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Quarante générations de Français face au sacré

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Alain Derville

Livre deux. 750 - 900

Chapitre 1. Le ministerium royal et la société d’ordres

Texte intégral

1En 751, après avoir consulté le pape Zacharie, qui estima normal que celui qui exerçait le pouvoir d’un roi en portât le titre, le dernier mérovingien, Childéric IV, fut relégué à Sithiu et le maire du palais, Pépin, dit plus tard le Bref, se fit acclamer roi par ses grands réunis à Soissons et sacrer par ses évêques, au moyen d’une onction des saintes huiles et d’on ne sait quelles formules ou liturgie. Trois ans plus tard, à Saint-Denis, le pape Étienne II oignit à nouveau Pépin et en outre ses deux fils, il bénit la reine et il interdit aux Francs de faire d’autres rois que de la race « issue des reins de Pépin ». Après lui les rois carolingiens furent de même sacrés, ici ou là, et se dirent rois par la miséricorde ou par l’inspiration de Dieu.

2Les rois chevelus mérovingiens (reges criniti) avaient, eux aussi, été sacrés, mais en vertu de leur race, de leur naissance : ils n’avaient jamais été consacrés par les évêques. C’était là un sacré païen, primitif, vraiment terrible. Cependant les évêques avaient tenté de le christianiser en recourant aux modèles vétéro-testamentaires : les Pères du concile de 614 avaient appelé Clotaire II David. Entre autres bienfaits, ils en attendaient, comme de tout pouvoir, la paix et la concorde. Le pouvoir réel étant passé aux maires du palais, il était fatal que Charles Martel, vainqueur des « Arabes », fût comparé à Josué, élu de Dieu pour conquérir la terre de Canaan : phraséologie cléricale, louange hyperbolique.

3Après 751 le pouvoir fut, au sens strict des termes, moins sacré que religieux. Quoique le roi wisigoth Wamba ait été oint dès 672, l’onction de 751 venait directement de l’Ancien Testament. Les modèles étaient les rois saints d’Israël, Saül, David, Salomon, Josias. L’autorité des rois venait, certes, de Dieu (Proverbes 8, 15-16) de même que leur pouvoir (Rom. 13, 1-2), mais les empereurs romains n’avaient pas été les élus de Dieu, tandis que Pépin avait été « placé par Dieu sur le trône », « oint par Dieu pour le trône », « élevé avec l’aide du Seigneur ». Dans le Codex Carolinus compilé en 791 sur l’ordre du roi, on voit Pépin le Bref traité de « nouveau Moïse », en tant que législateur, et de « nouveau David », vu son rôle dans « l’extermination des abominations des païens et du culte des démons ». Les Francs n’étaient-ils pas, d’ailleurs, le peuple élu, « aimé du Christ », prédestiné à accomplir ses desseins ?

4Cette idéologie ne cessa de se renforcer pendant le long règne de Charlemagne. Dès 768 celui-ci se dit roi « par la grâce », « par la miséricorde de Dieu ». Dès 787 on l’appela David – et non pas Constantin, ni non plus Melchisédech – car, quoiqu’Alcuin l’ait appelé « roi et prêtre », Charlemagne n’avait pas le pouvoir d’ordre : il ne manipulait pas le sacré, il n’était même pas un roi thaumaturge et c’est par hyperbole qu’on parlait de ses « sacrés préceptes », de son « sacré Palais ». Mais il avait fort bien les pouvoirs de juridiction et de magistère, et Alcuin avait raison de l’appeler « recteur et docteur », « roi et prédicateur », « roi par son pouvoir, prêtre par ses sermons ». De fait il légiférait, tel un « nouveau Moïse ». Il convoquait et présidait les conciles ; il en traçait les progressions et il en faisait appliquer les canons. En 813 les Pères des cinq conciles régionaux convoqués pour préparer un concile général, attendaient « la lumière de sa science » et « l’aide de son sacré jugement et de sa puissance ».

5Bref, Charlemagne était le « vicaire du Christ ». À Aix, la chapelle du palais était organisée pour une lecture verticale, c’est-à-dire hiérarchique : à la voûte la mosaïque à fond d’or représentait les vingt-quatre vieillards de l’Apocalypse et les symboles des quatre évangélistes, à l’étage se trouvaient le maître autel à l’est et, en face, le trône royal entouré par les grands, en bas l’autel de la Vierge et l’assemblée des petits.

6Son ministerium, sa fonction, c’était de faire régner la paix, la concorde et l’unanimité, de conduire le peuple à son salut, mais aussi, roi puissant, terrifiant et vainqueur, comme disait Alcuin, de défendre et de dilater la foi chrétienne. La révolte contre le roi était, comme la révolte contre Dieu, l’œuvre de Satan. La soumission au roi était, comme la soumission à Dieu, la source de bienfaits spirituels et matériels. Ses victoires appelaient des actions de grâce, ses défaites la pénitence de tout le peuple, de même les famines, manifestations de la colère de Dieu devant les péchés des chrétiens.

7En 796, félicitant le nouveau pape, Léon III, Charlemagne résuma clairement les principes qui avaient gouverné son règne, à lui-même la mission de « protéger l’Église de Jésus-Christ, contre les attaques des païens et les ravages des infidèles » et, au-dedans, de la « fortifier en diffusant la foi catholique ». Quant au pape, sa mission était d’« élever les mains vers Dieu, comme Moïse, pour obtenir que le peuple chrétien remporte la victoire contre les ennemis du saint nom de Dieu et que le nom de notre seigneur Jésus Christ soit glorifié par l’univers ». Élever les mains vers Dieu et prier, tel était, de même, le premier devoir des évêques. Diffuser la foi catholique, c’était le rôle du pouvoir laïc, comme le montrent bien les capitulaires. Le vrai prédicateur de la foi, c’était le roi.

8Apparemment le peuple chrétien, « la chrétienté », comme disait Alcuin, était donc régi par le roi et le pape. Comme l’avait dit Gélase I (493-496), « le monde est gouverné par l’autorité sacrée des pontifes et par le pouvoir royal », première distinction claire du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, mais sans hiérarchie. En droit comme en fait, cette chrétienté n’avait qu’une tête, le Christ, qu’une mosaïque du Latran représentait donnant leurs pouvoirs, d’une main au roi, de l’autre au pape.

9C’est donc devant Dieu seul que le roi était responsable ou, indirectement, devant son peuple car de lui, comme de tous les rois sacrés, par le clergé ou non, venaient tous les bienfaits terrestres. Comme l’écrivit Alcuin, « La bonté (bonitas) du roi est la prospérité du peuple, la victoire de l’ost, la qualité de l’air » et toutes les autres grâces du ciel. Comme dirait encore Jonas d’Orléans (c.780-c.843) « L’Église universelle est le corps du Christ qui est sa tête », avec deux vice-rois : Sacerdotium, Regnum. L’unité de la chrétienté était religieuse plus qu’ecclésiastique.

10L’idéologie du Palais n’avait guère changé sous Charles le Chauve (840-877), à en juger par les images des livres saints. Dans le somptueux psautier de Charles le Chauve, le roi est représenté en majesté ; il ne lui manque que le nimbe et la mandorle pour être une image christique, mais l’inscription le compare aux saints souverains juifs (Josias) ou romains (Théodose). Au-dessus de lui paraît la main de Dieu. Dans les évangiles dits de Saint-Emmeran, fabriqués à Saint-Denis, il est encore béni par la main divine ; il est entouré d’anges, de figures féminines (les provinces) et de quatre colonnes (piliers de l’univers ?), derrière sa tête flotte un voile, celui du Tabernacle, c’est-à-dire le firmament séparant la terre du ciel. La tête du roi mord sur le voile, mais ne pénètre pas dans l’espace céleste, comme le fera celle des empereurs ottoniens.

11C’était un sacré de consécration, non de naissance, comme pour les reges criniti (rois chevelus) mérovingiens, qui étaient d’origine divine. Même ainsi sacralisé, le pouvoir royal était moins terrifiant que vénérable. Si sacré de fonction il y eut, il ne manqua pas de transgressions, donc de sacrilèges. Il y eut des conspirations contre Charlemagne, contre Louis le Pieux, des révoltes, même des évêques, contre Charles le Chauve, bien des trahisons : faillites du système ? Faillite plutôt d’une lignée, car la royauté ministérielle subsista fort bien.

12Cet échec politique des Carolingiens ne doit pas masquer l’importance historique du sacre de 751. À qui en attribuer l’idée, l’initiative ? Sans doute aux évêques de Pépin. On s’est fait de l’épiscopat mérovingien une appréciation dépréciative qui devrait être corrigée, car il n’était pas aussi indigne qu’on le dit en généralisant deux ou trois exemples fâcheux propres à exalter, par comparaison, le « bon » épiscopat carolingien. Il semble, en tout cas, qu’il ait compris un noyau de prélats décidés à utiliser le pouvoir qu’ils avaient créé pour réformer la société, l’État et l’Église franque.

13Le second événement majeur des années 750 fut en effet l’introduction dans la pensée politique de l’idéologie des « ordres » (ordines).

14Le clergé imposa sa vision de la société comme un ensemble de groupes (ordines) ordonnés chacun à une fonction (officium, ministerium) dans le plan providentiel. La société du temps fut donc sacralisée : selon saint Boniface, les riches formaient un ordo (voulu par Dieu) et de même les pauvres. Selon Alcuin les dons du Saint Esprit n’étaient plus celui de guérir ou de prophétiser, comme chez saint Paul (1 Cor. 12, 4-11), mais celui de posséder ou de gouverner, le charisme n’était plus le prophétisme, mais la richesse. Le pouvoir et la richesse devinrent des dons du Saint Esprit. Le peuple (populus) des laïcs (séculiers, mariés) était donc structuré par la divine Providence. Il était évidemment soumis au clergé car, comme dit Alcuin, « le propre des laïcs est d’obéir ». C’était évident depuis toujours, mais cela n’avait jamais été asséné avec autant de violence.

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