1À la fin du dernier demi-siècle, la structure héritée de Roubaix, aussi bien du point de vue social qu’urbain, constitue un décalage qui n’a cessé de s’accroître entre des investissements productifs en périphérie et des secteurs de la ville qui concentrent une bonne part des populations à statut précaire.

Roubaix aux risques de la ville américaine

2Le plus marquant est l’existence de populations piégées, c’est-à-dire privées de travail, n’ayant pas les moyens de suivre ces transformations, échappant aux filières sociales du logement et occupant un marché spécifique privé et de grande vétusté en zone centrale. Il s’agit de situations où le lien social et territorial se trouve rompu et dans lesquelles disparaît le statut à la fois de citadin et de citoyen, si l’on prend en compte l’extrême minceur du champ d’action dont disposent ces personnes.

3On se trouve au-delà d’un simple affaiblissement des solidarités traditionnelles qui résulterait de l’élargissement des zones d’habitat. Bien sûr, les lotissements de standing développés en périphérie n’égalent pas le stade atteint par les gated communities complètement sécurisées. En conséquence, si le risque de voir se développer le modèle de ville américaine, fortement ségréguée, pointe derrière les contrastes évoqués, il convient de rappeler que dans la dernière période les initiatives pour contenir une telle dérive se sont multipliées.

4Comment en est-on arrivé à ce stade critique ? Notre hypothèse est celle du collage, pour interpréter l’apparente diversité actuelle en lieu et place de la construction d’une certaine complexité sociale, caractéristique essentielle du développement des villes. En effet, après avoir connu la construction de solidarités sociales fortes autour des établissements industriels depuis le XIX^e siècle, ce renouvellement ne se fait plus et les diverses dynamiques qui le remplacent ne forment pas de réelles cohérences socio-spatiales.

5Il faut rappeler que la longue crise industrielle et urbaine que connaît cette ville, tout en interrompant la reproduction des proximités sociales, a conduit à des formes de repli et parfois à des éclatements. L’image idyllique de la mixité sociale caractérisant les derniers quartiers de la période industrielle n’existe au mieux qu’à travers les statistiques, en raison du repli des pratiques sociales qui accompagnaient ce modèle. Aujourd’hui, si mixité sociale il y a dans le dénombrement des occupants de logements, le compartimentage social l’emporte, chacun raccrochant sa vie à des logiques disparates. Certes, quelques images s’installent, comme celle de l’opposition entre les quartiers centraux de l’industrie et les lotissements périphériques, bien que chacune de ces catégories manque de cohésion comme le voudrait la déclinaison du modèle américain, qui se lit aussi à Bruxelles.

6Qu’attendre, dans ces circonstances, des reconstructions qui se succèdent dans les dernières décades ? Serait-on fondé à parler de lien social et territorial lorsque se juxtaposent ouverture des espaces pour certains avec acculturation au temps libre1, tandis que des logiques autonomes de découplage travail/habitat rendent le quotidien insupportable pour d’autres résidents. En somme, la performance des sociétés a changé de registre2. Pour tenter de rendre plus explicites ces propos, nous procéderons à la périodisation des changements depuis l’après Seconde Guerre mondiale.

Héritages et désirs de transformation

7Cinq aspects se combinent, dont certains sont des prolongements de pratiques antérieures à la période considérée : l’industrialisation a implanté de fortes racines ; de nouvelles formes de gestion urbaine ont pris naissance avant la Seconde Guerre mondiale et se sont développées par la suite. Par ailleurs, des désirs se manifestent : la guerre a resserré des liens qui vont donner naissance à une certaine utopie ; la concurrence avec l’extérieur ouvre des logiques de fortes concentrations économiques et de nouvelles structurations. Lorsque la technologie prend le devant de la scène, on se prend à rêver à un renouveau de ville industrielle à l’échelle internationale.

La ville de l’industrialisation

8Au sortir de la guerre, la ville proprement industrielle garde ses marques avec des rangs de maisons ouvrières, empiétant sur les terres agricoles, tandis que le centre a connu sa densification avec des forts et des cours bâtis auprès des ateliers, sans pour autant introduire un véritable urbanisme3. En réalité, la distinction reste lisible entre le bourg, où intervient la municipalité, et la campagne, où l’autorité municipale évite d’assumer les charges d’assainissement et d’éclairage dans les extensions livrées à l’initiative privée et à l’urbanisation sauvage. Qui a réalisé ces constructions4 ? À la fois de grands manufacturiers produisant des cités pour loger leurs ouvriers et des spéculateurs5, boutiquiers de l’alimentation et petits entrepreneurs du bâtiment.

9Ce type de développement répond à deux préoccupations essentielles : assurer la proximité de deux facteurs de production (main-d’œuvre et mouvement des produits), et permettre la spéculation à court terme sur le logement ouvrier. C’est ainsi que la ville industrielle a pris forme. L’activité de production et l’organisation spatiale des fonctions qui lui sont liées ont fourni la grille de lecture urbaine, sans véritable ségrégation spatiale6. Il existe, pourtant, une très forte polarisation sociale autour de deux groupes fondés sur la pratique de l’hérédité. D’un côté une population ouvrière fortement concentrée autour des lieux de travail, le plus souvent dans les cours des parties arrière des parcelles ; et de l’autre, une bourgeoisie industrielle en pleine ascension. La volonté de cette dernière est de réinvestir dans la production, mais aussi de vouloir établir chaque héritier mâle dans une nouvelle entreprise7. Il s’agit de l’institutionnalisation d’un groupe social qui joue sur la solidarité de réseaux à fondement familial, posture qui s’étend de proche en proche jusqu’à devenir la référence pour tout un ensemble social bien délimité8. Ces pratiques trouvent un certain prolongement de nos jours, par exemple avec les Mulliez, qui étendent ce système à de jeunes porteurs de projet (Fondation Nord Entreprendre) à travers des liens interpersonnels renforcés. Mais la filiation vaut aussi comme principe de reproduction pour les ouvriers9 et les tisserands familiaux. La désindustrialisation cassera cette pratique. De leur côté, les classes moyennes connaissent une stagnation, en comparaison avec la croissance des deux groupes précédents. Cette polarisation renforce le caractère fonctionnel de l’espace urbain, à double titre : par le biais des techniques employées dans la production et par la forme que prend le rapport salarial.

Le « nouveau Roubaix »

10Les années 1920 avaient commencé à hisser l’agglomération au premier rang des centres du textile en France avec 108 000 tonnes produites. Sur les 60 000 tonnes de filés de laine, la moitié allait à l’exportation. Paradoxalement, le parallélisme de croissance entre la ville et la production est brisé. On peut considérer que les années 1920-1930 enclenchent des processus qui vont constituer les bases marquant les évolutions dans la seconde moitié du siècle, notamment l’essaimage autour de la ville des emplois et de la population. Il s’agit, réellement, de l’élargissement géographique de l’aire d’influence (Croix, Wattrelos, Lannoy) sur la base d’un système industriel élaboré, tandis qu’à l’heure actuelle, c’est la désindustrialisation et les stratégies d’aménagement du territoire (ZAC de logements, d’activités, promotion immobilière, réseaux de communication terrestres) qui président à la réorganisation de l’espace.

11On peut aisément voir le municipalisme à l’œuvre à travers l’amélioration de l’hygiène et de l’éducation10 (école de plein air, centre aéré avec antenne médicale, colonies de vacances). Cela deviendra vite un modèle pour la gestion sociale des villes. Cependant, dès qu’on aborde la question du logement, on préfigure des formes de gestion municipale devenues monnaie courante aujourd’hui, encouragées par la décentralisation. En 1920, le conseil municipal crée un office d’habitations à bon marché, qui construit trois programmes de logements sociaux de 1923 à 1929, soit 775 logements dans le Nouveau Roubaix, au sud, sur les collines d’argile.

Le projet de « cité fraternelle » au sortir de la guerre

12Le paritarisme prend corps autour de la guerre sur plusieurs bases. Il s’agit de prolonger les solidarités qui naissent dans le climat de l’Occupation et de la Libération pour instaurer des rapports fraternels entre industriels et ouvriers dans la gestion sociale de la main-d’œuvre. Sur cette base idéologique, des actions vont se développer, d’abord dans le domaine du logement, puis dans d’autres domaines, y compris celui de la restructuration industrielle11. L’enjeu social consiste à élaborer un projet de paix civile, à l’échelle de l’agglomération, fondé sur l’objectif de faire des ouvriers des petits propriétaires. La pièce maîtresse de ce dispositif est l’invention du CIL (Comité interprofessionnel du logement). Déjà, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les entreprises les plus importantes participent à l’effort de construction de logements en s’intéressant aux sociétés d’habitations à bon marché (HBM). À partir de 1943, ce champ d’action s’élargit en impliquant l’ensemble des entreprises du bassin d’emploi dans la construction de logements à travers le CIL impulsé par le Syndicat patronal textile. Il s’agit de verser 1 % de la masse salariale des entreprises (2 % à partir de 1946), d’utiliser la nouvelle législation HLM (habitations à loyer modéré), jusque dans les années 1960.

13Cherche-t-on à réinvestir le contrôle de l’espace immobilier abandonné aux rentiers, aux boutiquiers, aux artisans et aux professions libérales tout au long de la troisième République ? Il ne paraît plus possible désormais que le contrôle spatial se réalise sur la base technique, comme le pratiquaient les fabricants et négociants du bourg, lequel était « aussi […] l’âme d’une importante manufacture rurale de filature et de tissage à domicile » depuis le XVI^e siècle. Dans cette disposition, la dispersion des lieux habités conduisit à réaliser un type de construction fonctionnelle regroupant par petites unités ces travailleurs de manière à faciliter la distribution de la matière première, le ramassage du fil et des pièces tissées12. Après la guerre, on pense plutôt à prendre ses distances par rapport à ce modèle ou encore à celui qui lui succéda lors de l’industrialisation massive qui entre 1800 et 1850 multiplia la population par quatre et conduisit à reprendre la forme regroupée d’organisation spatiale déjà pratiquée en milieu rural dans la période précédente13. Dans ce cas, le contrôle est direct14. Naturellement, une telle concentration spatiale comportait des risques pour le patron propriétaire15. Ces leçons sont-elles présentes à l’esprit du patronat textile au moment où la guerre met fin à l’expérience du Front populaire et au municipalisme ?

14Les raisons invoquées pour conduire ces changements sont diverses. La plus apparente est l’insuffisance de la seule démultiplication des prises de parts financières dans les HBM pour faire émerger une stratégie d’ensemble du bassin d’emploi. La seconde raison invoque l’action conjuguée des divers secteurs d’entreprises pour aller plus loin que la seule participation des grandes entreprises du textile. Un effort est donc demandé aux entreprises moyennes et petites16, mais à un niveau plus bas pour les négociants du textile. Obtenir la cohésion de cet ensemble au-delà du secteur textile, constitue la troisième raison. L’objectif est atteint en faisant des syndicats patronaux les adhérents du CIL en lieu et place des entreprises elles-mêmes17.

15De cette manière se constitue un niveau de décision et de coordination qui relie les questions techniques, technologiques et stratégiques dans la conduite des politiques sociales des entreprises à la différence de ce qui est observé dans la période précédente. Désormais, c’est bien la gestion sociale et territoriale de la main-d’œuvre qui est mise en place par l’ensemble des secteurs d’activité (imprimerie, bâtiment, etc.)18. Pour leur part, les municipalités, sans entrer directement dans l’institution du CIL, sont partie prenante de cette politique en raison de certaines convergences. Elles apportent leur appui à la réalisation de certains objectifs précis : résorption des courées19, etc. Il leur est difficile de contourner le CIL pour coordonner les plans de construction dans l’agglomération. Le glissement le plus important devient lisible à partir du moment où les communes garantissent les emprunts contractés par les sociétés HLM, véritable bras séculier du CIL que préside Albert Prouvost. Le levier que représente cette intégration de la construction devient une contrepartie pour les décisions publiques. Les pratiques du paritarisme deviennent la référence, orientée par la commission logement du Syndicat patronal textile. Pourtant, tout en affichant de la rigueur économique dans la manière de construire, la globalisation sociale des objectifs légitime certains écarts. C’est ainsi que les municipalités mettent à la disposition du CIL des terrains soustraits aux prix des marchés fonciers et immobilier (expropriations pour utilité publique ou raison d’insalubrité). Des gains de rationalisation viennent compléter l’édifice. Ils concernent les techniques de construction20 et le calcul des prix21.

16C’est sur ces bases qu’ont été réalisés la cité expérimentale du Congo en 1947, puis des programmes annuels de trois cents logements (1947-1948), trois cent cinquante logements (1948-1949). Les offices de HLM ne pourront pas soutenir cette concurrence du CIL que ce soit en matière de surface financière ou de l’accès aux appels d’offres complémentaires de construction22. Un pas supplémentaire dans l’intégration est fait dans la mesure où l’attribution d’un logement est assimilée à du salaire différé. Cela doit enclencher des processus de dépenses, qui sont autant de comportements d’adaptation. À l’heure actuelle, ces dispositifs ont subi des cloisonnements à travers l’éclatement de la société locale.

17L’extension de ce système au niveau national a pourtant rencontré des freins du côté du CNPF. Ce dernier s’oppose au contournement du fonctionnement des marchés de l’emploi et du logement. C’est donc, curieusement, l’administration centrale qui, procédant par décret, généralisa cette forme de gestion territoriale en 1953. Le système semble alors prêt à fonctionner lorsque surgit un nouveau contexte économique : celui des concentrations et de la désindustrialisation.

Stratégies de groupes et reclassements de tous ordres

18En 1952, à Roubaix, on dénombre mille deux cents types de tissus de laine. Ce sont des productions en petite et moyenne séries, des produits de luxe. Aussi dès qu’intervient le Traité de Rome, la culture industrielle fondée sur la connaissance du marché intérieur et la concurrence proche se voit contrainte de faire un pas pour ajouter à sa belle variété la désormais production de masse. Jusqu’à ce moment, tout est pensé pour produire, accompagner la croissance et l’adaptation aux marchés. Dans les années 1960, le paysage économique et social change profondément. Avec la recherche d’une meilleure productivité technique, on assiste à la concentration sous forme de grands groupes industriels. Loin de l’unité de commandement des familles, qui avait prévalu auparavant, on invoque les lois financières du marché pour justifier la sélectivité locale qui départage les canards boiteux et les réussites possibles, dans un climat général qui recentre les échanges sur les pays industriels. L’importation de main-d’œuvre étrangère s’amplifie. En 1967, dix ans après la mise place du Marché commun, l’industrie textile française a réussi à accroître ses exportations dont 33 % pour la région du Nord. Roubaix reste la capitale du textile.

19En réalité, tout se passe comme si le rôle du milieu industriel consistait à organiser la retraite dans l’ordre et à reconfigurer ce qui peut demeurer de l’outil de production. Les industriels se donnent de nouvelles institutions, désormais à l’échelle régionale. Le Groupement régional des industries textiles23 met au point des plans de modernisation élaborés en accord avec les pouvoirs publics centraux et procède à l’élimination des entreprises les moins aptes à trouver leur équilibre financier24. C’est donc tout naturellement que surgit un Fonds de rénovation des structures industrielles et commerciales du textile, sur la base d’un financement des entreprises25 et dont les décisions sont orientées par la structure professionnelle nationale, l’Union des industries textiles26. Désormais, le dispositif des régulations qui traite les réadaptations n’est pas circonscrit à ce milieu local si souvent présenté comme un laboratoire d’expérimentations en la matière, diffusant ses innovations entrepreneuriales au reste du pays.

20Dans cette foison de procédures, le niveau des branches se combine avec des points d’ancrage locaux, mais dans un dispositif national. Par exemple, les centres techniques se multiplient : organismes de recherche technique (ITF, CETIH, Centre professionnel des tapis) et d’observation des marchés (Centre d’observation de la conjoncture dans l’industrie textile). Des actions de promotion sont conduites par des entreprises du secteur27. Des concentrations remanient les groupes familiaux suivant deux logiques : celle des complémentarités des produits et celle du contrôle financier28. Des actions de formation et d’enseignement associent centres de formation et centres techniques, qui se manifestent par le développement d’écoles d’ingénieurs (ENSAIT, ITR), d’un IUT à orientation textile, de collèges spécialisés, etc.

21Les délocalisations ont été nombreuses, la diversification du tissu local est d’autant plus limitée que les secteurs autres que le textile ont vu s’estomper l’agrégation du système industriel fondé autour de celui-ci. De nouvelles implantations ont commencé à faire leur apparition, malgré la concurrence salariale qu’elles introduisent localement. Il reste que le Groupement patronal interprofessionnel, qui a vu le jour en opposition au Consortium textile, se retrouve dans le même esprit que celui qui a présidé à la fondation du Syndicat patronal textile. Il regroupe les producteurs relevant du plastique, de l’imprimerie, des transports, de la confection, du négoce de quincaillerie, etc. Ce sont des employeurs ayant de fortes attaches locales, aux prises avec des marchés très ouverts, ou des donneurs d’ordre. Certains ont introduit le « juste à temps » (confection)29. Effet spectaculaire, la population municipale qui marquait une baisse continue (124 661 habitants en 1896 et 100 978 en 1946) retrouve une certaine dynamique puisqu’en 1968, on compte 115 000 habitants.

Vers la ville industrielle des temps nouveaux : Roubaix 2 000

22Ce paysage ouvert marque aussi la difficulté à trouver des politiques, surtout publiques, susceptibles de requalifier ce territoire au moyen d’opérations de conversion qui combinent l’économique avec l’urbanisme (friches, restructuration urbaine). Dans le fonctionnement de l’agglomération, la dynamique périphérique continue d’alimenter des éléments de croissance (logements, services, zones d’activité, voies de communication), tandis que les quartiers centraux, surtout le long du canal, se trouvent en déshérence. L’apparente facilité à créer un consensus autour de ces politiques urbaines est-elle capable de produire des effets compensateurs face à une dynamique aussi déséquilibrée ?

23C’est sur cette toile de fond, qui accapare les forces économiques et publiques pour s’adapter aux changements, que l’urbanisme ouvre la voie à la ville des temps nouveaux. On se prend à remplacer symboliquement et aussi physiquement le paysage de cheminées d’usine par des tours résidentielles. Le fort Mulliez est rasé et remplacé par un îlot résidentiel. La Grand-place est remodelée en détruisant des immeubles. Mais l’opération la plus représentative est celle de l’îlot Édouard Anseele comptant 39 cours et 1 645 taudis. On parle d’opération chirurgicale qui fera apparaître 1 550 appartements sains et confortables avec des tours de neuf et dix-huit étages, ainsi que des équipements publics (groupe scolaire, salle de sports, foyer pour les anciens, parking de quatre niveaux pour 1 200 véhicules, etc.). C’est la marque de dix années de transformations qu’accompagne aussi la poussée du secteur de la vente par correspondance. Entre 1953 et 1968, la structure professionnelle se transforme aussi : ce sont désormais les ouvriers qualifiés qui progressent au détriment des manouvres et des ouvriers non qualifiés30. La confiance paraît totale envers la mise en œuvre de ces plans d’action31.

Face à la crise

24En réalité, les années 1970 marquent un grand bouleversement en ce qui concerne le pilotage de ce territoire qui connaît la désindustrialisation, la centralité inachevée, la poursuite du développement périphérique, la mondialisation ainsi que la montée du nouveau tertiaire. Roubaix devient une ville à la charnière de tous ces mondes dont la seule addition ne débouche pas sur le renouveau. Les années qui suivent voient la remise en cause des changements obtenus depuis la fin de la guerre. On n’en reste pas moins inventif quand on transfère vers le bassin minier des ateliers de confection, participant ainsi à la politique de conversion mise en place par l’État dans cette zone de la région. Ce redéploiement des investissements productifs vers des lieux où résident des populations à bas niveaux de salaires32 s’accompagne de primes à la localisation.

25La politique du redéploiement sera généralisée par la suite en tant que politique nationale d’aménagement du territoire. La phase suivante consistera à déplacer hors du pays ces investissements et en même temps à accueillir des investissements étrangers sur le sol régional. Ainsi à la conversion du bassin minier viendra s’ajouter la conversion de la zone de Roubaix– Tourcoing, bientôt appelée « versant nord-est de la métropole lilloise ». Il s’agit d’en appeler à la solidarité nationale, qui dans le bassin minier semble aller de soi puisque les Houillères relèvent des décisions de l’État. Roubaix-Tourcoing n’est pas dans ce cas de figure ; cependant les responsables locaux n’auront de cesse de réclamer un traitement analogue.

Retrait du textile-habillement

26La période a été marquée par la crise du textile, principale activité du bassin. Si en 1974, le textile représente 35 % des emplois, en 1985, après en avoir perdu prés de la moitié (46 %), il ne compte plus que pour 21 % du total des activités. La situation, par la suite, ne s’est pas améliorée, ainsi en 1990 il tombe à 11,3 % avec 16 184 emplois. En 1993, il ne représentait plus que 4 681 emplois. Il ne s’agit pas seulement de la baisse importante du seul secteur du textile, car en réalité, nous sommes en présence du délitement de tout un système industriel historiquement charpenté autour de cette activité motrice. Il y a donc une perte massive d’emplois dans le secondaire, tandis que le secteur tertiaire augmente, sans toutefois compenser les pertes affichées par l’ensemble du secteur secondaire.

27L’ensemble du bassin perd globalement 11,5 % d’emplois passant de 163 611 à 144 798 emplois. On peut alors noter que la vente par correspondance (VPC) ne cesse de progresser sur la période (+ 25 %) passant de 8 542 emplois à 10 746 emplois. On peut également noter la montée en puissance des services marchands (+ 74,9 %) ainsi que du commerce se rapportant essentiellement à la grande distribution.

Évolution dans le bassin d’emploi

28Dans un tel contexte, les politiques qui se développent sont marquées par la forte conviction que ce territoire est en train de tourner une page de son histoire. C’est dans une telle ambiance qu’est désormais évoquée la tertiarisation du bassin. À partir de 1985, les emplois du secteur tertiaire à Roubaix deviennent, en effet, plus nombreux que les emplois du secteur secondaire. Les communes de l’agglomération roubaisienne se sont constituées en syndicat intercommunal (SIAR) en 1985. Sa mission consiste surtout à impulser des politiques à caractère économique qui portent essentiellement sur l’offre de terrains équipés pour faciliter l’implantation d’activités. Son action a, ainsi, limité la perte d’emplois dans le périmètre (- 2 % de 1982 à 1990), mais ce chiffre global masque des situations contrastées.

La ville-centre sans emplois ?

29Tandis que Roubaix perdait des emplois (10 %), Hem et surtout Wasquehal connaissaient des progressions de plus de 20 %. Les emplois offerts à Wasquehal passant de 4 920 à 8 610. L’effet SIAR a donc joué pour cette commune. La situation de Wattrelos est restée inchangée. Ceci renforce l’hypothèse d’un redéploiement des activités au détriment de la ville-centre et au profit de quelques communes périphériques.

30La ville tend alors à attirer davantage d’actifs provenant de Lille, de Villeneuve d’Ascq mais également de communes situées en dehors du bassin d’emploi : en 1990, ce sont 13,4 % des emplois roubaisiens ; en 1982 ils ne représentaient que 9,8 %. On voit donc s’installer un décrochage entre le lieu de travail et le lieu de résidence, rompant alors avec le schéma du XIX^e siècle. Roubaix est la ville qui a perdu le plus d’actifs aussi bien en valeur absolue qu’en valeur relative (- 7 %) alors que sa population est jeune. Dans le même temps on enregistrait un accroissement de 2 150 chômeurs, soit 29 % supplémentaires. Le taux de chômage passait alors de 17,5 % à 24,5 %. La situation ne s’est pas améliorée entre 1990 et 1997. Le taux de chômage a atteint 30,4 % en 199433. On assiste ainsi à une concentration à Roubaix d’une population ayant des difficultés économiques. La perte d’emplois s’est faite surtout au détriment des emplois de la catégorie ouvriers (- 39,8 %) et de la catégorie salariés (- 21,5 %) tandis que les catégories cadres et professions intermédiaires gagnaient respectivement 20 % et 1,7 % d’emplois. Or, les ouvriers représentaient 50 % des actifs roubaisiens en 1990 (51 % en 1982) et les employés 26 % en 1990. Les pertes d’emplois ont donc touché les catégories d’actifs les plus représentées. Étant donnée l’ampleur des changements dans cette ville de l’industrie, les interventions sont multiples de la part des institutions territoriales aux divers niveaux.

Le temps des friches

31Entre les années 1970 et 1983, le déclin du textile ayant entraîné l’apparition de friches industrielles dans la ville, les communes ont créé une société d’économie mixte : la SEM du versant nord– est, qui s’est attachée à mener une politique de requalification des friches. Étant donnée la densité des constructions industrielles, les filatures ayant été bâties en hauteur, l’emprise au sol est relativement restreinte, ce qui ne permet pas d’accéder aux marchés fonciers industriels comparables à ceux de la périphérie. Dans un premier temps, ce sont les aides de l’État qui permettent de faire face à ces questions34 ; puis la communauté urbaine prend le relais35. Cependant, l’effort communal est important dans le bassin (67 %). Les actions de requalification de friches se multiplient au fil des opportunités et sans stratégie globale au niveau intercommunal.

32Dans le même temps, l’espace bâti est dé-densifié en profitant des espaces laissés par les friches. On perce l’avenue des Nations-Unies entre 1975 et 1980 afin de désenclaver la ville. Sur le plan du logement, on pratique une politique de résorption de l’habitat insalubre (RHI) et on intervient massivement dans le quartier de l’Alma-gare où l’on construit essentiellement du logement social, dont la forte concentration induira des difficultés par la suite. Cette première période s’étend de la date de création de la SEM à 1982-1983. Elle se caractérise par une relative absence de stratégies de développement au niveau intercommunal, la constitution du groupe des communes du versant nord-est jouant plutôt un rôle de contrepoids politique.

Le double front : quartiers et zones d’activités (1984-1989)

33Roubaix a d’abord été, en 1982– 1983, un site pilote pour la procédure de développement social des quartiers (DSQ). Il s’agit alors des quartiers de l’Alma-gare, Cul-de-Four, Pile, Fresnoy-Mackellerie et Nouveau-Roubaix. En 1984, cette procédure est prolongée. Ce nouveau cadre affiche une approche territoriale à l’échelle du quartier et non plus sectorielle. Elle se fixe pour ambition de lutter contre la crise urbaine et sociale dans des zones concentrant des difficultés. L’État et les collectivités territoriales se coordonnent dans le cadre d’une démarche contractuelle (contrat de plan État-Région, convention locale de développement pour les quartiers en DSQ) en agissant sur l’urbain (RHI), le social et l’économique. Mais une telle forme de coordination par le contrat est problématique quand les acteurs relèvent de registres d’action différents. Ainsi la démarche présentera des dysfonctionnements, qui conduiront à la création d’un outil de coordination : l’Établissement public de restructuration et d’aménagement de Roubaix-Tourcoing (EPRART)36.

34Parallèlement, à partir de 1985, on voit se créer des zones d’activités en nombre dans la métropole. Sur les cinquante-cinq zones créées depuis 1973, environ 80 %. le furent après 1985, notamment à l’initiative des communes ou d’un groupement de deux ou trois communes, sans qu’une stratégie à l’échelon communautaire préside à leur création. En 1987, le Syndicat intercommunal de l’agglomération roubaisienne (SIAR) est créé. C’est un nouvel acteur dans le champ économique qui place son action à l’échelle intercommunale. Son action repose sur un principe de solidarité financière fondé sur le partage des recettes de la taxe professionnelle. Mais il joue également un rôle de guichet unique dans l’accueil des entreprises et dans le versement des subventions. Cependant, la crise du textile entraîne toujours l’apparition de friches. La politique de requalification se poursuit. Au début des années 1990, les friches roubaisiennes représentent une superficie d’environ dix hectares pour une cinquantaine de bâtiments

35Enfin, la phase de préfiguration du projet de Centre international de la communication (CIC) sur le site de l’ancienne filature Motte-Bossut est lancée en 1985. C’est une nouvelle étape dans l’action économique liée à la reconfiguration urbaine. En effet, l’action du SIAR se situe essentiellement sur le thème de la localisation des entreprises et donc dans une vision où le territoire apparaît comme recevant le développement de l’extérieur, la localisation ne résultant que d’un calcul d’optimisation de coûts. À l’inverse, le téléport est tout d’abord pensé comme un engagement plus poussé dans un processus de développement endogène localisé en centre-ville.

L’agglomération comme échelle de référence (1989-1995)

36La période suivante se caractérise par le passage de la procédure DSQ à la procédure DSU (développement social urbain) et la création de l’EPRART. Ces deux initiatives, l’une portée par l’administration centrale, l’autre à caractère intercommunal, représentent le passage d’une démarche à l’échelle du quartier à une démarche d’agglomération par la mise en place du contrat d’agglomération. La diversité des maîtres d’ouvrage et des niveaux de financement a entraîné des dysfonctionnements et a conduit à la création de cet outil de coordination ayant une gestion financière autonome. Cet établissement devait alors reprendre la maîtrise d’ouvrage dans des domaines relevant des différents intervenants : ville de Roubaix, CUDL, État. Son conseil d’administration regroupait les représentants de la région, du département, de la CUDL et de la ville de Roubaix en 1987 et de la ville de Tourcoing à partir de 199137. Les missions susceptibles d’être confiées à cet établissement en 1987 portent sur un schéma d’orientation, la résorption de l’habitat insalubre, l’intervention sur le centre-ville, la reprise des actions relevant du DSU, la gestion d’un périmètre d’action expérimentale (en 1987) qui deviendra en 1994 le Grand projet urbain de Roubaix-Tourcoing (GPU)38.

37Cette dernière procédure se distingue des précédentes par le caractère exceptionnel des fonds mobilisés. Les actions portent sur une requalification de friches, la réalisation d’espaces publics et la revalorisation des abords du canal de Roubaix. Il n’y a donc que très peu d’actions concernant les activités économiques telles qu’elles sont pratiquées d’ordinaire. L’objectif essentiel est celui que préconise la démarche dite de ville renouvelée, recherchant une prise en compte globale de la production urbaine en réorganisant, qualitativement, l’existant sur place, de préférence à la croissance urbaine par extension géographique. La mission de l’EPRART n’a pas été reconduite en 1996 par les collectivités locales, celles-ci jugeant la présence de l’État trop importante dans la gestion du GPU. La fin de cette période est également marquée par la vente de l’Eurotéléport à l’opérateur belge Belgacom.

Le GIP et la zone franche (depuis 1996)

38La formule d’un établissement public ayant été abandonnée, c’est sous la forme d’un groupement d’intérêt public (GIP) que se fera la gestion du GPU, les collectivités locales et l’État ayant signé un protocole d’accord à ce sujet. Le conseil d’administration est composé des représentants de l’État, de la Caisse des dépôts et consignations, de la Compagnie métropolitaine de l’habitat et des collectivités territoriales. Il assure la maîtrise d’ouvrage stratégique du projet.

39Par ailleurs, une zone franche est mise en place au 1^er janvier 1997, dans le cadre du Pacte de relance pour la ville et pour une durée de cinq ans. Elle accorde une batterie d’avantages fiscaux aux entreprises qui s’y installent. Il faut alors noter qu’en 1996, on compte 8 000 m² de foncier bâti et non bâti disponibles sur le périmètre de la zone franche qui englobe le centre de Roubaix. La ville s’est associée à la Maison des professions, acteur privé, pour recevoir des entreprises intéressées en mettant sur pied des consultants-auditeurs proposant des solutions dans les domaines de l’immobilier et des conseils juridiques. De même, une des conditions pour que les entreprises soient éligibles à ce dispositif consiste à embaucher 20 % de leur personnel parmi les habitants du site39. Pour accompagner ces démarches, un dispositif appelé cellule-emploi a été mis en place. Il fonctionne en traitant l’ensemble de la relation de mise au travail40. Au cours de l’année 1997, le nombre d’entreprises installées dans ce périmètre41 est de l’ordre de cent quatre-vingt.

40Le nouveau projet de redynamisation commerciale du centre ville est également l’occasion pour les acteurs locaux de mettre en place des formes originales de coordination. Cela concerne un programme d’implantation de deux grandes surfaces commerciales42 afin d’attirer en centre ville des enseignes habituées aux implantations périphériques. Le projet s’appuie sur les actions engagées précédemment : mise en place d’équipements tertiaires dont le Téléport, rénovation des espaces publics, mais surtout arrivée du métro en 1999, et les avantages de la zone franche. Le projet associe des investisseurs privés qui sont propriétaires de leur propre construction. Il comprend un pôle commercial sur deux secteurs : l’îlot Édouard-Anseele (ancien Roubaix 2 000) et l’îlot de l’Hôtel des ventes-Grand’Rue-Hôtel de ville. Il comprend aussi une cité de l’artisanat, offrant la possibilité à des artisans d’installer une boutique en profitant des exonérations, ainsi qu’un pôle culture et loisirs autour d’une salle de cinéma.

Conclusion : centralité, consommation et culture

41Au terme de ce tour d’horizon, on se rend compte que ce n’est pas simplement l’accumulation d’actions successives qui pourrait, de façon linéaire, déboucher sur une nouvelle phase de développement de la ville. Le changement de registre évoqué au départ renforce la difficulté dans la recherche d’objectifs. Un certain dualisme perdure, il se nourrit à la fois :

• de projections de vie pour certains habitants dont les références renvoient à des collages nourris par les restructurations historiques et ayant une prise faible sur le présent ;
• d’un ensemble d’éléments en rupture avec les expériences antérieures, porté par les nouvelles activités et les nouvelles alliances territoriales, notamment l’inclusion locale dans l’espace métropolitain d’un pôle de consommation et de culture. Il apparaît comme une sorte de banalisation d’un ailleurs que la ville n’a pas connu sous cette forme.

42Le risque de la ville à l’américaine consisterait à conserver, voire à laisser croître, cette dualité, pour aboutir à une bipolarisation sociale et urbaine. Ici les inconnues sont portées par les rôles respectifs de la polarisation et de la hiérarchisation des modèles de consommation, à la fois intra-urbains et intra-métropolitains. Par ailleurs, les efforts entrepris pour maintenir des lieux de vie collective pourront-ils contrecarrer la multiplication des microprocessus de ségrégation ?

43Enfin, comment prendre en compte l’éventualité d’un décalage temporel entre la restructuration spatiale et l’organisation sociale ? Jusqu’ici, les avancées réalisées relèvent fortement de la planification spatiale, avec toutefois de fortes préoccupations quant aux usages et aux populations. C’est l’attitude louable de la gestion du bien public. Ce qui change par rapport aux périodes antérieures, c’est que les acteurs économiques et sociaux imbriqués dans le système productif ne sont plus présents dans ces régulations territoriales. Sur ce plan aussi, on peut conclure à la banalisation des conduites de planification, même si de réelles innovations ont surgi, comme celles portées par des procédures du type ville renouvelée. Face aux tendances actuelles à l’éclatement, soulignées par des études traitant d’économie, des habitants et de leurs mondes43, les efforts apportés à la production urbaine débouchent sans doute sur l’émergence d’une certaine complexité sociale à laquelle les couches dites moyennes prennent part. La diversification des consommations peut aussi être une voie de (re)composition. Quant à la part de la culture, dans ce qui est présenté comme un modèle émergent, aura-t-elle les capacités de réaliser le tissage ou sera-t-elle tiraillée entre sa composante métropolitaine et des populations spectatrices de la ville ?