Le marxisme de Naville
p. 171-181
Texte intégral
1Pierre Naville est monté plus d’une fois sur les barricades pour défendre Marx et le marxisme. Opposé au « marxisme stalinien », il ne manquait cependant pas de s’insurger contre l’édulcoration du marxisme par ceux-là même qui tentaient pourtant de séparer le marxisme de son inscription soviétique. Il s’est ainsi trouvé critiqué comme tenant d’une conception « mécaniste » du marxisme, sinon taxé de dogmatisme, par des proches, en principe, de ses positions intellectuelles et politiques. D’autant plus paradoxalement peut-être, qu’à la différence des pratiques de l’époque, Naville recourt beaucoup moins à des références et à des citations de Marx que la majorité de ses congénères. Bien sûr l’usage qu’il fait de Marx est si inhabituel à son époque, que le « marxisme » de Naville sera la source d’incompréhensions et d’équivoques multiples.
Marx et le marxisme
2Naville se méfie de l’idée même de faire une science de la pensée d’un homme désigné par son nom. Cela conduit, dit-il, à la scolastique et à l’idolâtrie. Il se résignera cependant à désigner par marxisme le développement des sciences sociales à partir de la méthode établie par Marx, mais pas seulement par lui. Marx avec Engels, mais aussi avec beaucoup d’autres auteurs de son époque, des prédécesseurs et des épigones ou des critiques, qui se sont inscrits dans son sillage1. Derrière Marx on trouve, en fait, une synthèse des sciences sociales de l’époque. De l’économie politique classique à la philosophie, de l’évolutionnisme de Darwin à l’anthropologie, renoncer à Marx serait aussi l’oubli d’auteurs, de doctrines et de théories qui prennent leur signification à travers son œuvre.
3L’histoire permet de conclure plus d’un siècle après Marx, selon Naville, qu’il ne s’agit pas seulement de l’œuvre d’un auteur éminent dont les idées novatrices pour son temps seraient datées une fois pour toutes, mais d’une orientation au fondement des sciences sociales qui ne se limite pas à développer une conception de la société mais porte simultanément sur les façons de la transformer.
4Si bien que les sciences sociales peuvent sans doute difficilement occulter, non seulement l’apport de Marx mais aussi du marxisme. Le projet de Naville va cependant au-delà. À l’opposé de la pratique académique réduisant la sociologie à une science dont l’objectivité résiderait dans son absence d’engagement, c’est-à-dire à sa neutralité dans les conflits sociaux, Naville s’inscrit dans la perspective « d’une science sociale d’inspiration marxiste » et tente de poser la question de l’objectivité dans des termes différents.
5La démarche universitaire « redécouvre sous une forme édulcorée, extrêmement timide et faible » écrit-il, « des problèmes qui sont débattus depuis très longtemps dans le mouvement socialiste ». La sociologie académique lui paraît en conséquence « un décalque » des débats approfondis qui se déroulent dans le marxisme. Les militants dans les syndicats et dans les autres organisations, selon Naville, sont confrontés aux questions sociales dans des conditions qui leur permettent souvent de mieux appréhender le monde social que les chercheurs, « souvent des marxistes échaudés » qui, se contentant d’une approche descriptive à l’aide de « petites techniques », apportent des résultats partiels sans capacité de généralisation2.
6Dans les sciences sociales, soutient Naville, en raison autant de la nature des connaissances que de la position des chercheurs, « l’objectivité n’est pas seulement de fait, mais aussi de valeurs et d’opinions ». En conséquence, elle ne peut se priver de confrontations et de conflits. D’ailleurs, écrit-il, dans les sciences de la nature où, dit-on, s’établit « un accord sur la vérité et la réalité des faits », celles-ci ne sont-elles pas aussi traversées par des courants et leurs découvertes ne sont-elles pas aussi controversées avant de s’imposer ? Si bien que l’objectivité, qui est au fondement de toute recherche, ne peut s’abstenir dans les sciences sociales, ni de prendre position ni de confrontations3.
Marx critique du capitalisme et du socialisme d’état
7De l’aliénation à la jouissance4, publié en 1954, est l’un de ses livres majeurs, ouvrage inaugural de son Nouveau Léviathan. Il a comme sous-titre La genèse de la sociologie du travail chez Marx et Engels. Selon Naville, Marx n’est pas parti, dans sa démarche, d’une analyse du travail mais il y a abouti. La reconstitution de la trajectoire de la pensée de Marx et Engels forme donc ici le cœur de sa méthode et lui permet de remonter aux racines du débat qui divise la société autour du travail.
8Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Pierre Naville précise le sens de sa filiation à Marx, qui est en même temps une distanciation. Marx est à l’origine d’un « monument intellectuel » exprimé en son temps. La « pensée marxienne » (celle de Marx) constitue « une ouverture, une préface » à la pensée marxiste. Le marxisme est devenu la pensée contemporaine, en ce sens qu’il constitue « un développement, une progression, peut-être une métamorphose » de celle de Marx. Il se peut cependant qu’à l’avenir, le nom de Marx lui-même disparaisse des sciences sociales5. Pour sa part, Naville tente de se saisir de cette pensée, d’abord comme une puissante méthode d’investigation.
9Par la suite, lorsqu’il publie Le salaire socialiste, deuxième tome de son Nouveau Léviathan6, il recourt toujours à Marx pour comprendre le fonctionnement du système soviétique. Contrairement au marxisme professé par les communistes, il pense que la critique de Marx permet également la compréhension du socialisme pratiqué à l’Est. Il explique dans sa préface que l’analyse du « socialisme d’état » est nécessaire à la compréhension du capitalisme de notre temps. En effet, Marx en soumettant à l’analyse critique les transformations sociales de son époque pose la question de l’articulation des lois de l’accumulation du capital et de celles de la concurrence.
10Dans la mesure où celles-ci ne se confondent pas, c’est dans les formes diverses de leur articulation que l’on peut saisir les formations sociales contemporaines, « marchandes » ou « planifiées ». Dès lors, derrière l’apparente division du monde en deux camps, l’un capitaliste et l’autre communiste, Naville discerne un entremêlement de structures inachevées ajustées par des alliances et des états7. La planification n’est pas étrangère aux économies de marché ni le marché aux économies planifiées, même si, de part et d’autre, plan et marché interviennent dans des proportions et dans des arrangements très différents. Si bien que l’articulation des lois de l’accumulation du capital et des lois de la concurrence permet de saisir les formes contradictoires de la généralisation du rapport salarial. Ainsi, Naville soutient-il non seulement l’existence d’un salaire socialiste, mais il en fait aussi, tout comme du salaire capitaliste, une composante instable et transitoire du rapport salarial.
Refus de la scolastique
11Dans Psychologie, marxisme, matérialisme, paru en 1946, Naville ne cherche pas chez Marx et Engels la genèse d’une sociologie du travail et il ne recourt pas à Marx, comme théorie critique du capitalisme et du socialisme d’état. Il répond par ce livre à Henri De Man qui voulait « substituer aux analyses du Capital une psychologie subjectiviste et idéaliste soi-disant en accord avec les conclusions de la science moderne »8. Naville s’attaque en même temps aux versions « humanistes » qu’il qualifie de « prêchi-prêcha endormeur » et « philosophique » du marxisme qui « donnait satisfaction à tout le monde » puisque l’on faisait signifier aux mots ce que l’on voulait. Les tentatives d’édulcorer le marxisme, même partant de l’intention louable de le démarquer du stalinisme, le dépouillent, selon lui, de ses capacités subversives et critiques. Il y recherche, au contraire, une méthode pouvant permettre de saisir « la structure objective, c’est-à-dire construite et contrôlable, des événements du monde objectif »9.
12L’entreprise tentée par De Man10 est de procéder à une critique des fondements du marxisme menée du dedans de la doctrine. Elle repose, selon Naville, sur une analyse dénaturée du marxisme le réduisant à une causalité mécaniste, qui serait d’ailleurs inhérente à toute la pensée matérialiste. En fait, soutient Naville, pour se soustraire au matérialisme, De Man a dissocié le monde matériel de l’activité humaine. En réduisant celle-ci à la seule subjectivité individuelle, il a opéré un divorce entre la société et la conscience individuelle. La seule réalité devient l’homme subjectif soumis à ses désirs, alors que les facteurs socio-économiques sont considérés par De Man comme des abstractions. À l’opposé, pour Naville, la notion de causalité comme action réciproque reste la base de toute science et plus généralement de toute compréhension du réel. En conséquence, il s’agit « de trouver des rapports de causalité au sens le plus général », c’est-à-dire de définir « une forme variable de liaisons entre divers ordres de phénomènes »11. C’est précisément la démarche scientifique qui permet de révéler la forme et la structure de ces liaisons.
13« La démarche scientifique » proposée par Naville comme sa défense de la psychologie du comportement ont donné lieu à toutes les équivoques. Sa méthode ne manquera pas d’être qualifiée de scientiste d’autant plus que le béhaviorisme qu’il défendait était compris à l’époque comme une causalité réduite au stimulus et à la réaction. Sa pensée pouvait en conséquence être présentée comme entachée d’un déterminisme simpliste au même titre que les versions staliniennes du marxisme qu’il combattait. Or, les rapports de causalité définis en termes « d’action réciproque » et procédant de « formes variables de liaisons » rappellent plus les configurations sociales de Norbert Élias que les formes de causalité promues par le marxisme soviétique.
14Ce livre suscitera de nombreuses critiques. Curieusement, dira Naville dans sa préface à la deuxième édition, les objections lui seront toujours faites au nom du marxisme. Ses détracteurs le taxeront de « scientiste », « mécaniste », « psychologiste » et de « matérialiste vulgaire ». Pour Les Temps modernes, le livre de Naville témoigne « d’une conception non philosophique du marxisme ». Lucien Goldmann le déplore à son tour :
« Malheureusement, malgré sa pénétration et son indépendance de pensée, M. P. Naville subit dans une très forte mesure les tendances mécanistes du marxisme contemporain ».
15Cette polémique comporte pour Pierre Naville un double enjeu. Il affirme d’abord son refus du dogmatisme scolastique. Le marxisme scolastique est, à ses yeux, celui qui cherche à établir une concordance entre les formulations de Marx et les résultats empiriques des recherches en sciences sociales. Ensuite, il souhaite discuter « les rapports possibles entre le matérialisme dialectique et la psychologie ». En conséquence, il propose une tout autre attitude :
« Elle consiste à partir des faits et des théories nouveaux […], de rechercher en quoi ils viennent développer, enrichir et parfois modifier ou rectifier notre conception d’ensemble de la vie humaine et universelle et de ses lois, quitte à ne pas toujours coller aux textes consacrés. »12
Une méthode d’investigation
16Pierre Naville n’était pas, à l’origine, sociologue. C’est parce qu’il ne trouvait pas de place parmi les psychologues qu’il fera une carrière en sociologie. Ses recherches visaient à éprouver et prolonger les méthodes béhavioristes. C’est précisément dans les théories dénigrées de Watson qu’il trouvera la démarche qui le conduira à sa propre méthode : une sociologie des relations.
17L’objet de Psychologie, marxisme, matérialisme n’était pas, selon Naville, de discuter de philosophie, mais de « préciser les rapports possibles entre le matérialisme dialectique et la psychologie considérée comme science naturelle »13. Ce qui se trouve en effet au centre du débat ne réside pas seulement dans le rejet par De Man du marxisme mais dans le rejet de la validité même de la pensée rationaliste et matérialiste, soumise aux assauts de la psychologie : celle-ci s’impose comme science nouvelle, ouvrant la voie à un idéalisme qui devient le fondement d’un irrationalisme qui a pris « le visage particulièrement repoussant de la mythologie fasciste »14. Dès lors, Naville se propose de montrer, à travers la polémique qu’il engage, comment peut se concevoir une discussion de la pensée marxiste dans le domaine de la psychologie que Marx et Engels n’avaient pas exploré.
18Pierre Naville rencontre ainsi la psychologie tout au long de son itinéraire intellectuel. Il la rencontre dans le surréalisme, dans la psychologie du comportement, la psychanalyse, et dans le marxisme à travers Politzer. Mais il voit aussi dans cette « nouvelle science », le cheval de Troie des courants rétrogrades et idéalistes à l’opposé des Lumières et du matérialisme. Son objectif sera dès lors, en particulier dans Psychologie, marxisme, matérialisme, de déspiritualiser et de désubjectiver la psychologie. Il ne se livre pas cependant pour ce faire à une interprétation du marxisme qui lui serait propre mais il appelle en quelque sorte Marx à son secours pour répondre aux questions auxquelles il se trouve confronté. Son problème n’est pas de présenter une version « vraie » du marxisme qui réfuterait la présentation « fausse » qu’en fait De Man et qui validerait une psychologie du comportement qui lui est chère. Sa démarche consiste au contraire à déconstruire la présentation que fait De Man du marxisme, pour ensuite puiser, dans Marx et dans la psychologie du comportement, les bases d’une sociologie des relations.
19Cette polémique éclaire le rapport de Naville à Marx. Il est un défenseur acharné du marxisme quand la critique a pour enjeu l’abandon de ses acquis au prix d’une régression de la pensée. Il est en même temps à l’affût des faits comme des théories susceptibles de renouveler le marxisme et d’ouvrir des horizons nouveaux, fussent-ils en dehors du marxisme.
20Pierre Rolle a bien mis en évidence ce cheminement15. Dans la psychologie de Watson qui vise à élucider les rapports entre le stimulus et la réponse, Naville trouvera les éléments lui permettant d’observer les relations entre les hommes et les machines16. Ses recherches le conduiront alors à la mise en évidence de la déconnexion des actes humains, d’une part, mécaniques d’autre part, dans les activités de travail. Partant de l’analyse rigoureuse du stimulus et de la réponse dans la perspective de Watson, il en arrivera à formuler ainsi une véritable sociologie des relations, où celles-ci ne se limitent ni aux pôles qui les définissent, à savoir l’opérateur et son poste de travail, ni aux seuls contrats rationnels conclus par des individus supposés égoïstes par nature. Ainsi, c’est dans les relations qui le constituent que l’on pourra penser l’homme dans une perspective matérialiste et non dans quelque conception transcendante, que celle-ci se réfère à l’esprit, à l’éthique ou encore à la nature humaine.
Activité scientifique et engagement politique
21Qu’il s’agisse de « l’espérance mathématique » que laisse entrevoir, en particulier par l’écriture automatique, le surréalisme17, de la psychologie du comportement que lui fait découvrir Watson, de ses recherches sur le travail, ou de son engagement révolutionnaire, le projet intellectuel de Pierre Naville présente une grande unité derrière l’extraordinaire diversité des champs qu’il explore. À la suite de Diderot, de D’Holbach et bien sûr de Marx, il se situe bien dans le camp d’un matérialisme rebelle.
22Il n’y a pas, selon Naville, d’amalgame à effectuer entre positions politiques et méthode scientifique. Le champ politique demeure cependant le terrain par excellence de validation des énoncés que la science permet d’élaborer. Au scientisme qui consiste à choisir des éléments dans la théorie et l’histoire pour justifier des pratiques déjà à l’œuvre, Naville oppose la voie difficile de la validation par le politique. Mais c’est précisément parce que cette validation se situe à l’opposé des idées dominantes, qu’avoir raison n’est synonyme ni d’agrégation par les groupes dominants ni par ceux de l’opposition. Naville ne se contente pas d’avoir une posture minoritaire dans les champs intellectuels et politiques, il est aussi toujours minoritaire dans son propre camp.
23Le rapport de l’intellectuel à la politique est développé par Naville dans La Révolution et les intellectuels qui rassemble notamment les textes relatifs à ses polémiques avec André Breton en 1926 et 1927 et avec Jean-Paul Sartre en 1956. À l’opposé de l’idéalisme qui présuppose « que ce qui arrive devait arriver »18 puisque l’esprit fait tout et entérine les événements accomplis, l’intellectuel se doit au contraire de saisir les conditions de l’action sociale et politique.
24Selon Naville, la critique objective peut transformer les événements. Si bien que ni les « événements » ni les « processus historiques » ne sont inéluctables. C’est précisément l’élucidation de leurs déterminants qui permet aux individus et aux groupes de tenter de les infléchir et de les maîtriser19.
25La critique n’a surtout pas de « domaines réservés » écrit-il. En ce sens, si l’intellectuel peut être communiste, « l’intellectuel communiste », par contre, est un non-sens. Pour vivre, la science a besoin de liberté, de démocratie, de conflits et de contradictions20.
26Par cette démarche, il se place à l’opposé des philosophies subjectivistes de la praxis basées sur l’action du sujet libre, et notamment de Jean-Paul Sartre. Il tente en fait de fonder, selon les termes de Michel Verret, une « raison résistante »21. C’est chez Marx que Naville trouve les fondements de cette posture intellectuelle, à savoir la mise en cause de l’ordre social par l’action et la vie même de la société. La force de Marx écrit-il est d’avoir compris que la société est en mouvement, « qu’elle se transforme, et par conséquent peut être transformée »22.
Transformer la société pour la comprendre
27Jean-Marie Vincent avait utilisé naguère une formule de Karl Korsch, pour caractériser la sociologie de Pierre Naville : « seuls ceux qui veulent quelque chose socialement sont capables de voir sociologiquement ». Comme pour justifier cette assertion, Naville soutient précisément que ce qui distinguait le marxisme de « la sociologie officielle » était précisément l’idée de « transformation sociale ». Il ne s’agit pas de s’inscrire dans un sens de l’histoire préfiguré par le marxisme, mais de la conviction selon laquelle la société est réformable, que le sens de ces réformes peut être objet de controverse, mais qu’elles sont inséparables « d’une conception d’ensemble de la société »23.
28Le marxisme pourrait être crédité de deux avantages décisifs sur les sciences sociales académiques. Il constitue d’abord, aux yeux de Naville, une « synthèse scientifique ». Le Capital, en débordant l’économie politique, a réintégré celle-ci dans les sciences sociales. Si bien que l’apport du marxisme à l’économie comme à la sociologie et à la philosophie réside dans le décloisonnement des disciplines enfermées jusque-là dans l’académisme. Si bien que c’est « l’universalisation des données » qui devrait permettre dans un avenir qu’il espère sans doute proche des perspectives nouvelles pour les sciences sociales.
29C’est aussi dans le marxisme que se développent les véritables controverses. Les découpages académiques réduisent à des champs arbitrairement parcellaires la compréhension des phénomènes sociaux et se réservent seuls la possibilité d’en débattre. Si bien que le débat reste par définition convenu en leur sein et que les disciplines s’ignorent dans les universités. Au contraire, ce sont les controverses entre marxistes, qu’ils fassent partie du monde académique et intellectuel ou qu’il s’agisse d’acteurs et de militants engagés dans l’action, qui offrent les balises permettant de comprendre les transformations de la société.
30Naville fait remarquer qu’à l’époque de Marx l’évolution sociale et les révolutions ne pouvaient être appréhendées que sous l’angle « d’un déterminisme assez étroit ». Il plaide en conséquence pour une conception toute autre qui tienne compte des variantes, des choix, des alternatives et des possibilités multiples de l’évolution sociale. Si bien que le marxisme, comme toute autre pensée « est susceptible de rectification sur certains points », doit faire l’objet de controverses et doit sans doute être dépassé.
« Une science sociale d’inspiration marxiste »
31Invité à s’exprimer d’un point de vue théorique sur les rapports entre marxisme et sociologie, Naville répond d’une manière paradoxale. D’abord, selon lui, la théorie de Marx combine « toutes sortes d’ingrédients tirés de diverses sciences, de l’économie politique classique, et pas seulement des sciences que nous appelons maintenant des sciences humaines, mais aussi des sciences naturelles ». Dès lors, il nous convie plutôt à récuser une sociologie cloisonnée dans des frontières disciplinaires. Ensuite, la société comme objet d’étude n’est pas formée d’un assemblage d’hommes et de femmes, mais ceux-ci constituent les relations qui forment la société. Les sciences sociales sont amenées à étudier objectivement ces relations même si ce sont les hommes qui les expriment. Enfin, le développement d’une science sociale objective ne peut faire abstraction des groupes sociaux qui constituent la société. Elle est en conséquence une science des pratiques sociales24.
32On distingue habituellement l’objet des sciences sociales de celui des sciences naturelles dans le fait que les « objets sociaux » sont différents des « objets naturels », dans le sens où ils sont intelligents et inter-agissent avec l’observateur et que celui-ci ne peut se différencier des « objets sociaux » qu’il décrit. Isabelle Stengers met en garde en conséquence par rapport au danger qu’il y avait à appliquer les critères de rigueur des sciences naturelles aux sciences sociales. La posture qui consiste à se différencier des objets conduirait dans le cas des sciences sociales à réduire et en conséquence à disqualifier la complexité des « objets humains ». Alors que les sciences naturelles font converger sciences et techniques, pouvoir de connaître et de transformer, la conséquence de l’abandon par les sciences sociales de cette fausse ressemblance serait de faire diverger « pouvoir de connaître » et « pouvoir de transformer ». Lorsque seuls ceux qui « connaissent » sont habilités à « transformer », les autres, qualifiés, ou plutôt disqualifiés, puisqu’ignorants, seraient de ce fait privés de leurs capacités politiques25.
33S’appuyant sur Marx, Naville se situe sur un plan différent en prenant pourtant, tout comme Isabelle Stengers, le parti des mouvements et des pratiques sociales contre le pouvoir de la théorie. Celle-ci procède des mouvements de la société. Il revient en conséquence à la théorie, dans la perspective de Naville, de faire ses preuves dans le processus de transformation sociale. Il peut écrire alors « qu’il ne lui coûte rien » de voir le marxisme évoluer et se transformer. La théorie de Marx n’est pas une philosophie de l’histoire, ni une science de l’économie, mais une théorie critique des transformations des sociétés humaines.
34La recherche d’une possibilité de « science sociale d’inspiration marxiste » s’inscrit d’emblée en faux par rapport aux cloisonnements disciplinaires. Dans la mesure même où, théories, idéologies, valeurs et obligations s’entrechoquent dans les « objets sociaux », l’objectivité passe nécessairement par la nécessité « de faire intervenir activement les groupes sociaux qui sont des constituants de la société ». Dès lors, « les idées expérimentales qui sont à la base de la pensée de Marx »26 forment non pas un aboutissement mais un point de départ pour une science des pratiques sociales. À ce titre elles peuvent non seulement être un instrument permettant d’intervenir sur les questions politiques du moment, mais la validation des théories comme des résultats ne peut se faire qu’à travers les controverses qui les traversent.
Notes de bas de page
1 Claude Lefort, Serge Mallet, Edgar Morin, Pierre Naville, Marxisme et sociologie, Avant-propos de Jean-Marie Vincent, Les Cahiers du centre d’études socialistes, nov.-déc., 1963, p. 26.
2 Ibid., p. 29.
3 Ibid., p. 30.
4 Pierre Naville, Le Nouveau Léviathan, 1. De l’aliénation à la jouissance, La genèse de la sociologie du travail chez Marx et Engels, 2e éd., Paris, Éditions Anthropos, 1967, 514 p.
5 Ibid., p. IV.
6 Pierre Naville, Le Nouveau Léviathan, 2. Le salaire socialiste, vol. I. Les rapports de production, Paris, Éditions Anthropos, 1970, 584 p. ; Id., Le Nouveau Léviathan, 3. Le salaire socialiste, vol. II. Sur l’histoire moderne des théories de la valeur et de la plus-value, Paris, Éditions Anthropos, 1970, 493 p.
7 Cette question a été développée par Pierre Rolle. Voir à ce sujet : Le travail dans les révolutions russes. De l’URSS à la Russie : le travail au centre des changements, Lausanne, Éditions Page deux, 1998.
8 Pierre Naville, Psychologie, marxisme, matérialisme. Essai critique, Paris, Marcel Rivière, coll. « Bibliothèque philosophique », 1948, 2e ed., p. 48. Sur la critique d’Henri De Man par Pierre Naville, voir notre article : « Pierre Naville contre Henri De Man : à propos de “psychologie, marxisme, matérialisme” », in Michel Burnier, Sylvie Célérier, Jan Spurk (dir.), Des sociologues face à Pierre Naville ou l’archipel des savoirs, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 17-32.
9 Pierre Naville, Psychologie…, op. cit., p. 19, 2 et 26.
10 Henri De Man (1885-1953), théoricien et dirigeant socialiste belge. Il se situa d’abord comme tenant d’un marxisme radical à la « gauche » du Parti Ouvrier Belge. À partir de la Première Guerre mondiale il est influencé par le nationalisme dont le marxisme est selon lui incapable de rendre compte. Il publie en 1926, en Allemagne, son premier grand ouvrage doctrinal Au-delà du marxisme (Zur Psychologië des Sozialismus). Pour faire face à la crise des années 1930, Henri De Man conçoit Le plan du travail qui vise à rassembler la classe ouvrière et les classes moyennes dans un vaste front anticapitaliste. Dans la foulée d’un vaste mouvement de mobilisation autour du Plan, les socialistes participeront en 1935 au gouvernement d’union nationale, dans lequel De Man occupe les fonctions de ministre. « Le planisme » conçu comme « programme de transition » exercera une grande influence chez les socialistes des différents pays européens. En 1937, De Man se prononce pour un « socialisme national » et une « démocratie autoritaire ». En 1940, alors qu’il était président du Parti Ouvrier Belge, il approuve la décision du roi Léopold III de ne pas suivre le gouvernement en exil, et rédige le 28 mai le manifeste où, après avoir attribué au fascisme une mission révolutionnaire, il dissout le Parti et appelle les militants socialistes à rejoindre un futur parti unique de l’ordre nouveau. Il participe également à la création d’un syndicat collaborationniste. Après la guerre, il sera condamné par contumace, en 1946, comme collaborateur.
11 Pierre Naville, Psychologie…, op. cit., p. 64, 68 et 69.
12 Ibid., p. 3 et 5.
13 Ibid., p. 3.
14 Pierre Naville, Psychologie, marxisme, matérialisme, Essai critique, Paris, Marcel Rivière, 1946, p. 14.
15 Pierre Rolle, « Pierre Naville », Sociologie du travail, no 3, 1993, p. 239-240.
16 À propos de Naville et Watson, voir : Vincent Bloch, infra, p. 201-208.
17 Pierre Naville, Le Temps du surréel, L’Espérance mathématique, I, Paris, Éditions Galilée, 1977, 517 p.
18 Pierre Naville, La révolution et les intellectuels, Paris, Gallimard, coll. « Idées », nouv. éd. revue et augmentée, 1975, p. 193.
19 Ibid., p. 203.
20 Ibid., p. 136 et 198.
21 Michel Verret, « Hommage à Pierre Naville », L’Année sociologique, 3e série, vol. 44, 1994, p. 385-399.
22 Ibid., p. 2, 31-32.
23 Ibid., p. 2, 31-32.
24 Ibid., p. 27 et 30.
25 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, Pour en finir avec la tolérance, t. 7, Paris, La Découverte, 1997.
26 Claude Lefort, Serge Mallet., Edgar Morin, Pierre Naville, Marxisme et sociologie, op. cit., p. 30 et 37.
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