Leçons d’un homme de science hétéronome

Lucie Tanguy

p. 288-300


Texte intégral

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Archives privées de Véronique Nahoum-Grappe. Prise de vue réalisée par Nicolas Quenette, en septembre 2004.

1Une figure de Pierre Naville sociologue, le rappel de la manière dont il a compris et mené son activité de chercheur, les raisons pour lesquelles il n’entre pas en bonne place dans les bibliographies données aux étudiants en sociologie seront évoquées ici à partir d’une situation spécifique : celle de la chercheuse spécialisée dans l’analyse des relations entre l’éducation et le travail, qui a commencé à exercer son activité aux côtés de P. Naville1, alors Maître de recherche au CNRS. L’oubli dans lequel ses travaux sont tombés, alors même qu’ils portent sur des questions aujourd’hui très discutées, bien que formulées très différemment, oriente la réflexion menée dans les lignes qui suivent. Comment comprendre, en effet, qu’un auteur, dont les travaux ont été reconnus novateurs en leur temps, se trouve aujourd’hui aussi marginalisé au sein d’une discipline qu’il a contribué à développer dès les années 1950. La publication du Traité de sociologie du travail2 atteste qu’il partage, avec Georges Friedmann les tout premiers rangs dans ce domaine. Mais tandis que les manuels de sociologie en usage durant les deux dernières décennies s’accordent à rappeler le rôle joué par G. Friedmann (ou par d’autres tel Jean-Daniel Reynaud), rares sont ceux qui nomment Pierre Naville. La recension faite par Michel Éliard3 ainsi que le petit nombre d’emprunts d’Essai sur la qualification4 (vingt-sept fois en un quart de siècle à la bibliothèque de l’université de Toulouse), un des ouvrages pourtant les plus fréquemment cités, illustrent avec force cette mise à l’oubli.

2Tous les travaux sociologiques de Naville obéissent pourtant à cette nécessité première, pour tout chercheur en sciences sociales, d’analyser les notions avec lesquelles il pense. Que ces chercheurs soient historiens ou sociologues, et quelle que soit la perspective théorique dont ils se réclament (durkheimienne ou interactionniste), il leur faut procéder à ce travail réflexif, parce que désigner fait partie du changement social auquel s’applique l’analyse. Tel est l’enseignement que j’ai appris aux côtés de Naville et qui m’a guidé tout au long de mon itinéraire intellectuel.

3J’illustrerai ce propos par deux exemples : la notion d’aptitude qui est au fondement de l’ouvrage intitulé Théorie de l’orientation professionnelle5 et la notion de qualification examinée dans son Essai sur la qualification du travail. Ces deux notions occupent une place centrale dans les années d’après-guerre parce qu’elles désignent des transformations majeures qui ont alors cours dans l’école et dans le travail. Elles donnent lieu à des dispositifs d’évaluation, dont le sens est objet de controverses sociales et scientifiques.

4La notion d’aptitude préside, en effet, à l’organisation et au fonctionnement d’un dispositif d’orientation des élèves dans le système scolaire et à l’entrée au travail. Quant à la notion de qualification, elle est alors attachée à la construction des grilles de classification professionnelle (connues sous le nom de grille Parodi du nom du ministre du Travail qui les a fait adopter) et à leur application. Revenir sur l’usage social et l’analyse de ces notions se justifie, à mes yeux, parce qu’elles sont aujourd’hui, l’une et l’autre, supplantées, ou en voie de l’être, par celle de compétences dans l’appareil scolaire et dans le travail. C’est à ce titre qu’un retour sur le mode d’analyse préconisé il y a cinquante ans par Naville trouve sa raison d’être parce qu’il est susceptible d’être transposé pour éclairer les changements aujourd’hui désignés et orientés par la notion de compétences.

Un style de raisonnement

a. Le mode d’analyse en œuvre dans les deux ouvrages cités commence par contextualiser les phénomènes sociaux étudiés, afin de faire apparaître leur caractère relatif à des cadres sociaux et politiques. Cette mise en perspective dans le temps et dans l’espace prend, dans Théorie de l’orientation professionnelle, une forme déroutante pour le sociologue d’aujourd’hui parce qu’elle s’étend de l’antiquité au moment présent et du système des castes en Inde à la division du travail en France au milieu du xxe siècle. L’ampleur des cadres spatiaux et temporels retenus participent d’une volonté d’affranchir l’analyse des faits sociaux des institutions qui leur donnent formes et des catégories que ces institutions définissent. La réflexion menée dans Essai sur la qualification du travail s’inscrit, elle aussi, dans la durée (mais beaucoup plus courte) et se limite à des pays plus immédiatement comparables avec la France, comme l’Allemagne et l’Angleterre.

b. Les notions d’aptitude et de qualification renvoient aussi, l’une et l’autre, à des pratiques et à des croyances sociales partagées au moment où Naville les soumet au crible de la critique. Je rappellerai, à titre d’illustration, que le Plan Langevin-Wallon voulait démocratiser l’enseignement, à partir d’un principe de justice cherchant à concilier égalité et diversité, et entendait parvenir à « un classement des travailleurs, fondé à la fois sur les aptitudes individuelles et les besoins sociaux » au moyen d’une orientation scolaire basée sur une psychologie des jeunes. C’est ainsi que Naville est amené à porter la critique sur les théories psychologiques qui légitiment l’usage de la notion d’aptitude dans les processus d’orientation et de sélection des jeunes au regard des emplois existants. Il est alors directeur d’un centre d’orientation et lié à l’Institut national d’orientation professionnelle où se côtoient des théoriciens et des praticiens qui utilisent des échelles de mesure des aptitudes. Il s’en prend notamment à la psychologie différentielle qui légitime un usage normatif de l’identification des aptitudes individuelles et montre qu’elles sont, au contraire, éminemment sociales, puisqu’elles résultent d’une chaîne de relations entre la division du travail, qui est première, et ce qui est nommé aptitude. Il en vient ainsi à inverser le point de vue établi en avançant la notion d’« adaptitude », en lieu et place de celle d’aptitude, pour faire apparaître le caractère essentiellement adaptable des individus.

Turin, septembre 1948, Pierre Naville (4e en partant de la droite) lors du congrès d’orientation professionnelle.

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Fonds Naville, bibliothèque du CEDIAS-Musée social

c. Le même raisonnement est à l’œuvre dans Essai sur la qualification du travail : examen des formes sociales prises par cette question et des analyses qui en ont été faites par des théoriciens comme Adam Smith ou Ricardo. Il soulève, ici aussi, le rôle des techniques élaborées pour mesurer le travail qualifié et s’applique à mettre en évidence les présupposés qui les sous-tendent et les opérations sociales dissimulées sous l’apparente neutralité de ces techniques. Il fait ainsi apparaître que cette notion, supposée résulter d’une intégration de propriétés, est finalement dissoute dans une somme d’éléments hétérogènes qui est plus arbitraire qu’objective. Le raisonnement en œuvre dans chacun de ces ouvrages inscrit l’étude d’objets bien circonscrits dans leurs relations aux structures sociales : c’est dire que pour lui, l’intelligibilité de tout fait social exige une mise en perspective macroscopique.

d. Enfin, l’un et l’autre ouvrage s’achèvent sur des propositions d’infléchissement ou d’inversions des pratiques étudiées, parce que les connaissances doivent aider l’action, en l’occurrence, la transformation de l’ordre existant. Dans Théorie de l’orientation scolaire et professionnelle, il plaide pour construire des diagnostics d’adaptabilité correspondant à la dynamique des caractéristiques individuelles et pour élaborer des statistiques sur la connaissance des métiers. Dans Essai sur la qualification professionnelle, il tente d’élaborer un indice global de qualification pour la main-d’œuvre de la région parisienne.

e. Dans les deux livres, le psychologue et le sociologue sont présents, d’une manière inégale certes, mais cette interpénétration d’analyses portant sur des registres différents de la réalité est de nature à rendre la lecture difficile aujourd’hui, où l’activité scientifique s’est fortement spécialisée. Enfin comme beaucoup de scientifiques de l’époque, Naville est épris de mesure et assortit sa critique de celles en usage par la recherche d’autres instruments qui autoriseraient une compréhension objective des phénomènes psychologiques ou sociaux comme la qualification du travail mais aussi le temps de travail etc. Ce faisant, il tente de découvrir des aspects de la réalité qui échappent au regard positiviste.

5En résumé, il faut souligner sa vigilance à l’égard des méthodes dans l’exercice du métier de sociologue. Ce souci est particulièrement manifeste dans le Traité de sociologie du travail où il tient le discours sur la méthode, insistant sur la nécessité de l’objectivation et de la mesure scientifique tandis que Georges Friedmann tient celui sur l’objet. Les mesures recherchées ne le sont pas en termes physiques car il s’agit plutôt de mesures d’ordre parce que, dit-il, en matière de travail, plus qu’en toute autre, tout se classe et s’ordonne. Ce souci est également présent dans la critique qu’il fait, bien avant d’autres, des indicateurs empiriques généralement utilisés pour exprimer l’appartenance sociale, la profession du père, alors que les choix scolaires et professionnels des garçons et des filles résultent de l’action combinée du père et de la mère (L’origine sociale des élèves de l’enseignement technique en France, 19596). Son attachement à la méthode l’amène à considérer la valeur résiduelle des corrélations parce qu’il était tout aussi préoccupé par « la circulation sociale » que par la reproduction, point de vue qui aurait sans doute contribué à discuter les thèses de l’école reproductrice s’il avait poursuivi ses études sur l’école.

6Rebelle aux classements disciplinaires et professionnels, cet homme de science opterait donc plutôt pour l’étiquette sciences sociales, souvent utilisée dans ses ouvrages, en alternance avec celui de sociologie. Mais à tout moment il affirme sa volonté de faire science.

Une transposition de cette méthode et sa valeur heuristique

7La sociologie critique développée par Naville privilégie une méthode comparative, comparaison dans le temps et comparaison dans l’espace. Elle permet de dénaturaliser le présent et peut être utilisée aujourd’hui pour étudier le glissement de la notion de qualification à celle de compétence et les changements qu’il recouvre sans pour autant fournir une boîte à outils comme le font certains manuels de méthodologie.

8Sans pouvoir développer ici les différentes dimensions de l’analyse qui peut être faite des changements désignés par ce glissement sémantique, il semble que Naville nous invite, en premier lieu, à rappeler qu’une codification en termes de qualification ou de compétences répond toujours à la même préoccupation sociale : mettre en relation, et en correspondance, deux ordres de distributions, celle des propriétés des postes de travail et celle des attributs des personnes, distributions qui sont au demeurant l’une et l’autre hiérarchisées. Cette codification s’accomplit au terme d’un ensemble d’opérations sociales qui sous-tendent la construction des nomenclatures, des taxinomies et des techniques de mesure associées qui, toutes, participent à l’arrangement de relations de travail dans une société donnée à un moment donné. Il importe de montrer comment et en quoi ces classements professionnels sont constitutifs d’une hiérarchie sociale des fonctions, hiérarchie qui prend sens relativement à celle plus vaste des emplois, des professions, des statuts socio-économiques et des salaires. La notion de compétences brouille quelque peu les cadres de perception établis par le principe de qualification et renvoie moins directement à une hiérarchie sociale. Plus généralement, les différentes dimensions dégagées par Naville permettent d’établir des séries d’oppositions, qui mettent en évidence les configurations de travail désignées par ces deux notions – lesquelles correspondent à des logiques différentes d’organisation du travail et de gestion des salariés où prédomine une recherche d’individualisation dans les entreprises.

9Les propositions établies par Naville, s’il est besoin de les résumer sont les suivantes :

  • la qualification peut être considérée comme un long processus de démembrement du métier ;

  • elle est avant tout un rapport social, c’est-à-dire le produit d’un ensemble de relations à un moment donné dans un lieu donné. Ce rapport social est irréductible à une seule dimension, contrairement à ce qui a été retenu par les sociologues du travail7 : le temps d’apprentissage, dimension qui était fortement accentuée dans les grilles de classification des années d’après guerre. Ainsi comprise, elle se distingue de la conception avancée par Georges Friedman qui définit la qualification comme une propriété des travailleurs, résultant d’un apprentissage méthodique et complet8 ;

  • Naville met en évidence les taxinomies, les nomenclatures et les techniques de mesure qui donnent à voir la qualification comme un classement objectif et socialement neutre. Toutes ces opérations d’objectivation et de mesure ont été amplement développées dans les référentiels de compétences ;

  • il aboutit ainsi à définir la qualification du travail comme un moment (et un facteur) de production de la hiérarchie sociale qui se traduit dans la hiérarchie des salaires (question centrale dans la théorie marxiste de la valeur et de la plus-value au fondement des rapports de domination et d’exploitation).

10Naville intègre donc un ensemble de dimensions de la réalité dans son schéma d’analyse qui réfute toute définition unidimensionnelle ou substantialiste de la qualification.

11C’est à partir de cette définition que j’ai essayé d’analyser ce que représentait la codification du travail qui a cours aujourd’hui en termes de compétences ainsi que la mise en place d’un modèle pédagogique des compétences dans l’appareil scolaire. J’ai pu ainsi mettre en évidence le parallélisme et la signification des changements désignés par l’adoption et la généralisation progressive de la notion de compétences9.

12L’appel à cette notion dans la sphère du travail s’effectue corrélativement à la mise en place de politiques d’emploi orientées par la recherche de flexibilité et de politiques de changement d’organisation du travail ou de gestion du personnel, politiques qui s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte marqué par : une contraction massive des emplois, des changements accélérés des technologies de production et de traitement de l’information, une concurrence accrue sur les marchés, mais également un déclin des organisations professionnelles et politiques des salariés et des syndicats en particulier. La gestion par les compétences se réalise, elle aussi, au moyen de référentiels construits selon la même logique que ceux utilisés dans l’enseignement technique et professionnel, et à partir des mêmes catégories de savoirs, savoir-faire et savoir-être dont la possession se mesure toujours en termes d’« être capable ». Les compétences, ainsi définies comme des savoir-faire validés, sont considérées comme des propriétés instables qui doivent toujours être soumises à objectivation et validation dans et hors de l’exercice du travail. C’est dire qu’une gestion fondée sur les compétences contient l’idée qu’un salarié doit se soumettre à une validation permanente et faire constamment la preuve de son « adéquation au poste », de son droit à une promotion, ou à une mobilité professionnelle. Elle s’oppose ainsi à celle reposant sur les qualifications, matérialisées dans les grilles de classifications professionnelles, qui étaient en pratique une propriété irréversible et durable. Le diplôme, un des critères de classement, reste en effet une condition d’accès à l’emploi mais ne suffit pas pour s’y maintenir : il doit être complété par une validation des acquis professionnels qui, elle, est toujours incertaine et temporaire.

13Les similitudes de changements liés à l’usage fait du terme de compétences dans la sphère éducative et dans la sphère du travail doivent être relevées. D’un côté, on souhaite passer d’un système centré sur les savoirs disciplinaires au sein de filières scolaires à un système d’apprentissage centré sur l’élève, acteur de son parcours scolaire au moment où, de l’autre, on passe d’une organisation productive au sein de laquelle on pouvait ou non mener une carrière, à une organisation dite valorisante et créatrice de compétences pour l’individu salarié au cours de son parcours professionnel ; dans l’un et l’autre cas on observe une recherche poussée : d’individualisation et d’évaluation des savoirs dans une situation donnée d’une part, et d’évaluation des savoirs opérationnels à un poste donné d’autre part, l’ensemble se modélisant dans les objectifs de références et les référentiels au sein de l’institution scolaire et dans les référentiels d’activités au sein des entreprises.

14Ces divers mouvements expriment une recherche d’efficacité mesurée par les performances des apprenants et du système éducatif lui-même dans un cas, et celle des entreprises dans l’autre, associée à une idée de démocratisation et de justice sociale, comprise comme la réussite de chaque individu. La centralité attribuée à la notion de compétences diffère donc radicalement de celle antérieurement donnée à la notion d’aptitude : il ne s’agit plus de contribuer et légitimer un ordre social mais de concilier une gestion efficace d’un système scolaire de masse – qui retient les générations nées autour de 1980 pendant en moyenne près de vingt ans – et de produire une distribution différenciée des qualifications attendues sur le marché du travail. La diffusion de cette notion dans les différentes sphères de la société a pour corollaire son traitement par diverses sciences sociales et humaines, l’économie, le droit, l’ergonomie et non plus seulement la sociologie et la psychologie10. Mais alors que tous les discours sociaux proclament la nécessité, pour tout individu, d’acquérir les qualités requises pour répondre aux impératifs d’adaptabilité et de mobilité d’une « économie de la connaissance », les moyens mis en œuvre pour évaluer les élèves ou les salariés, aujourd’hui comme hier, s’appliquent à apprécier et classer leurs performances à un moment donné et non « leurs capacités d’adaptation à toutes les faces de l’activité humaine », comme le disait Naville il y a plus de cinquante ans. Idée que l’économiste Amartya Sen reprend en d’autres termes dans sa réflexion sur les inégalités « ce qu’il s’agit de distribuer de façon équitable… ce sont les “capabilités” (capabilities) de développer des modes de fonctionnement humains fondamentaux (human functionnings)… et le choix de l’organisation sociale doit être fait en fonction de sa capacité à promouvoir les “capabilités” »11.

Prégnance du questionnement social sur le questionnement sociologique

15Si Pierre Naville a élaboré et mis en œuvre un style de raisonnement reproductible aujourd’hui, comment expliquer l’oubli dans lequel ses travaux sociologiques sont aujourd’hui tombés ? En premier lieu, ce mode de raisonnement et cette posture épistémologique ne sont pas ceux des disciplines universitaires actuellement constituées : Naville est moins un professionnel de la science qu’un penseur qui allie des connaissances générales en histoire du travail, en sociologie, en démographie, aussi bien qu’en psychologie et en philosophie. Ce faisant, le schéma d’analyse qu’il construit n’est pas immédiatement applicable et les interprétations qu’il ouvre ne sont pas explicitement décrites. Il faut bien convenir que les travaux de cet auteur ne sont pas faciles à appréhender, à un moment où prédomine une culture professionnelle spécialisée qui exige l’exposé des méthodes, de sorte à rendre reproductible toute investigation. Si comme l’écrit Pierre Rolle « la science est un savoir organisé, accessible à tous, vérifiable et révisable indéfiniment », on peut difficilement soutenir qu’il en est ainsi des analyses de Naville. Faut-il le répéter, cet homme de science s’inscrit dans une période où les sciences sociales ne sont pas organisées sur le modèle professionnel. Les sociologues de la première génération au CNRS présentent tous des itinéraires atypiques, une expérience de la guerre, de l’engagement dans la Résistance voire dans le mouvement révolutionnaire (on connaît l’engagement de Naville auprès de Trotsky). Pour eux, la production de connaissances scientifiques doit être orientée vers l’action, elle-même source de connaissances. Les enjeux de la production des connaissances dans les institutions ne sont donc pas dissociables de ceux de l’action et notamment de la transformation sociale.

16Que l’investigation relève de la psychologie ou de la sociologie, le découpage de l’objet d’analyse est alors toujours lié à cette position, à la fois sociale et épistémologique, et non aux règles actuelles liées à une spécialisation des sciences sociales qui obligent à séparer des registres de réalité qui sont devenus le territoire d’investigation d’une discipline donnée. Naville, comme beaucoup d’autres à son époque, cherchait à appréhender une totalité : par exemple, le dispositif d’orientation scolaire et professionnelle, les croyances sociales qui sont à son fondement, les postulats qui sous-tendent les théories et les légitiment, les mesures qui en sont faites et qui dissimulent les coups de force sous-jacents. C’est pourquoi ces analyses englobent les dimensions sociologiques et psychologiques, mais les qualifier d’interdisciplinaires ou de pluridisciplinaires serait un pur anachronisme.

17La critique de l’ordre social établi est, presque toujours, assortie d’une prospective sur un futur possible inspiré par diverses théories, dont celle de Marx et Engels aujourd’hui totalement rejetée par les chercheurs en sciences sociales. Cette attitude prospective était, il faut le rappeler, largement partagée dans les deux décennies d’après-guerre où la définition d’un « futur désirable » relevait d’un impératif incarné dans la planification, que Pierre Massé, l’un des plus grands Commissaires au Plan, a rappelé dans ce célèbre ouvrage Le Plan ou l’Anti-hasard12.

18Si les domaines d’investigation retenus par Pierre Naville s’articulent aux grandes préoccupations sociales du moment, il leur applique un raisonnement de type plutôt déductif. Pour ce sociologue, comme pour la majorité de ses contemporains, les discours sociaux tenus par les acteurs, quelle que soit leur position sur la scène publique (décideurs ou exécutants), ne peuvent être confondus avec la réalité sociale dont ils masquent le sens et la complexité. C’est dire que les entretiens, et encore moins les questionnaires, ne sont pas considérés par lui comme la voie privilégiée à la connaissance de celle-ci.

19En somme, P. Naville nous apparaît aujourd’hui comme une figure d’intellectuel hétéronome, qui s’est placé en marge des institutions politiques comme universitaires, lieux où se font et se transmettent les renommées (entre autres choses par les bibliographies données, voire imposées aux étudiants). Chercheur au CNRS, et non professeur à l’Université, sociologue du travail, mais tenu à l’écart de la création (1959) et de l’animation de la revue Sociologie du travail, ce sont autant de choses qui ont contribué à l’isoler. Il avait de surcroît un style polémiste, manifeste dès la Théorie de l’orientation professionnelle, qui lui valut de perdre sa charge d’enseignement à l’Institut national d’orientation professionnelle, ce qui faisait dire à son ami Zazzo « votre ton polémique est préjudiciable à l’affirmation de vos vérités » et, ajoutons, préjudiciable à sa reconnaissance et son intégration dans une communauté de recherche.

20On pourrait allonger cette liste, mais il faut parallèlement interroger les modes de production de connaissances en sciences sociales et le fonctionnement des institutions où ceux-ci se réalisent, pour souligner : l’amnésie des sciences sociales qui peut ignorer une œuvre aussi inventive qu’originale ; l’évitement de la confrontation des points de vue qui n’a pas servi cet empêcheur de tourner en rond ; le pluralisme dont se réclament les chercheurs en sciences sociales qui tend, trop souvent, vers une sorte d’éclectisme.

21Pour conclure, je rappellerai ce que disait Viviane Isambert-Jamati à propos de La vie de travail et ses problèmes13 : « l’originalité de l’esprit de Naville et son extraordinaire culture ne le rendaient guère imitable ». Sociologue du travail à ses débuts, puis sociologue de l’éducation, V. Isambert-Jamati a toujours donné sa place à Naville dans l’enseignement qu’elle faisait et dans la formation des jeunes chercheurs parmi lesquels je me trouvais. On ne saurait trop insister sur le rôle des enseignants pour transmettre des modes de pensée qui sont écartés des débats sur la scène publique, au besoin en les traduisant dans les mots du présent, pour en montrer la pertinence. Plus généralement, la spécialisation inhérente au développement des sciences sociales14 s’est accompagnée d’une réduction d’échelle de l’intelligibilité du monde social et d’une perte de capacité de lecture des phénomènes dans la longue durée. Naville, sans doute plus que d’autres, a été victime du culte de la découverte qui habite les chercheurs en sciences sociales. Ce culte de la découverte est mis à mal par le sévère diagnostic d’Edmond Malinvaud (1996) qui explique pourquoi l’économie, et on pourrait y ajouter la sociologie, ne fait pas de découvertes mais seulement des avancées. Selon lui, ces « prétentions injustifiées, exagérées ou prématurées, selon lesquelles on aurait découvert quelque chose de nouveau sont induites par nos normes de comportements scientifiques »15. À vouloir trouver du nouveau, on oublie d’entretenir la maîtrise des différents principes qu’il faut mettre en œuvre pour comprendre le monde social du moment, sans oublier ce que l’on voyait hier, mais qui n’est plus au centre des perceptions ou des intérêts ordinaires.

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Archives privées de Véronique Nahoum-Grappe

Notes de bas de page

1 Il était officiellement mon directeur de thèse, mais la direction effective revenait à Viviane Isambert-Jamati. Cette étude a été publiée sous le titre Le capital, les travailleurs et l’école, Paris, Maspéro, 1976.

2 Georges Friedmann et Pierre Naville, avec le concours de Jean-René Tréanton, Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, tome 1, 1961, 468 p. ; tome 2, 1969, 439 p.

3 Michel Éliard (textes réunis par), Naville, la passion de la connaissance, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1996.

4 Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail, Paris, Marcel Rivière, « Recherches de sociologie du travail, no 1 » 1956, 148 p.

5 Pierre Naville, Théorie de l’orientation professionnelle, Paris, Gallimard, 1945, 290 p.

6 Pierre Naville, « L’origine sociale des élèves de l’enseignement technique en France », in Jean Floud, A. Halsey et alii, École et société, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1959, p. 34-58.

7 « Dossier Compétence », Sociologie du travail…, vol. 43, no 1, 2001, p. 3-66.

8 M. Campinos, C. Marry, « De l’utilisation d’un concept empirique : la qualification. Quel rapport à la formation ? », in Lucie Tanguy (dir.), L’introuvable relation formation/emploi, Paris, La documentation française, 1986, p. 181-189.

9 Françoise Ropé, Lucie Tanguy (dir.), Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan, Coll. « Logiques sociales », 1994, 243 p.

10 Arnaud Dupray, Christophe Guitton et Sylvie Monchatre (dir), Réfléchir la compétence. Approches sociologiques, juridiques, économiques d’une pratique gestionnaire, Toulouse, Éd. Octarès, 2003.

11 Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Paris, Éditions du Seuil, 2000, 281 p.

12 Pierre Massé, Le Plan ou l’anti-hasard, Paris, Gallimard, 1965, 265 p.

13 Pierre Naville, La vie de travail et ses problèmes, Paris, Armand Colin, « Cahiers de la Fondation des sciences politiques, no 56 », 1954, 189 p.

14 Emprunter aux raisonnements et méthodes de disciplines différentes était, à l’époque, une exigence partagée comme le montrent des publications de Georges Friedmann (romans et essais de philosophie) ou d’Henri Lefèbvre.

15 Edmond Malinvaud, « Pourquoi les économistes ne font pas de découvertes », Revue d’économie politique, 106, 1996, p. 929-942.


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