Conclusions

1Histoire religieuse de la France médiévale ? Cela fait trois notions à examiner en conclusion : la France, le millénaire médiéval et la religion.

2La France est-elle plus qu’un espace linguistique commode pour les historiens d’aujourd’hui ? Parfois on vient à en douter : y eut-il une France, et qui ait été différente des pays voisins ? Politiques, linguistiques, culturelles, les frontières actuelles ou passées délimitent des espaces dont on ne voit pas toujours la cohérence et la spécificité.

3Il y eut, certes, une Église gallicane car, dès le VI^e siècle, les rois nommèrent leurs évêques et les assemblèrent en « conciles nationaux », mais ce n’est là que de l’histoire ecclésiastique. Il y eut aussi, création originale, une liturgie gallicane, mais elle fut supprimée au IX^e siècle.

4Le paysage religieux ne fut pas le même, ni vers 500, ni vers 1500, de la France à l’Italie ou à la Germanie, certes, mais le fut-il de la Flandre au Languedoc ?

5Si l’histoire fut différente, y eut-il pour autant une « conscience collective », comme disait Durkheim, une « mentalité », comme on dit depuis Lucien Febvre, des tempéraments nationaux ou régionaux, comme le donnent à imaginer les dictons, qui n’ont pas été étudiés scientifiquement, ou les étonnements des voyageurs ? Vers 1500, par exemple, le peuple flamand leur semblait « très religieux », mais aussi très sensuel : ad libidinem maxime parati etiam ad religionem (extrêmement portés sur l’amour et sur la dévotion), écrivit en 1495 le Nurembergeois Jérôme Münzer en parlant des Flamands : bien dans leur corps, bien dans leur âme. Est-ce un hasard s’il y eut au XIII^e siècle tant de femmes mystiques dans les pays néerlandophones et si peu chez les francophones ? Même conclusion pour qui compare la Provence à l’Ombrie.

6Le bilan est donc, sur ce point, très décevant.

7Pour la périodisation on n’a que l’embarras du choix.

8L’histoire économique et sociale propose des schémas séduisants mais fragiles car, faute de chiffres, elle est mal maîtrisée. Par exemple, on parle couramment du « grand essor » des années 950-1350. Or, si tout indique une croissance lente, mais soutenue et finalement importante de la population, rien ne suggère une croissance comparable des emblavures, ni surtout des rendements. De toute façon, si on avait un schéma solide et des chiffres sûrs pour le P.I.B., quel rapport cela aurait-il avec la vie religieuse ? Ce serait faire injure à Marx que de lui demander de cautionner un réductivisme simpliste.

9Si l’historien doit être nominaliste, comme le lui conseillait H.I. Marrou, il doit considérer comme des paroles en l’air (verba flattusque vocis) la « fin de l’économie antique », les différents « âges féodaux », la « révolution agricole » et la « crise du bas Moyen Âge », et force essors, mutations et tournants, autant d’êtres de raison auxquels le savant doit substituer des chiffres, des moyennes, des courbes, du quantitatif solide. C’est un principe d’hygiène élémentaire.

10L’histoire religieuse touche aussi, hélas, au droit. Hélas, car l’approche juridique du fait religieux est de toutes la plus décevante. C’est la plus sèche et la plus pauvre en même temps que la plus triomphaliste : sujet d’« orgueil » pour les papistes, car il fut l’expression d’un pouvoir théocratique « sans limite », d’une « véritable tyrannie », d’un « despotisme », d’un « absolutisme », le « droit classique » (1130-1378) définit-il un âge d’or ? Après 564 pages dithyrambiques, le grand prêtre de cette religion juridique avoua qu’il en doutait ; après 587 pages il confessa « un peu de pessimisme religieux et beaucoup de douleur humaine ». On ne saurait mieux dire.

11En fait, cette Église asservie aux trois libidos, l’avoir, le pouvoir, le paraître, était charnelle. Elle était jugée par les spirituels car, selon saint Paul, « l’homme spirituel juge de tout et il n’est lui-même jugé par personne » (1 Cor. 2.16-18). Les saints hommes étaient, par leurs mérites et leur charisme, un jugement vivant. Quant aux spirituels, Jean XXII ne trouva d’autre remède que de les faire périr dans ses prisons ou sur le bûcher. Mais sainte Brigitte de Suède, dans ses visions, le plaça en enfer.

12De fait, pour découvrir la vie du peuple chrétien, il faut aller dans les niches où le Corpus ne pénètre pas, car cela n’avait rien à voir avec la triple tentation « de l’autorité, de la richesse et du prestige », comme la paroisse et toutes les formes de la piété populaire.

13Dans le Corpus juris canonici, l’Église, qui est le corps du Christ, un « mystère », c’est-à-dire un sacrement, devient une institution parfaite mais sans âme, dont tout bon chrétien se distancie : dans les pieux ouvrages du XV^e siècle, le mot n’est même plus cité, et pendant quarante ans (1378-1418), les chrétiens assistèrent sans émoi au combat que se livrèrent deux ou trois papes. Peu leur importait que la fonction fût sainte si le fonctionnaire était indigne, peccator indignus.

14L’histoire ecclésiastique n’est pas non plus satisfaisante, car trop souvent elle réduit l’histoire du peuple de Dieu à celle du clergé, surtout sous la plume des papistes, qui la réduisent à celle de la papauté, d’où des jugements de valeur triomphalistes ou doloristes, d’où l’exaltation de certaines périodes, comme l’époque grégorienne ou le XIII^e siècle, et la dépréciation des autres.

15Tout s’éclaire si on restitue au XV^e siècle la qualification qu’il mérite, celle d’âge d’or de la chrétienté médiévale. De Grégoire le Grand au pape Borgia, quelle décadence ! Et de saint Martin fendant les chênes sacrés des Gaulois au docteur Martin Luther pourfendant les indulgences du pape, quel progrès ! Ou, si on veut éviter tout jugement de valeur, quelle progression riche de sens ! Craindre Dieu, puis le servir, puis l’aimer ! À l’époque franque la vie du peuple chrétien s’était imprégnée de sacré, après 900, de religieux ; après 1200 elle s’imbiba d’amour, voire de tendresse. C’est peut-être plus qu’un simple changement.

16L’âge d’or n’a donc pas été le XIII^e, celui des cathédrales, ni la période 1130-1378, celle du droit canon, mais plutôt le XV^e. Celui-ci débouche sur Luther, certes, et après ? Martin Luther n’est pas un monstre : comme disait un jésuite de mon accointance, « aujourd’hui, il serait cardinal ». (C’était après boire, et avant Jean-Paul II). En tout cas Luther n’est pas tant un point de départ qu’un point d’arrivée, le fruit d’un millénaire. Il ne lui a manqué que de le savoir.

17Vient enfin la religion. Aux réflexions préliminaires, un peu théoriques, s’en sont ajoutées d’autres.

18Dans les années 70, on discuta beaucoup de la religion populaire. La mode en est passée, mais le problème subsiste. Pour l’historien du christianisme, populaire n’a qu’un sens ; il n’y a « ni Juifs, ni Grecs », ni riches ni pauvres, ni seigneurs ni serfs, ni capitalistes ni prolétaires, il n’y a que le peuple de Dieu, le laos, les laïcs, par opposition (c’est souvent le cas de le dire) au cleros, ou clergé propriétaire du sacré.

19La religion populaire, c’est donc celle des laïcs, pour le meilleur et pour le pire. Dès qu’il avait pu s’exprimer, dès la naissance de l’épopée française, dès 1050-1100, le peuple chrétien avait marqué sa différence. On l’a vu, son « panthéon » n’était pas tout à fait celui du clergé : il était théocentrique plus qu’hagiocentrique, si on peut dire, plus temporel que sanctoral, pour employer les mots du calendrier liturgique. Le sanctoral des laïcs était beaucoup plus réduit que celui des clercs : la religion des chevaliers était beaucoup plus christocentrique. Le peuple reçoit et accepte, ou refuse ; il invente, beaucoup plus qu’on ne croit : il suffit de voir tout ce qu’il a ajouté à l’Évangile, au fil des siècles, car l’Esprit souffle où il veut (Jean 3.8). Le clergé, lui, impose ; il accepte, tolère, ou refuse, parfois il retarde. Cependant il ne faut pas exagérer la coupure entre l’un et l’autre : face à la sainteté, au miracle, les pasteurs, quels que fussent leur culture théologique et leur langage, furent d’accord avec leurs ouailles.

20La sociologie religieuse a imposé un schéma quadriparti, étrangers, conformistes saisonniers, pratiquants et dévots, inapplicable au Moyen Âge où tout le monde était baptisé, « messalisant » et pascalisant. Il y avait plutôt « des résistants, des collaborateurs et des attentistes », des ardents, des froids et une masse de tièdes. Des uns aux autres, c’était un continuum, car le dernier des pécheurs était parfois capable d’un geste d’amour et le plus pieux des dévots d’un brin de superstition.

21Est-ce à dire que la religion populaire était chaude et la religion officielle froide ? Non, bien sûr. Le savant doit se méfier des phénomènes « spectaculaires », comme on dit, des revivals paniques qui ébranlèrent une chrétienté paresseuse, fatiguée, désabusée, car ils restèrent minoritaires et passagers. On l’a dit pour la première croisade, on peut le redire pour saint Bernard, pour les pèlerinages et les jubilés, pour tout. Pour la masse, la vie religieuse fut donc surtout une routine. Ce n’est pas un mets de choix pour le chercheur avide d’exceptionnel. C’est un tort : le coït vespéral n’est-il pas la délicieuse routine des couples amoureux ?

22Ce livre doit se clore comme il s’est ouvert : sur le sacré. À beaucoup d’égards cette notion dynamite l’histoire de l’Église. Or il se peut que, peu à peu, le sacré ait été, sinon évacué, du moins discipliné : de la bombe atomique à la centrale nucléaire. Il semble que chez Luther, il n’en reste plus beaucoup. En reprenant la formule d’E. Gilson, faut-il penser que le protestantisme, ce n’est pas le Moyen Âge plus la Bible, mais le Moyen Âge sans le sacré ? En ce cas, le parti de se limiter au millénaire médiéval serait justifié.