipalité Praire-Royet est bien plus modérée que la précédente. La révolte lyonnaise s’est concrétisée le 4 juillet par l’élection d’une « Commission populaire républicaine et de Salut public de Rhône et Loire » qui décide la mise sous sa surveillance de la fabrication des armes, et par l’envoi d’une troupe pour aider la municipalité stéphanoise à maintenir l’ordre. Le maire, ayant à peine fait mine de résister à ce « soutien », s’enfuit avec les Lyonnais à l’approche de l’armée républicaine, poursuivi avec eux jusqu’aux faubourgs par l’émeute ouvrière. Epilogue : Carrier de la Thuillerie, entrepreneur, et Lesterpt-Beauvais sont condamnés et exécutés, ce dernier sur l’intervention expresse de Pointe.

65Celui-ci rentre ensuite à Paris et remplit successivement plusieurs missions, d’abord comme administrateur de la manufacture de Moulin, puis au Creusot et pour finir à Bergerac, où, probablement, il trouve des attaches. En effet, survivant à Thermidor, polémiquant encore en 1794 à l’Assemblée, banni en 1816, déporté en 1818, gracié par Louis XVIII, il finit ses jours à Sainte Foy la Grande jusqu’au 10 avril 1825.

66A Saint-Étienne, les Lyonnais partis, on lève une armée pour les poursuivre et les assiéger dans leur ville. Les armuriers sont nombreux parmi les volontaires. Il faudra bientôt les rappeler pour assurer la production. La manufacture est depuis 1792 sous la direction d’un CA qui échappe aux anciennes hiérarchies : l’inspecteur, qui en assume d’abord la présidence, la quitte le 15 octobre 1792, car cette position « faisait croire que la manufacture était encore soumise au ci-devant régime des inspecteurs militaires ». A Armeville, elle est de fait administrée par les représentants successifs du pouvoir central, Rome, puis Javogue dans la période jacobine. Ce dernier trouve encore parmi les armuriers les soutiens dont il a besoin. Paul Maguin décrit le personnage du forgeur de canons appelé « le Grand Reynard », qui procède aux arrestations, au pillage des lieux de culte, et, chargé de l’Epreuve de Chavanelle31, s’y fait remarquer par son intempérance et son incompétence, notamment en procédant au tir avec des plombs obtenus en fondant les orgues du couvent Sainte Catherine. Mais dès l’automne 1793, le conflit sur les prix et les salaires ressurgit. La commission mise en place par Girard pour fixer les prix, regroupant entrepreneurs et ouvriers, et se substituant donc au fonctionnement légal de l’Assemblée du CA, « réussit fort peu », selon le mot de Carnot. C’est alors que commencent les règlements intempestifs et que se multiplient les constats de « ci-devant dimanches ». Il convient ici de nuancer l’interprétation de Ken Alder : la « révolution municipale » qu’il évoque est un phénomène complexe, et le pouvoir échoit pour une large part aux ouvriers dans la foulée de l’élan patriotique, avec ses excès. Mais la rupture avec les autorités n’est pas longue à venir, et ses ressorts ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui opposent depuis déjà longtemps les ouvriers à l’État-patron.

67A Tulle, la rupture entre les ouvriers armuriers et le pouvoir est à peine plus tardive. La participation des armuriers à la Société populaire, plus tard Société des amis de la Constitution, puis Club des Récollets, ne nous est visible que lorsque s’ébauchent les conflits ; alors, en 1794, les débats opposent le contrôleur Dombret à ceux qui lui reprochent de rebuter trop d’ouvrage. Mais le 8 juillet 1793 encore, les armuriers font un accueil triomphal, quoique non dénué du souci de montrer les rapports de forces, à l’envoyé en mission Brival : dans la cour du collège, chacun portant les outils de sa profession, bannières flottantes et tambour roulant, il se rangent derrière le CA, acclament Brival et le conduisent au siège de la Société populaire. Mais les revendications salariales, ou plutôt l’exigence d’être payés, ne tardent pas. Le 30 août, c’est au représentant Roux-Fazillac qu’elles sont présentées ; ce dernier accorde une hausse de 150 %, fondée sur la dépréciation de l’assignat32. A Charleville, le tarif de 1793 est fixé en fonction du prix des subsistances, et encore en décembre de cette année là, le représentant Massieu décide que l’entreprise achètera les denrées nécessaires aux ouvriers pour survivre et que la différence entre le prix ancien, payé par ceux-ci, et le prix réel, payé par l’entrepreneur, sera compté à la charge de l’État.

68Les tensions s’aggravent après les victoires car la misère ne cesse pas, et l’on n’est toujours pas payé, ou alors en assignats… L’ultime dégradation de 1794 et 1795 installe dans les villes de manufactures une ambiance de fin d’un monde. Le 27 germinal An III le Corps municipal d’Armeville écrit au « Directoire Exécutif » : « 10 000 ouvriers de la manufacture d’armes se trouvent sans occupation et par conséquent sans moyens de subsister (…) point de matières premières (…) des ateliers déserts (…) Leur détresse est à son comble ». Tellement que déjà le CA a prévenu Paris : » il ne nous reste plus qu’à être égorgés à notre poste ». Il y a des rixes : des contrôleurs sont agressés dans une forge de l’église du Couvent des Ursules en brumaire. A Charleville, le 20 avril 1795, des armuriers participent à l’attaque d’une voiture livrant des grains à des particuliers et à l’échauffourée qui s’ensuit avec la troupe. Plus ou moins encouragés en sous-main par l’entrepreneur évincé Pressol, des équipeurs monteurs, puis des platineurs vont porter leur revendications salariale devant le commissaire des Armes, perçu comme l’homme du nouvel entrepreneur Gosuin, lui même assez brutal ; les ouvriers sont reçus par des invectives, le commissaire Germain parle de fermeture de la manufacture, « d’éplucher » celle-ci de ses républicains forcenés33.

69A Tulle, le 16 décembre 1795, le CA décide de remettre à la disposition des autorités, afin de les affecter aux armées, un groupe de 8 ouvriers de diverses professions, qualifiés d’anarchistes, inexacts, indociles, et « séducteurs des ouvriers » ; ces perturbateurs « nuisent considérablement à la République ». C’en est fait de l’unanimité ouvrière. En ville, les rixes et les émeutes de la faim se succèdent. Lorsque, début janvier 1796, l’assemblée du CA qui est chargée de fixer les prix tarde à se décider, les ouvriers organisés dans une « ligue » qui a son local en ville organisent un défilé par les rues. La municipalité proclame : « (…) considérant que les ouvriers de la manufacture se sont réunis hier avec tambours et drapeau sans y être autorisés (…), il est fait défense aux tambours de la Commune de passer la caisse pour quelque motif que ce soit, sans une permission expresse de la municipalité, sous peine d’être mis pendant trois jours en la maison d’arrêt. (…) Elle arrête aussi que le drapeau des ouvriers de la manufacture sera remis ce jour au Conseil d’administration, et qu’il ne pourra sortir sans une permission expresse de la municipalité ». Après avis du Directoire exécutif du Département, l’emblème est coupé en morceaux qui sont rendus aux ouvriers lors d’une sorte d’exécution publique donnant lieu à un procès verbal daté du 30 janvier et signé de trois ouvriers, quatre officiers municipaux et un « commissaire »34.

70La loi de 1792 n’a dès lors plus de sens et les CA cèdent la place au retour du duo inspecteur/entrepreneur. Cela ne met évidemment pas fin au désenchantement. En témoigne le dossier constitué en l’An VII, ouvert par le rapport au Directoire du 1^er nivôse signé par le commissaire près l’administration centrale de la Loire, « en exécution de l’arrêté du 29 fructidor dernier, sur les dilapidations attribuées aux entrepreneurs de la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne ». Ce rapport, très défavorable à Jovin et Dubouchet, n’empêche pas le Directoire de maintenir définitivement le premier à la tête de l’entreprise. Les dénonciations ont d’autant plus de force que la ville est en état de siège depuis le 28 mars 1798, à cause des menées royalistes, alors qu’une municipalité républicaine a été désignée le 5 novembre 1797. C’est cette dernière qui demande le retour du système du CA, seul moyen susceptible de permettre à un « gouvernement paternel » de « s’élever entre les ouvriers et les entrepreneurs », que l’on donne les comptes à un homme « probe » et que soient punis les entrepreneurs en place. « Ces hommes avides et antipopulaires non contents de réduire à rien le prix de la main d’œuvre se sont fait une règle constante de refuser du travail aux ouvriers qui, fidèles à la cause républicaine, n’ont jamais marché sous la bannière des factions. L’ouvrage est confié exclusivement aux réacteurs35 et surtout à ceux qui sont réquisitionnaires et qu’ils s’attachent à conserver dans cette commune parce que tous ces homes [sic] leur sont entièrement dévoués (…) ». Une liste d’ouvriers est jointe : plus de 250 noms, parmi lesquels 32 « réacteurs » et 26 « déserteurs » ou mentionnés comme étant là « pour se soustraire » à l’armée ou à la justice. Tel est « reconnu ouvrier et bon républicain » ou « ouvrier réel ». D’autres sont dénoncés : » courtier et non armurier, ayant figuré dans la réaction » ou « reconnu armurier, frappé d’un mandat d’arrêt comme prévenu d’égorgement ». Bref, on accuse les entrepreneurs de mettre leurs « créatures » à l’abri de la réquisition… On les accuse aussi, bien sûr, de malversations, on les compare à Montieu et Bellegarde, qui ne sont pas ici réhabilités !

71Le rapport cite une lettre confidentielle d’un administrateur de la Commune, rédigée en « prairial dernier », c’est à dire en mai-juin 1798, qui décrit bien le mouvement que suit l’opinion ouvrière pendant la période révolutionnaire :

72Ce beau texte, un peu condescendant (thème sous-jacent des abus) qui mobilise au passage le nationalisme anti-britannique (la main de l’étranger, thème installé), montre pourtant bien les points de départ et d’arrivée de la mobilisation des armuriers, et l’esprit revanchard des thermidoriens décrits comme une classe sociale36.

73Douloureuse finalement, la Révolution ouvre pourtant quelques belles carrières ouvrières poursuivies sous l’Empire. Voici Joseph Ambroise Bisch, né le 3 avril au Klingenthal ; en 1815, il a 25 ans de service. Il est entré à la manufacture comme monteur et limeur de baïonnettes le 4 avril 1790 ; compagnon en 1792, il est réviseur en 1797, contrôleur de seconde classe en 1803, de première classe en 1809. Il est chargé de missions, à Strasbourg pendant le blocus de la place en 1814, et pour l’étude d’un nouveau sabre. Il est de « mœurs et conduite fort estimables, connaît assez bien l’ensemble de la fabrication, et spécialement la forge et l’aiguisage (…). Remplit ses devoirs avec assez de fermeté et d’intelligence, et parle et écrit le français et l’allemand ». Le premier contrôleur de la même manufacture, Jean George Bick, né le 1^er mai 1745, à Ottrot le Haut, spécialiste des lames de damas37 est présenté en 1815 par l’inspecteur comme un « modèle ». Il « connaît tout de la fabrication de l’arme blanche ; remplit ses devoirs d’une manière distinguée qui le fait tout à la fois craindre et estimer. Il ne parle pas le français, mais il le comprend assez ; il est malheureusement très âgé ». Mais il a formé 14 élèves et inventé divers procédés.

74Les contrôleurs ont les pieds dans la communauté ouvrière, mais ils deviennent parfois mobiles en prenant du galon. Mathieu Chaumy, né en 1772 à Bouillon aura passé par Charleville, Moulin, Versailles, un « atelier de platines de marine », Saint-Étienne, Barthélemy Compas, né en mars 1777 à Tulle, entré à 9 ans à la manufacture, par Tulle et Saint-Étienne. Henri Dourbret, né en 1768 à Nouzon et apprenti canonier en 1781, aura connu Paris, Liège, Saint-Étienne. Ces nominations comme réviseur dans des manufactures différentes créent la distance nécessaire à un attachement prioritaire à l’État. Si l’on pouvait citer vers 1750 le cas de ce contrôleur de Saint-Étienne qui commence comme un ouvrier misérable, acquiert plus de 20 000 écus de biens, et se trouve décrit comme « souple devant ses supérieurs, haut devant ses inférieurs », médisant, « dur avec l’ouvrier », « intéressé au delà de toute expression »38, il s’est maintenant constitué un ensemble industriel cohérent au service de l’État, dont les réviseurs et contrôleurs, issus des maîtres ouvriers, mais nommés par Versailles puis Paris, attachés à leur établissement d’origine, mais chargés de missions sur tout le territoire, sont un rouage décisif. Leur fonction d’instructeur est en effet aussi une fonction d’éducateur, au sens où ils s’occupent tout particulièrement de l’apprenti, parfois appelé « élève » sous la plume des inspecteurs.