1La dernière partie du Moyen Âge débuta par le pontificat très brillant d’Innocent III (1198-1216) : trois croisades, un très important concile œcuménique, la reconnaissance des ordres mendiants, franciscain et dominicain, la récupération de certains mouvements de pauvres volontaires, la concession de l’autonomie à l’« université des maîtres et des écoliers parisiens », une solution théocratique des problèmes politiques allemand et italien, et autres succès diplomatiques. Après quoi le XIII^e siècle aurait été, selon de bons auteurs, « le siècle d’or de la chrétienté ». Il faut sans doute en rabattre beaucoup. D’abord les papolâtres ont réservé à Innocent III le même traitement privilégié qu’à Grégoire VII : pour mieux exalter son pontificat, ils ont noirci la situation de 1198 et doré celle de 1216. Car il est trop facile d’écrémer les canons conciliaires du XII^e siècle pour compiler un florilège de scandales, qui n’a aucune valeur statistique, puis, en analysant les lettres d’Innocent III, de formuler un programme de réformes, puis, en faisant confiance au Saint-Esprit, de conclure que tout allait mieux le 16 juillet 1216. Innocent III fut certainement un grand juriste, peut-être pas un vrai pasteur. Sans prétendre poursuivre plus avant le procès de ce triomphalisme papiste, qui est aussi naïf que les autres, force est de constater que les grandes espérances de 1200 s’effilochèrent l’une après l’autre, plus ou moins vite.

2D’abord la croisade tourna court. Ensuite les deux conciles de Lyon (1245 et 1274) furent des échecs. Après la mort de saint Thomas d’Aquin et de saint Bonaventure (1274) l’essor de la théologie scolastique se brisa ; en 1277, 219 thèses « aristotéliciennes », dont certaines de saint Thomas, furent condamnées, après quoi il n’y eut plus que les « arguties scotiques », pour parler comme Érasme (Jean Duns Scot, c. 1265-1308), et la critique « au rasoir » de Guillaume d’Occam. Symbole pour certains, en 1284 les trop audacieuses voûtes de la cathédrale de Beauvais s’écroulèrent, posant un terme à la grande aventure gothique. Vers 1300 le rêve théocratique se brisa sur les écueils du nationalisme capétien. L’Église était un État, la France était une nation. La chrétienté n’était qu’une « expression géographique ».

3De 1304 à 1378, chassés d’Italie par les empereurs allemands et par les Italiens, les papes résidèrent en Avignon. Ils y créèrent une monarchie parfaitement huilée ; en particulier ils mirent au point une fiscalité modèle qui atteignit jusqu’aux derniers des curés de campagne ; ils s’adjugèrent le droit de pourvoir à tous les bénéfices ecclésiastiques si bien qu’Avignon devint une bourse européenne où on obtenait ou troquait évêchés, prébendes canoniales, cures, etc. Même centralisation bureaucratique pour la justice. Motif d’orgueil pour les papolâtres. Aux yeux du monde le plus grand pape du Moyen Âge fut sans doute Jean XXII (1316-1334) : il porta la fiscalité pontificale à sa perfection, il taxa d’hérésie la thèse que le Christ avait été pauvre et brûla les spirituels franciscains à Marseille, mais les Révélations de sainte Brigitte de Suède le placent en enfer. Ce fut comme une malédiction car, par la suite, l’« Histoire de l’Église », c’est-à-dire de la papauté, se vida de tout contenu spirituel et, jusqu’à Luther, de toute valeur religieuse.

4Cette période vit aussi le droit canon atteindre à sa perfection, ce dont certains, aujourd’hui, « s’enorgueillissent ». Cela veut dire que l’Église, corps du Christ, se juridisa, devint une société temporelle, une structure juridique livrée en pâture aux trois libidines, le goût du pouvoir, du prestige et de l’argent. De fait, il suffit de lire le droit canon et de relever ses silences, ses lacunes, ses trous pour découvrir où se nichait la vie religieuse : dans les paroisses, les confréries, les hôpitaux : à la base, dans le peuple.

5En 1378 un schisme, qui devait durer jusqu’en 1415/1418, déchira la chrétienté entre deux obédiences, Rome et Avignon, puis même entre trois…

6À peine résolu ce problème, plus angoissant pour les doctes que pour le commun peuple, car la vie religieuse n’avait aucun besoin du pape, survint la querelle entre le concile œcuménique et le pape pour déterminer à qui appartenait la primauté dans l’Église. Mais cela laissa indifférents les simples « membres du Christ ».

7En 1449, quand le pape eut triomphé du concile, commença la période des « papes de la Renaissance », princes temporels, belliqueux et fastueux, mécènes au goût sûr. Lors du passage du XV^e au XVI^e siècle, le pape était un Borgia, et bientôt on finança la reconstruction de la basilique vaticane en vendant des indulgences au bon peuple chrétien.

8Rien de tout cela n’a le moindre rapport avec l’histoire religieuse du peuple de Dieu et l’historien peut, lui aussi, ignorer le pape.

9Manifestement, la tête était pourrie. Comment le corps pouvait-il être sain, voire saint ? Parce que les chrétiens ne sont pas les « membres du pape », mais les « membres du Christ » qui, lui, est imputrescible.

10Cette lente déchéance, beaucoup l’attribuent à la décadence religieuse et morale du peuple et du clergé ; « mal croire et mal vivre », pour en pleurer ou pour en rigoler. Seule explication, selon les papolâtres, la Guerre de Cent Ans… Misérable excuse ! En droit, si la tête était pourrie, ne fallait-il pas réformer l’Église in capite (dans son chef) avant que dans ses membres ?

11Mais le corps était-il malade ? Quand on descend du haut de la chaire de Pierre jusqu’au niveau des paroisses, l’unité de la période 1200-1500 apparaît bien et ce n’est nullement une décadence. S’il analyse les comportements du peuple chrétien, la sensibilité religieuse, la piété, la charité, l’art lui-même, le scientifique le plus réservé doit sans doute oser proférer un jugement de valeur et parler de progrès. Dès lors Luther n’est plus une punition pour une Église corrompue, mais une fleur au terme de lents progrès, le fruit de plusieurs siècles de ferveur religieuse, la réponse attendue par beaucoup de bons chrétiens.