1Dans l’explication de l’évolution roubaisienne, une période a été assez peu analysée, celle des années 1973-1977. Le dernier mandat municipal de Victor Provo s’est accompagné de plusieurs faits qui, sans lien direct les uns avec les autres, ont eu une influence certaine sur la stratégie et les choix de Roubaix après 1977.

2Tous reposent sur une analyse commune : celle de l’inquiétude devant le déclin économique de l’agglomération roubaisienne lié aux crises successives du textile, les retards accumulés en matière de restructuration urbaine et la nécessité de changement de rythme et d’échelle. C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire :

• le rapport de la Cofror, (décembre 1973) réalisé par la Compagnie française d’organisation, à la demande de la commission des communautés européennes avec le concours du Syndicat patronal textile, qui proposait ce qui était censé « briser le cercle vicieux de Roubaix-Tourcoing » ;
• les conclusions de la commission nord-est de la métropole de la Chambre de commerce et d’industrie, du Syndicat patronal textile et du groupement patronal interprofessionnel ;
• l’étude sur la définition d’une politique de développement de Roubaix (prélude à la création du Secrétariat au développement) dite « étude Sordet » ;
• et les initiatives de l’Agence d’urbanisme de la communauté urbaine dirigée par Pierre Mazzolini.

Le rapport de la Cofror propose de réaliser :

- « l’amélioration des infrastructures de communication en diminuant les distances-temps et le coût des transports en monnaie aussi bien qu’en inconfort :
- la mise en œuvre d’un effort spécifique d’urbanisme dans trois directions : l’accélération du programme de démolition des courées, le développement d’une politique foncière pour traiter les friches industrielles, la construction de logements et d’équipements pour les immigrants ;
- la promotion et la réhabilitation de l’industrie textile et la diversification de l’emploi. »

Les réflexions de la commission mise en place par la Chambre de commerce et d’industrie, le Syndicat patronal textile et le groupement patronal interprofessionnel partagent les mêmes préoccupations

3Ses auteurs mettaient l’accent sur plusieurs priorités : désenclavement routier, rénovation urbaine, diversification des emplois, renforcement du secteur tertiaire. Ils revendiquaient aussi la mise en place d’un observatoire du développement du secteur nord-est de la métropole.

4À vrai dire, le débat sur l’avenir du textile avait été lancé dès 1968, lorsque la Commission européenne préoccupée de l’avenir du textile confiait à Jacques de Bandt, collaborateur de Michel Falise au Cresgé, une mission d’étude sur la situation et les perspectives de l’industrie textile (passée de 110 000 salariés à 54 000 dans les vingt-cinq années antérieures dans le bassin de Roubaix-Tourcoing).

5À l’époque les conclusions de l’étude avaient fait grand bruit. « Dans le rapport qu’il remet en janvier 1969, l’économiste prend clairement position pour la libération des échanges et la division internationale du travail […] Il préconise l’élimination des surcapacités de production et la concentration des établissements en unités permettant d’assurer une meilleure continuité des processus de fabrication. Il prévoit une réduction annuelle des effectifs salariés en Europe de 4,9 % jusqu’en 1975 soit 590 000 personnes1. »

La décision du conseil municipal de Roubaix de lancer une étude sur la définition d’une politique de développement de Roubaix

6Cette étude confiée au Ceres (Comité d’études régionales, économiques et sociales, présidé par le recteur Debeyre) et réalisée par une équipe animée par Bernard Sordet, a pour objectif de conduire, à la demande de la municipalité et en étroite collaboration avec elle, une réflexion prospective sur le devenir de Roubaix et les conditions de son développement futur, à partir de cinq angles d’attaque : les atouts du textile, l’image de marque de Roubaix, l’équilibre au sein de la métropole, le versant belge, les étrangers.

7Elle devait déboucher au début de l’année 1976 sur les propositions d’un plan global d’action et la création d’un secrétariat au développement auquel quatre tâches principales sont définies :

• recenser en permanence les conditions nécessaires au développement des activités existantes et à l’implantation de nouvelles activités ;
• assurer la mise en œuvre de plan de développement ainsi que son actualisation ;
• effectuer les démarches auprès des administrations, de la Communauté urbaine, de la Région, des pouvoirs publics afin que soient pris en compte les dossiers de Roubaix et de l’agglomération et obtenues les aides nécessaires ;
• créer les commissions ad hoc pour permettre la mise en œuvre des actions qui impliquent la collaboration d’autres partenaires (industriels, organismes socioprofessionnels, structures d’enseignement).

Les initiatives de l’Agence d’urbanisme dirigée par Pierre Mazzolini, ont été elles aussi non négligeables dans la sensibilisation aux problèmes roubaisiens

8Sans véritable mandat politique du président de Communauté urbaine, Arthur Notebart, lui-même président de l’Agence d’urbanisme, lançait en 1975-1976 un certain nombre d’études universitaires, en s’appuyant sur des travaux de fin d’études d’étudiants de l’École nationale des Ponts et Chaussées. L’une d’elles, réalisée en 1976 et intitulée « Pour une politique urbaine pour Roubaix », pose assez bien la nécessité du passage d’analyses sectorielles à une réflexion globale, idée amorcée dans le rapport de la Cofror en 1973, et largement développé dans le rapport Sordet.

9Ces réflexions alimentent un débat d’idées dans lequel la presse locale est particulièrement présente. C’est aussi les années où culmine le débat interne au Parti socialiste dont le point d’orgue est la défaite de Victor Provo en assemblée générale de section en octobre 1976 et la désignation de Pierre Prouvost comme candidat aux élections municipales de mars 1977, où l’Alma-gare produit une autre façon de refaire la ville et où s’opère le passage d’une politique du logement à une politique urbaine plus globale.

La presse locale, par l’intermédiaire de Nord Éclair a joué un rôle important

10On retiendra en particulier la série d’articles des 10 au 15 novembre 1975 de Claude Vincent sur « Roubaix-Tourcoing : les parents pauvres de la Métropole ». Les propos étaient particulièrement appuyés sur le processus de déclin de l’agglomération roubaisienne. « Entre quelles mains se trouve le pouvoir à Roubaix Tourcoing ? », s’interrogeait le journaliste. Et de mettre en avant les « interminables tribulations de la rénovation urbaine » et les difficultés d’engager l’opération Alma-gare. Avec le recul, il est pas intéressant de relire les conclusions de cette série d’articles, en particulier les trois scénarii possibles décrits pour Roubaix et Tourcoing :

• « le laisser-faire, laisser-aller conduisant inéluctablement à un déclin par pourrissement lent de la situation. Roubaix-Tourcoing ne feraient plus alors figure que de banlieues pauvres de la métropole » ;
• « une action volontariste permettant une véritable renaissance. Roubaix– Tourcoing bénéficient alors à plein des retombées de la métropole, tout en maintenant leur puissance industrielle » ;
• « c’est la voie moyenne, peut être celle de la raison. Le secteur nord de la métropole accepte une certaine perte de puissance, mais sauve l’essentiel en misant sur la qualité de la vie. On adopte alors une certaine mentalité de ville moyenne, en renonçant aux fastes du passé de la capitale de la laine. »

Le débat interne au parti socialiste est particulièrement rude

11Plus qu’une querelle des anciens et des modernes, ce sont deux visions de l’avenir de Roubaix et de la stratégie à suivre, y compris vis-à-vis de la Communauté urbaine qui s’opposent, avec en toile de fond, le renouveau du Parti socialiste après le congrès d’Épinay de 1974, le programme commun, et le rôle de Pierre Prouvost.

12Celui-ci a très vite compris l’enjeu des débats d’idées et le parti qu’il pouvait tirer de l’audit réalisé par l’équipe de Bernard Sordet sous couvert du Ceres. Entre lui et Bernard Sordet s’est très vite nouée une communauté d’intérêts, le premier y puisant le contenu de son programme municipal, le second y trouvant les arguments pour proposer à la ville une mission d’assistance et de conseil.

13Dans ce basculement, un homme a eu une grande importance : Léonce Clérambeaux, premier adjoint de Victor Provo, ancien secrétaire général de la Communauté urbaine, président de la SAEN en charge des opérations Alma-gare et Alma-centre. Son ralliement progressif à Pierre Prouvost durant l’année 1976 a incontestablement facilité la prise de pouvoir de ce dernier.

L’Alma-gare : une autre façon de refaire la ville

14De 1973 à 1977, c’est le lent processus pour engager les opérations Alma-gare et Alma-centre confiées à la SAEN2. De ces années, on retiendra :

• le 17 mai 1974, la création officielle de l’Atelier populaire d’urbanisme (APU) : « on agit, on réfléchit, on construit », était-il inscrit au fronton de l’APU. C’est la suite logique du travail militant que les APF (Association populaire familiale), puis la CSCV (Confédération syndicale du cadre de vie), mènent depuis des années. Ce qui caractérise l’APU et ce qui en fait sa force particulière, c’est qu’il émerge de la population d’Alma-gare et que ses militants sont effectivement des habitants des quartiers représentatifs de tous les groupes sociaux ;
• l’adoption, le 11 octobre 1977, du schéma directeur du quartier Alma-gare. Dans ses objectifs, celui-ci affirme développer l’expérience originale entamée à l’Alma-gare, celle de l’élaboration d’un quartier avec ses habitants (élaboration des programmes, de la conception et de la gestion) ;
• les orientations prises en matière de logements, d’équipements et d’espaces publics donnent le ton et manifestent la mise en place d’un processus où le débat public est au cœur de ce qui constitue la maîtrise d’ouvrage collective. Celle-ci renvoie en même temps à de multiples autres débats qui concernent tous les aspects de la vie quotidienne d’un quartier et de la gestion qui en est faite par les administrations et les services publics ;
• la mise en place d’un dispositif de concertation, fondateur de la maîtrise d’ouvrage collectif reposant :
  • sur un groupe de travail, organe unique de décision en ce sens qu’aucune décision n’est élaborée par les élus de Roubaix en dehors du groupe ;
  • une équipe opérationnelle animée par la SAEN chargée des études de réalisation du quartier, de la coordination générale de l’opération et de la mise en place de tous les groupes techniques avec la population ;
  • une assistance technique à l’APU par l’intermédiaire d’un groupe d’architectes et de techniciens dans le cadre d’un contrat de recherche passé avec le ministère de l’équipement.

Le passage d’une politique du logement à une politique urbaine

15Dans les deux décennies qui ont précédé les années 1970, la politique urbaine de Roubaix a été essentiellement une politique de logement, « la seule opération de construction de logements qui se soit articulée sur une conception urbanistique, il est vrai contestable, est l’ensemble Édouard Anseele qui associe des logements et un équipement commercial dans le centre de la ville. »

16Les programmes de résorption de l’habitat insalubre mis en œuvre par l’ORSUCOMN (Organisation pour la suppression des courées de la métropole nord) devaient encore renforcer cette tendance jusqu’au moment où, sous l’effet des difficultés grandissantes, s’est dégagée la nécessité d’une stratégie globale articulant les volets aménagement et action économique. Cette stratégie était accompagnée en même temps d’une volonté de rééquilibrage vis-à-vis de la Communauté urbaine, concrétisée par la création de l’Association des communes du versant nord-est.

17À cet égard, la période 1976–1977 marque bien la fin d’une époque et la mise en cause des rôles dominants du CIL et du Syndicat patronal textile, à qui il a été vertement reproché en avril 1976, par le candidat socialiste aux élections municipales, de vouloir réduire le rôle des collectivités locales à la gestion courante.

18Années charnières, 1973–1977 auront incontestablement contribué à permettre à Roubaix de trouver les voies et les moyens d’un renouvellement qui fait référence aujourd’hui. Mais ces mêmes années permettent de mesurer le temps qu’il a fallu pour que les décideurs locaux prennent la mesure des problèmes de Roubaix-Tourcoing. Le cinq centième anniversaire de la charte de Roubaix en 1969 les a probablement persuadés que le déclin de l’agglomération n’était pas pour demain. Les effets des deux chocs pétroliers en 1973 et 1979 devaient en décider autrement. Que dire enfin du manque de clairvoyance de Victor Provo qui n’a pas vu le parti qu’il pouvait tirer de la Communauté urbaine et n’a pas su imposer le principe de l’élargissement de l’ÉPALE aux quartiers dégradés de Roubaix Tourcoing ?