Naville et le CNRS : l’administration du Centre d’études sociologiques (1960-1968)

Cédric Lomba

p. 266-279


Texte intégral

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Archives privées de Véronique Nahoum-Grappe

1La présentation du rôle qu’a tenu Pierre Naville dans l’administration1 du Centre d’études sociologiques (CES) durant les années 1960 s’inscrit dans la tradition d’analyse des productions scientifiques comme résultats d’un travail collectif associant des professionnels de différents statuts et des institutions variées. Il ne s’agit donc pas de cerner les motivations de l’investissement de Naville dans l’administration d’un centre de recherches, et encore moins de désigner à rebours les signes d’une carrière préconstruite. En suivant la posture particulière de Naville, qui occupe des fonctions d’administration et de coordination de la recherche mais rarement de direction, nous considérons les processus sinueux d’évolution d’une recherche hiérarchique dirigée par des patrons, que l’on désignera plus tard par le terme de « mandarins », vers une recherche plus collective et moins hiérarchisée. Si l’institutionnalisation progressive de la sociologie française de 1945 à 1970 a déjà fait l’objet de nombreuses enquêtes2, l’examen du cas particulier de Naville permet de mettre en évidence les aspects matériels et professionnels de la recherche rarement présentés dans l’histoire des sciences sociales.

2L’accès aux données qui rendent possible la compréhension des aspects de l’administration de la recherche n’est pas simple. Les témoins rencontrés soulignent les avancées scientifiques de Naville en minimisant son investissement dans les tâches les moins prestigieuses dans la division du travail scientifique. Il est vrai que dans le contexte particulier de la recherche publique, où les directeurs de laboratoire poursuivent en parallèle leur travail de production scientifique, et plus généralement dans le contexte des professions prestigieuses, rapprocher le travail de production intellectuelle d’un chercheur de celui d’un administrateur ou d’un gestionnaire de la recherche vise parfois à discréditer les capacités scientifiques d’une personne, comme on peut le faire par exemple à l’égard de Jean Stoetzel, directeur du CES de 1956 à 1968. Notre propos ne tend pas à juger de la pertinence d’une hiérarchie symbolique de l’arc des tâches de la recherche3, mais à comprendre comment s’opère une division des tâches nécessaires à la production scientifique.

Le Centre d’études sociologiques, créé en 1946 à Paris, est le premier laboratoire de sociologie du CNRS. Durant les années 1960, ce centre dirigé par Jean Stoetzel est le plus important de la sociologie française. Il compte près de 140 personnes (1 directeur de recherche, 7 maîtres de recherche, 18 chargés de recherche, 12 attachés de recherche, 43 collaborateurs techniques, 27 vacataires, 30 personnels financés par des crédits extérieurs4) réparties en équipes thématiques (sociologie rurale, sociologie du travail, etc.) ou affectées aux équipements collectifs (centre de documentation, calculatrice, mécanographie, imprimerie, revues, bibliothèque, atelier de dessin, etc.).

3Cette contribution repose essentiellement sur les archives du CNRS (Archives nationales) et les archives privées de Pierre Naville (Bibliothèque du CEDIAS-Musée Social). Ces dernières sont exceptionnelles par leur volume et leur diversité mais également par la sauvegarde des copies des lettres envoyées par Naville, qui permet de suivre pas à pas les négociations sur des points particuliers de l’administration du CES5. En outre, des entretiens et des discussions menés avec quelques anciens chercheurs et techniciens du CES permettront de situer les archives consultées. Il est en effet difficile de retracer fidèlement les interventions d’organisation de Naville, notamment en raison de l’absence d’archives propres du laboratoire. Le fonds laissé par Naville fournit très peu d’éléments sur la gestion quotidienne du CES (par exemple sur les recrutements concrets de vacataires ou de collaborateurs techniques, ou encore sur les achats de matériel), ce qui laisserait penser à une relative indifférence de sa part à l’égard des problèmes d’administration. On tempérera toutefois ce constat en rappelant que le tri des documents déposés a probablement évacué ceux qui paraissaient les moins légitimes à conserver, en particulier les documents non-officiels d’organisation (contrairement aux procès-verbaux dont des séries presque complètes ont été gardées) et qui ne témoignent pas directement des relations sociales de Naville ni de ses combats politiques ou de ses recherches. Le fait, par exemple, que l’on ne trouve pas de traces ou d’échanges de correspondances avec Stoetzel autour de la nomination de Naville comme sous-directeur du CES laisse à penser qu’une partie des sources de gestion n’a pas été sauvegardée. En outre, l’organisation de l’activité de travail au CES est très peu formalisée. Comme les chercheurs ne font pas l’objet de contrôles hiérarchiques dans le cours de leur activité (mais essentiellement a posteriori au travers des rapports d’activités), et qu’ils bénéficient d’une grande liberté, notamment dans la gestion financière6, ils ne sont pas soumis à la surveillance des autorités scientifiques de laboratoire et à la production de documents de contrôle. Dès lors, pour retracer l’engagement de Naville dans l’administration du CES, les rapports officiels (en particulier les procès-verbaux du comité de direction du CES), les correspondances croisées, notamment avec les instances syndicales, et les indices d’une implication laissés par quelques sources isolées peuvent apporter des éléments d’interprétation de l’administration de la sociologie durant les années 1960.

Pierre Naville, un administrateur légitime

4Selon les témoignages recueillis, Naville n’a jamais été considéré comme un des grands administrateurs de la recherche. Patricia Vannier dans sa thèse sur le CES minimise également son action au sein du Centre, à l’exception du rôle qu’il a joué durant les conflits de Mai 1968. On peut toutefois penser que Naville n’était pas désintéressé par l’administration du CES dont il fut sous-directeur durant huit ans (1963-1968), directeur faisant fonction durant quelques semaines en 1968, directeur scientifique et membre du comité de direction (1962-1967). Au-delà, il administra la recherche du CNRS, où il fut membre durant douze ans du Comité national (1955-1967), ainsi que du directoire et du Conseil d’administration.

5Les procès-verbaux conservés des comités de direction indiquent que Naville, contrairement à d’autres, assiste à l’ensemble des réunions7 ; comme il le fait également pour d’autres instances comme le Comité national8, où il prend une part active aux discussions et rédige des documents préparatoires. Ainsi au CES, Naville se charge, parfois à la demande expresse du directeur Stoetzel, de la réalisation des longs rapports d’activité annuels du laboratoire, prépare les budgets9, participe à des réunions sur l’organisation des services10, réalise des enquêtes sur des sujets brûlants – par exemple, la répartition des vacataires par chercheurs – et envoie des lettres de recommandation ou de jugements négatifs. Naville consacre donc une part non négligeable de son temps à l’administration de la recherche sociologique et notamment à la rédaction de rapports sur des personnes ou d’organisation. Cet investissement se lit jusque dans sa présence régulière dans les bureaux du CES, alors que de nombreux chercheurs travaillent à domicile11.

6De manière générale, Naville, comme probablement plusieurs chercheurs de sa génération, a toujours été considéré comme un chercheur proche des patrons de la discipline, des personnes à respecter. Le fait qu’il ait un passé intellectuel reconnu (notamment dans le domaine de l’orientation professionnelle et en sociologie du travail depuis la coordination du Traité12) et que son réseau d’interconnaissances déborde dans plusieurs mondes sociaux prestigieux (artistique et politique en particulier) participe de sa reconnaissance institutionnelle et professionnelle. Les égards, sincères ou feints, des sociologues envers lui – ce dont témoignent les lettres qui lui sont envoyées – sont notables : le vouvoiement est systématique et le ton est souvent déférent13. L’exemple de la réaction des collègues du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS) lors d’un accrochage avec Georges Gurvitch souligne la position particulière de Naville au sein du CES.

7En décembre 1961, un différend oppose Gurvitch (chercheur CES) à Naville. Celui-ci prétend que le premier a mis en cause, auprès de Gilles Martinet (PSU), son « attitude déloyale » à l’égard du SNCS, dont il est membre, au sein du Comité National. Toujours selon Naville, Gurvitch aurait alors invoqué des propos tenus par Jacques Maître (secrétaire de la section SNCS, PC, chercheur CES), Viviane Isambert-Jamati (membre de la Commission administrative nationale du SNCS, PSU, chercheuse CES) et Dominique Lahalle (secrétaire général du SNCS, PC, chercheur CES) allant dans ce sens14. Au-delà des faits, en partie contestés par Gurvitch15, on note que les trois chercheurs mis en cause attachent une très grande importance au jugement de Naville, tant ils prennent soin de se désolidariser, immédiatement, de Gurvitch en lui adressant un courrier (avec copie à Naville) ainsi qu’à Naville16.

8Dans le même ordre d’idées, les témoignages d’anciens techniciens et personnels administratifs font valoir un chercheur-patron marquant certes une distance mais par ailleurs « droit » et « respectueux », ce qui n’est pas sans lien avec son origine sociale bourgeoise17.

9Cette attitude en surplomb explique qu’on ne lui connaisse pas d’ennemi ou d’opposant fort au sein du CES bien qu’il s’inscrive dans des regroupements qui pourraient lui valoir des inimitiés (en tant qu’ancien trotskyste, que membre du comité politique national du PSU18 ; en tant que membre du SNCS, de l’équipe travail, de la génération des « vieux » chercheurs nés au début du xxe siècle, etc.). Les dissensions idéologiques notamment avec des membres du Parti communiste (par exemple avec Dominique Lahalle), réunis dans la section Paul Éluard du CES, ne génèrent pas de clivages définitifs. La nomination de Naville en tant que directeur-adjoint du Centre, apparemment sans qu’il y ait eu grande contestation interne, ne fait que corroborer cette légitimité acquise de l’intérieur pour représenter le laboratoire et, probablement, pour devenir un relais auprès du directeur Stoetzel moins présent au CES en raison de son investissement à l’Institut français d’orientation professionnelle (IFOP).

Les volontés d’autonomisation de la recherche

10Malgré cette reconnaissance par les pairs, les tensions qui opposent Naville à des membres du laboratoire ne manquent pas. En matière d’organisation de la recherche, son attitude semble osciller durant la période considérée ici. Jusqu’en 1967, la direction du laboratoire n’intervient pas sur les programmes de recherche mais conserve la mainmise sur la répartition interne des crédits, la construction des budgets et la répartition des vacataires. Ainsi, Stoetzel se garde-t-il de définir une véritable politique de recherche au sein du Centre, qui n’a pas de stratégie de soutien de candidature au CNRS par exemple, même s’il regrette parfois de ne pouvoir embaucher un chercheur et orienter ses recherches (par exemple, en sociologie des catastrophes19). En ce sens, il est soutenu par Naville qui voudrait donner des prérogatives de contrôle scientifique au directeur du laboratoire20. De même, ce dernier ne s’oppose-t-il pas aux interventions de Stoetzel qui cherche à contrôler l’embauche des vacataires et techniciens jusque-là du ressort des chercheurs. Ainsi, l’une de ses premières tâches de sous-direction est-elle de porter à la connaissance du Comité de direction, à la demande de son directeur, l’attribution des techniciens et des vacations21, parfois jugée comme un instrument de prestige des chercheurs et non comme un instrument de gestion scientifique22. Plus tard, il ne conteste pas davantage le pouvoir que s’octroie le directeur dans l’embauche des techniciens au CES23. Pourtant, ces mesures sont critiquées en interne par les organisations syndicales qui se plaignent de l’opacité du choix et de l’attribution des vacataires, ainsi que de la définition du budget.

11Par exemple, la section CGT demande en 1966 une « organisation centralisée et moins secrète » du recrutement des techniciens et une information sur les budgets du CES24.

12Le SNCS développe, en avril 1968, une campagne pour la participation des chercheurs à la gestion des laboratoires :

« Il y a un an, vous aviez accepté que les chercheurs du C.E.S. élisent une délégation permanente auprès de vous [souligné par Naville], pour améliorer les communications et le dialogue dans la maison »25.

13Depuis plusieurs années, des membres du laboratoire sont chargés d’assurer des liens avec la direction mais sans que cela soit suivi d’effets (V. Isambert-Jamati, M. Jollivet et J. Stumpf sont désignés en 1964 pour les réunions de contacts et de coordination avec la direction26, le conseil de laboratoire – imposé par l’administration du CNRS depuis 1966 – ne fonctionnant pas)27. La lettre de 1968 précise que ces mesures ne furent pas suivies d’effets notamment lors des choix de vacations et de paiement des vacances pour les vacataires. Un texte du SNCS accompagne la lettre et mentionne que la décision d’élire des représentants un an auparavant n’existe pas au CES en raison de l’absence d’assemblée générale des chercheurs et de la direction, et d’assemblée générale de l’ensemble du personnel. Au final, ce texte précise que la direction vient de refuser de recevoir les élus sur la question des répartitions des vacations et « le budget du C.E.S. demeure secret, alors que le budget général du CNRS est connu ».

14Si Naville semble soutenir une organisation de la recherche sous le contrôle d’une direction, il défend de manière systématique une administration sur des bases scientifiques, en contestant notamment l’absence de « contrôle scientifique » sur les crédits extérieurs28. De même, il critique le rôle des organisations syndicales aux élections du Comité national.

15Lors des élections de 1963, un conflit important oppose Naville à la section du SNCS. Le nouveau bureau propose de soutenir les candidatures de Naville et Henri Lefebvre en rang A et une liste de candidats possibles en rang B, que les adhérents doivent désigner dans des élections internes. Naville qui n’est pas élu lors d’un premier vote interne au SNCS en rang B s’oppose à cette pré-liste et critique fermement la prise de pouvoir du nouveau bureau. Pour éviter d’étendre le conflit, porté devant l’ensemble de la section, la section locale propose de recommencer les élections. Naville ne recueille que 4 voix sur 38 votants. Il se présente toutefois en rang B, défiant publiquement l’avis syndical, mais ne sera pas élu (il sera nommé). Durant ce conflit, Naville distingue l’action syndicale en usine et l’action syndicale dans l’administration et appuie sa démarche sur le principe de justification scientifique opposé au principe de justification syndicale de gestion de la recherche.

16Notamment, il déclare :

« À mes yeux, toute la procédure suivie dans cette question est peu conforme à l’intérêt des chercheurs. Le Comité National Scientifique du CNRS est avant tout un organisme scientifique. Le syndicat peut recommander certains noms parmi les candidatures, mais il doit laisser sa liberté de choix au corps électoral comme aux syndiqués, sans faire intervenir un principe disciplinaire qui paraît peu compatible avec le rôle de notre syndicat » (Lettre de Naville aux membres du Bureau Provisoire de la Section syndicale CES du SNCS, 5/12/1962)29.

17On voit donc à partir de ce différend que les postures méthodologiques de l’histoire des sciences, entre une histoire des idées qui appréhende la recherche comme une sphère autonome et une histoire qui interroge l’organisation des professions intellectuelles30, s’incarnent empiriquement. La revendication d’autonomisation de la recherche formulée par Naville s’oppose ici à une revendication de stabilisation des carrières des personnels non-statutaires en lien avec le contrôle syndical partiel du recrutement dans la recherche.

Les obstacles matériels à la construction d’une théorie générale

18Le modèle centralisé de gestion, sur base scientifique, s’accorde avec la vision d’une recherche collective. L’atomisation des recherches au CES est un problème récurrent depuis les années 195031. Tous les rapports internes, notamment ceux rédigés par Naville pour le Comité de direction, soulignent que si des équipes fonctionnent de manière collective au sein du CES (celles de sociologie des religions et de sociologie rurale), pour le reste, la plupart des chercheurs travaillent seuls et les échanges entre équipes sont rares. De nombreuses interventions témoignent de ce manque de recherches collectives au CES32. De ce point de vue – celui d’une ouverture scientifique et d’une confrontation des idées –, Naville a été porteur de plusieurs tentatives de mise en commun de résultats scientifiques ou de discussions des recherches en cours.

19Le groupe d’épistémologie sociologique, coordonné par Naville, est, à côté des diverses revues émanant du CES, la principale réussite en matière de collaboration scientifique et d’intérêt des débats internes, même si les intervenants sont encore trop sensibles au jugement des pairs. Son séminaire, le plus souvent mensuel, est organisé de 1963 à 1971. Y intervient une part importante des chercheurs du CES. Les séances sont publiées dans la revue Épistémologie sociologique (1964-1973)33. Toutefois, d’autres projets annoncés initialement, tel un colloque international sur « l’induction et l’expérience en sociologie » programmé pour 1965-1966, ne verront jamais le jour34.

20Naville organise également, avec Edgar Morin, une section audio-visuelle, ouverte à des chercheurs apparentés à d’autres laboratoires afin qu’ils se forment aux techniques de la prise de vue cinématographique et mettent en place des séminaires sur les problèmes méthodologiques de l’audiovisuel en sciences sociales35.

21Dans les thèmes qui lui sont plus proches, ceux de la sociologie du travail, Naville favorise des rapprochements entre chercheurs, notamment au travers du groupe de sociologie ouvrière et de sa revue Les Cahiers d’Études de l’Automation puis les Cahiers d’Étude de l’Automation et des Sociétés Industrielles (1957-1967). Mais les efforts déployés en ces domaines échouent, et la publication des Cahiers, à côté de la revue Sociologie du Travail, est suspendue par le CNRS faute de ventes suffisantes36. En fait, le groupe de sociologie ouvrière ou de sociologie du travail ne constituera jamais réellement un groupe de recherches mais un domaine de recherches composé de chercheurs indépendants37. Pourtant, très tôt Naville avait voulu réunir un pôle centré sur des recherches communes, sans parvenir à fédérer les forces. Dès les premières réunions du groupe de sociologie ouvrière, en 1957, Naville soumettait l’idée d’étudier collectivement l’organisation du service public38. Dix ans plus tard, lorsqu’il présente son projet « Aspects sociaux de la fonction du secteur public industriel en France : mécanismes et attitudes d’intervention, de participation et de jugement » à la Direction générale de la recherche scientifique et technique (DGRST) (action concertée « socio-économie du développement »), il comporte onze enquêtes différentes (par exemple une étude sur la notion de service, ou l’analyse secondaire des enquêtes budget-temps de l’INSEE). Ce projet comprend la mobilisation d’enquêtes réalisées par d’autres groupes du CES (groupe de sociologie rurale ou par Mattei Dogan), et prévoit de mobiliser six autres chercheurs du CES (Viviane Isambert, Odile Guilbot, Haroun Jamous, Dominique Lahalle, Henri Mendras, Mattei Dogan), auxquels il faudra ajouter deux collaborateurs techniques. Le coût est estimé à 212 000 francs sur deux ans.

22Au final, la section « socio-économie du développement » ne retiendra que le financement du projet « exploratoire » sur la Régie Renault pour un montant de 43 880 francs39. Ce projet, que Naville voulait compléter par un financement du Centre de Vienne pour l’étude des transformations des fonctions de l’association syndicale liée au développement technique40, donnera lieu à l’enquête coordonnée par Naville avec Jean-Pierre Bardou, Philippe Brachet, Catherine Lévy, et publiée sous le titre de L’État entrepreneur41.

23Bref, si Naville témoigne à de multiples reprises de ses intentions d’organiser collectivement la recherche, les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de ses espoirs42. Mais cela reflète peut-être davantage l’état de la recherche scientifique française, très atomisée, que sa situation spécifique.

24La tension que l’on peut repérer chez Naville dans l’organisation de la recherche (entre recherche organisée par le haut et recherches collectives) atteint son paroxysme lors de la crise de Mai 196843. Dès le 7 mai, il prend l’initiative de convoquer une réunion au CES qui se déclare en grève. En l’absence de Stoetzel qui quitte le CES à ce moment-là, Naville est désigné par la Direction générale du CNRS pour prendre la direction administrative du CES. Parallèlement, un comité de gestion est créé le 21 mai pour permettre aux jeunes chercheurs, aux ITA et aux non-statutaires de participer à la gestion du Centre. Ce comité, élu et sous contrôle de l’assemblée générale, répond aux critiques adressées par les organisations syndicales au fonctionnement opaque du CES, notamment en refusant « le secret » autour des crédits. Dans un premier temps, Naville semble en accord avec ce que les protagonistes présentent comme un foisonnement de confrontations dans le Centre. Ainsi accomplit-il avec le comité de gestion des actes administratifs courants (confirmations d’achats comme celui d’une photocopieuse, étude d’achat d’une caméra, mise en congé d’un an d’une employée du service dactylo, enquête préalable pour l’élaboration du budget 1969)44. Mais, très rapidement, le conflit entre Naville et le comité de gestion se déclare. Plus largement, ce sont deux versions de la recherche scientifique qui s’opposent. Naville défend la recherche sur contrats, gage d’une reconnaissance qui dépasse le cadre du CNRS45, tandis qu’elle est sévèrement critiquée par la sous-commission du CES « destinée à examiner les problèmes de structure de la recherche »46 ; Naville propose de créer des liens entre les laboratoires de sociologie en France pour bâtir un Institut national de sociologie47, alors que Jacques Maître, responsable SNCS, considère que cette proposition s’inscrit dans le droit fil des propositions de Georges Pompidou suggérant de démembrer le CNRS par découpage vertical48 ; Naville estime que le recrutement des vacataires et techniciens doit répondre à des exigences scientifiques49, les hors-statuts souhaitent publier les postes vacants pour attribuer un droit de priorité à ceux qui ont déjà travaillé au CES50. Plus fondamentalement, c’est le rôle attribué à chaque instance qui entraîne un conflit dès lors que le comité de gestion, s’appuyant sur l’assemblée générale, veut « assurer les pouvoirs ordinaires de la direction du CES »51. En conséquence, Naville reproche au Comité de le laisser à l’écart des décisions52 et à certains membres du Comité de vouloir acquérir des responsabilités personnelles sous couvert d’un engagement collectif53. Ces reproches sont contestés même si le ton reste déférent.

25Naville présente sa démission dès la fin du mois de juillet 1968, il est remplacé par Raymond Boudon, signe de l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs. C’est l’occasion ratée d’assurer le passage d’un mode d’organisation de la recherche, autour de « patrons », vers une recherche plus distribuée en voie de professionnalisation. Plus généralement, l’exemple de l’administration du CES par Naville souligne l’ambivalence du travail complexe des organisateurs de la recherche durant les années 1960. Il compte parmi ceux qui ont tenté de coordonner par le haut les recherches autour de programmes communs, et de promouvoir les échanges intellectuels, tout en continuant à poursuivre leurs propres recherches. Ce parti pris ne sera pas contesté par les nouvelles instances de Mai 1968 qui s’attaqueront toutefois à l’organisation centralisée de la gestion de la recherche, associée aux patrons de l’ancienne génération. La position d’entre-deux de Naville explique probablement les difficultés qu’il a rencontrées pour faire émerger les projets généraux et collectifs qu’il a défendus durant les années 1960. D’un côté, il administre la recherche dans de nombreuses instances, de l’autre, il n’occupe pas les places les plus centrales de la discipline comme Stoetzel au CES, ou les universitaires au Comité national, ou encore celles que la nouvelle génération (celle de l’entre-deux-guerres) occupe dans les comités de rédaction des revues consacrées (par exemple, Sociologie du Travail) et plus encore à la DGRST ou plus généralement dans les instances de financement54.

Notes de bas de page

1 Le terme « d’administration » est ici pris dans son sens large qui recouvre autant les activités de direction, de gestion et d’organisation de la recherche.

2 Notamment, Alain Drouard, « Réflexions sur une chronologie : le développement des sciences sociales en France de 1945 à la fin des années soixante », Revue Française de Sociologie, 1982, XXIII, p. 55-85 ; – Johan Heilbron, « Pionniers par défaut ? Les débuts de la recherche au Centre d’études sociologiques (1946-1960) », Revue Française de Sociologie, 1991, no 3, p. 365-379 ; « Reconstruction de la sociologie française 1945-1960 », Revue Française de Sociologie, 1991, no 3, p. 319-456 ; – Jean-René Tréanton, « Les débuts du Centre d’études sociologiques, 1946-1955 (suite) », Revue Française de Sociologie, 1992, no 3, p. 487-495 ; – Jean-Michel Chapoulie (dir.), Sociologues et sociologies. La France des années 1960, Paris, L’Harmattan, 2006. On pourrait ajouter à ce bref panorama, les récits autobiographiques des protagonistes de l’époque qui relatent les premiers pas de la sociologie française d’après-guerre (cf. la bibliographie de Patricia Vannier, Un laboratoire pour la sociologie ? Le Centre d’Études Sociologiques (1946-1968) ou les débuts de la recherche sociologique en France, Thèse de Sociologie, Université Paris 5, 1999).

3 Anselm Strauss, « Work and the Division of Labor », The Sociological Quarterly, vol. 26, no 1, 1985, p. 1-19.

4 « Rapport complémentaire préparatoire à la réunion du Comité de Direction du CES », 7 juillet 1967, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 2. Conseils de labo et comité de direction, Archives Pierre Naville, Bibliothèque du CEDIAS-Musée Social, Paris [abrégées par la suite en APN].

5 Le dépouillement de ces archives a été partiellement mené dans le cadre de vacations pour l’enquête réalisée par Philippe Masson sur la sociologie française, 1959-1970.

6 Par exemple, la direction du CES est incapable d’évaluer les financements extérieurs du Centre (dont le volume se situe entre 100 et 200 millions d’anciens francs) PV du Comité de direction du CES, 7 juillet 1967. APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967).

7 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967).

8 Archives nationales [abrégées par la suite en AN], PV du Comité national du CNRS, section « section de sociologie et psychologie sociale », puis « sociologie-démographie », versements du CNRS 1978309, carton 18, Ministère des universités, CNRS. Cf. également l’entretien de Pierre Naville par Elisabeth Pradoura, 18 février 1987 (http://picardp1.ivry.cnrs.fr/Naville.html).

9 Par exemple, APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967), PV du Comité de direction du CES, 16/3/1965 et 7 juillet 1967.

10 APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES », « Rapport du CES d’une réunion restreinte sur problèmes de documentation au CES », 10 juillet 1964.

11 APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES », « Problèmes du CES » (rapport de la commission syndicale des chercheurs), avril 1967, 5 p. : « […] Nous arrivons à ce paradoxe de locaux surchargés et cependant assez souvent vides, les chercheurs préférant travailler et surtout recevoir chez eux plutôt que de venir au CES ».

12 Pierre Naville et collab., Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, t. I, 1961, 468 p. ; t. II, 1962, 439 p.

13 Le seul contre-exemple est fourni par la correspondance avec Edgar Morin qui le tutoie et utilise un ton plus relâché. APN, Dossier II, Correspondances, Edgar Morin (Nahoum).

14 APN, Dossier ILVII, Correspondance de P. Naville avec le syndicat des chercheurs scientifiques 61-63. Copie de lettre de P. Naville à D. Lahalle, 4/12/1961.

15 APN, Dossier ILVII, Correspondance de P. Naville avec le syndicat des chercheurs scientifiques 61-63. Copie de lettre de G. Gurvitch à D. Lahalle, 7/12/61.

16 APN, Dossier ILVII, Correspondance de P. Naville avec le syndicat des chercheurs scientifiques 61-63. Lettre de D. Lahalle à P. Naville, 7/12/61 ; Copie de lettre de D. Lahalle à G. Gurvitch, 7/12/61 ; copie de lettre de V. Isambert-Jamati à Gurvitch, 7/12/61.

17 Pour des exemples de relations directes des classes supérieures à l’égard des catégories subalternes, cf. Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, 2000 ; – Ray Gold, « Janitors versus Tenants : A Status-Income Dilemma », American Journal of Sociology, March 1952, p. 486-493.

18 Marc Heurgon, Histoire du PSU. La fondation et la guerre d’Algérie (1958-1962), Paris, La Découverte, 1994, 444 p.

19 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 7 juillet 1967.

20 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). Naville propose ainsi en comité de direction que le directeur joigne une note aux dossiers scientifiques des chercheurs (PV du Comité de direction du CES, 7/07/1967).

21 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 12/6/1963.

22 APN. Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 22/2/1963.

23 PV du Comité de direction du CES, 26/4/1967.

24 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). Lettre de la section CES de la CGT des techniciens du CNRS, 30/11/1966. APN, Dossier XXXIV, Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967), Conseils de labo et comité de direction.

25 APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES ». Copie d’une lettre adressée à J. Stoetzel par le SNCS, section CES, 18/4/1968.

26 APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES ». Lettre de F. Isambert et M. Jollivet à J. Stoetzel, 27/11/1964.

27 Le conseil de laboratoire comprend Mattei Dogan, Joffre Dumazedier, Madeleine Guilbert, Viviane Isambert, Paul Maucorps, Henri Mendras, Edgar Morin, Émile Poulat, Maximilien Rubel. Le rapport précise notamment que « sauf exception, les postes de techniciens et les vacations semblent répartis surtout à l’ancienneté et au grade ». Et d’ajouter qu’il convient de rationaliser le collectif d’enquêteurs en ne prenant pas les techniciens pour dépouiller les enquêtes. La bonne organisation du travail de recherche empirique serait : un technicien très qualifié responsable de l’équipe (organisation et formation), trois ou quatre techniciens à temps plein pour les enquêtes et un fichier d’enquêteurs à Paris et en province (vacations). APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES ». « Problèmes du CES » (rapport de la commission syndicale des chercheurs), avril 1967, 5 p.

28 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 7 juillet 1967.

29 Sur l’important échange de lettres occasionné par ce conflit, voir : APN, Dossier ILVII, Correspondance de P. Naville avec le syndicat des chercheurs scientifiques 61-63. Sur la comparaison avec l’action syndicale du secteur privé, cf. APN, Copie de lettre de P. Naville à D. Lahalle, 8/1/1963.

30 Gisèle Sapiro, « Les professions intellectuelles entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le Mouvement social, no 214, 2006, p. 3-16.

31 Par exemple, « Le problème du travail en équipe », Bulletin de liaison des chercheurs du CES, 1954, no 2, p. 21-23 et H. Chombart de Lauwe, « Le problème général du travail en équipe posé à partir d’une expérience », Bulletin de liaison des chercheurs du CES, 1954, no 4, p. 12-18 (cités par Patricia Vannier, thèse citée, p. 223-226).

32 J. Stoetzel qui mentionne que ce modèle collectif existe à l’IFOP (PV du Comité de direction du CES, 7 juillet 1967. APN. Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux, 1962-1967). Le constat est partagé par le SNCS, « Problèmes du CES » (rapport de la commission syndicale des chercheurs), avril 1967, 5 pages. APN, Dossier VIII, Correspondance CNRS 1964-1968, Sous-dossier « Correspondance, textes, CES ».

33 APN, Dossier XXXV, Groupe d’épistémologie sociologique. Feuille de présence et compte rendu (1962-1972).

34 APN, Réunions du 26/11/1963 et du 20/12/1963.

35 APN, Dossier XXXIV, Gestion du Centre d’Études Sociologiques, CES : section audiovisuelle.

36 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 24/11/1967.

37 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 24/11/1967.

38 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 4. Groupe de sociologie ouvrière. PV du groupe de sociologie ouvrière 10 mai 1957.

39 AN, DGRST, Dossier 19770321, article 130. Réunion du 23 octobre 1967, PV des réunions du Comité « Socio-économie du développement ».

40 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 4. Groupe de sociologie ouvrière. Feuille de P. Naville, 10/11/1969.

41 P. Naville, J.-P. Bardou, Ph. Brachet, C. Lévy, L’État entrepreneur. Le cas de la Régie Renault, Paris, Anthropos, coll. « Sociologie et travail », 1971, 459 p.

42 Pour compléter ce bref panorama, il conviendrait de lier l’organisation collective à la particularité de son vaste « réseau » intellectuel international qui n’inclut pas les grands centres de recherche américains.

43 Patricia Vannier consacre un passage (p. 293-313) de sa thèse à cette période (cf. thèse citée note 2). Les documents mobilisés proviennent de : APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 3. CES Documents sur l’organisation lors des événements de mai-juillet 68.

44 Rapport d’activité et d’orientation du comité de gestion.

45 APN, Dossier XXXIV, Gestion du centre d’études sociologique, 1. Comité de direction : procès-verbaux (1962-1967). PV du Comité de direction du CES, 26/4/1967.

46 Sous-commission du CES destinée à examiner les problèmes de structure de la recherche, 4/5/1968, 3 pages dactylographiées : « Le chercheur, par la voie des contrats, qu’ils soient CNRS ou crédits extérieurs, est amené à être une main-d’œuvre intellectuelle au service des demandes politiques et technocratiques, et dont le produit et l’initiative lui échappent. […]. C’est non seulement une critique de la pratique des contrats, mais autant d’une généralisation des travaux en sociologie, même financés directement par le CNRS ».

47 APN, Propositions pour une orientation du CES, P. Naville, 14/6/1968.

48 APN, Note de J. Maître, 24/6/1968.

49 APN, Note en réponse à P. Naville, 30 mai 1968.

50 APN, Rapport d’activité et d’orientation du comité de gestion du CES, 6/1968.

51 APN, Lettre du comité de gestion à P. Naville, 25/5/1968.

52 APN, Note de P. Naville, 3/7/1968, Note du comité de gestion à P. Naville, 4/7/1968, motion votée par l’assemblée générale, 5/7/1968.

53 Cf. l’émouvante lettre de défense et de justification de V. Isambert-Jamati à P. Naville (8/6/1968) qui renvoie les erreurs du comité de gestion à l’inexpérience des membres peu intéressés par les postes de pouvoir.

54 Philippe Masson, « Le financement de la sociologie française : les conventions de recherche de la DGRST dans les années soixante », Genèses, no 62, p. 110-127 ; – Alain Chatriot, Vincent Duclert, « Fonder une politique de recherche : les débuts de la DGRST », in L’État à l’épreuve des sciences sociales, Paris, La Découverte, 2005, p. 23-36.


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