Les questions industrielles
p. 479-536
Texte intégral
1La crise agricole s’accompagne d’une crise industrielle relayée par les élus des circonscriptions industrielles. Les agglomérations lilloises et valenciennoises semblent plus touchées. Si le valenciennois Giard se dit le représentant d’une région industrielle où les mines, les usines métallurgiques, les verreries, les amidonneries et les sucreries font l’objet d’une exploitation considérable, il n’en constate pas moins que l’industrie locale est dans une situation critique.
2Les parlementaires de la 3e législature sont dans le même état d’esprit, lorsqu’ils adoptent le principe d’une commission d’enquête sur la crise industrielle. À leurs yeux, il ne s’agit plus seulement de décrire l’ampleur de la crise mais surtout de tenter de remédier à ses effets.1
3Indépendamment de la crise, les élus des 3e et 4e législatures tentent d’élaborer une panoplie de textes législatifs qui codifie les rapports entre patrons et ouvriers. Certains textes aboutissent (syndicats professionnels). D’autres, longuement discutés au Parlement, ne débouchent sur aucune adoption. (durée du travail). D’autres enfin ne dépassent pas le stade du rapport sommaire ou de l’étude en commission (régime des mines).
4L’activité nordiste est multiforme. Tout d’abord, les élus adoptent un ensemble de textes favorables à l’activité industrielle. Ils tentent également de mettre en place, avec plus ou moins de bonheur, les prémices d’une réelle protection sociale. Ensuite, les conflits sociaux les obligent souvent à réagir à chaud, sauf à tenter d’esquisser une législation régulatrice. Enfin, les parlementaires du Nord se penchent longuement sur les problèmes spécifiques du monde de la mine.
Favoriser l’activité industrielle
5Parmi les multiples dossiers industriels, les élus du Nord en ont privilégié certains au retentissement national, comme l’amélioration de la gestion des services du ministère des travaux publics ou la suppression des livrets ouvriers. D’autres, comme la création d’écoles professionnelles, présentent un caractère plus régional.
Réformer le ministère du commerce et de l’industrie : pour une politique industrielle plus ambitieuse
6L’intitulé de « ministère du Commerce et de l’Industrie » ne date que du 7 janvier 1886, lorsque Freycinet lui donne une existence légale à l’occasion d’un changement ministériel. La nécessaire restructuration des ministères connaît quelques difficultés car les innovations déplaisent parfois aux parlementaires. Le tollé que provoque Gambetta quand il crée de nouveaux ministères sans l’aval parlementaire, en constitue l’une des illustrations les plus significatives.
7En 1888, Trystram, promu rapporteur du Budget du Commerce, intervient avec son indépendance et son franc-parler habituels. Il se livre à une attaque en règle de la méthode qu’emploie ce ministère, de son absence de moyens, de son manque de cohérence et de l’incapacité du ministre du Commerce et de l’Industrie à imposer son point de vue face aux autres départements ministériels.
Trystram : « On lui reprochait tout à l’heure, avec raison, selon moi, de ne pas avoir réuni assez souvent le conseil supérieur du commerce. Pourquoi ne le réunit-on pas ? Je n’ai jamais pu le savoir. Au moment des traités de commerce, l’occasion paraissait bonne de le réunir. On ne l’a pas fait. Tous les jours surgissent des questions qui sont de nature à motiver sa réunion et cependant on ne le convoque pas. »2
8Trystram est partisan de la création d’un grand ministère fusionnant le commerce et les travaux publics. Identité de vue parfaite avec les conservateurs, puisque « pour des raisons d’économies et pour un meilleur aménagement et un meilleur emploi de nos forces nationales », Thellier de Poncheville dépose un amendement qui va dans le même sens.3
9Lors de son intervention, Trystram ne voit, dans le ministre du Commerce, qu’un instructeur de dossiers, un conseiller technique qui se borne à donner un avis avant transmission à un ministre plus influent chargé de trancher. À ses yeux, les ministres successifs du Commerce n’ont eu qu’une influence réduite. L’attaque est plus personnelle lorsque le ministre Dautresme, élu de Seine-Inférieure, est taxé d’inertie et de manque de combativité dans la répartition des champs de compétence des différents ministères.
10L’habileté de Trystram consiste à rappeler les propos du ministre, lorsque ce dernier était rapporteur du même budget, et souhaitait étendre les compétences du ministère à la direction des consulats, des douanes et des colonies, aux tarifs de chemins de fer et à la marine marchande en ce qui concerne les matelots. La réponse laconique du ministre du Commerce interrompt la discussion.
11Les élus monarchistes Thellier de Poncheville, Daynaud, de Saint-Luc et d’Aillières poursuivent opiniâtrement l’idée de fusionner les deux ministères, décision qui générerait une économie d’un million de fr. sur les deniers publics.4 De fait, les compétences du ministère du Commerce, son budget, et par conséquent sa marge de manœuvre sont très réduites. En dehors des pêches maritimes, de la marine marchande et de l’action de l’État dans l’exposition universelle de 1889, le budget d’intervention du ministère ne dépasse guère 6 millions de fr. Les quatre élus envisagent même, au nom de l’unité de vues et de direction dans l’ordre économique, de demander la fusion de ces deux ministères avec celui de l’agriculture pour former un vaste ministère du travail et de la production nationale.
12La réforme passe aussi par une meilleure connaissance des réalités industrielles. Le député républicain de Seine-Inférieure Lyonnais demande la publication d’un rapport annuel recensant tous les résultats statistiques sur les conditions du travail, les salaires, les grèves… Le ministre, Pierre Legrand, se contente de promettre une publication épisodique dont les parlementaires devront se satisfaire. Observons, en outre, que Legrand est peu présent dans la discussion du budget du Commerce et de l’industrie, ce qui permet au rapporteur républicain Lalande, ancien président de la Chambre de commerce de Bordeaux, d’occuper longuement la tribune.
13De fait, les ministres du Commerce ont cruellement manqué de moyens et n’ont pu jouer de rôle majeur dans la politique industrielle qui leur incombait, la délaissant au profit presque exclusif de la politique commerciale. Dès lors, la législation industrielle se limite à des mesures peu onéreuses ou à des textes sur la législation du travail, sans réelle implication financière.
Supprimer les livrets ouvriers
14La suppression du livret d’ouvrier est l’une de ces mesures hautement symboliques que le gouvernement républicain se doit d’étudier avec bienveillance. L’enquête de 1869 avait refusé de trancher entre livret facultatif ou obligatoire. Le député d’Extrême-Gauche Bovier-Lapierre, au Parlement, et l’économiste Émile Levasseur, dans son ouvrage sur les Questions ouvrières et industrielles en France sous la IIIe République, ont beau souligner que cette pratique peu satisfaisante commence à être délaissée, les élus n’en mettent pas moins neuf ans pour faire cesser cette coutume servile, contraire aux principes de liberté et d’égalité de droits entre patrons et ouvriers.
15Le 11 novembre 1881, le député républicain Dautresme dépose une proposition réclamant l’abrogation du livret. Giroud, peu bavard, mais doté d’une attention sourcilleuse, obtient un bref ajournement en l’attente des deux rapports supplémentaires de Martin Nadaud.5 Le texte, modifié par les sénateurs, sommeille jusqu’à la fin de la législature.
16Durant la législature 1885-89, lors de la nouvelle discussion, Thellier de Poncheville dépose un amendement proposant le maintien facultatif d’un livret spécifique « conventionnel » qui reprend toutes les clauses du contrat de travail liant l’industriel à l’ouvrier, quand ce dernier est soumis au louage d’ouvrage. L’article concerné par l’amendement étant supprimé, le texte du député devient caduc.
17Le député radical Lagrange plaide en faveur de l’obtention d’un certificat facultatif exigible par l’ouvrier, sous peine de dommages et intérêts que paierait le patron récalcitrant. Lagrange réclame une telle disposition, parce que les usages diffèrent selon les régions et les convictions politiques et religieuses des patrons. Ce qui est d’usage ne l’est pas forcément auprès de certains patrons catholiques de Saône-et-Loire.
Léon Renard : « Les patrons catholiques sont très sympathiques à leurs ouvriers !
Lagrange : J’en attends encore la preuve ! »6
18Une majorité de députés semble vouloir opter pour le livret, certificat ou carnet facultatif. Thellier de Poncheville et Le Gavrian demandent que ce document ne contienne aucune mention défavorable à l’ouvrier. À l’inverse le patron serait autorisé à inscrire toute mention vantant ses qualités professionnelles. L’amendement, renvoyé en commission, est retiré par ses auteurs.
19La Chambre décide de ne maintenir l’usage du livret qu’en cas de travail d’enfants. L’emploi de livrets spécifiques de compte est autorisé pour le tissage et le bobinage.
20Le texte renvoyé au Sénat est modifié, après un long délai d’attente, en janv.-fév. 1889. Le texte définitif est adopté, en 1890, durant la 5e législature.
Former des ouvriers spécialisés : les écoles professionnelles
21Le développement industriel passe aussi par la création d’écoles professionnelles préparant aux métiers de base. L’intervention de l’industriel textile Jonglez vise à associer les industriels aux programmes de formation.7 En cas d’élaboration des programmes par le seul ministère de l’Instruction publique, les besoins, dit-il, risquent d’être mal ciblés.
22Le député de Tourcoing argue du modèle allemand. Il propose la création, auprès de chaque école professionnelle, d’un comité consultatif, composé de membres des chambres de commerce, des chambres consultatives des arts et manufactures et des chambres d’agriculture. Le comité élaborerait les programmes et rédigerait le plan d’études. La formation doit être précise et pratique. Il faut armer les élèves pour la bataille industrielle et les préparer aux besoins de la métallurgie, de l’industrie textile ou minière, ou à ceux des industries agricoles. Des Rotours vante la méthode allemande d’enseignement agricole.
Des Rotours : « C’est que dans toutes les communes rurales les enfants travaillaient l’après-midi dans les champs à côté de leurs parents, et que le ministre de l’instruction publique de Berlin trouvait que le travail agricole pendant une grande partie de la journée était le meilleur exercice gymnastique que la jeunesse pût prendre. Les Allemands forment la jeunesse au travail, à la discipline, à l’accomplissement de tous ses devoirs envers Dieu et la patrie. »8
23Le Nord industriel peine à obtenir les écoles professionnelles qui lui sont nécessaires. La création de l’école des Arts et Métiers de Lille, votée en 1880-1881, promise par Pierre Legrand dans son engagement électoral de 1881,9 est reportée d’année en année.4 De plus, c’est le service des bâtiments civils, tributaire du ministère de l’Instruction publique qui est chargé de la construction de l’école des Arts et Métiers.
Leydet : « On doit créer une école d’arts et métiers, une école de tissage, et on nous demande dans votre budget, une somme de 160 000 à 200 000 fr. Eh bien ! savez-vous à quoi est destinée cette somme ? Elle est destinée à préserver les travaux de fondations commencées pour ne pas perdre complètement l’argent déjà dépensé. Il n’y a pas d’argent, et il nous faudra peut-être dix à vingt ans pour faire cette école.
P. Legrand : Vous avez raison. Il faudra bien vingt ans pour la construire, si l’on continue à suivre le même système. Leydet : Dans une ville éminemment industrielle, on a su cependant y transférer la faculté de droit et des lettres de Douai.
P. Legrand : On a bien fait. »10
24Lors de la discussion du budget de 1889, rien n’est prévu pour poursuivre la construction de l’école des Arts et Métiers. Les républicains Lecomte et Trystram déposent un amendement accordant 265 000 F pour la poursuite des travaux. Les propos ministériels se veulent rassurants. Des tractations avec la ville de Lille vont permettre la prise en charge directe des travaux par la ville. L’État s’engagerait à rembourser les frais engagés par annuités successives. Rassurés, les députés retirent leur amendement.
25La lassitude et la déception transparaissent dans les attentes nordistes. Le ministre Dautresme, élu de Seine-Inférieure, accusé par Pierre Legrand d’une inertie totale, propose alors que les établissements projetés soient moins grands et moins coûteux.
26Le passage, à quatre reprises, de Pierre Legrand au ministère du Commerce et de l’Industrie n’a pas permis le déblocage rapide de ce dossier d’intérêt régional.
La protection sociale
27L’amélioration du sort de la classe ouvrière fait l’objet de l’attention des élus, ne serait-ce qu’en raison des craintes et des peurs irraisonnées que provoquent les grands centres urbains et industriels.
28La législation sur la durée du travail, l’indemnisation des accidents du travail et la création de caisses de retraites pour les vieux travailleurs sont au cœur des discussions. Le débat fait rage. Les uns et les autres affichent souvent des positions peu conciliables. Mais les clivages ne reflètent pas toujours les oppositions politiques et permettent de cerner des regroupements plus subtils.
La durée du travail
29En 1881, la question de la durée journalière du travail est accaparée par les seuls élus républicains. Mais les positions des uns et des autres traduisent de réelles divergences. Si Scrépel réclame la journée de 10 heures, Guillemin est opposé à une mesure qui restreint les salaires ou risque de provoquer l’accélération des cadences de production.11 Girard, lui, se dit favorable à la journée de 8 heures pour les mineurs.12
30En 1874, les parlementaires s’étaient mis d’accord sur la réduction de la journée de travail des femmes et des enfants. Aucune réduction du travail masculin n’aboutit avant 1900, malgré plusieurs propositions qui, toutes, avortent.13
31En avril 1881, les sénateurs sont saisis d’un texte, adopté par la Chambre des députés, qui fixe la durée hebdomadaire du travail à 6 jours, sans pouvoir excéder 11 heures par jour.14 Testelin qui penche en faveur d’un « progrès constant mais modéré et pratique » prononce à cette occasion l’une des plus longues interventions sénatoriales, digne des grandes pages de l’histoire parlementaire, répondant, dit-il, aux objections majeures des partisans de l’immobilisme.15 Alors que beaucoup de membres des classes dirigeantes pensent que l’État n’a pas à intervenir dans un domaine qui relève de la liberté du travail et de l’initiative privée, la loi nouvelle apporte un peu de progrès et empêche le détournement massif des bulletins de vote.
Testelin : « Je ne puis comprendre un seul instant comment vous ne voyez pas qu’en cherchant à repousser par des mots sonores le moindre progrès, vous fournissez un prétexte, si petit qu’il soit, à ces déclamateurs qui s’en vont dans de prétendus congrès ouvriers où l’on rencontre surtout des travailleurs qui n’ont jamais travaillé et des travailleurs qui ne travaillent plus… et qui leur disent :
« Comment ! Vous comptez sur le bulletin de vote ; vous avez confiance, pour améliorer votre situation, dans le vote des Chambres ? Vaine attente ! Ne comptez que sur le fusil ! Vous n’obtiendrez rien que ce que vous arracherez par la force. »
Je compte que ceux de nos collègues qui ont combattu si énergiquement pour obtenir un repos de vingt-quatre heures pour la gloire de Dieu ne nous refuseront pas un repos de six heures pour l’amour de l’humanité. »16
32Niant que l’ouvrier soit en situation de liberté lorsqu’il travaille, Testelin affirme qu’à l’origine du travail, il y a d’abord la nécessité puis la force ensuite. Citant la Bible, le franc-maçon Testelin rappelle que le texte sacré expose que le travail a été imposé à l’homme comme l’une des conséquences de sa chute. Plus tard, des gens intelligents ont inventé l’esclavage et ont fait travailler l’homme par la force. Et, par la force des choses, on ne peut vivre dans la société moderne et civilisée, à moins d’être travailleur, mendiant ou voleur.
Testelin : « Oui, messieurs, avant la Révolution de 1789, c’était presque un déshonneur que de travailler, [Dénégations à droite] et, quand on entrait dans certaines corporations de commerce, on perdait son titre de noblesse. »17
33Dorénavant, il faut que la loi utilise la force pour protéger le faible. L’ouvrier n’est pas libre de choisir sa durée de travail, sauf à mourir de faim. Le patron n’est pas libre de déroger, pour diminuer les 12 heures journalières, car il ne pourra soutenir la concurrence et n’aura que la liberté de se ruiner. À l’inverse, si un patron augmente la durée de travail, les autres sont obligés de suivre. La loi doit donc réglementer et réguler.
34La loi sur la durée du travail permet à Testelin de dénigrer les traités de commerce de 1860 qui ont limité l’augmentation naturelle des salaires. Il ne faut pas conclure les désavantageux traités douaniers dont les tarifs insuffisants livrent nos fabriques à la concurrence effrénée de l’étranger.
35Citant le physiocrate Turgot, l’économiste classique de l’école anglaise Smith et son disciple Ricardo, mais aussi le socialiste Lasalle, Testelin reprend à son compte la loi d’airain et combat la thèse selon laquelle la diminution du nombre d’heures de travail entraîne la diminution des salaires. À ses yeux, c’est l’augmentation de la prospérité qui entraîne l’augmentation des salaires. À titre de preuve, il montre que, depuis le début du XIXe siècle, la durée du travail décroît lentement, alors que prix et salaires augmentent.
Testelin : Je ne crois pas que dans les dogmes économistes, on admette que le salaire soit toujours en raison directe du travail, car j’ai lu dans plusieurs des apôtres de cette secte, et non des moins célèbres, que de quelque façon qu’on s’y prît, le salaire des ouvriers serait toujours en proportion de la nécessité de se nourrir et de la nécessité de leur permettre de se procurer ce qu’il leur faut, et pas au-delà. »18
36D’autres arguments non monétaires étayent la démonstration, prenant en compte cadences de travail et arguments de santé publique. Les quantités produites ne sont pas toujours proportionnelles à la durée du travail. Le radical Tolain, membre fondateur de l’Association internationale des Travailleurs, a amplement démontré qu’une usine où l’on travaillait aux pièces, 10 heures par jour, pouvait produire plus qu’une usine où l’on travaille 12 heures, en raison de la moindre fatigue des ouvriers.
37Se penchant sur la législation européenne, Testelin utilise les textes anglais pour contrer les « immobilistes ». Les ouvriers anglais ne travaillent que 10 heures par jour, ce qui constitue, pour les industriels français, une prime de 20 % à l’exportation. Enfin, dans son propos, Testelin tance les industriels français.
Testelin : « Nous l’avions toujours dit, que les industriels français étaient les sangsues du peuple ! Ils ne se contentent pas de faire payer plus cher aux ouvriers français les produits qu’ils pourraient tirer à meilleur marché à l’étranger ; il faut encore qu’ils les obligent à travailler plus longtemps que les ouvriers étrangers ! Il faut qu’ils fassent aux dépens des ouvriers français, un bénéfice de 20 % sur les ouvriers anglais. »19
38Lors des débats, les sénateurs rejettent tous les amendements, tous les articles puis l’ensemble du texte. Durant la discussion, aucun vote nominatif n’est émis.20 On ne peut imaginer pire enterrement !
39La législation n’évolue favorablement que sur de rares points. La loi du 19 mai 1874 a instauré des commissions locales de surveillance. Elle a aussi permis la création d’un corps, certes infime, d’inspecteurs du travail chargés de faire respecter les textes sur le travail des enfants dans les manufactures.
40Un texte, déposé par Waddington, le 25 février 1882, aboutit. Il élargit la compétence des deux structures, chargées dorénavant de surveiller l’application de la loi de 1848 sur la limitation à 12 heures de la journée de travail. Le texte donne au gouvernement les moyens financiers théoriques pour étoffer le nombre des inspecteurs du travail. Mais la discussion du budget de 1883 limite immédiatement les effets de la loi. À peine Waddington a-t-il déposé un amendement augmentant de 50 000 F le crédit de l’inspection du travail que Pierre Legrand, ministre du commerce, le remercie de l’avoir retiré.
P. Legrand : « Il est certain que les enfants pour qui la loi a été faite, ne sont pas, actuellement, suffisamment protégés ; il est certain qu’il y a beaucoup d’ateliers, beaucoup d’usines qui ne sont pas encore inspectés à l’heure où je parle. Il est certain qu’il faut que l’inspection soit faite et que la loi de 1874 soit partout respectée. »21
41Le rapporteur, Dautresme, ne convainc guère, lorsqu’il affirme que le rejet est dû à la complexité de la question et que les « hésitations » de la commission ne sont pas imputables à une quelconque rigueur budgétaire.
42Une autre proposition de Waddington sur la réduction à dix heures de la journée de travail dans les usines et manufactures ne dépasse pas le stade de la remise du rapport.22 Le même jour, Pierre Legrand, aborde le sujet :
P. Legrand : « Notre honorable collègue a demandé l’extension du travail des inspecteurs ; il a demandé que les inspecteurs nommés en vertu de la loi de 1874 fussent aussi chargés de surveiller le travail des douze heures prévu par la loi de 1848, travail que MM. Nadaud, Waddington et moi, avons voulu réduire à dix heures. Je ferai tous mes efforts pour que ce projet reçoive une prompte solution. Je crois que la réponse est nette et précise. »23
43Durant la 4e législature, le Parlement se penche sur le travail des enfants et sur celui des femmes dans les manufactures, alors que Martin Nadaud souhaite un projet plus global.24
44Les débats dans les bureaux penchent en faveur du statu quo. Le Gavrian souhaite la réunion d’une conférence internationale. Méline rebondit sur ce souhait et combat toute réduction en l’absence d’accord international. Le radical Hérédia soutient également le conservateur Le Gavrian mais n’entend pas subordonner la législation française à un accord international.25
45Une première mouture est adoptée en juin 1888. Renard intervient dans la discussion générale et définit trois conditions pour l’élaboration d’une « bonne » loi : protéger la santé et le développement physique de l’enfant, assurer son développement intellectuel et scolaire, assurer son éducation professionnelle.26 Jeune, l’enfant ne doit pas être soumis à un travail trop prolongé ou dépassant ses forces. Sans fatigues trop lourdes ( !), il doit pouvoir gagner le plus tôt possible un salaire et contribuer à l’amélioration des finances familiales.
46Pour ce faire, Renard propose des solutions : examen médical préalable à l’embauche des enfants et léger recul de la date d’embauche pour les enfants sans scolarité préalable. Il applaudit à la législation qui fixe à 13 ans l’âge normal d’embauche et à 12 ans, celui des enfants munis du certificat d’études.
47La commission fixe à 18 ans l’âge auquel un enfant peut exercer un travail nocturne. « À 16 ans, à 15 ans, à un âge moindre, dans certaines conditions spéciales », le travail de nuit, dit-il, est tout à fait envisageable. Dans les verreries, en été, on préfère éviter le travail pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les usines à feu continu nécessitent un personnel de jour comme de nuit. Dans certaines entreprises de précision, le travail de nuit est impératif et contribue à la formation professionnelle.27 Renard soutient la commission qui rejette l’amendement des élus d’Extrême-gauche Boyer, Basly et Camélinat interdisant tout travail avant l’âge de 14 ans révolus.
48L’intervention de Jonglez se place davantage sur le terrain du fonctionnement quotidien des usines. Pour l’orateur, la mise en place de durées de travail découplées (12 heures pour les hommes, 11 heures pour les femmes, 10 heures pour les enfants) désorganise les industries. L’absence de certains ouvriers perturbe la continuité de la chaîne de travail. L’absence des rattacheurs, ces jeunes ouvriers qui réparent les courroies, nuit au bon fonctionnement de l’entreprise. Certaines commandes peuvent prendre du retard et le manque de flexibilité dans la durée du travail va nuire, à nombre constant d’employés, au respect des marchés conclus à l’exportation.
49Dans ces conditions, le Législateur peut avoir envie de calquer l’horaire de travail des adultes sur celui des plus jeunes. L’augmentation des coûts mettrait alors la France en mauvaise posture car les droits protecteurs ne suffiraient plus.
50La chambre vote, en première lecture, une loi qui autorise le travail des enfants à partir de 13 ans. L’âge de 12 ans est accepté pour les titulaires du certificat d’études28. Les élus nordistes font partie de l’immense majorité qui accepte la mesure. Beaucoup y voient le moyen d’améliorer le niveau scolaire et de doter les entreprises industrielles de jeunes plus intelligents et plus aptes aux tâches spécialisées.
51Jusqu’à l’âge de 18 ans, la durée journalière de travail ne peut excéder 10 heures29 La majorité des élus nordistes penche pour une journée plus longue et fait partie du petit groupe des 124 opposants.
52Toute durée du travail féminin ne peut excéder 11 heures, y compris pour les femmes de plus de 18 ans.30 L’extension de cette mesure aux femmes adultes n’est acquise qu’à une faible majorité. La droite nordiste contribue amplement à cette avancée sociale. L’évolution de la législation est sensible. Le texte de 1874 n’accordait aucun traitement privilégié aux femmes adultes. Les élus nordistes sont les prototypes d’une certaine droite sociale qui reconnaît à la femme des corons et des courées un rôle éducatif plus affirmé.
53Sur cette question sociale, les positions de la droite nordiste sont plus avancées que celles de nombreux républicains opportunistes. Comme Albert de Mun, elle souhaite que la femme passe moins de temps au travail extérieur, qu’elle puisse davantage se consacrer à la vie familiale et aux travaux ménagers. Notons aussi la frilosité des positions de Pierre Legrand dont les trop fréquentes abstentions ne peuvent être dues au hasard.
54Le travail de nuit est interdit aux enfants de moins de 18 ans. Il est maintenu pour les femmes plus âgées.31 Le travail féminin de nuit reste autorisé au motif que son interdiction restreindrait par trop le nombre de professions ouvertes aux femmes. La Droite nordiste fait partie de la minorité qui accorde cet avantage aux femmes de plus de 18 ans. L’idée d’un repos de 4 semaines après l’accouchement est abandonnée. Bergerot, implanté en Flandre rurale, est le seul élu nordiste ne concédant aucune avancée sociale au monde ouvrier.
55Le travail des enfants ainsi que celui des femmes de plus de 18 ans ne peut excéder six jours par semaine.32 L’adhésion de Bergerot à une telle disposition, votée à une large majorité, traduit une préoccupation religieuse. L’article laisse le libre choix du jour au patron. Mgr Freppel tente d’imposer le repos dominical, mais l’amendement ne recueille que 160 voix.33 Les républicains Pierre Legrand et Trystram se réfugient dans une prudente abstention. Lecomte est absent.
56Par dérogation, dans les raffineries de sucre et les verreries, pendant une période transitoire de trois ans, les garçons pourront être privés de repos hebdomadaire et travailler la nuit. Renard demande l’extension du travail nocturne aux usines métallurgiques. À ses yeux, le délai de trois ans est insuffisant Il faut pérenniser le statu quo, pour que les patrons n’envisagent pas de congédier, après la fin de la période transitoire, les enfants dorénavant désavantagés par une législation plus sévère.
Renard : « Pendant les chaleurs, le travail de nuit est beaucoup moins pénible et beaucoup plus favorable à la santé des ouvriers que le travail de jour. »34
57Le travail de nuit est étendu à toutes les entreprises à feu continu. Le rapporteur obtient que l’Assemblée se prononce ultérieurement sur une éventuelle prorogation de durée. Une large majorité d’élus, tant conservateurs qu’opportunistes, refuse que la durée du travail masculin soit fixée à huit, dix ou onze heures.35
58Le texte est soumis à une seconde délibération, à la Chambre des députés, du 29 janvier au 5 février 1889. Albert Ferry, élu des Vosges, apparenté à la gauche radicale, prend les députés à rebrousse-poil : au nom des intérêts de l’industrie vosgienne et de l’égalité entre hommes, femmes et enfants, il réclame que tous puissent dorénavant travailler jusqu’à 12 heures. P. Legrand, ministre du commerce, refuse l’amendement. Seul, un tout petit groupe de 24 députés, non nordistes, suit l’élu vosgien.
59À l’inverse, Boulanger est le seul à figurer parmi les 190 élus qui adoptent l’amendement de Camélinat et Basly favorable à la journée de 8 heures pour les enfants de moins de 18 ans et à la journée de 9 heures pour toutes les femmes.36
60Durant cette délibération, les élus modifient peu le texte initial. Toutefois, 274 élus étendent à toutes les femmes l’interdiction du travail de nuit.37 Bergerot et Koechlin, proches des milieux textiles, figurent parmi les rares opposants nordistes.
P. Legrand : « Je suis partisan résolu de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes. Je représente le Gouvernement, qui est l’auteur d’un projet en ce sens, présenté à la Chambre en 1886, veuillez ne pas l’oublier. »38
61Le conservateur du Finistère Chevillotte demande que le travail féminin soit autorisé dans les conserveries de poisson. Le déchargement des poissons et la friture des sardines ne peuvent attendre… Les conservateurs nordistes approuvent la disposition dont la prise en considération est néanmoins rejetée.39 Trystram, élu du port de Dunkerque, s’abstient.
62Beaucoup de conservateurs nordistes se joignent à l’adoption de l’ensemble du projet de loi sur la durée du travail.40
63La représentation nationale a été favorable à la politique des petits pas. Les rares républicains nordistes se sont peu associés à ces timides avancées sociales. Paradoxalement, les conquêtes féminines ont toujours été votées, grâce à l’appoint des voix de Droite.
Les accidents du travail
« L’ouvrier, cela est incontestable, court donc bien plus de risques qu’il y a 50 ans. »41
64Parmi toutes les questions sociales, celle sur la responsabilité et l’indemnisation des accidents du travail est cruciale aux yeux des conservateurs. S’il est une question que les élus de Droite veulent faire aboutir, c’est bien celle-là. Ceux-ci sont donc prêts à aboutir, sous réserve de concessions réciproques.
65La multiplication des machines à vapeur a modifié profondément les conditions de travail.42 Là où auparavant, l’accident de travail était souvent dû à une faute personnelle ou à une négligence, se développe dorénavant une situation où la fatalité du milieu ambiant devient le risque majeur. Les parlementaires tentent donc de légiférer pour venir au secours des misères qu’occasionnent les accidents du travail. Les conservateurs souhaitent aussi limiter au maximum la responsabilité patronale et supprimer les risques de conflit.
66Durant la législature 1881-85, les quatre propositions de loi des républicains Nadaud, Peulevey, Faure et Maret sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans l’exercice de leur travail sont de celles qui, sollicitant le temps et l’énergie des députés, vont cependant demeurer lettre morte.43 Les débats sont longs et passionnés. La Chambre procède à deux lectures, avant de transmettre le texte au Sénat. La Chambre Haute se hâte ensuite avec lenteur et le texte stagne dans les méandres de la navette parlementaire.
67Le texte de Nadaud, favorable à l’ouvrier accidenté, laisse la charge de la preuve à l’employeur. En cas de désaccord, ce dernier doit prouver que l’accident ne lui est pas imputable. Le patron est donc responsable de tous les accidents, sauf à apporter la preuve de la faute ou de la négligence de l’ouvrier.
68Beaucoup d’élus sont réservés et estiment que la proposition est contraire aux principes du droit français qui laisse toujours la charge de la preuve au plaignant. Le texte est également considéré comme nuisible à la prospérité de l’industrie française.
69Au sein de la commission, le républicain Girard met ses compétences juridiques au service du texte de l’ancien ouvrier-maçon Nadaud. Avec l’accord de l’auteur, il en modifie les termes et exclut de son champ d’application le cas fortuit, la force majeure, la faute ou la négligence de la victime.44 L’investissement personnel de Girard est tel que la commission le charge de la rédaction du rapport.45
70Lors des débats, le 13 mai 1882, Girard utilise sa force de persuasion et son pouvoir de démonstration pour convaincre un parterre qui craint ou refuse cette « condamnation » du patron, sans qu’il ait commis la moindre faute.
71Girard égrène les motifs pour lesquels il est souhaitable de laisser la charge de la preuve à la défense : souvent, la victime est dans l’impossibilité d’apporter la moindre preuve ou de rassembler des témoignages. Si l’accident se produit dans un coin reculé de l’atelier, ou au fond de la mine, il n’y a pas de témoins. Si l’accident arrive par l’explosion d’un générateur ou par un coup de grisou, qui a tué les témoins et bouleversé l’état des locaux, il en est de même.
72Dans d’autres cas, les témoins restent muets en raison des fautes qu’ils ont eux-mêmes commises lors de l’accident. Enfin, certains témoins se sentent moralement incapables de témoigner contre leur patron.
73Durant les débats, des convictions et des sensibilités très diverses s’expriment. La pluralité des propositions ajoute à la confusion. L’avocat républicain Peulevey propose la prise en charge par l’État de l’indemnisation de certaines catégories d’accidents du travail. Le négociant Félix Faure propose l’institution une caisse d’assurance pour que les patrons puissent se prémunir contre les conséquences pécuniaires des accidents du travail survenus dans leur entreprise.
74Faure obtient l’ajournement de la discussion malgré la ferme opposition du rapporteur Girard. Lorsque les débats reprennent, après la distribution d’un nouveau rapport de Martin Nadaud46, un an s’est écoulé. Et, à la demande de Ribot, les trois jours de débats s’achèvent par un nouvel ajournement.47
75Un troisième rapport, élaboré de concert par Girard et Nadaud, est alors déposé.48 Le nouveau projet de la commission est singulièrement édulcoré et ne concerne plus que les établissements de la grande industrie ou à moteur mécanique.
76La discussion des articles reprend en octobre 1884. Girard s’acharne à démontrer que le contre-projet du républicain Peulevey restreint grandement les droits des victimes. L’art. 1er du contre-projet, soumis au vote, recueille l’adhésion de 121 élus,49 ce qui entraîne son rejet A la droite nordiste, s’associent Desmoutiers et Outters, deux élus centristes proches des positions de la Droite, sur certains dossiers économiques.
77La Chambre décide une seconde délibération mais la législature se termine sans réexamen. Le règlement prévoit qu’une proposition, non transmise à l’autre assemblée, s’éteint en fin de législature.50 De fait, l’enterrement des propositions est fréquent. On ne compte plus les textes jetés ainsi aux oubliettes de l’histoire parlementaire.
78Retour donc à la case départ. Quatre propositions et un projet de loi sont de nouveau déposés entre décembre et juin 1886.51 La nouvelle commission préconise un texte plutôt proche de la précédente proposition Nadaud. Elle oriente le débat vers un vaste système d’assurances facultatives qui doit permettre aux patrons de se prémunir contre le risque d’accident professionnel.52
79Les élus conservateurs, tels Bottieau, sont favorables à l’établissement d’une typologie des accidents du travail amenant à divers types d’indemnisation. D’autres élus de Droite, comme l’industriel Lepoutre, admettent la responsabilité automatique du patron, couverte par une assurance obligatoire, sauf faute grave de l’ouvrier.53 Le rôle de Trystram est extrêmement effacé, se bornant à réclamer l’assurance obligatoire et l’indemnisation de tous les accidentés. Évoquant le risque d’insolation survenant à un ouvrier, il admet mal qu’on puisse invoquer la responsabilité de l’employeur.54 Pierre Legrand, ministre du Commerce, se dit favorable à un texte qui résoudrait le problème de l’insolvabilité patronale mais aussi celle des compagnies d’assurances.55
80Les protagonistes nordistes des 19 jours de débats sont nombreux.56 Les conservateurs Renard, Thellier de Poncheville, Le Gavrian et Lefèvre-Pontalis donnent la réplique à Pierre Legrand, redevenu ministre du Commerce et de l’Industrie du ministère Floquet.
81Les conservateurs souhaitent un texte qui les mette à l’abri de toute poursuite judiciaire, dès lors qu’ils n’ont commis aucune faute intentionnelle. Ils souhaitent aussi que cette loi de pacification soit la moins onéreuse possible.
82Le Gouvernement Floquet, par la voix de Pierre Legrand, durant le débat de discussion générale, laisse entendre que l’assurance devrait être rendue obligatoire. Malheureusement, cette orientation gouvernementale est plus proche des souhaits de la Droite que des attentes républicaines. André Daniel, témoin bien informé, affirme, dans L’année politique, que cette disposition est si mal accueillie par les membres de la commission que le gouvernement finit par y renoncer.57
83C’est en tant qu’« industriel » que Léon Renard intervient dans la discussion, ce qui lui vaut d’ailleurs les ovations de la Droite.
Renard : « Il est évident qu’à l’époque où nous vivons, nous devons avoir une préoccupation constante, c’est de prendre les mesures législatives nécessaires pour qu’un ouvrier ne soit en aucun cas exposé à mourir de faim. »58
84Certains grands établissements industriels, dit-il, ont, de manière « spontanée et généreuse », anticipé sur une future loi bienfaisante, favorable à l’ouvrier « exposé à la misère et au dénuement le plus complet. »59 Renard, demande toutefois « de ne pas grever exagérément, par des sacrifices trop lourds, par des allocations trop précipitamment calculées, les frais généraux de l’industrie française. »60
Renard : « Il y a un équilibre normal, raisonnable, dont on ne peut s’écarter, sans que le salaire s’abaisse dans une proportion correspondante… Il faut faire tout le nécessaire pour garantir l’existence de l’ouvrier, pour assurer sa vie, pour le mettre à l’abri du besoin ou de la mendicité, mais aussi il faut être très prudent et très circonspect dans les obligations nouvelles à imposer à l’industrie. »61
85L’équilibre, le maître mot est lâché ! La co-responsabilité du financement, répartie entre le patron et l’ouvrier, c’est la reconnaissance du caractère fortuit de l’accident. C’est admettre que la « responsabilité » est un mot générique qui sert de dénomination à un risque dû à la fatalité ou à la force majeure. Cette manière d’appréhender le problème doit éviter reproches et tensions au sein de l’entreprise. Le patron n’est plus coupable mais seulement responsable d’une indemnisation assurée par cofinancement. La participation des ouvriers au financement doit entraîner une gestion quasi-paritaire du nouvel organisme créé.
Renard : « Il faut chercher l’union du patron et de l’ouvrier…. la conciliation, la pacification, la concorde et l’apaisement entre patrons et ouvriers… Je ne veux plus voir d’antagonisme entre l’ouvrier et le patron mais seulement l’entreprise qui les réunit dans un effort commun… »62
86Cette conception, issue du catholicisme social, rapproche Renard de la proposition déposée en février 1886 par le comte de Mun et Mgr Freppel.
87En échange de ce pacte social, Renard suggère l’extension des garanties aux ouvriers victimes d’accidents où leur propre responsabilité est engagée. Cette volonté conciliatrice est cependant intéressée. En échange de cette avancée, Renard demande que l’ouvrier indemnisé renonce à tout recours en dommages-intérêts.
88L’intervention de Renard est longue et minutieuse. L’assurance doit être obligatoire pour ne pas dépendre de la conditionnelle prospérité de l’établissement industriel. Les cotisations doivent être les plus faibles possibles. Pour diminuer de moitié le montant des primes payées à la nouvelle « caisse d’assurances contre les accidents occasionnant des incapacités permanentes », le remboursement des incapacités temporaires de travail doit demeurer à la charge des caisses de secours mutuels.
89Le 19 mai 1888, la définition de la notion de « faute lourde » du patron ou de l’ouvrier constitue l’enjeu d’une partie des débats.
Le Gavrian : « Il est défendu par les règlements de remettre la courroie d’une machine en marche. »
Basly : « Je ne dis pas que ce n’est pas défendu par les règlements ; seulement les règlements ne sont pas observés. Ils sont affichés à une hauteur qui empêche de les lire et couverts de poussière. [Exclamations] De plus, les ouvriers ne savent pas tous lire. Ils ne les connaîtront réellement que quand vous aurez donné l’instruction à tous. »63
90Les orateurs nordistes représentent les intérêts des arrondissements industriels du sud du département. Comme Thellier de Poncheville ou Renard, ils se caractérisent aussi par un catholicisme non dénué de préoccupations sociales, anticipant de quelques années seulement le virage de l’Église catholique.
91Thellier de Poncheville propose un amendement qui classifie les accidents en trois catégories : ceux dus à une faute lourde du patron, ceux résultant d’une faute lourde de l’ouvrier, enfin, tous les autres accidents. L’administration de la preuve, en cas de faute lourde (intention coupable, dol ou fraude) demeure à la charge de la partie qui introduit la demande. A défaut de preuve, l’accident est classé dans la 3e catégorie et donne lieu à une indemnisation forfaitaire, identique pour tous, établie par la loi, non contestable auprès d’un tribunal.
92Dans un des articles du projet, la rédaction de la commission refuse le bénéfice de la 3e catégorie à tout ouvrier ou patron ayant déjà subi la plus petite condamnation criminelle ou correctionnelle en matière d’accident du travail. Thellier de Poncheville propose d’atténuer l’effet de cette mesure, en la réservant aux seuls patrons et ouvriers coupables de faute lourde. L’amendement est repoussé par la commission et la Chambre suit l’avis du rapporteur. Renard et Le Gavrian reviennent à la charge, le 26 mai,64 mais se heurtent à une fin de non-recevoir.
93Un autre amendement de Thellier de Poncheville répartit le montant de la cotisation entre le patron et l’ouvrier.65 Si Renard avait déjà évoqué cette répartition au nom de la co-responsabilité et de la gestion paritaire de la caisse créée, Poncheville se place sur le terrain de la prévention des accidents et de la responsabilisation des ouvriers. C’est, parce que l’ouvrier est un individu responsable et libre, qu’il se doit de participer au financement. Le rapporteur renonce à répondre à l’orateur. L’amendement est rejeté.
Thellier de Poncheville : « L’ouvrier qui saura que, théoriquement, son salaire supporte une partie de la prime, que par conséquent l’indemnité est sa chose dans une certaine mesure, prendra des précautions que même au milieu de l’activité incessante et fébrile de l’industrie il peut toujours prendre ; il aura un sentiment plus exact de son rôle ; sa personnalité restera plus entière, — il sera moins assimilé à une machine irresponsable. »66
94Si le discours de Le Gavrian semble moins empreint de catholicisme social, il fait toutefois référence à la notion de « contrat » moral qui lie le patron à son employé. Ce rapport de subordination constitue aussi un engagement de respect de la parole donnée.
Le Gavrian : « L’ouvrier a payé de son sang. Il n’est que trop juste qu’il ne le paye pas encore sous forme de retenue de salaire… Le patron recevant directement de la compagnie d’assurances l’indemnité convenue, la transmet à l’ouvrier, et ne laisse en aucun cas à la compagnie la possibilité de transiger directement avec l’ouvrier à moindres frais. »67
95Le système mis en place par la commission instaure différentes catégories d’indemnisation selon que l’employé ait été prudent ou non. Cette façon de procéder, dit l’orateur, est génératrice de conflits et de contestations. Son amendement propose que l’indemnité soit systématiquement égale à la moitié du salaire de l’employé, sans se référer à une indemnisation minimale. Les députés rejettent l’amendement par 329 voix contre 160.68
96Dans les rangs nordistes, la répartition respecte les clivages politiques. Sur fond de crise boulangiste, l’heure est au raidissement des comportements partisans. Le Gavrian s’insurge contre les propos du président du conseil, Floquet, et dément que l’industrie française laisse à la charge de l’assistance publique les victimes de la bataille industrielle.
97La Chambre décide à la quasi-unanimité de 535 voix de passer à une seconde lecture du projet. Parmi les rares abstentions, figure celle habituelle du général Boulanger.
98Durant la seconde délibération, les élus nordistes sont très présents dans le débat. Thellier de Poncheville, réclame que la loi ne soit appliquée que dans quelques secteurs d’activité : manufactures et usines à moteur mécanique ou à feu continu, chemins de fer, mines, minières, carrières et industries employant des matières explosives. L’amendement n’est pas adopté. La position de l’orateur est assez éloignée de celle de Renard. Elle est même en retrait sur les idées exprimées lors de la première délibération. Le raidissement des conservateurs est significatif d’un changement d’attitude, en totale contradiction avec ce qui avait pu être dit en première délibération.
99Une statistique indique qu’un accident sur cinq met en cause l’ouvrier. Le Gavrian demande donc qu’ouvriers et employés contribuent au paiement des primes d’assurance, à hauteur de 20 %.
Le Gavrian : « Mais comme 20 % des accidents, suivant le rapport, proviennent uniquement de la faute des ouvriers ; comme il serait injuste, comme il serait choquant pour vous, messieurs, qui respectez les principes du droit, de mettre à la charge du patron ce qui est uniquement causé par la faute de l’ouvrier ; comme la loi froisserait toute équité et serait certainement rejetée par le Sénat, si elle contenait une pareille énormité, je vous propose d’ajouter… Et les ouvriers, tous les premiers, l’accepteront, car ce sera la sauvegarde de leur dignité… Si vous mettez à la charge du patron les 20 % d’accidents dus à la seule faute de l’ouvrier, ce n’est plus une loi, c’est une fantaisie humanitaire. »69
100On est loin, très loin, de l’impôt du sang dispensant du paiement d’une partie de l’assurance ! L’ironie cinglante de l’orateur traduit un changement de stratégie, perçu par le rapporteur Ricard, élu de la Seine-Inférieure, ainsi que la volonté de stopper toute concession. Les élus conservateurs n’ont pas obtenu, en échange de propositions de conciliation et d’apaisement, les avancées favorables aux patrons ou le vote des amendements qui auraient pu faire contrepoids à leurs concessions. La prise en considération de l’amendement est rejetée.70
101Le Gavrian réclame que le montant de la pension versée, en cas d’incapacité permanente absolue, corresponde à un demi-salaire et non pas au tiers ou aux deux-tiers du salaire selon la responsabilité de l’une ou l’autre partie. La commission a voulu différencier l’ouvrier négligent de l’ouvrier irréprochable. L’amendement est rejeté par 345 voix contre 134.
102Toutefois, une proposition des conservateurs est reprise par le républicain Rodat. Ce texte qui restreint, dans un premier temps, le champ d’application de la loi aux ouvriers les plus exposés aux accidents, est accepté.
103Le texte sur les accidents de travail est voté dans son ensemble par 356 voix contre 80.71 La Droite nordiste s’abstient. Aucun élu ne figure parmi les 80 opposants. Tous estiment que le texte peut contribuer à pacifier les rapports entre patrons et ouvriers.
104Le Sénat bloque la navette parlementaire et n’étudie pas le texte durant la dernière année de la législature. La loi n’est promulguée qu’en 1893.
Sociétés de secours mutuels et caisses de retraites
105En France, l’assurance contre la maladie est du ressort exclusif des sociétés de secours mutuels. Malgré le développement de l’institution depuis 1870, les sociétés n’abritent encore qu’une petite fraction des ouvriers. Souvent les caisses de secours mutuels disposent également d’un fonds de retraite, mais les pensions servies sont très modestes.
• Les sociétés de secours mutuels
106Durant la 3e législature, l’étude du projet de réorganisation des sociétés de secours mutuels est menée rapidement. Dans les rangs nordistes, on entend tout juste le républicain Giroud craindre le coût considérable de cette mesure pour les finances publiques. Il propose que le montant des crédits et subventions accordés à ces sociétés soit révisé à la baisse ou à la hausse selon les rentrées fiscales.72
107Le texte fait l’objet d’une première délibération les 13 et 15 mars 1883, puis est transmis à l’autre Chambre. Marcère s’intéresse au sort des sociétés de secours qui ne souhaiteraient pas obtenir l’homologation de leurs statuts par l’État, afin de demeurer sous le régime moins contraignant des sociétés « autorisées » qui s’administrent librement.73 Son intervention provoque le renvoi de l’article en commission, pour que l’existence légale des sociétés non homologuées soit facilitée.
108Revenu du Sénat, le texte demeure en l’état durant la 3e législature. Durant la législature suivante, la commission travaille peu. Morel est absent lors des séances en commission.74
109Les députés ficellent un projet d’ensemble. Les sociétés de secours mutuels ne seraient plus soumises à autorisation préalable. Celles qui le souhaitent peuvent demander l’agrément de l’État. En échange de cet agrément, elles sont autorisées à percevoir des subventions du Conseil supérieur de la mutualité. Les fonds collectés auprès des adhérents peuvent être déposés à la Caisse des dépôts. En échange, l’État s’engage à verser un intérêt de 4,5 % pour abonder les fonds de retraite créés par ces sociétés.
110Le texte est modifié par le Sénat le 24 juin 1886. Revenu à la Chambre des Députés, il fait l’objet d’une lecture tatillonne, émaillée de nombreux amendements. Il est ensuite réétudié, en seconde lecture, quelques jours avant la fin de la législature…
• La législation sur les caisses de retraites
111Les sociétés de secours mutuels jouent aussi un rôle majeur dans l’instauration de retraites, par l’utilisation de la Caisse nationale des retraites, créée par la loi du 18 juin 1850. Mais la caisse remplit mal son rôle. Trop peu d’ouvriers cotisent et la Caisse sert de refuge aux rentiers attirés par un taux d’intérêt supérieur au marché.
112L’étude des textes est confiée à une commission qui examine conjointement 6 propositions et projets sur la Caisse des retraites pour la vieillesse et les sociétés de secours mutuels, textes qui modifient tous l’organisation de la caisse des retraites. Le conservateur Laroche-Joubert veut assurer une retraite à tous les salariés assez prévoyants pour épargner tant qu’ils sont en état de le faire. Il dépose également un texte qui institue une liste civile dite des « vieux indigents ». Le texte de Waldeck-Rousseau, plus global, concerne la vieillesse, l’assurance décès, l’incapacité de travail et l’adhésion aux associations de secours mutuels.
113Ajourné en 1883, l’ensemble donne lieu à un rapport supplémentaire.75 Les débats reprennent en 1884, sans intervention nordiste, et traitent en particulier du montant maximal de la rente viagère servie (1 200 F) et de la fixation du taux d’intérêt. La Chambre conclut ses travaux par la demande d’une deuxième délibération et d’un deuxième rapport supplémentaire.76 La deuxième délibération a lieu le 4 août 1885. Les députés, pressés par le temps, adoptent le texte sans le moindre débat.77
114Le 6 avril 1886, le Sénat modifie le texte. Le projet revient à la Chambre et le conservateur Bottieau siège en commission. Les débats reprennent le 15 juillet 1886. La Chambre des députés ne s’attarde guère sur le sujet et passe à la lecture immédiate des 28 articles qui sont adoptés sans le moindre débat, permettant ainsi la promulgation de la loi, dès le 20 juillet 1886.
115Au hasard des propositions, celle des conservateurs Albert de Mun et Mgr Freppel sur la protection des ouvriers contre les conséquences de la maladie et de la vieillesse ne dépasse pas le stade de l’étude en commission. Le texte propose la création de caisses corporatives alimentées par des cotisations patronales et salariales. La gratuité des soins et médicaments, une indemnité journalière de 50 % en cas de maladie et une retraite égale au dernier salaire perçu seraient garanties.78
116La commission d’initiative est présidée par Bergerot. Déjardin-Verkinder rédige le rapport sommaire favorable à la prise en considération, estimant que « le projet rentre dans la catégorie de ceux qui préoccupent le plus en ce moment les pouvoirs législatifs. ».79 Le texte est alors versé à une commission qui étudie également la proposition des républicains Jaurès, Marty et Charles Dupuy sur l’organisation des caisses corporatives de secours, de retraite et de coopération pour les travailleurs de diverses industries. Morel participe aux travaux de cette commission qui s’abstient de rédiger le moindre rapport.
117D’autres propositions naissent et meurent aussi vite. En 1882, Cirier siège obscurément dans la commission fantôme sur les retraites des fonctionnaires de l’enseignement secondaire.
118Une autre proposition, celle des députés radicaux parisiens Freybault et Camille Dreyfus, crée une caisse de retraite pour les commis et ouvriers civils des magasins administratifs de la guerre. Mais la commission dans laquelle siège Bottieau dépose un rapport dont les conclusions n’ont jamais été discutées.80
119Quant au texte des opportunistes Jamais et Bousquet réglementant l’emploi des sommes destinées à former des fonds de retraite, d’assurance et de secours pour les salariés, il ne bénéficie pas même d’un rapport sommaire.81
120Les questions de prévoyance n’ont pas suscité l’intérêt des parlementaires. L’activité s’est limitée à corriger les dysfonctionnements de la caisse des retraites. Aux yeux des élus, les caisses de secours mutuels, issues de l’initiative privée, doivent demeurer dans le même cadre. Il n’est, dès lors, pas étonnant que les élus nordistes aient adopté la même attitude.
121Il en est de même de l’ensemble des questions de protection sociale, puisque les élus ont privilégié le statu quo. Ici aussi la préservation sociale est de mise, y compris chez un nombre non négligeable de républicains. Dès lors, l’activité déployée par le ministre Pierre Legrand ne peut que se révéler décevante. Quant à celle des autres républicains, elle est au diapason du bilan du ministre nordiste.
122La stratégie d’ostracisme, orchestrée par les républicains, a froissé les conservateurs, pourtant prêts à de réelles concessions. Dès lors, alors que les propositions foisonnent, le bilan ne peut être que maigre.
Débattre des conflits sociaux et arbitrer
123Tandis que la concurrence s’aggrave et que les usines accueillent une main-d’œuvre sans cesse plus nombreuse, la situation économique se dégrade. C’est sur fond de marasme économique, dès 1882, que se développent des conflits sociaux plus nombreux et de plus grande ampleur, que la presse relaie abondamment. Le Nord industriel et manufacturier n’échappe pas aux grands conflits sociaux. Le Nord est le département où l’on recense, de 1874 à 1887, le plus grand nombre de conflits, bien plus que dans le département de la Seine.82
Les conflits sociaux dans le débat parlementaire
Raynal, ministre des Travaux publics : « Les ouvriers ont eu le bon sens de comprendre que la grève est une arme qu’il faut manier avec une certaine habileté, qu’il faut manier, permettez-moi de vous le dire, comme le font les ouvriers anglais, d’une façon rationnelle et presque scientifique. »83
124C’est à travers le prisme des grandes grèves d’Anzin qu’il est possible de saisir les rapports entre les élus de tous horizons, les grandes compagnies minières et le monde du travail. Du dangereux révolutionnaire au pauvre ouvrier rude et peu éduqué, y a-t-il place, dans l’esprit des élus, pour une vision moins manichéiste de l’ouvrier mineur ?
125Les élections partielles du 3 décembre 1882 ont permis l’élection dans la 1re circonscription de Valenciennes, très industrielle, du député d’Extrême-Gauche, Giard. C’est dans la circonscription de cet élu très marqué à gauche qu’éclatent les grandes grèves d’Anzin.
126Le républicain Girard est l’élu de la circonscription voisine. Le 28 février 1884, au détour d’une question posée au gouvernement, Girard expose la situation des mineurs en grève.84 La compagnie des mines d’Anzin dont les profits ont considérablement chuté met en place une politique d’économies, décide de licencier les raccommodeurs et de confier le travail d’entretien et de herschage85 des galeries aux ouvriers piqueurs pour diminuer les coûts d’extraction.
127Giard complète le tableau lors de sa première interpellation.86 La compagnie restreint également le recrutement des galibots,87 modifie le mode de calcul des salaires et entend développer la méthode du marchandage,88 qui soumissionne et contractualise un salaire prédéfini pour un nombre également prédéfini de mètres linéaires de galeries, à charge pour le contractant de répartir les tâches de son équipe. Cette façon de faire recueille l’adhésion de Thellier de Poncheville qui stigmatise les « ouvriers paresseux ou peu habiles. »89
128De plus, la compagnie pratique un ostracisme syndical pugnace et n’hésite pas à licencier ou à faire poursuivre pénalement, quand c’est possible, les ouvriers affiliés au syndicat des mineurs d’Anzin.90
129Déclarée le 21 février 1884, la grève s’étend vite. Le 24 février, la compagnie d’Anzin licencie brutalement 140 mineurs soupçonnés de faire partie d’une association syndicale. Le 25 février, 90 % des 11 000 ouvriers cessent le travail. Cette longue grève dure jusqu’au 9 avril, mais les ouvriers n’obtiennent aucune avancée significative et la compagnie reste insensible aux revendications de paiement des jours de grève. Le conflit d’Anzin est annonciateur d’autres grèves qui rythment chaque année l’histoire départementale, durant la période 1885-89.
130Au Parlement, Girard défend la situation des mineurs, vante leur modération, leur pacifisme et leur sang-froid face à une direction responsable du déclenchement de la grève.
Girard : « L’abnégation des ouvriers faisait le reste ; ils acceptaient presque de se courber sous la dure nécessité. »91
131Les propos tenus par Giard sont plus offensifs, plus manichéens. Le député radical justifie le déclenchement de la grève au nom de la légitime défense.
Giard : « Voilà ce qu’est le marchandage, voilà ce qu’est cette lutte brutale pour la vie que la compagnie d’Anzin voudrait nous faire confondre avec le principe tout à fait opposé de l’association pour la vie, le correctif dans la nature du principe brutal du struggle for life. »92
132La première interpellation de Giard sur les mesures que le gouvernement compte prendre face à la cessation presque complète de l’exploitation des mines d’Anzin est incisive. Assurément impartiale dans la présentation des faits, elle prend clairement fait et cause pour les mineurs d’Anzin. L’intervention reçoit le prestigieux soutien de Clemenceau qui ponctue le discours de l’orateur de « Très bien ! très bien ! »93
Giard : « Une grève, messieurs est une bataille, et vous savez combien sont inégales les armées actuellement en présence dans le Nord.
Leur [les ouvriers] attitude ferme et calme dans la lutte actuelle est certainement digne de notre admiration. Mais leurs ressources sont faibles et limitées et jusqu’à présent on leur a donné surtout de bonnes paroles et de sages conseils qu’il leur sera peut-être difficile de suivre lorsque la faim commencera à se faire sentir… L’issue de la lutte ne saurait donc être douteuse si l’on ne vient à la défense de l’opprimé contre l’oppresseur…
Je sais que M. le ministre de l’Intérieur sera peut-être forcé d’intervenir prochainement pour rétablir l’ordre. On dira alors qu’il s’agit de sauvegarder la sûreté publique. Mais je considère que l’ordre n’existe pas, qu’il est déjà troublé dans un état social où une poignée de capitalistes, le conseil des six de la compagnie d’Anzin si vous voulez, peut affamer des milliers d’individus et menacer la prospérité des industries nationales. »94
133Giard pose clairement la question de la collusion entre les intérêts financiers des compagnies, le gouvernement, les hommes politiques, les magistrats ou les préfets. Il rêve d’un système où aucun des membres des conseils d’administration des compagnies minières ne siégerait dans les assemblées politiques.
Giard : « Je dis que si cela se produisait, nous n’aurions pas autre chose à faire que nous unir à ceux qui le réclament par voie révolutionnaire, sous peine de déchéance, si nous ne voulons passer dans le camp de ceux qui sont absolument opposés à ces réformes et renoncer au droit de nous dire républicains. »95
134L’interpellation de Giard vise à obtenir l’intervention de la puissance publique dans le règlement du conflit. Il faut, dit-il, que la confiance des ouvriers mineurs dans le gouvernement républicain ne soit pas trompée.
Giard : « Je vous en conjure, messieurs, faites que cette confiance ne soit pas leurrée et que nous puissions répondre à ces marques de sympathie pour le Gouvernement républicain par des marques de sympathie pour les ouvriers. Ne désarmons pas devant les monopoles qui les écrasent et soutenons leurs justes et légitimes revendications. »96
135L’État se doit aussi d’intervenir, parce que la compagnie minière ne respecte pas les consignes élémentaires de sécurité dans les galeries souterraines. Elle a remplacé les opérations de remblayage par la construction de fragiles murs de soutènement, créant des espaces qui deviennent de véritables poches à grisou. Les propos rejoignent ceux de Girard qui avait déjà soulevé ce problème de sécurité en raison de la disparition du métier de raccommodeur.
136L’État se doit encore d’intervenir parce que l’exploitation minière altère la vie à la surface. Les remblais sont évacués sur des terrains qui ne leur appartiennent pas et que l’administration leur concède gracieusement. Ces terrains ne peuvent donc plus servir à la construction de logements. Dans les communes où les puits sont implantés, les sources sont taries et la commune d’Anzin va devoir établir de longs et coûteux réseaux de canalisations pour se fournir en eau potable. Il existe également des menaces d’affaissement ou d’effondrement du sol. Champs et forêts se transforment parfois en marais putrides.
137On l’aura compris, avocat de la cause des mineurs, Giard souhaitait ardemment que le gouvernement de Jules Ferry entende leur appel. L’intervention gouvernementale n’eut pas lieu. Le gouvernement utilisa la force armée pour rétablir le calme.
138Élu d’Extrême-Gauche, Giard refuse la connivence et la compromission avec les grands intérêts financiers. Le rapprochement qu’il esquisse avec les promoteurs d’une stratégie révolutionnaire place Giard dans une position bien différente de celle des élus opportunistes. Giard prône un recentrage républicain vers la défense des intérêts du prolétariat minier urbain. Or, cette frange de l’électorat n’appartient que peu aux bataillons électoraux opportunistes. Dès lors, toute velléité de rapprochement ne peut qu’être illusoire.
139De précédents propos de Jules Ferry ne laissaient pourtant aucun doute sur l’attitude gouvernementale. L’État ne peut intervenir dans les questions de salaire et ne doit pas se substituer à l’initiative privée. Le ministre des Travaux Publics, Raynal, avait également évoqué un certain devoir de réserve gouvernemental et souligné les difficultés de la compagnie d’Anzin, la plus vieille des compagnies minières du Nord, celle dont les coûts de production sont les plus élevés.97 La comparant aux mines plus avantagées du Pas-de-Calais, le ministre assure les députés de la conformité des conditions de sécurité à la peu abondante législation minière.
140Dans sa réponse à Giard,98 Raynal s’efforce de démontrer que les accidents de grisou sont très rares à Anzin, que les salaires nominaux ont augmenté, que la quantité de houille produite par mineur est inférieure à celle d’autres pays européens, que le prix de revient des charbons du Nord est plus onéreux que celui du Pas-de-Calais et que la compagnie d’Anzin pratique une politique sociale toujours plus généreuse : loyers à bas prix et perte sur les loyers, service médical, école, chauffage gratuit, perte d’intérêt sur les avances de fonds… Prônant la modération et la pacification, le ministre renvoie, dos à dos, ouvriers mineurs qui se doivent de « modérer leurs revendications » en cette période de crise industrielle et patrons qui, eux, se doivent de laisser au placard « d’imaginaires considérations d’amour-propre. »99
141Enfin, le ministre est particulièrement clair sur les instructions qu’il donnerait aux préfets et sur l’intervention de la force armée en cas de débordement violent de la part des ouvriers mineurs.
142La messe étant dite, les élus opportunistes votent l’ordre du jour pur et simple proposé par le député de Centre-gauche Léon Renault.100 Ce vote enterre purement et simplement l’interpellation du député Giard.
143Pour le Nord, le vote des élus altère les traditionnels clivages politiques. Quatre élus opportunistes se joignent à quatre élus de Droite pour voter l’ordre du jour pur et simple. Pierre Legrand est fort opportunément retenu à la commission des chemins de fer. Le député opportuniste de la 2e circonscription de Valenciennes, Girard, qui n’a pas souhaité prendre part aux débats, soutient son collègue Giard. Deux autres députés, Masure et Trystram, situés le plus à gauche de l’échiquier politique nordiste joignent leurs voix à celles des élus valenciennois. L’abstention de trois élus, aux positions habituellement plus médianes, traduit leur gêne et leur indécision. Cirier, actionnaire de compagnies minières, est tiraillé entre ses intérêts personnels et l’impact électoral de sa prise de position.
144L’intervention de la force armée dans les grèves d’Anzin, le 4 avril 1884, réactive brutalement le débat. Les orateurs qui relatent les faits multiplient les contradictions et entretiennent le climat passionnel de la discussion.
145Le 8 avril 1884, de concert avec le radical Clovis Hugues, Giard dépose une seconde interpellation, discutée séance tenante. L’intervention à la tribune de Giard provoque le départ d’un certain nombre d’élus modérés. Dans le brouhaha et l’hostilité, Giard se présente comme le « représentant des mineurs d’Anzin » qui a secondé de tous ses efforts la cause juste et légitime des mineurs.101
146Giard dénonce les pressions du gouvernement pour empêcher qu’une délégation de membres de la commission d’enquête sur la situation des ouvriers de l’industrie et de l’agriculture en France ne se rende sur place. Face aux énergiques dénégations de Pierre Legrand, Clemenceau vole au secours de Giard et réitère les accusations.
147Une fois de plus, par la voix de Giard, l’Extrême-Gauche entend peser sur l’action des républicains, les obligeant à choisir entre un soutien aux milieux d’affaires ou au monde ouvrier. Les propos sont plus durs encore, lorsqu’ils amalgament aristocratie, ploutocratie et gouvernement en poste.
Giard : « Si vous voulez avoir une république démocratique, et non conserver un gouvernement aristocratique ou ploutocratique, montrez l’intérêt que vous portez à ces populations ouvrières…
Venez à leur secours en rétablissant l’égalité, car la liberté sans l’égalité n’est qu’un leurre, et il n’y a pas d’égalité entre les travailleurs d’Anzin et la puissante compagnie qui les emploie. La liberté sans l’égalité, c’est la liberté du paralytique. La grève d’Anzin, c’est le loup mangeant l’agneau, c’est le fort supprimant le faible. »102
148L’intervention de la force armée, c’est, dit-il, le reniement des grandes idées gambettistes, c’est l’alliance du gouvernement et du capital. Revendiquer l’héritage de Gambetta, c’est aussi réussir à gagner la campagne des élections législatives de 1885, pour que ses idées perdurent.
149Girard et Waddington déposent un ordre du jour motivé dans lequel ils s’estiment confiants dans la capacité du gouvernement à faire respecter la liberté de tous les ouvriers, s’ils cessent mais aussi s’ils continuent leur travail.
150L’ordre du jour de Giard et de cinq de ses collègues d’Extrême-Gauche déplore l’intervention inutile des troupes et accorde sa sympathie aux mineurs du Nord.
151L’ordre du jour motivé de Girard et Waddington, pour lequel la priorité de vote est demandée, est adopté par une large majorité de 325 voix contre 62.103 Celui déposé par Giard devient caduc, ce qui clôt l’interpellation.
152Les élus républicains se désolidarisent en bloc de la cause des mineurs d’Anzin et des propos du député radical. Même Trystram vote l’ordre du jour de Girard et semble avoir atteint les limites de son soutien aux grévistes. Chef d’entreprise lui-même, il tranche en faveur de l’ordre et de la propriété industrielle. La Droite s’abstient dans ce débat qui n’est pas le sien.
153Un autre événement met sur la sellette les détenus de la maison centrale de Loos qui se livrent à des travaux de tissage mécanique du coton et du lin ainsi que de tissage à la main.
154À Lille, Armentières, Pérenchies, des grèves sérieuses ont éclaté. Les tisserands revendiquent une hausse des salaires et l’unification des tarifs de tissage pour les mêmes « genres ». Ils se plaignent aussi de la concurrence déloyale des détenus des prisons. Parmi les explications, la grève des vanniers d’Origny a entraîné la suppression des travaux de vannerie confiés aux détenus. Le directeur de la prison de Loos a redéployé la main-d’œuvre pénitentiaire désœuvrée vers des activités de tissage.
155Mais le travail des prisons ne doit pas concurrencer le travail libre. Le Gavrian demande que lui soit communiqué le nombre de détenus affectés au tissage. Il exige que ce nombre ne puisse être augmenté et que les salaires des détenus soient identiques à ceux accordés aux travailleurs libres.104
156Aux dires du ministre, au jour de la discussion, il ne reste que 54 détenus à fabriquer de la toile à matelas, ce qui ne concurrence pas la production locale. On ne peut donc soutenir que des grèves éclatent en raison de la concurrence de la prison de Loos. Toutefois, le ministre Constans prend bonne note de la demande d’augmentation des salaires des détenus et promet de s’efforcer d’y donner bonne suite.
157À travers ces quelques exemples, c’est bien l’image de la méfiance et de la peur, qui transparaît dans l’attitude des élus. Si elle peut sembler évidente pour les élus conservateurs, elle est tout aussi flagrante, quoique plus étonnante, chez les élus républicains. L’ouvrier n’est assurément pas absent des préoccupations des élus nordistes. Comme l’a dit Testelin dans une autre circonstance, il est surtout celui qui risque de suivre la voie du collectivisme et de la sédition.
La législation syndicale et l’arbitrage des conflits
158Dans la loi nouvelle de 1884, les syndicats professionnels obtiennent une existence légale. Ils peuvent se constituer sans autorisation du gouvernement mais ne peuvent s’occuper que des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.
• La mise en place des syndicats professionnels
159Le rôle des nordistes en pareille matière se révèle dérisoire. Durant les 9 séances de débats en commission, Giroud, membre assidu mais muet, n’intervient que deux fois, sur des sujets mineurs, pour demander, d’une part, que la Chambre se plie à la rédaction sénatoriale plus restrictive et, d’autre part, pour remplacer le mot « acquérir » par le mot « posséder », assurément de quoi laisser un souvenir impérissable !105
160Pourtant, comme le dit Émile Levasseur, les syndicats sont les points d’appui de la résistance ouvrière.106 On peut dès lors s’étonner de l’apathie des députés nordistes de la 3e législature, qui ont assurément dû comprendre le rôle joué par les syndicats dans les grandes grèves d’Anzin.
161Peut-être, ont-ils voulu éviter de mettre de l’huile sur le feu, face à une tendance jugée « inéluctable »,107 comme l’affirme Thellier de Poncheville dans un autre débat. Peut-être, se sont-ils sentis impuissants face à un mouvement d’ampleur dont ils n’avaient pas décrypté les signes annonciateurs. Peut-être ont-ils laissé fort hypocritement les républicains gérer la mise en place d’une législation pouvant se retourner contre ses auteurs. Enfin, les élus ont peut-être misé sur l’élimination des meneurs syndicaux, dès lors que les chefs d’entreprise ont mis en place une stratégie de refus systématique de les embaucher.
162Au Sénat, les interventions sont aussi peu nombreuses. Le rapporteur républicain Barthe propose que les résidents étrangers ne soient pas autorisés à faire partie des syndicats professionnels.
Testelin : « Je déclare que chez moi les ouvriers étaient dans des dispositions tout à fait différentes. Ils avaient demandé que même les ouvriers étrangers pussent être administrateurs des syndicats. On l’a refusé avec juste raison. Mais permettez, messieurs ; il semble que ce soit devenu une mode et une manière de s’attirer une certaine popularité, que de faire tous les jours des charges à fond contre les ouvriers étrangers. Eh bien, je déclare que, dans mon département, il y a 300 000 belges et que nous serions fort embarrassés s’ils nous quittaient. »108
163Aux yeux de Testelin, l’intégration et l’assimilation des populations belges doivent pouvoir passer par l’appartenance à un syndicat professionnel. Faute d’obtenir la difficile et onéreuse naturalisation française, les ressortissants belges doivent être autorisés à se syndiquer. Il n’existe d’ailleurs pas le moindre danger. En Allemagne et en Suisse, les français sont autorisés à le faire et même à administrer leur syndicat. Les propos de Testelin sont diversement appréciés par les sénateurs présents.
164La loi, promulguée le 21 mars 1884, provoque l’augmentation spectaculaire du nombre de syndicats.
165En 1886, l’avocat d’extrême-gauche Bovier-Lapierre présente une proposition qui réprime les atteintes aux droits syndicaux patronaux et ouvriers. Le texte entend réprimer, par l’emprisonnement et l’amende, les discriminations exercées à l’encontre des ouvriers syndiqués (refus d’embauche, renvoi, menaces, violences, voies de fait, chantage à l’embauche…) Thellier de Poncheville, qui exprime la pensée d’une partie du patronat catholique, est favorable aux syndicats mixtes de patrons et d’ouvriers mais n’exclut pas pour autant les autres formes d’organisations syndicales.109 Les syndicats, dit-il, peuvent contribuer à l’élévation morale et à l’augmentation du bien-être matériel de ses adhérents. Dotés d’institutions de prévoyance, ils contribuent à la pacification sociale.
Thellier de Poncheville : « Il ne faut pas représenter ce droit et cette liberté comme une sorte d’épouvantail, de menace envers les patrons, escortée d’amende, de prison, d’interdiction de leurs droits professionnels…. Ce serait rendre les syndicats odieux aux patrons et en même temps persuader les ouvriers que c’est là pour eux non pas un moyen de pacification, mais une machine de guerre contre les patrons. »110
• La législation prud’homale
166La loi du 10 décembre 1884 sur les conseils de prud’hommes n’apporte que des modifications très mineures à la loi du 1er juin 1853.
167Plus intéressant est le rapport de la commission, rédigé par Giard,111 et qui déborde largement du cadre de la proposition. Un retour à la législation beaucoup plus démocratique de 1848 permettrait de placer les chefs d’atelier et les contremaîtres, représentants directs de l’élément patronal, dans la catégorie des électeurs patrons.
168Le rapport soulève aussi le problème du dysfonctionnement de certains conseils prud’homaux dans lesquels les patrons refusent de siéger à côté des ouvriers ou sous la présidence d’un ouvrier. L’exemple de la ville de Lille où, depuis mars 1880, plus de 3 000 affaires sont en souffrance en raison de la démission collective des prud’hommes-patrons était le propos. Lorsque le vote pour la nomination du bureau prud’homal est sur le point de s’ouvrir, un ou deux prud’hommes-patrons donnent leur démission, provoquant ainsi de nouvelles élections. Cette manœuvre s’étant renouvelée jusqu’à six fois, le conseil général du Nord, présidé par Testelin, émet à trois reprises le vœu qu’il soit porté remède à cette situation de blocage, préjudiciable aux intérêts des plaignants.
169Un arrêté ministériel ordonne la suspension du conseil lillois mais l’absence de juridiction favorise le développement de comportements patronaux odieux. Les prud’hommes-patrons lillois, auditionnés par la commission, proposent la suppression pure et simple de la juridiction au profit des justices de paix, au prétexte que les prud’hommes-ouvriers auraient reçu le mandat impératif de trancher systématiquement en faveur des ouvriers.
170La commission de la Chambre manifeste l’intention de proposer un texte modifiant profondément la loi sur les prud’hommes. C’est chose faite, lorsque les députés Pierre Legrand et Giard déposent, à quelques jours d’intervalle, deux propositions qui visent à résoudre les situations conflictuelles de Lille et d’Angers.112
171Les textes stipulent, qu’en cas de refus de siéger des uns ou des autres, les jugements pourront être valablement rendus dès lors que trois membres seront présents.
172Le texte qui n’est pas encore adopté définitivement fait l’objet de propositions complémentaires. Le 23 mai 1884, Pierre Legrand dépose un texte sur le fonctionnement des conseils de prud’hommes. Giroud et Giard, membres de la commission, ayant constaté que le texte de Legrand oublie de rémunérer les ouvriers prud’hommes, proposent que les communes prennent en charge cette rémunération.113 Mais la commission ne dépose aucun rapport avant la fin de la session.
173Aucun texte n’aboutit durant la législature suivante. Le projet du 12 décembre 1885 fait l’objet d’un retrait. Le projet du 2 février 1886 ne donne lieu à rapport que le 2 juillet 1889. Le Gavrian et Déjardin-Verkinder qui siègent dans la commission interviennent peu. Tout juste entend-on Le Gavrian s’opposer à l’éligibilité des cabaretiers qui exerceraient conjointement un emploi manuel et qui pourraient manquer d’impartialité en cas de jugement de leurs clients.114 Le Gavrian propose de confier la présidence du tribunal de prud’hommes de Lille à un juge de paix pour éviter les dissensions entre prud’hommes patrons et ouvriers.115
• La médiation, l’arbitrage et la conciliation
174Le conseil des prud’hommes traite de faits accomplis et de litiges individuels. Son rôle n’est pas de prévenir d’éventuels problèmes futurs. Le Législateur, pour prévenir grèves et conflits sociaux se tourne alors vers la voie de l’arbitrage et de la conciliation et dépose un projet de loi en ce sens.
175L’arbitrage entre patrons et ouvriers concerne les revendications liées au taux des salaires, aux modes et dates de leur paiement, à la durée du travail ainsi qu’aux conditions de salubrité et de sécurité sur le lieu de travail.116 L’idée a le grand mérite de prévenir plutôt que de guérir et fait l’objet de tout l’intérêt de la Droite conservatrice.
176Tout demandeur peut faire appel au maire afin de mettre en place une commission d’arbitrage. Le demandeur choisit un ou plusieurs arbitres et communique leur nom au maire. La partie adverse accepte ou refuse la procédure. En cas d’acceptation, elle désigne un nombre égal d’arbitres. La décision d’arbitrage, qui est adressée au maire, est communiquée aux parties, au préfet et fait l’objet d’un affichage légal. Le refus est inséré dans Le Moniteur officiel du Commerce.
177La proposition de Benjamin et Camille Raspail diffère sur plusieurs points. Elle rend l’arbitrage obligatoire et désigne les députés, sénateurs et conseillers généraux comme arbitres privilégiés. La décision des élus est rendue devant deux délégués de chaque partie.
178Bergerot, rapporteur de la proposition Raspail, demande le renvoi du texte à la commission en charge du dossier des prud’hommes. La Chambre ne statue ni sur le texte gouvernemental, ni sur la proposition Raspail.
La spécificité du monde de la mine
179La faible implication des élus dans les précédents dossiers mérite toutefois un correctif qui leur est favorable. Tout au long de la décennie, divers textes sont étudiés qui traitent des mêmes sujets, mais en se référant uniquement à l’industrie minière. En pareille matière, le rôle des élus nordistes est incontestablement plus important.
180Pourquoi faire du monde de la mine une entité spécifique coupée des autres professions industrielles ? Tout d’abord, parce que les contemporains, les écrivains, et les élus républicains, en ont fait un secteur d’activité replié sur lui-même, un monde considéré comme à part, vivant en semi autarcie. Le 22 mars 1888, le député Thellier de Poncheville le reconnaît bien volontiers même s’il le déplore. Ensuite et surtout, parce que le monde minier, travaillé par les questions sociales, est un laboratoire, « un champ d’expérimentation »117 préfigurant les avancées que d’autres secteurs de l’activité industrielle ne connaîtront parfois que bien plus tard.
181Il n’est toutefois pas possible de parler du monde minier sans aborder quelques chiffres. L’industrie minière, très florissante, après la guerre de 1870, avait atteint des sommets en 1873. Le prix de la tonne de charbon avait bondi de 43 % en 4 ans, tandis que la production croissait de 32 %.118 Ce fort accroissement de la demande s’accompagnait d’un important appel aux importations, l’étranger fournissant le tiers de la consommation houillère française.
182Déjà, le 13 février 1873, les députés du Nord Des Rotours, Jules Brame, Baucarne-Leroux, Vente, Descat, Jules Maurice, Testelin et Leurent avaient obtenu la création d’une commission d’enquête parlementaire pour rechercher les mesures susceptibles de limiter les importations de houille.119
183Pendant ce temps, l’extraction houillère suivait les variations de la demande : la production baisse jusqu’en 1879, puis rebondit et atteint un nouveau maximum en 1883. Chutant de 1883 à 1887, elle reprend ensuite une phase ascendante. Toutefois, facteur plus préoccupant, cette production irrégulière s’accompagne d’un mouvement régulier et continu de baisse des prix. Entre 1873 et 1889, le prix moyen chute de 39 %.
184Enfin, en raison des perfectionnements de l’outillage, tandis que la production augmente sur le long terme, le nombre d’ouvriers diminue de 8 % entre 1876 et 1888.120
185De manière plus régionale, la production minière du Nord/Pas-de-Calais représente, en 1880, 44 % de la production nationale. (19 % pour le Nord, 25 % pour le Pas-de-Calais).121
186En raison de l’âpreté de la concurrence belge, la Statistique de l’industrie minérale de la France, ne chiffre pourtant qu’à 34 % la part des bénéfices régionaux rapportée à l’ensemble des bénéfices nationaux. La marge bénéficiaire dans le Nord est particulièrement faible. Le bénéfice moyen est de 0,83 F par tonne de charbon. Le bénéfice que réalisent les mines d’Anzin est divisé par 12 entre 1874 et 1883.122 Dans le Pas-de-Calais voisin, le bénéfice par tonne passe à 2,08 F. La Loire et de la Nièvre, aux prix de revient pourtant plus élevés, écoulent leur production, à meilleur prix, et réalisent des bénéfices supérieurs à 3 F la tonne.123
187La législation minière a envoûté les députés nordistes. Même si le nombre de textes promulgués est modeste, l’énergie déployée est extraordinaire. Les élus qui se penchent régulièrement au chevet du monde minier sont conscients du rôle de laboratoire que peut jouer ce milieu spécifique. La singularité des solidarités ouvrières minières, leur rôle exemplaire, leur capacité à braver le patronat et la bourgeoisie, le risque d’extension à d’autres pans de l’activité industrielle sont autant de données qui conditionnent la réflexion parlementaire.
188Peu d’élus, à l’exemple de Giard, tentent de pactiser avec les masses ouvrières. De ce fait, la question se pose de l’existence d’une réelle volonté d’améliorer tant la législation minière que le sort des ouvriers, de la part d’élus nordistes souvent très proches des compagnies minières locales.
189Au risque du poncif, la France industrielle du XIXe siècle est fille du charbon et du fer. Les mineurs paient un lourd tribut aux trop nombreux accidents, aux éboulements et aux terrifiants coups de grisou.
190La législation minière des « années quatre-vingts » se focalise principalement sur le statut des délégués mineurs, des prud’hommes mineurs et sur l’instauration des caisses minières de retraites et de secours.
191Issue de la volonté d’une trentaine de députés républicains, la proposition sur la législation minière, déposée en 1882, est due principalement à Waldeck Rousseau. Le député Girard qui figure parmi les cosignataires joue un rôle très actif dans la commission et se voit confier la rédaction du rapport.124 Un autre nordiste, Giard, siège aussi dans cette même commission.
192L’étude du texte traîne en longueur comme si la volonté législative était en butte à des oppositions feutrées mais efficaces. La commission se plonge avec délice dans les innombrables détails de la législation minière. Les séances sont nombreuses.
Les délégués mineurs
193De nombreuses grèves minières émaillent le XIXe siècle. La grève d’Anzin de 1884 offre aux députés Brousse et Giard l’occasion de déposer un texte sulfureux. Les deux élus proposent l’abrogation de toute la législation minière, la remise à plat des concessions, leur renouvellement par adjudication et pour une durée limitée dans le temps.
194Le texte précise que les concessionnaires seront tenus de pratiquer un système de participation aux bénéfices.
Giard et Brousse : « Cette loi de 1810 leur a concédé une propriété perpétuelle, pour exploiter autant qu’elles le peuvent de pauvres ouvriers qui n’ont plus la faculté d’apprendre un autre métier, ni même de demander du travail dans un autre bassin à cause de la coalition qui s’est ostensiblement formée entre certains directeurs. »125
195Mais, selon la formule consacrée, « Il n’a pas été fait de rapport sur cette proposition. »
196Depuis 1872, l’Angleterre avait introduit dans sa législation une mesure permettant l’inspection des mines pour le compte des ouvriers. En France, les mineurs souhaitent l’adoption d’une telle mesure qui fait du délégué mineur le représentant de ses compagnons dans toutes les opérations de contrôle et de vérification des travaux ainsi que dans les investigations en cas d’accident.
197Insensibles à l’opposition des concessionnaires de mines, les républicains sont, pour une fois, sensibles à une amélioration de la législation minière.
198Les concessionnaires présentent le texte « comme violant les droits des propriétaires des mines, engendrant et organisant le désordre dans l’industrie minérale. »126 Les événements de Montceau-les-Mines ont durablement marqué les esprits. Le délégué mineur fait peur. Créateur d’anarchie, fauteur de guerre sociale, il désorganise et sème la discorde entre ouvriers et patrons. Guary, directeur général des mines d’Anzin, auditionné par la commission, estime absolument inutile la création de délégués mineurs.127
199Le style du rapport est incisif. Il bâtit une législation mais il est aussi une réponse aux accusations qui figurent dans les opuscules que les sociétés minières diffusent avec libéralité. Girard se plaît à rappeler que la propriété minière est une concession de l’État qui doit se soumettre à la surveillance et à la réglementation de l’État.
200Le texte propose l’élection en mairie des délégués mineurs sur le modèle des élections prud’homales et délimite le rôle et les attributions du délégué mineur. La création des délégués mineurs répond à trois préoccupations. Les accidents miniers sont graves et fréquents. Leurs causes sont difficiles à établir. La compagnie a le temps de faire disparaître les preuves avant que l’ingénieur n’ait le temps matériel de se rendre sur place.
Girard : « Aussi le garde mine est-il étonné que les ouvriers aient pu se faire tuer ou estropier dans de pareils travaux, et le procès-verbal qu’il dresse est-il toujours à l’avantage de la compagnie. »128
201Les ingénieurs de l’État et les garde mines sont en trop petit nombre pour suffire à la tâche et de nombreux postes sont vacants. La loi nouvelle va créer, dans chaque circonscription de mine, un délégué mineur censé descendre deux fois par mois dans les galeries. Les observations devront être inscrites dans un registre, et copie en sera transmise à l’ingénieur des mines.
202Le délégué mineur devient en quelque sorte l’œil de l’ingénieur. En cas d’accident, il est chargé de descendre immédiatement dans la mine et de faire un rapport circonstancié. Sans que le projet coûte un seul centime au budget de l’État, il améliore la sécurité des mineurs et facilite la constatation des accidents. On peut deviner certaine arrière-pensée de Renard qui propose que les compagnies minières soient prévenues de la descente des délégués. Dans l’urgence, on ne peut cacher, dit-il, des dysfonctionnements dans une mine.129
203Le délégué mineur doit être français, de plus de 25 ans, jouir de ses droits électoraux et politiques, être ou avoir été ouvrier du fond pendant un an au moins et travailler dans la circonscription de mine où il se présente. Le délégué mineur est élu pour échapper à l’emprise de la compagnie houillère. Les mineurs entendus par la commission souhaitent que le statut de fonctionnaire soit accordé aux délégués mineurs mais l’élection empêche toute révocation.
204Le député républicain du Gard Silhol s’oppose à la possible élection d’anciens ouvriers. Pourtant, lui est-il répondu, celle-ci ne nuit en rien à la fonction et permet d’assurer l’indépendance du délégué. L’ancien ouvrier mineur a une force physique suffisante pour descendre au fond de la mine. Il demeure compétent, même s’il a quitté la mine depuis peu.
205Silhol demande que le délégué soit toujours accompagné par un agent de la compagnie. La commission s’y oppose. La mission du délégué mineur est une mission de surveillance et d’investigation. Il ne peut donner aucun ordre à la compagnie, ni l’obliger à réaliser des travaux.
206Le Sénat modifie le texte qui revient en discussion à la Chambre en 1887.
207La stratégie des conservateurs nordistes est pragmatique : pas de discussion générale mais des amendements bien ciblés, favorables aux compagnies minières. Trois élus, tous membres de sociétés minières ou métallurgiques se répartissent les rôles.
208Thellier de Poncheville veut imposer qu’un délégué mineur ne puisse témoigner s’il est parent proche ou cousin germain de l’une des victimes d’un accident.
209Léon Renard propose que le délégué mineur soit nommé par le préfet, sur proposition de l’ingénieur des mines, et qu’il ait travaillé au moins deux ans à l’extraction. Si le délégué mineur est l’œil de l’ingénieur, il faut qu’il soit choisi par lui et qu’il lui soit subordonné. Il faut donc hiérarchiser la surveillance depuis l’ingénieur jusqu’au délégué mineur en passant par le garde mine.
Renard : « Ce ne sont pas des agents de l’État, ce ne sont pas non plus les mandataires de leurs camarades… Si vous aviez à envoyer au feu ou au danger un régiment du génie, est-ce que vous confieriez à un simple sapeur si bon enfant qu’il soit, à un jeune soldat n’ayant qu’un an de présence sous les drapeaux la surveillance ou la critique des travaux d’attaque ou d’approche qu’il y aurait à exécuter, sans faire intervenir le colonel, le commandant, ni le capitaine ? »130
210La commission va au-delà de la proposition de Renard : le délégué mineur devra avoir une ancienneté d’au moins 5 ans. Sur les autres points, elle campe sur ses positions. Le suffrage universel est le meilleur garant de la confiance en un individu chargé de veiller à la sécurité de tous. L’amendement de Renard est rejeté.
211Déjardin-Verkinder veut rétablir la rédaction sénatoriale qui restreint l’éligibilité aux seuls ouvriers sachant lire et écrire et n’ayant jamais encouru de condamnation pour atteinte à la liberté du travail. La mesure touche les individus ayant entamé ou prolongé une grève pour augmenter les salaires, en utilisant violences, voies de fait, menaces ou fraudes. (art. 414 du Code Pénal). Le délégué mineur, dit-il, ne doit pas être un fauteur de troubles, une cause d’agitation ou de désordre. Il faut faire barrage aux ouvriers renvoyés, pour qu’ils ne puissent revenir pourvus de l’autorité que confère l’élection. Les exemples choisis concernent tous des renvois pour ivrognerie ou pour refus d’obéissance à un ordre donné.
Déjardin-Verkinder : « L’honorable M. Jaurès rapporteur du texte disait l’autre jour « Prenez garde ; en voulant faire modéré, vous allez faire médiocre ! » Messieurs, au-dessous du médiocre il y a le mauvais, et faites-y bien attention. »131
212Trystram, seul républicain, fait partie des 349 élus qui rejettent l’amendement.
213Le statut d’ancien ouvrier fait l’objet de l’attention suspicieuse des conservateurs. L’ancien ouvrier doit être âgé de 25 ans et avoir accompli cinq ans de travail d’extraction. Thellier de Poncheville se penche sur la raison qui aurait pu motiver le départ de cet ouvrier. Il restreint la candidature au seul ouvrier ayant quitté la mine à la suite d’un accident et âgé de plus de 45 ans. Il propose une éventuelle autre rédaction : 45 ans d’âge, dont 25 au fond de la mine.
Émile Brousse : « Un invalide ! »132
214Il faut éliminer, dit-il, le candidat suffisant, parleur brillant, agent de divisions et de conflits qui séduit au moyen de théories spéciales plus ou moins brillantes. Porteur de revendications ambitieuses plus ou moins fondées, il est totalement étranger au rôle de délégué. Manquant de compétence, il se sent obligé d’entraver la bonne marche de la mine. Bref, le meilleur délégué, s’il est solidaire des mineurs, n’en est pas moins solidaire de la mine.
Thellier de Poncheville : « Nous devons tous avoir ce sentiment qu’il est nécessaire en laissant même de côté les pensées humanitaires ou les pensées chrétiennes que nous devons tous, alors que la lutte pour notre production est si pénible en face de l’étranger, avoir le sentiment de la nécessité absolue, de l’union entre tous les facteurs de production, c’est-à-dire entre le capital et le travail ; ce sentiment est au fond de nos cœurs, je veux penser qu’il est aussi dans le vôtre. »133
215L’amendement est également rejeté. Enfin, un amendement de Déjardin-Verkinder tente vainement d’imposer que l’ancien ouvrier ait quitté l’entreprise depuis plus de deux ans, le temps devant limiter son influence.
216De retour au Sénat, le texte est modifié une seconde fois, puis renvoyé à la Chambre, où Jaurès est de nouveau rapporteur du texte.
217La chambre des députés rétablit l’art. 1er qui prescrit une forte augmentation du temps de surveillance passé par les délégués mineurs au sein de chaque exploitation minière.134 L’art. 2 sur les attributions du délégué mineur est rétabli par une majorité qui comprend les conservateurs.135
218La clôture de la session est proche. Les esprits sont prêts à adopter une rédaction transactionnelle qui condense avancées sociales et réticences conservatrices. Les élus ont intégré l’amendement Déjardin-Verkinder (art. 414 du Code pénal). Ils ont répondu à certaines craintes de Renard (temps passé dans l’entreprise). De plus, les élus conservateurs sont davantage prêts à adopter le texte que certains républicains, tels Pierre Legrand ou Lecomte. L’ensemble du texte est voté avec une belle unanimité.136
219Le texte est modifié une troisième fois par le Sénat. Le texte revient à la Chambre le 15 juillet 1889, jour de la clôture de la législature, sans que les députés aient le temps de statuer.
Les prud’hommes mineurs
220Les litiges entre les mineurs et les compagnies minières ont longtemps relevé du juge de paix. Peu de mineurs envisageaient de recourir à un tel notable dont les compétences techniques pouvaient être mises en doute. Waldeck-Rousseau veut créer une institution juridique spécifique conçue sur le modèle des prud’hommes.
221Girard est également le rapporteur du texte qui institue des prud’hommes spécifiques pour les mineurs.137 Il intervient longuement dans les débats, tandis que la Droite se manifeste, non pour améliorer le texte mais pour le faire repousser.138
222La thèse du rapporteur est simple. La juridiction prud’homale est efficace et bon marché. Les mineurs sont regroupés dans de grands centres miniers et méritent une juridiction qui leur soit propre. De nombreux litiges peuvent concerner le contrat de travail, les malfaçons et les salaires. Leur jugement nécessite des connaissances techniques approfondies. Le conseil de prud’hommes est un tribunal de famille, le juge de paix de l’industrie.
223Au député républicain du Pas-de-Calais, Graux qui craint que les prud’hommes ne s’immiscent dans l’organisation collective du travail ou dans la sécurité de la mine, Girard lui oppose l’incompétence de la juridiction en telle matière.
224La proposition inclut dans la catégorie des « patrons », les chefs mineurs, les chefs d’atelier et les surveillants. Nadaud estime pourtant que ces derniers font partie du collège des ouvriers.
Girard : « Mais dans l’industrie minière, les contremaîtres que, dans le Nord, nous appelons des porions, que, dans le Centre, on appelle des gouverneurs, ne sont pas des ouvriers travaillant avec les autres, en les guidant ou en les surveillant, ce sont des chefs, des hommes qui commandent et qui représentent l’autorité au fond de la mine. L’exploitant n’y descend pas ; et l’ingénieur n’y descend que pour les besoins de la direction ou de la surveillance générale, et sans avoir à s’occuper des détails du travail. »139
225On ne peut donc assimiler le contremaître mineur à l’ouvrier. Les différends se produisent presque toujours entre le porion et les ouvriers. Les circonscriptions prud’homales sont suffisamment grandes pour que le prud’homme patron ne soit pas juge et partie. Dans le Nord, où les compagnies sont puissantes, dans chaque circonscription prud’homale, il y a au moins quatre compagnies différentes.
226Le patronat minier ne se rend pas sans combattre. Un mémoire rédigé par les concessionnaires, distribué à tous les députés, estime que l’institution prud’homale composée de ces mineurs magistrats deviendra une sorte d’excitation à l’anarchie et à l’indiscipline minière. Le mineur, dit l’opuscule, est un marin. Il doit être discipliné. Il faut que les différends qui surgissent entre les mineurs et les représentants du capital se règlent hiérarchiquement, c’est-à-dire arbitrairement. La nouvelle institution va balayer la discipline.
227Le texte de loi prévoit aussi que la juridiction puisse siéger en l’absence des prud’hommes-patrons. L’obstruction dans les instances prud’homales lilloises est encore bien présente dans les esprits. 378 députés adoptent la mesure.140 Enfin, 382 députés votent l’ensemble du texte.141
228Le texte va cependant demeurer en état d’inachèvement. La législation sur les prud’hommes mineurs est englobée dans le texte du projet de loi global sur les conseils de prud’hommes, déposé le 12 décembre 1885, retiré aussitôt, puis déposé de nouveau le 2 février 1886. Aucun texte ne vient en discussion durant la législature. Le débat sur la juridiction prud’homale n’est pas un enjeu majeur de la législature 1885-89.
Les caisses minières de prévoyance : secours et pensions de retraites
229La question de la création de sociétés minières de prévoyance recueille la vigilante attention des législateurs. Dès la législature 1881-85, les radicaux Brousse, Clovis Hugues et Girodet ainsi que le républicain Lanessan proposent la création de caisses de prévoyance pour assurer des pensions de retraite et de secours aux ouvriers mineurs. Aucun nordiste ne siège dans cette commission qui ne réussit pas à faire discuter le rapport élaboré par le républicain Mazeron.
230Au hasard de l’audition parlementaire de délégués des mineurs, Girard envisage différents taux de cotisations permettant de choisir un montant plus ou moins élevé de retraite. Cette proposition provoque le scepticisme des délégués mineurs auditionnés.142
231Durant la législature suivante, dès 1885, les radicaux Brousse et Clemenceau réitèrent la demande. Chaque intervention de Renard, membre du conseil d’administration des mines de Vicoigne-Noeux commence par le même leitmotiv : il a été élevé au milieu des ouvriers mineurs et pendant sa vie professionnelle il a vécu à leur contact et connaît leurs dures conditions de labeur. Mais il estime aussi que le bénéfice des pensions et retraites doit être étendue à tous les ouvriers, car bien d’autres professions exposent leurs ouvriers à des accidents.143 Le travail des ouvriers verriers est dur. Des accidents imposent des retraites prématurées. Dans l’industrie métallurgique, c’est également le cas. Le bénéfice de la loi doit donc être étendu à tous les ouvriers de l’industrie. Déjardin-Verkinder en réclame autant pour les ouvriers-tisseurs.
Renard : « J’estime que si vous assurez à tous les ouvriers français cette protection que je réclame pour eux, vous aurez bien mérité de la classe ouvrière qui, par ses labeurs, par ses travaux de tous les jours, par ses fatigues de tout genre, et quelquefois au prix même de son existence, maintient si haut le drapeau de la France au milieu de toutes les nations industrielles de l’Europe. »144
232Le texte vient en discussion en mars 1888. Thellier de Poncheville reprend le reproche formulé par Renard et dégage la problématique qui sous-tend le débat.
Thellier de Poncheville : « Mais il est nécessaire que quelque chose se fasse, et le sentiment, la nécessité de ces réformes populaires doit faire partie de ce fond d’idées communes qui nous réunit tous. Quelles que soient les divisions qu’ont créées entre nous les vicissitudes de notre histoire, les événements de ce dernier siècle, quelles que soient ces divisions fatales, nous sommes réunis par un ensemble d’idées communes, d’aspirations communes qui forment comme notre patrimoine ; et au premier rang se place cet idéal de justice sociale vers lequel nous devons marcher tous hardiment et généreusement. »145
233Aucun élu ne peut rester insensible aux questions ouvrières. Les ouvriers victimes d’accidents doivent pouvoir recourir aux caisses de secours. Mais, dit-il, le législateur doit débattre si cette pension d’invalidité doit être proportionnelle au salaire de l’ouvrier ou plutôt à ses charges de famille, si le financement doit être assuré par des cotisations individuelles ou par une contribution patronale.
234La création des caisses de retraite pour la vieillesse est soumise à d’autres interrogations. La constitution d’un fonds de retraite doit-elle être obligatoire ou facultative ? L’État doit-il collecter l’épargne constituée ? Doit-il être chargé du versement des retraites ? Enfin le Parlement doit-il légiférer en faveur du secteur minier relativement privilégié, puisque 90 % des 110 000 ouvriers mineurs jouissent déjà d’institutions de prévoyance, de caisses de secours et de retraites ?
235Thellier de Poncheville dénonce le caractère parcellaire de la loi et le traitement privilégié du mineur. Or le mineur est un travailleur comme les autres. Par la loi de 1810, l’État a pris le seul engagement d’assurer la surveillance de sa sécurité au fond de la mine. Pour cette raison, la question des pensions de retraite et des caisses de maladies et d’accidents aurait mérité une approche globale.
236Légiférer est une nécessité et la Droite se prononce pour une étude résolue et généreuse, à la condition de ne pas demander à l’industrie des sacrifices exagérés, incompatibles avec la lutte à soutenir contre la concurrence étrangère. Thellier de Poncheville fixe les limites de l’effort patronal. Les institutions minières sont déjà le champ d’expérimentation de la protection sociale. Il suffit de généraliser, d’améliorer et de pourvoir à l’équilibre financier de l’ensemble. Il n’y a rien à imaginer qui n’existe déjà. Le rapport du député Laur, dit-il, ne dit rien d’autre. La Droite est prête à se l’approprier. Signalons toutefois que l’ingénieur stéphanois Laur, ancien député républicain, devenu le plus ferme soutien de Boulanger, participe activement à la campagne électorale qui aboutit à l’élection du général dans le Nord.
237Thellier de Poncheville poursuit une longue démonstration sur la disparité des financements. Si le « tout patron » existe (Mines d’Anzin ou de Fresnes-Midi), le « tout ouvrier » existe aussi et le cofinancement est aussi très répandu. Thellier de Poncheville s’exprime alors au nom des exploitants et propose un cofinancement obligatoire inscrit dans la loi. Il propose aussi la création d’un fonds commun contre les accidents graves en faveur des plus démunis. Il faut aussi que ces fonds soient protégés des malversations. Enfin tout ouvrier qui quitte une compagnie minière doit pouvoir jouir, le jour venu, de son droit à pension.
238La commission propose que patrons et ouvriers versent chacun une cotisation de 5 % des salaires. Les cotisations maladies sont confiées à des caisses locales indépendantes pour chaque compagnie minière. Les cotisations accidents sont regroupées nationalement et gérées par la Caisse des dépôts et consignations. Les cotisations retraite sont confiées à la Caisse nationale des retraites. Toutes les caisses régionales ou professionnelles disparaissent. Toutes les ressources sont « jetées » dans un fonds commun, dans « un gouffre unique », placé entre les mains de l’État.146
239Faut-il, demande l’orateur, que le taux soit uniforme sur tout le sol de la France ? De toute façon, le taux est trop élevé pour les patrons et va augmenter les prix de revient. Le taux est également trop élevé pour les ouvriers qui ne paient souvent que 3 % ou sont même parfois dispensés de paiement.
240Thellier de Poncheville se dit favorable au maintien de la gestion paritaire des caisses. Dans l’ancien système, il y avait accord entre le capital et le travail. Des occasions de rapprochement et d’entente existaient entre les membres si différents des organismes paritaires.
Thellier de Poncheville : « Bien des préjugés, bien des méfiances disparaissaient : vous aurez encore cela pour les caisses de secours en cas de maladie.
Aujame : C’est une erreur complète, cette question occasionnait, au contraire, des conflits constants. »147
241C’est une « erreur grave », dit-il, de confier tous ces fonds à l’État. Il y a « danger » et « péril » à mettre entre les mains de l’État des sommes trop considérables : 9 à 10 millions de fr. par an pour les mineurs, 400 à 500 millions, le jour où le système sera étendu à tous les ouvriers. L’État va être tenté de se servir de ces sommes pour doubler ou tripler les milliards de la dette flottante.
242Thellier de Poncheville se prononce alors clairement en faveur de caisses autonomes, gérées localement, financées par des contributions aux taux individualisés, adossées à un fonds commun qui ne dépasse pas 10 % des sommes collectées. Ce fonds commun doit financer les « nécessités extraordinaires et les sinistres épouvantables ». Le versement à la caisse nationale des retraites doit être facultatif. Des expériences régionales ou professionnelles doivent pouvoir naître mais les fonds récoltés doivent être exclusivement placés en fonds d’État ou en valeurs garanties par l’État.
243Déjardin-Verkinder et Thellier de Poncheville déposent séparément un amendement qui réduit la participation ouvrière et patronale à 3 %. Renard propose verbalement 3,5 %. Les cotisations ne doivent pas être trop élevées si l’on souhaite étendre le principe des retraites à tout le secteur industriel.148
Dejardin-Verkinder : « Quelques précautions qu’on prenne, l’industrie qui est une bataille, fera toujours des victimes. »149
244Pour Déjardin-Verkinder, la diminution des cotisations, souhaitée par tous les conservateurs, est compensable par un recul de l’âge de départ à la retraite, fixé à 45 ans mais qu’on peut retarder à 55 ans. Il rejoint ainsi Renard qui ne veut pas encourager les ouvriers à prendre une retraite prématurée. En cas de trop fortes cotisations, les abus pour maladie vont se multiplier. Seul, le risque accident doit être fortement assuré.
Déjardin-Verkinder : « Mais en ce qui concerne les retraites pour la vieillesse, je cesse d’être de votre avis. Je trouve que si vous donnez à l’État le rôle de providence, il faut restreindre ce rôle autant que faire se pourra. C’est le minimum de retraite que l’État doit assurer. »150
Renard : « L’amélioration des conditions de travail dans les mines, et notamment l’amélioration de l’aérage, la diminution de durée de la tâche, permettent certainement à l’ouvrier d’atteindre, en travaillant, un âge plus avancé que par le passé. »151
245Pour les conservateurs, le pain des vieux jours doit être le fruit de l’effort, de l’épargne individuelle volontaire. Il faut savoir prélever sur le cabaret l’obole qui doit alimenter le livret d’épargne vieillesse. Les ouvriers mineurs sont capables de faire des économies.
246Des statistiques que propose Déjardin-Verkinder, il ressort que 10 % des mineurs font des versements volontaires réguliers. Ce chiffre lui semble considérable et suffisant pour opter en faveur de versements facultatifs. Un taux de 3 % est suffisant pour assurer à 50 ans une pension égale au quart du salaire, et à 55 ans une pension égale à 36 % du salaire.
247Le mineur retraité doit pouvoir jouir d’1 fr. par jour. Hébergé chez ses enfants, il peut apporter un peu d’aisance au foyer et participer aux travaux légers de la vie familiale.152
248Enfin, la conjoncture économique ne permet pas un tel effort. Le prix de vente de la tonne de charbon est de 9 fr. La cotisation de 5 % va augmenter le prix de revient de 0,27 fr., soit 28 % du bénéfice à la tonne. La concurrence avec les charbons belges et allemands est telle que la conquête du marché des bassins sidérurgiques de Longwy et de Nancy s’est faite par une vente du charbon à prix coûtant, ou même parfois à un prix inférieur au prix de revient. Le patriotisme des compagnies minières a permis la conquête de marchés réservés aux charbons allemands. On ne peut répondre à ce patriotisme par la ruine de l’industrie minière.
249Les interventions ne réussissent pas à convaincre les députés. Les deux amendements sont rejetés.
250Le texte, transmis au Sénat, le 8 juillet 1889, ne peut être étudié, faute de temps, durant la 4e législature.
251Le dernier argument développé par les élus nordistes appelle une remarque complémentaire. Cet amendement technique est aux limites de l’instauration d’un complément de droit protecteur. Certains députés envisagent de frapper les houilles étrangères d’un droit supplémentaire de 0,50 F à la tonne. Dès l’entrée en vigueur d’une telle mesure, les compagnies se disent prêtes à se substituer aux ouvriers pour le paiement des cotisations incombant à l’ouvrier. C’est donc, en définitive, le consommateur qui paie la cotisation ouvrière. Dans son intervention, le ministre des travaux publics ne veut pas qu’on résolve la question sociale par l’élévation des droits douaniers. Jamais, dit-il, le produit d’une taxe douanière ni d’un impôt quelconque n’a été affecté à une destination spéciale.
252L’attitude des élus conservateurs s’est révélée pragmatique. Ils ont réellement souhaité que la législation évolue, certes lentement, et sans imaginer « rien qui n’existât déjà. »
253À leurs yeux, le rôle du Législateur en ce domaine consiste à lâcher un peu de lest, à regrouper et coordonner l’action sociale des sociétés et caisses existantes, à étendre cette législation à l’ensemble du secteur houiller mais aussi, dans la mesure du possible, à l’ensemble du secteur industriel.
254On ne peut toutefois nier que cette volonté d’extension à tout le secteur industriel peut aussi cacher le but inavoué de freiner les innovations sociales. Cette forme d’opportunisme industriel constitue bien l’un des traits majeurs de la rhétorique conservatrice, même s’il peut exister un réel fossé entre le dire et le faire.
Le régime des mines
255Durant la législature 1881-85, les élus radicaux Brousse et Giard déposent, le 15 mars 1884 une proposition modifiant le régime des mines qui n’est pas rapportée.153
256Durant la législature suivante, la question des prud’hommes mineurs est abandonnée. Les délégués mineurs et les caisses de retraite font l’objet d’un travail conséquent. Le régime des mines ne dépasse toujours pas le stade d’abondantes discussions en commission.
257La volonté de freiner la législation est réelle. Renard ne précise-t-il pas en commission qu’il y a bien « d’autres industries où l’ouvrier est plus malheureux et plus exposé. »154 Déjardin-Verkinder abonde dans le même sens en pointant l’industrie textile lors d’une intervention savoureuse.
Déjardin-Verkinder : « Serait-il équitable de s’occuper exclusivement des ouvriers des mines ? Considérez d’autres industries, la filature par exemple ; l’ouvrier y a un travail peut-être plus pénible encore. Il y contracte de graves maladies des voies respiratoires. Et il est bon de remarquer qu’il n’y en a pas moins de 100 000 employés à cette industrie rien que dans l’arrondissement de Lille. Ne méritent-ils pas qu’on s’intéresse à eux ? Le docteur Desplats, de Lille, a fait un relevé des maladies dans les hôpitaux de cette ville par lequel il a établi que la filature donnait encore plus de victimes que l’industrie de la céruse. »155
258Quatre élus nordistes siègent dans la commission qui fournit un travail conséquent. Déjardin-Verkinder est chargé de la rédaction des longs procès-verbaux. Les interventions sont nombreuses et particulièrement étayées.
259Les élus s’attachent longuement aux droits de l’explorateur (celui qui cherche), de l’inventeur (celui qui trouve), du concessionnaire (celui qui exploite) et du propriétaire du sol. Ils s’intéressent aussi aux fusions de mines, à l’exploitation en dehors du périmètre autorisé, aux expropriations, aux affaissements de terrains et au montant des indemnisations.
260Thellier de Poncheville, Maurice et Renard sont partisans du respect absolu du droit de l’inventeur de la mine, en fait de celui qui a découvert la mine. Ils défendent des positions claires : le périmètre d’exploration doit être porté de 50 à 200 ha,156 les limites actuelles des concessions, fixées à 800 ha sont insuffisantes. Maurice est favorable aux grandes concessions en raison de l’énormité des capitaux engagés. À titre indicatif la concession d’Anzin occupe 11 500 ha, celles de Nœux et de Lens environ 7 500 ha. La commission finit par se mettre d’accord sur 2 000 ha pour qu’un inventeur ne revendique pas la totalité de la couche révélée.
261L’interdiction d’exploiter aux abords des villes, dit Maurice, signifie la ruine des exploitants. Il est donc favorable à l’indemnisation d’éventuels sinistrés, dès lors que le dommage a commencé à se produire.157
262L’instauration d’une redevance sur la houille oppose les conservateurs nordistes. Maurice et Déjardin-Verkinder sont favorables à une redevance à la tonne, tandis que Renard et Marcère préfèrent la taxation du dividende distribué. Ce dernier dispositif qui évite de taxer les mines qui ne dégagent que des pertes a également la préférence du comité des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais. Tous récriminent contre l’inquisition fiscale de l’administration.
263Dans l’ensemble, la commission est extrêmement favorable aux droits des compagnies minières, supprimant même l’obligation de notifier au propriétaire du sol le moment où l’on arrive horizontalement à 50 mètres sous son habitation. Mais, maigre consolation, la commission instaure une prohibition verticale de 50 mètres.
264Déjardin-Verkinder obtient que la commission dépouille le propriétaire de la surface de tout droit sur le sous-sol au profit exclusif de l’inventeur. Il propose également que la mine appartienne à l’inventeur et ne soit plus une concession. Il lui semble nécessaire de prendre des précautions sur la notion d’inventeur, ne voulant pas que des professeurs de géologie, s’en allant marteau à la main, soient trop facilement déclarés les inventeurs des mines découvertes.158
265Les élus débattent aussi de la participation aux bénéfices. Si Thellier de Poncheville se déclare favorable à cette participation, y voyant des avantages, il pose également la question de la participation aux pertes tandis que le conservateur toulousain Jacques Piou, président de la commission, s’oppose formellement à toute participation. Déjardin-Verkinder émet également des réserves. Il existe à Paris, dit-il, une société qui s’est fondée pour s’occuper de la question de la participation et qui s’est toujours prononcée contre la participation obligatoire.159
266La législation minière a monopolisé l’énergie des parlementaires sans jamais aboutir. Aucun texte législatif d’envergure n’est promulgué durant les deux législatures. Il semble bien exister une alliance objective entre élus conservateurs et opportunistes pour faire traîner en longueur l’étude de la législation minière. Beaucoup de parlementaires conservateurs et républicains détiennent d’importants intérêts miniers. Dès lors, ceux-ci réussissent à imposer un statu quo favorable à leurs intérêts.
Conclusion
267La représentation parlementaire nordiste a été fort active sur les questions sociales et économiques. Elle a voulu, comme l’affirme Des Rotours, la « victoire définitive de la politique des affaires », comme si la politique économique et la défense des valeurs éternelles de la morale bourgeoise représentaient les fondements de la matrice culturelle et intellectuelle qui sous-tend la rhétorique parlementaire. Hors de la politique d’affaires et de l’austère morale chrétienne, il n’y a point de salut !
268La Droite nordiste a érigé le protectionnisme en dogme depuis le Second Empire, lorsque Kolb-Bernard, président de la Chambre de commerce de Lille, a repris à son compte les thèses de Pouyer-Quertier qui devient, en quelque sorte, la référence de la Droite nordiste. Dans le Nord, oser s’attaquer au protectionnisme ambiant, c’est faire preuve d’une rare audace qui frôle l’hérésie.
269Quant aux républicains, ils ont rarement su faire preuve d’indépendance. Dans le domaine économique, il ont souvent renié leur mouvance pour suivre, contraints et forcés, une Droite moralisatrice qui dénonce les spéculations honteuses « qui captent la confiance du pouvoir en se couvrant du masque de l’intérêt public. »160
270Les élus nordistes se sont longuement penchés sur la législation industrielle et ouvrière, d’une part, parce que le département a une vocation industrielle déjà prépondérante, d’autre part, parce que les élus nationaux se sont emparés de la question et en ont beaucoup discuté.
271Certes, la montagne a peut-être accouché d’une souris et le nombre de texte promulgués n’est peut-être pas à la hauteur des espérances. Certes, l’œuvre législative a été, dans certains cas, volontairement freinée mais on ne peut reprocher aux parlementaires d’avoir oublié de débattre de tous les sujets cruciaux et de préparer l’avenir..
61. Les questions industrielles. Votes significatifs des parlementaires du Nord





Notes de bas de page
1 Comm de 44 membres, chargée, aux termes de la résolution du 2/2/1884, de procéder à une enquête sur la crise industrielle
JODoc an.2695. 11/3/1884
Rapport de Spuller sur la situation des ouvriers de l’agriculture et de l’industrie en France, et sur la crise parisienne
2 JODébCh 1/3/1888
3 JODébCh 2/3/1888
4 JODoc an.2307. 23/1/1888
5 JODébCh 13/5/1882
6 JODébCh 31/5/1886
7 JODébCh 4/2/1887
8 JODébCh 21/2/1885
9 JODoc an.808. 11/11/1882. « Barodet »
10 JODébCh 1/3/1888 Coût de construction de l’école des arts et métiers estimé à 6 500 000 F, duquel il faut défalquer 1 000 000 F de terrain qu’offre la ville de Lille
11 JODoc an.808. 11/11/1882. « Barodet »
12 AN. C//3383 Comm relative aux ouvriers mineurs. 17/6/1883
13 Waddington dépose, en 1882, une prop. réduisant la journée de travail à 10 heures
14 JODocSt 1/4/1882. an.157
15 JODébSt 23/2/1882
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid.
20 JODébSt 23 et 24/2/1882
21 JODébCh 6/12/1882
22 JODoc an.875. 25/5/1882
23 JODébCh 6/12/1882
24 JODoc an.196 10/12/1885
25 AN. C/II/920 6e bureau. 1/4/1882. Nomin. à la Comm sur la prop. de Nadaud sur la durée des heures de travail dans les usines et manufactures
26 JODébCh 2/6/1888
27 Ibid.
28 JODébCh cf. SCRUTIN 124
29 JODébCh cf. SCRUTIN 125
30 JODébCh cf. SCRUTIN 126
31 JODébCh cf. SCRUTIN 127
32 JODébCh cf. SCRUTIN 128
33 JODébCh cf. SCRUTIN 129
34 JODébCh 16/6/1888
35 8 h. pour la prop. Basly/10 h. pour la prop. Nadaud/11 h. pour la prop. de Heredia
36 JODébCh cf. SCRUTIN 130
37 JODébCh cf. SCRUTIN 131
38 JODébCh 4/2/1889
39 JODébCh cf. SCRUTIN 132
40 JODébCh cf. SCRUTIN 133
41 JODébCh 13/5/1882
42 JODébCh 13/5/1882 Chiffres de l’exposé de Girard :
1816 : 20 machines à vapeur pour toute la France/1834 : 1132/1879 : 39559
43 Nadaud dépose une prop. de loi dès la lég. 1877-1881. La promulgation du texte sur les accidents du travail eut lieu sous la lég. 1889-93, le 10/6/1893
44 JODébCh 13/5/1882
Propos de Peulevey dans son discours à la tribune
45 JODoc an.694. 5/4/1884
46 JODoc an.1334. 11/11/1882
47 JODébCh 8, 10 et 12/3/1883
48 JODoc an.1334.16/2/1884
49 JODébCh cf. SCRUTIN 134
50 PIERRE Eugène, op. cit.
51 Prop. Lagrange, Ballue et autres sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes. (décembre 1885) ; Prop. Maurice Rouvier et Francis Laur. (décembre 1885) ; Prop. Comte de Mun et Mgr Freppel (fév. 1886) ; Projet de loi ; Prop. Félix-Faure (Seine-Inf.), Lyonnais, Siegfried. (juin 1886)
52 DANIEL André, op. cit., 1888…. 15e année., 1889
André Daniel estime qu’il s’agit de l’un des rares travaux parlementaires sérieux des mois d’avril-mai 1888
53 AN. C/II/924 10e bureau. 20/1/1887. Nomin. à la Comm sur le projet de loi, la prop. de Lagrange, et plusieurs prop. de loi sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail
54 AN. C/II/923 9e bureau. 20/1/1887. Ibid.
55 AN. C//5374 Comm sur 1 ° le projet de loi ; 2 ° la prop. de loi Lagrange, ; 3 ° la prop. de loi Rouvier et Laur ; 4 ° la prop. de loi du comte de Mun, ; 5 ° la prop. de loi Félix Faure, Lyonnais et Siegfried ; concernant la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail
56 JODébCh
1re délib. : 15, 17, 18, 19, 22, 24, 26, 28 et 29/5/ 1888
2e délib. : 21, 23, 25, 26, 28, 30/6/et 2, 5, 7 et 10/7/1888
57 Ibid.
58 JODébCh 18/5/1888
59 Ibid.
60 Ibid.
61 Ibid.
62 Ibid.
63 JODébCh 19/5/1888
64 JODébCh 26/5/1888
Amend. à l’art. 13 du projet de loi, déposé par Fairé, Renard, Le Gavrian,
65 JODébCh 19/5/1888
25 % à la charge de l’ouvrier, 75 % à la charge du patron
66 Ibid.
67 Ibid.
68 JODébCh cf. SCRUTIN 135
69 JODébCh 28/6/1888
70 PIERRE Eugène, op. cit.
Quand un amend. est déposé pendant la discussion, les députés ne votent pas sur le fond de la question mais sur la prise en considération de l’amendement. Si elle est acceptée, celui-ci est alors discuté et fait l’objet d’un 2nd vote.
71 JODébCh cf. SCRUTIN 136
72 AN. C/II/707 8e bureau. 1/4/1882. Nomin. à la Comm sur les caisses de retraite pour la vieillesse et les sociétés de secours mutuels
73 JODébSt 11/6/1885
74 AN. C//5384 Comm sur la prop. de loi relative à l’organisation pour les travailleurs des diverses industries, de caisses corporatives de secours, de retraites et de coopération
75 JODoc an.2833. 3/6/1884
76 JODoc an.3673. 31/3/1885
77 JODébCh 4/8/1885
78 JODoc an.954. 3/7/ 1886
À la condition d’avoir le nombre requis d’annuités
79 Ibid.
80 JODoc 4e lég. an.2321
81 JODoc an.2525. 10/3/1888
82 LEVASSEUR Émile, Questions ouvrières et industrielles en France sous la Troisième République, Paris, Arthur Rousseau éditeur, 1907
1874-1887 : 235 grèves dans le Nord, 139 dans la Seine
83 JODébCh 6/3/1884
Réponse du ministre Raynal lors de l’interpellation Giard sur les mesures gouvernementales face à la cessation de l’exploitation des mines d’Anzin
84 JODébCh 28/2/1884
85 Transport, dans les galeries de mines, des produits de l’exploitation au moyen de wagons traînés ou poussés par des hommes. On dit aussi roulage
86 JODébCh 6/3/1884
Raccommodeur : ancien ouvrier mineur, inapte à la taille, chargé de l’entretien du boisement et du remblai des galeries secondaires
87 Jeune ouvrier aidant au service des voies dans les galeries
88 Action des entrepreneurs et des tâcherons qui, après s’être rendus adjudicataires d’un travail, traitent en 2nde ou en 3e main, et à forfait, avec des ouvriers, pour la confection de telle ou telle partie du travail
89 AN. C//5409 Comm examinant : 1 le projet de loi sur les mines ; 2 la prop. de loi de Francis Laur portant révision des lois du 21/4/1810, du 27/4/1838, du 17/6/1840, du décret du 23/10/1852 et de la loi des 9/5/1866 et 27/7/1880 sur les mines
90 Ibid.
91 JODébCh 28/2/1884
92 JODébCh 6/3/1884
93 Ibid.
94 Ibid.
95 Ibid.
96 JODébCh 6/3/1884
97 JODébCh 28/2/1884
98 JODébCh 6/3/1884
99 Ibid.
100 JODébCh cf. SCRUTIN 137
101 JODébCh 8/4/1884
102 Ibid.
103 JODébCh cf. SCRUTIN 138
104 JODébCh 11/4/1889
105 AN. C//3392 Comm relative aux syndicats professionnels. 19/1/1883
Giroud présent 8 fois sur 9. Certaines séances sont longues (4P.V. de 43 à 139 lignes où Giroud n’intervient pas)
106 LEVASSEUR Émile, op. cit.
107 JODébSt 22/3/1888
Débat sur la question ouvrière et sur les sociétés de secours mutuels
108 JODébSt 29/1/1884
109 JODébCh 17/5/1889
110 Ibid.
111 JODoc an.2219. 27/7/1883
112 JODoc an.2781. 7/4/1884
113 AN. C/II/705 6e bureau. 3/2/1885. Nomin. à la Comm sur la prop. de P. Legrand sur les conseils de prud’hommes
114 AN. C//5389 Comm sur le projet de loi sur les conseils de prud’hommes. 7/4/1886
115 AN. C//5389 Comm sur le projet de loi sur les conseils de prud’hommes. 24/4/1886
116 JODoc an.753. 27/7/1883
Projet de loi sur l’arbitrage, présenté par Lockroy, ministre du commerce et de l’industrie
117 JODébSt 22/3/1888
118 LEVASSEUR Émile, op. cit.
119 JODoc an.454. 15/2/ 1886
Le 5/7/1873, l’Assemblée nationale nomme une Comm qui élabore 22 questions adressées aux concessionnaires de mines, négociants, manufacturiers, industriels, chambres de commerce…
De Marcère, secrétaire de la sous-Comm chargée de la législation, dépose le rapport le 21/1/1874. 10 articles de la loi de 1810 sont modifiés par la Comm. Jules Brame et Jules Maurice sont les pères des 2 élus
120 Ibid. 1876 : 111 000 employés (fond + surface) 1888 : 102 000
121 En 1869, elle ne représentait que 32 % de la production nationale.
122 JODébCh 6/3/1884. Propos de Raynal, ministre des Travaux publics.
De 1874 à 1884, les bénéfices diminuent, à l’exception de ceux de 1879.
Ainsi les bénéfices de la compagnie des mines d’Anzin connaissent-ils une chute spectaculaire : 1874 : 12 616 217 F/1877 : 5 500 000 F/1878 : 2 283 000 F/1883 : 1 276 000 F pour 2 800 000 tonnes produites.
123 CROUY Alexandre. Projets de canaux sur Paris et sur le Nord. Boulogne-sur-Mer, Typographie et Lithographie V. Cabre, 1883
124 JODoc an.2121. 5/7/ 1883
Rapport sur la Nomin. et les attributions du délégué mineur
125 JODoc an.2705. 15/3/1884
126 Observations présentées, au nom des concessionnaires et exploitants de mines diverses de la Loire, du Nord, du Pas-de-Calais, etc., au sujet de prop. de loi de MM. REYNEAU et GILLIOT, WALDECK-ROUSSEAU et autres députés, relatives à la création de Comms d’arbitrage ou de conseils de prud’hommes en matière de mines, et à l’institution de délégués mineurs, Paris, Imprimerie Chaix, 1883
127 AN. C//3383 Comm relative aux ouvriers mineurs. 5/12/1883
128 JODébCh 7/5/1885
129 AN. C/II/921 7e bureau. 11/3/1886. Nomin. à la Comm sur les projets de loi sur les ouvriers mineurs
130 JODébCh 8/7/1887
131 Ibid.
132 Ibid.
133 Ibid.
134 JODébCh cf. SCRUTIN 139
135 JODébCh cf. SCRUTIN 140
136 JODébCh cf. SCRUTIN 141
137 JODoc an.2191. 21/7/ 1883
Rapport concernant exclusivement les prud’hommes mineurs
138 JODébCh 14/1/1884
139 Ibid.
140 JODébCh cf. SCRUTIN 142
141 JODébCh cf. SCRUTIN 143
142 AN. C//3383 Comm relative aux ouvriers mineurs. 16/11/1883
143 JODébCh 29/12/1885
144 Ibid.
145 JODébSt 22/3/1888
146 Ibid.
147 JODébCh 22/3/1888
148 JODébCh 24/3/1888
149 JODébCh 22/3/1888
150 Ibid.
151 JODébCh 24/3/1888
152 Ibid. Interv. de Renard
153 JODoc an.2705. 15/3/1884
154 N. C//5409 Comm sur : 1 le projet de loi sur les mines ; 2 la prop. de loi de Francis Laur portant révision des lois du 21/4/1810, du 27/4/1838, du 17/6/1840, du décret du 23/10/1852 et de la loi des 9/5/1866 et 27/7/1880 sur les mines
155 Ibid. 2/6/1887
156 Demande conjointe de Bottieau
157 AN. C/II/915 1er bureau. 1/2/1887. Nomin. à la Comm unique sur l’examen des projets sur les mines
158 AN. C//5409 Comm sur : 1 le projet de loi sur les mines ; 2 la prop. de loi de Francis Laur portant révision des lois du 21/4/1810, du 27/4/1838, du 17/6/1840, du décret du 23/10/1852 et de la loi des 9/5/1866 et 27/7/1880 sur les mines
159 Ibid. 2/6/1887
160 JODoc an.808. 11/11/1882 « Barodet »
Engagement électoral de Rotours
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