1Vers 1500 le peuple chrétien était en meilleur état qu’il ne l’avait jamais été. Mais si le corps était sain, voire saint, la tête était bien mal en point : visiblement l’Église était à réformer dans son chef.

2Pour la papauté comme pour l’épiscopat il faudrait attendre le concile de Trente (1534-1563), le temps que la moitié de la chrétienté passe au protestantisme. Avant cela on ne peut parler que de pré-réforme.

3Le bas clergé devra sans doute être réhabilité. Quand on parle de réforme avant Luther, c’est au clergé régulier que l’on pense. Passe encore pour l’ordre monastique, qui ne jouait plus aucun rôle dans la vie du peuple, mais les mendiants, si bien. Les défauts positifs (péchés) et négatifs (manques) étaient souvent patents, ce qui explique que, résignés à des scandales invétérés, tant de chrétiens aient mené de leur mieux une vie religieuse qui était en rapport avec Dieu, quitte à réduire le clergé au rôle de distributeur de l’indispensable sacré.

4Au XI^e siècle, dans une situation comparable, les laïcs avaient souvent procédé d’eux-mêmes à la réforme des clercs. De même souvent au XV^e, dans l’indifférence, voire malgré l’opposition de la hiérarchie. On peut dire tout ce qu’on veut sur Innocent III, il faut reconnaître qu’il avait compris le sens de la vision, illustrée par Giotto, d’un Dominique et d’un François épaulant le temple croulant de l’Église. Rien de tel en 1500.

5Soient d’abord les moines et les moniales. Leur décadence n’était pas « programmée », comme on dit. À preuve l’étonnant succès des chartreux, nunquam reformati quia nunquam reformandi (jamais réformés parce que jamais à réformer). Dans les Pays-Bas une première chartreuse fut fondée vers 1300, par un riche bourgeois de Saint-Omer, et beaucoup suivirent.

6Pour les bénédictins, on invoqua la crise des temporels et l’inévitable guerre de Cent Ans. Excuse trop facile ! Il y eut, certes, dans le diocèse de Poitiers, beaucoup de pillages, voire de destructions, de 1346 à 1360, cela n’empêcha pas la fondation de six couvents de mendiants et, dès la crise passée, les bâtiments ruinés furent reconstruits, plus grands et plus beaux que jamais.

7Trop d’auteurs cléricaux expliquent la décadence cléricale par la pauvreté. Les laïcs invoquent plutôt la richesse. D’autres allèguent la crise du recrutement. Mais est-ce la quantité qui baisse ou plutôt la qualité ? Les chartreux ne furent jamais très nombreux. Plût au Ciel que les bénédictins eussent été aussi saints qu’eux ! Le fait est que les âmes d’élite allaient ailleurs, d’où la pauvreté de la spiritualité monastique après 1150.

8On accuse enfin la « commende », c’est-à-dire l’habitude du pape de donner des abbayes à des non-moines, et cela dès 1342. Mais ces abbés « commendataires » ne furent pas pires que ceux qui avaient été librement élus. Il leur arriva même de réformer leur abbaye, ainsi Jean de Bourbon à Cluny en 1458, et de Cluny partit la réforme de Chezal-Benoît au diocèse de Bourges (1477) avec sa congrégation (1491).

9Les objectifs de la réforme portaient sur la gloutonnerie et l’usage de la viande, sur les prébendes, c’est-à-dire les pécules individuels, sur la clôture, sur l’ascèse, voire sur la continence. Il y avait donc des manquements à la règle, voire des scandales. De même pour les moines blancs. Pour les cisterciens l’inéluctable déclin avait commencé dès avant la mort de saint Bernard : premières infractions à la règle, puis stagnation, sclérose.

10Vers 1500 un Jean de Rily (1435-1499), un Jean Roulin (1430-1515) tentèrent de réformer des abbayes. On fit appel à des Néerlandais : ainsi en 1496, Jean d’Aubusson, abbé commendataire de Château-Landon. Jean Standonck, proviseur du collège parisien de Montaigu († 1504) appela Jean Mombaer ; Livry fut réformée, non sans peine, mais Saint-Victor de Paris refusa ; de même ailleurs. Il aurait fallu y aller manu militari, c’est-à-dire chasser les mauvais moines et les remplacer, mais par qui ?

11Peut-être les nonnes étaient-elles plus sensibles à l’appel de la réforme que purent effectuer les abbesses de Fontevrault, Marie de Bourbon en 1458, Anne d’Orléans en 1478, et Renée de Bourbon en 1491. La réforme des mendiants intéressait davantage les laïcs. Leur succès avait faibli après 1350, à cause du relâchement, voire des scandales. Pour les Prêcheurs le retour à l’observance s’opéra en 1403 avec la congrégation de Hollande, d’où la réforme de Lille, et en 1497 avec celle de France, d’où la réforme de Paris en 1502 ; mais elle resta très incomplète. Pour les Carmes, ce fut le bienheureux Jean Soreth (1394-1471), prieur général dès 1451, qui, appuyé par les ducs de Bourgogne et inspiré par la Devotio Moderna, réforma le Carmel.

12Autrement dramatique fut la destinée des Mineurs. Saint François, qui avait une horreur sacrée (pathologique) de l’argent, avait prescrit à ses frères la pauvreté radicale, et dans sa Règle (1223), et dans son Testament (1226). Ces ordres furent très vite transgressés, par la volonté même des papes, qui n’avaient nul besoin de laïcs spirituels ou mystiques. En 1263 fut imposée une vie édulcorée du Poverello, la Legenda major, et dès 1266 commença la chasse aux autres textes. La hargne policière avec laquelle furent recherchés et détruits tous les témoignages directs sur la vie du saint et de ses premiers frères n’est sûrement pas la page la plus glorieuse de l’histoire du clergé.

13Alors l’ordre éclata : d’une part la majorité des conventuels, de l’autre la minorité des spirituels, les Fraticelles. La solution eût été de faire deux ordres indépendants, ce que fit Célestin V en 1294, ce qu’interdit Boniface VIII. Donc les spirituels furent incarcérés, torturés, brûlés à Marseille en 1318 et, en 1323, Jean XXII déclara hérétique l’idée que le Christ avait été pauvre !

14Le peuple chrétien choisit vite son parti : celui des Fraticelles. Pour eux l’Église était double : l’Église invisible et spirituelle des justes était persécutée, l’Église visible, triomphante et charnelle, était la « Grande Prostituée ».

15La réforme des Mineurs débuta en 1388 en Poitou, à Mirebeau, et dès 1418 les « observants » de France obtinrent d’avoir leurs propres vicaires provinciaux. Ils furent spirituellement beaucoup plus actifs et beaucoup plus riches que les conventuels. Dans le Nord le couvent de Saint-Omer fut réformé en 1408 par le frère Jean Maquerel, malgré l’évêque, mais avec l’aide du duc et des échevins qui expulsèrent manu militari les frères indignes. Le succès culmine vers 1500 avec le père Voirier (Jean Vitrier, c. 1456-1519). Ce prophète véhément prêcha contre les indulgences du jubilé de 1500, réforma à coups de poing les sœurs de Sainte-Marguerite et fit l’éducation spirituelle d’Érasme. Mais il fut muselé par l’inquisiteur de Thérouanne, Jean Le Vasseur, o.p. Moins heureux que son frère, Jean Flamen, qui fut martyr aux Indes en 1516, il finit sa vie comme confesseur d’un obscur couvent flamand.

16L’observance gagna aussi du terrain dans l’Ouest de la France grâce à Jeanne Marie de Maillé (1331-1414) qui mit à profit ses relations princières pour réformer, dès 1390, une dizaine de couvents du Poitou, de la Touraine et de la Normandie. Il en aurait fallu dix fois plus !

17Quand François de Paule (1416-1507), thaumaturge célèbre et fondateur des Minimes en 1471, fut appelé par Louis XI, il rencontra un accueil triomphal, car on voyait en lui le « sauveur de l’Église », mais il ne fonda que deux couvents.

18Le bilan de 1500 est donc décevant et n’incline pas l’historien au triomphalisme. On attendait un François d’Assise. On eut Érasme (1469-1536), moine sans vocation (1488), prêtre sans expérience pastorale (1489), bref un homme de lettres, un cicéronien. Pour lui le christianisme était la Philosophie chaste. Le terme, qui venait des Pères, n’avait en lui-même rien de scandaleux, mais le contenu se réduisait à une éthique sans spiritualité. C’était un humaniste. Mais l’humanisme, pourrait-on dire de nouveau en paraphrasant Étienne Gilson, ce n’est pas le Moyen Âge plus Cicéron, c’est le Moyen Âge moins le sacré. Devant Luther, qui était un vrai prophète, le pauvre Érasme volerait en éclats.