Conclusion
p. 537-543
Texte intégral
1Depuis quelques années, la recherche historique s’est efforcée de définir qui est le parlementaire de la Troisième République. De nombreux historiens s’y sont essayés et la Troisième République est devenu un sujet accrocheur prisé des lecteurs français friands de connaissances historiques.
2Le parlementaire nordiste du début de la Troisième république existe-t-il ou n’est-il qu’un être créé de toutes pièces par l’historien en mal de structuration typologique ? Le parlementaire nordiste diffère-t-il des autres élus des années « quatre-vingts » qui voient le triomphe de la République des républicains ? L’esquisse de réponse est d’autant plus malaisée qu’il n’existe pas véritablement de fresque extra-départementale ou extrarégionale d’envergure qui puisse permettre la comparaison.
3Pour le département du Nord – n’en déplaise à M. Gambetta – les deux législatures ne voient pas l’émergence d’un personnel nouveau. Il nous faut aussi nuancer fortement les propos de J. Estèbe dans deux de ses ouvrages les plus connus.1 La recherche généalogique et la recherche successorale quantitative confirment bien que les élus nordistes ont continué d’appartenir à des milieux riches et prestigieux. Que ces élus appartiennent à la droite ou au parti opportuniste ne change d’ailleurs rien à l’affaire. Il n’y a pas de place pour les couches nouvelles chères à Gambetta.
4Dans le Nord, comme dans d’autres départements sans doute, l’aristocratie, la haute bourgeoisie d’affaires et la méritocratie issue de la « République des avocats » ont continué à fusionner pour s’accaparer le pouvoir parlementaire. Dans le Nord, cette « noblesse républicaine » n’est pas une simple construction intellectuelle, elle est une réalité incontournable. Il est significatif qu’aucun élu n’appartienne, au moment de son élection, aux couches moyennes, modestes ou humbles de la société.
5Les diplômés de l’enseignement supérieur, chers à Jean Estèbe, ont effectivement poursuivi des carrières juridiques mais leur niveau de fortune permet de les classer dans une catégorie où ce type d’études est plus affaire d’héritage, de cursus scolaire et de tradition familiale que de promotion sociale.
6L’émergence d’une méritocratie républicaine doit, elle aussi, être bien minimisée. La victoire des républicains dans certains fiefs départementaux, ce n’est pas, pour le Nord, l’apparition de couches nouvelles. Les parlementaires républicains appartiennent presque tous à la bourgeoisie d’affaires qui accapare les fauteuils des conseils d’administration.
7Dès lors, il faut bien émettre l’hypothèse que le choix partisan dépend davantage de l’histoire familiale et du rapport entretenu par ses membres avec les révolutions successives ; la Révolution de 1789, ses différents épisodes, et plus particulièrement celui de la Terreur, constituant l’une des clés essentielles du choix politique.
8Contrairement à certains autres parlementaires, les élus nordistes ont une histoire familiale et puisent leurs racines dans l’histoire politique de ce long XIXe siècle. Dès le Premier Empire, tout est déjà en place pour une montée en puissance des clans familiaux.. Les parents sont souvent des notables qui atteignent ou dépassent déjà le stade de la notoriété cantonale. Certains élus et certains parents d’élus ont bénéficié de la candidature officielle sous le Second Empire ou dans la première décennie de la IIIe République.
9De plus, en ces années « quatre-vingts », il semble bien exister une politique d’adoubement des candidats. Les présidents Plichon et Testelin, les vice-présidents et secrétaires de conseils généraux jouent un rôle important dans le recrutement des candidats. Les candidatures isolées échouent systématiquement. Les réussites spontanées constituent l’infime exception. Ce phénomène est amplifié lors du scrutin de liste de 1885 qui voit le triomphe d’un clan aux innombrables alliances familiales. L’endogamie y règne en maître incontesté. Les us et coutumes de la société bourgeoise du XIXe siècle sont telles qu’il est quasi-impossible de croire que les élus n’aient pas bâti de stratégie clanique de reconquête du pouvoir parlementaire.
10Ayant le sentiment d’appartenir à une même caste, les élus développent un véritable tempérament nordiste, un fort sentiment identitaire, mais aussi une impression diffuse d’appartenir aux bons élèves de la classe politique. Le département n’est-il pas le plus riche de France ? N’est-il pas celui qui offre à la nation la plus forte contribution fiscale ?
11Les élus nordistes pratiquent un art oratoire plutôt mesuré, le discours se veut fonctionnel et persuasif. On est loin, très loin, des outrances verbales qui caractérisent certains élus, toutes tendances confondues. L’invective, l’insulte ou la grossièreté restent au placard. Un élu bonapartiste comme Brame, même s’il interrompt plus que de coutume, demeure d’une relative politesse. Même le républicain de la première heure, Testelin, dans ses innombrables accrochages avec Gavardie, transforme les passes d’armes oratoires en exercices de style non dénués d’ironie.
12Accentuant l’impression de stabilité, ces élus qui appartiennent à un même milieu social siègent pendant de longues années. Le turnover est faible : de 1881 à 1885, les nouveaux élus sont rares. De 1885 à 1889, la représentation se compose d’un nombre important d’anciens élus de Droite, au long passé politique. S’il existe, au niveau national, une instabilité des ministères tempérée par une relative stabilité des ministres, il n’existe pas de véritable instabilité parlementaire dans les rangs nordistes, les mêmes élus républicains succédant aux mêmes élus conservateurs et inversement. Notons également que les élus conservateurs continuent majoritairement leur carrière après 1889.2
13Les élus du Nord n’ont pas échappé à l’un des reproches régulièrement adressés aux parlementaires. Tant en commission que dans les débats à la tribune, l’absentéisme est certain, la combativité nuancée et sélective. Beaucoup d’élus demeurent silencieux. Leur rôle est ailleurs. Vieillissants et cantonnés chez eux, ou fréquentant les antichambres ministérielles, ils consacrent peu de temps à l’élaboration des textes législatifs. Quant aux ténors départementaux et aux sénateurs inamovibles, toujours bien documentés, ils privilégient souvent la prise de parole à la tribune, négligeant l’action méconnue et peu valorisante en commission. Le pouvoir de proposition et celui d’amendement, sous-utilisés, sont plus le fait des juristes et concernent davantage les conservateurs que les républicains.
14À l’échelon national, le débat constitutionnel a accaparé les esprits. Les élus nordistes n’ont pas refusé ce débat mais ils se sont contentés d’en être les défenseurs ou les contradicteurs, se faisant très rarement force de proposition.
15Certains élus conservateurs, emmenés par Martimprey, ont joué un rôle national non négligeable durant l’épisode boulangiste. Ils ont cru au charisme du général et se sont senti pousser des ailes. Sûrs de leur pouvoir de persuasion et de manipulation, ils ont espéré leur retour aux affaires. Ne présentant pas de candidat aux élections partielles, ils ont contribué au bref succès boulangiste.
16Les élus républicains nordistes se sont déterminés en faveur d’une lente adaptation de la vie politique et sociale à l’esprit démocratique. De manière assez paradoxale, les élus conservateurs ont souhaité une évolution plus rapide dans le sens de la démocratie électorale, pour tenter de lutter contre l’emprise des républicains sur les esprits des électeurs.
17Ces mêmes élus républicains nordistes ont singulièrement manqué de force de persuasion. Ils se sont peu investis dans le débat scolaire qui ne s’assoupit pourtant pas. Deux ou trois élus républicains réussissent, avec plus ou moins de bonheur, à attacher leur nom à quelques-uns des débats majeurs des deux législatures.
18La parole parlementaire s’est donc trouvée souvent accaparée par les élus centristes et par la Droite. Fait significatif, le Nord dispose d’un nombre non négligeable d’élus centristes qui fluctuent entre les fractions rivales du Parlement. Un seul élu nordiste, appartenant d’ailleurs à ce centre, Marcère réussit à attacher son nom à des acquis majeurs qui déterminent encore notre vie quotidienne : la réforme municipale et le rétablissement du divorce. Le fort intérêt des élus conservateurs pour la loi organique militaire est l’un des traits majeurs de la 4e législature.
19Si la participation des élus nordistes au débat politique est demeurée, somme toute, prudente, c’est qu’un bon nombre d’élus républicains est demeuré prisonnier des implications religieuses des débats. Le Nord, terre républicaine récente, bastion catholique à bien des égards, penche souvent à droite. Les élus opportunistes ont répondu à cette préoccupation en adoptant des positions qui ont pu aller du franc soutien à la politique anticléricale jusqu’au refus systématique, en passant par le soutien modéré, le malaise ou l’embarras. Dans le Nord des années « quatre-vingts », les enjeux et stratégies politiques se mesurent toujours à l’aune de l’enjeu religieux et clérical.
20Mais le domaine de prédilection de la thématique parlementaire nordiste tourne sans équivoque possible autour des questions économiques. Les élus sont bien souvent des lettrés, aux réelles connaissances économiques, capables de tourner leurs regards vers les pays limitrophes pour fortifier leur réflexion économique. Pour ces députés, toute l’action législative se focalise sur une unique préoccupation : l’économie, encore l’économie, toujours l’économie. Hors les questions agricoles, industrielles et commerciales, il n’y a point de salut. Ces sujets, voulus et revendiqués par les députés conservateurs nordistes, plus ou moins imposés aux républicains, mettent cependant en relief des analyses et des votes souvent communs. Sur le plan économique, les votes du conservateur Des Rotours et celui du républicain Trystram sont très proches. Il semble d’ailleurs difficile d’imaginer l’élection en terre nordiste d’un élu qui se prononcerait ouvertement contre le protectionnisme et la préférence nationale.
21Le discours des élus de Droite se veut proche du fondamentalisme agrarien. Le secteur agricole, dans lequel se recrutent de gros bataillons d’électeurs, doit être courtisé. Toutefois, les conservateurs qui ne sont pas au pouvoir ne risquent pas d’être rattrapés par leurs promesses. À l’inverse, et cette faiblesse est bien réelle, ils ne disposent d’aucun bilan qui puisse leur servir de tremplin électoral.
22La question industrielle fait l’objet d’un intérêt inégal. L’intérêt législatif pour des sujets comme les accidents du travail ou la législation sociale en faveur des mineurs est sans commune mesure avec celui sur l’instauration des syndicats professionnels ou sur la réforme de la législation prud’homale À l’échelon national, les élus républicains n’ont pas su faire preuve de cohésion pour faire avancer de manière significative la législation sociale. À l’échelon départemental, certains opportunistes ont même contribué à freiner le travail législatif. À l’inverse, certains conservateurs ont su adopter, dans certains cas, un discours non dénué de générosité sociale et d’esprit de justice. Ce discours connaît toutefois ses limites. Les conservateurs sont favorables à une politique des tout petits pas. Les avancées sociales sont possibles à la double condition d’être généralisées à l’ensemble de la branche industrielle et de ne pas être onéreuses. Pour des motifs de politique partisane, les élus républicains n’ont guère voulu entendre ce langage.
23Mais la grande affaire des élus nordistes, c’est le débat commercial. La multiplicité des sujets traités, la longueur inaccoutumée des prises de parole et l’énergie déployée en témoignent. Les élus nordistes se sont emparés des tarifs douaniers et des traités commerciaux pour médiatiser leur croisade protectionniste et tenter de faire de l’hexagone un lieu d’échanges commerciaux interdit à la concurrence européenne. Leur plaidoyer n’est entendu que partiellement et permet de saisir divers clivages anciens et nouveaux : Le Nord riche et choyée s’oppose au Sud pauvre et délaissé. Le Nord protectionniste s’oppose à Rouen et au Havre, réputés nuire aux intérêts industriels et miniers de la région nordiste. Le Nord qui lorgne sur le marché parisien s’oppose aux milieux économiques parisiens. Le Nord aux trop nombreux élus conservateurs s’oppose aux républicains qui attendent les retombées de leur fidélité partisane.
24Quelques élus conservateurs, en particulier Des Rotours, se font les chevaliers de la lutte contre la « végétation des abus. » Leur attitude a au moins le mérite d’éclairer certaines pratiques affairistes douteuses. Certains élus opportunistes ou de Centre-gauche du Nord n’ont pas toujours su définir la frontière entre intégrité et affairisme. Par ailleurs, tous, conservateurs comme républicains, mais davantage les conservateurs que les républicains, ont voulu défendre leurs propres intérêts économiques et familiaux, tentant de faire évoluer la législation à leur profit, parfois même au mépris des intérêts nationaux.
25Enfin, les élus tant républicains que conservateurs ont souvent mis en avant leur souci d’économiser les deniers publics. Tout se passe encore comme si, dans le cheminement mental des uns des autres, il n’y avait de place que pour un état minimal centré sur ses fonctions régaliennes auquel on opposerait un développement à outrance de l’initiative privée. La rhétorique est claire : les intérêts des contribuables sont sacrés, les économies sont indispensables. Le discours souffre cependant de nombreuses exceptions : les élus tant conservateurs que républicains sont prêts à faire fi de leur credo dès qu’une question de clientélisme électoral peut leur permettre d’engranger des voix.
26Les élus du Nord des années « quatre-vingts » furent souvent des hommes du passé dont la culture est plus proche de la première moitié du siècle que de celle de la naissance du XXe siècle. Ils furent aussi des hommes du jour en phase avec les préoccupations du moment, tentant selon leurs compétences et leur compréhension du monde de trouver des réponses, efficaces ou non, au marasme ambiant. Ils surent aussi parfois être les hommes de l’avenir en préparant les voies et les réponses législatives aux préoccupations sociales et économiques des deux décennies suivantes.
27Ce paradoxe se double d’un autre contradiction. Vouloir définir les contours précis des groupes républicains et conservateurs peut relever de la réelle gageure. L’homogénéité partisane n’est que de façade. Chaque groupe a souvent manqué de cohésion.
28Dans les rangs conservateurs, un double mouvement traduit la complexité de l’analyse. D’une part, en ce département du Nord, plutôt mesuré, les sensibilités légitimistes, orléanistes, et bonapartistes se sont bien vite estompées au profit d’une fusion des Droites. Mais d’autre part, on assiste aux prémices annonciateurs de la recomposition du paysage politique. L’ostracisme pratiqué par certains élus à l’encontre de l’expérience Duval/Lepoutre ne peut empêcher, dès lors que l’expérience boulangiste échoue, la marche inéluctable vers la constitution d’une droite républicaine.
29Dans les rangs républicains, bien qu’il n’existe qu’un seul élu se revendiquant de la tendance radicale, la cohésion du groupe est tout aussi fragile. Le groupe opportuniste doit compter sur les voix des élus modérés. Ces derniers fluctuent au gré des circonstances et plus particulièrement sur les questions cléricales. Le groupe doit également compter sur divers élus qui, sans se réclamer du radicalisme, penchent plus souvent vers l’indépendance que vers la soumission. Cette stratégie peut d’ailleurs se révéler particulièrement payante. Trystram, particulièrement courtisé, sait monnayer son soutien avec la plus extrême habileté.
30Si le journal Le Petit Nord a pu employer avec beaucoup de bonheur l’expression de « droites multicolores », il nous faut admettre que l’épithète est tout aussi judicieux pour les Gauches.
Merckeghem, le 3 décembre 2006
Notes de bas de page
1 ESTEBE Jean, Les ministres de la république (1871-1914), Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1982
2 Députés en poste en 1889-1893 : P. Legrand, Le Gavrian, Rotours, Lecomte, Déjardin-Verkinder, Bergerot, Bosquillon de Frescheville, Renard, Thellier de Poncheville + Plichon fils, Guillemin fils. En incluant les descendants, 55 % des sièges sont occupés par les mêmes familles, surtout conservatrices
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