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Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Ce volume tisse le fil biographique d’un homme dont l’existence s’est nourrie des grands événements du siècle dernier, à tel point qu’il nous semble avoir vécu plusieurs vies. Pierre Naville est né trois ans après le xxe, héritier de capitaux multiples constitués de biens tant culturels que matériels. Il se situe au croisement de deux cultures, d’abord celle de sa lignée maternelle, catholique, ancrée dans la plus pure tradition française. Sa mère Marie Feine est l’arrière petite-fille du comte Marchand, valet de chambre de l’empereur. Mais de ces influences-là, il s’attachera à gommer les traces, donnant bien plutôt à lire de lui son ascendance lettrée et libérale, genevoise et protestante. Son père Arnold, grand ami de Gide et banquier de son métier en est l’un des plus beaux fleurons. Genève a d’ailleurs commémoré en 2005 les 500 ans d’accession de la famille Naville à la bourgeoisie. Fils de famille donc, incontestablement, souffrant parfois du poids de la culture familiale, contre laquelle il s’inscrira en révolte, mais d’une révolte qui en garde l’empreinte ; car Naville joua un rôle actif – déterminant même sans doute sur le plan politique – dans ce mouvement surréaliste, qui se voulut jeter aux orties les vieilles lunes de la culture bourgeoise. Des rapports de Naville à son père, on prendra connaissance dans ce volume avec l’article de Rémy Ponton, qui propose une analyse fine d’une riche correspondance. Cette étonnante relation serait d’une certaine manière l’archétype de futures et nombreuses affinités intellectuelles, telle celle qu’il entretint avec le secrétaire-garde du corps de Trotsky, plus tard mathématicien et logicien, Jean Van Heijenoort. Dans les pages qui suivent, Norbert Bandier analyse la position de Pierre Naville dans le champ surréaliste, un Naville très jeune alors au centre de ce cénacle que forment les Breton, les Aragon, les Eluard. Il épousera l’égérie du groupe, la belle Denise Kahn, traductrice d’Hölderlin, de Celan et plus tard de Clausewitz, une Denise Naville dont Isabelle Kalinowski campe la singulière posture de femme lettrée, adulée et néanmoins soumise. Comme pour bien d’autres, c’est la guerre du Rif qui va décider d’une évolution qui conduira Naville d’un dilettantisme esthète et révolté à un engagement politique ferme, précurseur en cela au sein d’un groupe qui désignait encore la capitale de l’Union soviétique comme « Moscou la gâteuse », pour citer la célèbre apostrophe de celui qui se fera plus tard le chantre de Staline et de Maurice Thorez. Naville donc se retrouve au jeune Parti communiste, ce qui le mènera à Moscou pour fêter le dixième anniversaire de la révolution d’Octobre. Il y fera la très déterminante rencontre du fondateur de l’Armée rouge alors entré en opposition. C’est peu dire que ce fut là un événement décisif. Léon Trotsky sera désormais toujours présent dans la vie de Naville, personnalité marquante et jamais oubliée auprès de laquelle il s’engage corps et biens pendant plus de dix ans, en une sorte de relation d’amour, jusqu’à sa rupture avec ce que l’on appelait alors l’Opposition de gauche, juste avant la Seconde Guerre mondiale. Révolutionnaire professionnel, tour à tour garde du corps, porte-parole et grouillot, inlassable rédacteur dans la presse de l’Opposition de gauche, il participe des nombreuses querelles qui émaillent la vie chaotique de la gauche révolutionnaire « trotskyste » entre les deux guerres. L’histoire de ses rapports très conflictuels avec un Trotsky qui, tout en l’utilisant, stigmatise ce qu’il appelle, pour désigner une certaine forme d’intellectualisme, le « navillisme », nous sont ici relatés par Jean-Jacques Marie. Malgré sa rupture avec le trotskysme, Naville vit la mort de Trotsky comme un coup de tonnerre dans son ciel gris de prisonnier de guerre. Conséquemment, mais néanmoins curieusement, la Seconde Guerre mondiale sera pour lui une période de totale atonie politique : aucun engagement de la part d’un Naville soucieux alors de gagner sa vie, d’entrer en quelque sorte dans la carrière et peut-être aussi de mettre à l’abri sa femme juive. À moins de considérer que la publication d’une biographie du baron d’Holbach, encyclopédiste, chantre de l’athéisme et auteur clandestin ne soit une forme de lutte. Anne Simonin met à jour les mécanismes littéraires et éditoriaux qui sont la matrice de ce D’Holbach. On pourrait peut-être également considérer comme un acte lourd de sens la publication en 1942, là aussi chez Gallimard, et par l’intermédiaire de Queneau, de la Psychologie, science du comportement, exégèse de Watson, le père-fondateur du béhaviorisme. Naville contourne-t-il ainsi l’interdit qui pèse sur les textes anglo-saxons ? Vincent Bloch évoque ce possible aspect et resitue le béhaviorisme de Naville dans le champ de ce qu’on appellera plus tard les sciences neurocognitives. Outre ces publications, c’est encore pendant la guerre que Naville passe une licence qu’il avait abandonnée pour cause d’entrée en surréalisme, il s’inscrit à l’Institut national d’Orientation professionnelle, fait des vacations à la sulfureuse Fondation Carrel, puis passe avec succès son diplôme de conseiller d’orientation professionnelle. Il exercera ce qui est donc son premier métier dans les environs d’Agen. Naville conseiller d’orientation, c’est d’ailleurs là le propos d’Odile Henry, qui resitue la profession dans le difficile contexte de Vichy. Est-ce à dire que le fil du militantisme s’est à tout jamais rompu ? Certainement pas, car Naville reprend après guerre des activités militantes, en publiant la Revue Internationale, aux côtés de Gilles Martinet, David Rousset ou Charles Bettelheim. Il est également présent dans la gestation de cette Nouvelle Gauche dans laquelle il milite, du Parti socialiste unitaire au Parti socialiste unifié en passant par l’Union de la gauche socialiste et le Parti socialiste autonome, engagement dont Gilles Morin nous rend compte. Mais ce militantisme n’est pas de même nature que celui qu’il a pratiqué avant guerre, et qui concernait tout son être et toute sa vie. Naville ne mélange plus les registres, séparant cette fois strictement ses vies militantes, privées et professionnelles. Il a d’ailleurs, sur l’intellectuel engagé, des idées bien précises qui l’oppose à Sartre dans un débat dont Gisèle Sapiro nous livre les enjeux. Il est aussi, dans ce registre, aux antipodes de l’intellectuel communiste, figure archétypale dont il ne fréquente guère les incarnations, suivant les propos de Frédérique Matonti. Sa carrière se poursuit au CNRS – jeune institution qui fait encore place aux marginaux – en psychologie puis, très vite, en sociologie, où il se fera un nom. Il soutient, en 1956, une thèse qui sera la matrice de ce grand-œuvre qu’est Le Nouveau Léviathan. Pierre Rolle en dégage ici les lignes principales et s’intéresse au phénomène de réception de l’œuvre. C’est au Naville sociologue que François Vatin et Lucie Tanguy consacrent leurs articles, rendant ainsi justice à un chercheur que les manuels de sociologie ont tendance à oublier et qui accepta également des responsabilités administratives au CNRS, ce que souligne Cédric Lomba dans son étude sur le Centre d’études sociologiques.
2Mais au-delà de la mise en perspective faite par ce volume des Vies de Pierre Naville, le propos est ici de restituer une cohérence, de recoller en quelque sorte les morceaux d’un puzzle. Or, l’approche strictement biographique gomme bien souvent l’épaisseur d’une vie : elle propose effectivement des fragments mais ne les assemble pas. Elle peut être d’autant plus illusoire dans le cas de Naville que l’on distingue trop clairement les différentes étapes alors même que ses intérêts mûrissent pendant de longues années avant de devenir publics, alors même que ses expériences passées font toujours partie de son présent, non seulement, bien sûr, parce qu’elles l’ont construit mais aussi parce qu’il n’en fait jamais le deuil. Il les analyse, les restitue des années plus tard par l’écriture. Naville rend, d’une certaine manière, ses nostalgies productives. Pour pallier ces difficultés, cet ouvrage saisit chez Naville des fils conducteurs : la passion pour la revue, décrite par Gérard Roche, la constance du chroniqueur politique analysée par Gilles Vergnon, la fidélité au marxisme décrite par Mateo Alaluf, le désir de publier et la quête éditoriale retracée par Hervé Serry, l’étrange volonté autobiographique décryptée par Françoise Blum à travers les Itinéraires, cahiers manuscrits rédigés régulièrement à partir de la Seconde Guerre mondiale. De cette même volonté autobiographique participe le souci passionné de retrouver et donner à lire sa correspondance avec Trotsky, qu’il finira par publier au terme d’un long périple, dont Michel Prat a exhumé les différents épisodes. Ces fils conducteurs, entrecroisés, tissent une véritable toile aux carrefours de laquelle s’inscrivent autant de rencontres importantes, véritables matrices des réseaux auxquels participe Naville. Rencontres intellectuelles d’abord, avec D’Holbach, avec Watson, avec bien sûr Marx et Engels via Lénine. Rencontres bien physiques également, telle celle déjà citée avec Trotsky, avec Raymond Queneau, avec Georges Friedmann qui co-dirige avec lui le Traité de sociologie du travail, selon des modalités que Jean-René Tréanton nous rappelle avec humour. Rencontre avec Denise, sa femme, avec Wallon et Piéron, rencontre fort conflictuelle avec Sartre. Certaines de ces figures se situent au croisement de différents réseaux. Prenons par exemple Queneau dont Naville fait la connaissance pendant sa période surréaliste, avec qui il partage un commun amour des mathématiques, et qui devient son intermédiaire chez Gallimard, grâce auquel donc il publie ses premiers livres. Prenons Van Heijenoort, comme lui compagnon de Trotsky, et qui, retrouvé après une longue période de silence et de rupture, lui sert en quelque sorte de maître en logique. Prenons Maurice Nadeau, Jean Risacher, au croisement des réseaux politiques et éditoriaux de Naville. Prenons Gilles Martinet, compagnon de Naville en politique, mais aussi ami très proche ou encore Edgar Morin, ex-mari de Violette, la seconde femme de Naville, qu’il épouse après la mort de Denise. Certes, les actes de Naville, ses intérêts intellectuels et professionnels ont une cohérence en soi, mais l’articulation des divers champs dans lesquels il inscrit ses pratiques s’éclaire de son réseau de relations, à partir duquel on situe mieux sa position singulière. Ce volume pourrait également s’intituler « Naville et… ».
3Notre approche présente l’avantage de décloisonner. Elle peut se comprendre comme une archéologie des savoirs, des pratiques et des affinités de Pierre Naville. Il s’agit au fond de situer celui-ci au cœur de différents réseaux. Ces réseaux ne sont pas étanches. Bien au contraire, ils se recoupent, se croisent et s’alimentent les uns aux autres. Le lien personnel peut se révéler vecteur ou obstacle à l’investissement dans tel ou tel champ du savoir. En ce sens, ce volume est une contribution à la compréhension de la construction, du fonctionnement et de l’imbrication de ces réseaux eux-mêmes : réseaux familiaux, réseaux militants, réseaux intellectuels, réseaux professionnels.
4Il faut également souligner à ce propos que les textes rassemblés ici s’inscrivent dans différents registres. Certains n’ont pas le statut d’article mais plutôt de récit et sont regroupés sous le titre de Fragments. Ce sont les témoignages de Jean-René Chauvin, Edgar Morin, Maurice Nadeau, Paul Parisot, Edwy Plenel, Jean Risacher et Gilles Martinet, dont il s’agit peut-être ici d’un des derniers écrits. Hommage lui soit rendu. Quant aux auteurs des différentes contributions, ils ont eu avec Naville des degrés de connaissance ou d’intimité fort divers. Certains l’ont bien connu et ont souvent une vision globalisante de son œuvre. Aucun n’est resté indifférent à cette forte personnalité et à son appétit de savoir. Espérons que leurs textes, à côté des aspects purement scientifiques, apportent de la chair à ce volume. D’autres l’ont certes connu mais n’ont été intéressés que par un aspect de son œuvre, ont parfois polémiqué avec lui. D’autres enfin, pour des questions évidentes de génération parfois (rappelons que Pierre Naville est mort en 1993) ne l’ont étudié que comme un auteur parmi d’autres, ou ont été attirés par son extraordinaire parcours. Cela génère bien sûr une diversité d’approches qui ne nuit pas, selon nous, à la cohérence du volume mais en enrichit au contraire la lecture.
5Enfin, il nous faut souligner à quel point Naville lui-même nous a aidés dans la construction de ce livre. Nous avons dit plus haut sa volonté autobiographique. Il a, en léguant de remarquables archives à la bibliothèque du CEDIAS-Musée social, permis de le mieux connaître, comme de mieux connaître le siècle. Ces archives sont riches de multiples correspondances, de dossiers thématiques, de précieux recueils d’articles. Elles disent beaucoup sur Naville, par ce qu’on y trouve mais aussi peut-être par les absences et les silences. Elles constituent en tout cas un fonds exceptionnel qui a largement contribué à donner de la matière à cet ouvrage.

Archives privées de Véronique Nahoum-Grappe
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Les vies de Pierre Naville
Ce livre est cité par
- Lallement, Michel. (2010) Sous les sciences sociales, le genre. DOI: 10.3917/dec.chaba.2010.01.0330
- (2010) Terres promises. DOI: 10.4000/books.psorbonne.43613
- Rot, Gwenaële. Vatin, François. (2017) The poetics of automation. Cogent Arts & Humanities, 4. DOI: 10.1080/23311983.2017.1312681
- Durand, Jean-Pierre. Stewart, Paul. (2014) The birth of French labour sociology after the War: some reflections on the nature of the corporate state and intellectual engagement for the sociology of work in the UK today. Work, Employment and Society, 28. DOI: 10.1177/0950017014536458
- Vannier, Patricia. (2015) Mai 68 et la sociologie. Revue d'histoire des sciences humaines. DOI: 10.4000/rhsh.2065
- Tanguy, Lucie. (2009) Retour sur l'histoire de la sociologie du travail en France : place et rôle de l'Institut des sciences sociales du travail. Revue française de sociologie, Vol. 49. DOI: 10.3917/rfs.494.0723
- Martin, Jérôme. (2019) Henri Piéron, Hippolyte Luc, Antoine Léon et Maurice Reuchlin : quatre figures de l’histoire de l’éducation et de l’orientation. L’Orientation scolaire et professionnelle. DOI: 10.4000/osp.10786
Les vies de Pierre Naville
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