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Roubaix

 | 
Michel David
, 
Bruno Duriez
, 
Rémi Lefebvre
, 
et al.

Chapitre 1. La ville industrielle

La fabrique du consensus. Politisation et dépolitisation du jeu politique municipal

Rémi Lefebvre

Texte intégral

  • 1 « Quelque chose m’a frappé. On constate toujours la masse de pauvreté, les chiffres impitoyables d (...)

1Dès lors que l’on aborde l’objet roubaisien, on ne peut être que frappé par la prégnance des représentations identitaires attachées à cette ville. Nombreux sont les chercheurs qui formulent ce constat au début de leur recherche. Les figures de « l’âme roubaisienne », du patriotisme roubaisien, de « l’identité roubaisienne », de la « fierté roubaisienne »… reviennent comme des antiennes dans le discours des responsables politiques, associatifs, administratifs, culturels mais aussi dans le discours du « Roubaisien ». Les signes d’appartenance collective sont sans cesse affirmés. On ne peut qu’être édifié par la capacité de la ville (ou plutôt de certains acteurs) à produire de l’identité collective, du lien, à faire vivre ce que le sociologue italien A. Pizzorno a appelé « une collectivité identifiante » autour de représentations partagées du territoire. Les références à l’histoire de la ville, support privilégiée d’identité, sont constamment présentes dans les discours locaux. Le passé local constitue un arrière-plan très présent. Tout se passe comme si l’histoire parrainait symboliquement les évolutions récentes, comme si le passé était érigé en destin. La grandeur de la ville ne cesse d’être célébrée et cette exaltation ne semble pas procéder du simple rituel imposé. De ces évocations historiques et des discours mobilisés se dégage un tempérament roubaisien intangible. Un faisceau de représentations du tempérament roubaisien, sorte de blasons de la ville, est figé dans le discours de divers acteurs. Le Roubaisien intemporel est paré d’innombrables qualités : courageux, dynamique, champion de l’innovation sociale, industrieux et solidaire, fidèle, malicieux, travailleur, entreprenant, convivial1

  • 2 Lefebvre (R.), Les métamorphoses d’une identité locale. Genèse de la « roubaisianité », Cahiers de (...)

2Cette identité ne va pas de soi. La tentation serait grande de l’essentialiser, d’en faire un invariant historique alors qu’elle constitue précisément un construit socio-historique. Le chercheur dès lors qu’il s’attache à l’objet roubaisien encourt le risque d’être pris dans les rets de cette identité et de l’avaliser. La prégnance de cette identité locale, les stéréotypes qui en sont au principe, les mythologies locales en quelque sorte sont bien le produit d’une histoire longue, d’une sédimentation historique qui en a défini les formes et d’une histoire locale singulière. À Roubaix, plus que dans d’autres villes sans doute, la présence du passé est très forte et pour reprendre les termes de Bourdieu « le mort saisit le vif ». Sur le plan politique, la mémoire locale constitue le fil conducteur de bien des pratiques politiques. Cette identité est le résultat d’un travail politique et la prégnance des questions identitaires renvoie à Roubaix à la vigueur des conflits politiques et des antagonismes dont la ville a été l’objet. On ne peut être également que frappé par la manière dont les élites politiques se saisissent localement de cette identité, la mettent en forme et en avant. Le localisme pèse fortement sur les discours politiques. Faire de la politique à Roubaix, c’est forcément se situer par rapport à cette idéologie territoriale de la roubaisianité, exalter le « génie » local2. Nul acteur politique ne serait pris en défaut sur ce plan. Il existe certes des définitions conflictuelles de cette roubaisianité, mais elle semble déterminer aujourd’hui une forte dépolitisation, un apolitisme structurant, une gestion relativement consensuelle du politique. C’est la génèse de cet apolitisme articulé à un fort localisme que l’on voudrait ici interroger.

  • 3 On procédera ici par notations cursives. On renvoie pour plus de précision à notre thèse de scienc (...)

3Cet apolitisme n’est évidemment pas propre à Roubaix. On l’observe dans de nombreuses villes françaises. Depuis les années 80, la vie locale est traversée par une tendance à la dépolitisation. Les élus mettent peu en avant leur identité partisane, se défendent de faire de « la politique », mettent en avant leur pragmatisme, leur « proximité » et mobilisent des discours consensuels comme le développement local, la démocratie participative, le développement culturel, autant de thèmes qui apparaissent politiquement peu discriminants. Mais la singularité de l’apolitisme à Roubaix, c’est qu’il s’articule à un passé de conflits et de luttes et à un héritage de politisation forte des rapports sociaux et politiques et des identités sociales. Avant d’être la ville du consensus, aujourd’hui cristallisé dans cette identité locale, Roubaix a été par excellence la ville du conflit et d’antagonismes socio-politiques particulièrement exacerbés. L’apolitisme est ainsi à Roubaix le résultat d’un travail et d’un processus de dépolitisation qu’il faut inscrire dans le temps long. À Roubaix, c’est le politique et tout particulièrement l’instance municipale qui font tenir la ville ensemble et qui conjurent sans cesse la menace de l’éclatement. D’immenses efforts sont consentis pour produire des discours unifiants alors que les inégalités sont particulièrement criantes, que les clivages sociaux sont très spatialisés et que la ville manque de centralité. D’où la place centrale du maire dont un des rôles est d’être le garant du consensus local. Il est celui qui est tenu d’établir la médiation entre les groupes sociaux, qui tente de dépasser les disparités géographiques partisanes et sociales qui menacent la cohésion de la ville… C’est sans doute aussi ce qui explique la force de la tradition de la « troisième force », cette alliance nouée après 1945 entre démocrates-chrétiens et socialistes qui constitue le substrat ou une des trames de la vie politique locale. On s’attachera ici aux moments historiques qui scandent des phases de politisation et de dépolitisation du jeu politique local3. On verra que l’identité locale, aujourd’hui peu conflictualisée, et la définition de la localité ont fait l’objet historiquement d’intenses luttes politiques et symboliques.

Roubaix, symbole de la lutte des classes

  • 4 Le 15 mai 1892 lors de l’installation de la nouvelle municipalité, une foule immense envahit la pl (...)

4Roubaix a été des années 1890 jusque dans l’entre-deux-guerres un des symboles du mouvement ouvrier en France. La cité radieuse du socialisme, « Mecque du socialisme » selon l’expression de Jules Guesde à la fin du XIXe siècle, fait figure de mythe ouvrier. À partir des années 1890, un affrontement politique se cristallise au niveau local. Un de ses enjeux principaux est la mairie et la maîtrise des politiques municipales. Cette configuration oppose deux mondes sociaux relativement étanches, deux structurations de la sociabilité ouvrière, deux organisations : d’un côté, le patronat et ses appendices, de l’autre, le mouvement ouvrier puissamment organisé, structuré en coopératives, en syndicats, en section. Lorsqu’en 1892, le patronat perd le contrôle de la mairie, prise par les guesdistes, il perd la face. Le contrôle de la scène politique municipale lui échappe, pour la première fois, dans une ville qu’il a contribué à façonner. Les patrons ne peuvent se résoudre à être les administrés d’ouvriers. La conquête de la mairie est une victoire symbolique très forte et s’apparente à une revanche sociale. La victoire est célébrée aux yeux des industriels4. Leur estime sociale est en jeu. Le rayonnement national voire international dont la victoire fait l’objet entache la réputation de la ville textile et donc le prestige du patronat. La ville n’est plus renommée que pour ses tissus mais défraie la chronique pour « ses révolutionnaires ». Des journalistes de la France entière et de divers pays européens se rendent à Roubaix pour interroger et rencontrer les élus ouvriers. Les ondes de choc du succès électoral atteignent la région et au-delà.

  • 5 Le Journal de Roubaix, le 4 mai 1896.

5Le patronat va ainsi tout mettre en œuvre pour reconquérir le pouvoir politique qui lui a échappé. Les patrons les plus influents se lancent dans la lutte électorale, comme Eugène Motte qui se présente « comme le père des ouvriers » (il en emploie 7 000 à la fin du siècle). En 1893, il affronte Jules Guesde aux législatives dans un duel qui fait les délices de la presse nationale tant il emblématise « la lutte des classes ». Mais Jules Guesde sort vainqueur de l’affrontement et les forces patronales comprennent qu’elles ne viendront à bout des guesdistes qu’en imitant leurs méthodes et qu’en mettant en œuvre une propagande active et organisée. Un affrontement politique sans précédent se met ainsi en place entre « forces patronales » et parti ouvrier dont un des enjeux symboliques est la définition de la communauté locale et du territoire sur lequel chacun des protagonistes prétend affirmer son autorité. Le journaliste Reboux décrit en ces termes Roubaix à la veille des élections municipale de 1896 : « Deux armées sont en présence, le pays tout entier s’intéresse aux résultats des élections de Roubaix5. »

6Les patrons du textile le mesurent bien : c’est par les élections locales que la population ouvrière se politise, prend conscience d’elle-même et s’approprie le vote. Après de multiples efforts, le patronat parvient à reprendre la mairie en 1902. Eugène Motte succède à Henri Carrette. La monumentale mairie inaugurée en 1910 est le symbole de l’ordre social revenu dans la ville. Elle est le symbole de la restauration de « l’ordre ». Le bâtiment, monumental et ostentatoire, confié à l’architecte Laloux (qui a réalisé le Musée d’Orsay) est conçu à l’évidence comme une œuvre de prestige qui vise à marquer à la fois le changement politique, l’espace et les esprits et à incarner la grandeur de la ville industrielle. Dans son discours d’inauguration, Eugène Motte déclare que la page est tournée, que le collectivisme qui a « souillé » son image appartient au passé. L’ironie de l’histoire, c’est que deux ans à peine après cette inauguration, c’est un autre symbole du mouvement ouvrier, Jean Lebas, qui rend cette mairie au parti socialiste pour près d’un siècle.

  • 6 Entretien avec Gaston Tytgaet, le 15 octobre 1999. En 1938, on dénombre quarante sections de la JO (...)

7La lutte entre les deux « Roubaix » atteint son apogée dans l’entre-deux-guerres. Lorsque l’on sollicite les souvenirs de ceux qui ont connu la période de l’entre-deux-guerres, c’est l’opposition entre milieux catholique-patronal et socialiste et l’hyperpolitisation du quotidien qui affleurent immédiatement. Les conflits ont marqué d’un sceau indélébile les mémoires individuelles et collectives. Un ancien jociste de l’entre-deux-guerres devenu socialiste nous le confie : « Milieu catholique et milieu socialiste s’ignoraient et s’affrontaient sans cesse. C’était deux mondes à part, comment dire, séparés… Ils étaient tous les deux très démonstratifs à l’époque. Des drapeaux, des manifestations… Il fallait se montrer… Je me souviens des immenses cortèges organisés par la municipalité, lors de l’inauguration du parc des sports par exemple ou d’autres réalisations… C’était un combat terrible, une ébullition permanente. Roubaix était toujours agitée par des grèves, des manifestations… Il se passait toujours quelque chose… Ah oui c’était quelque chose6. » Les moindres gestes de la vie quotidienne étaient lestés d’une signification sociale et identitaire. Appartenir à telle association, fréquenter tel estaminet, faire ses provisions dans telle coopérative, c’était marquer, même à son corps défendant, même si le sens politique n’était pas univoque, une appartenance voire une allégeance à un des « camps » qui structuraient l’espace local. Roubaix est le théâtre de trois grèves générales dans l’entre-deux-guerres et connaît des conflits d’une intensité rare qui en font une des villes les plus turbulentes de France.

  • 7 Le Journal de Roubaix, le 28 avril 1929.
  • 8 Plaquette SFIO, 1929-1935, p. 22.
  • 9 Bulletin municipal, 1935, p. 121.

8Les luttes électorales municipales constituent le prolongement politique des luttes sociales. Le patronat s’est organisé sur de nouvelles bases, plus collectives, (le Consortium) et tente de briser le mouvement ouvrier. Pour les patrons, seul, l’attachement à Roubaix et à la « petite patrie » doit prévaloir. Le but de la politique municipale ne devrait être que d’« œuvrer pour la prospérité de notre petite patrie : Roubaix7. » Mais la domination socialiste sur la municipalité reste entière. Grâce à son activisme et au dispositif rhizomique de groupements parapolitiques, la SFIO occupe l’espace et le temps ouvrier et s’insinue dans les plis de la quotidienneté ouvrière. Le territoire local est le théâtre permanent de rites divers à la fois de communions et d’affrontements très dramatisés. Les manifestations ouvrières, démonstrations de force du socialisme organisé, brandissent les emblèmes de l’antagonisme. La gestion de la municipalité socialiste, dirigée par Jean Lebas, se veut exemplaire à l’égard du monde ouvrier. Roubaix est la première ville à avoir créé après la guerre en 1919 un fonds municipal de chômage. C’est elle qui a entraîné selon le maire les autres communes à créer des services dans ce domaine8. Lebas peut, lors des élections de 1935, non sans fondement, s’enorgueillir d’un « bilan de réalisations jamais égalées » à Roubaix et ailleurs dans le domaine social, des loisirs, de l’enfance9…. La piscine, inaugurée le 2 octobre 1932, est alors la fierté du socialisme roubaisien, symbolisant l’accès de la classe ouvrière à l’hygiène et aux loisirs. Dans les années 1930, deux clubs nautiques, un club « bourgeois » et un club « ouvrier », utilisent la piscine et y cohabitent très peu. Lieu de mémoire et de patrimoine aujourd’hui, après sa requalification en musée dans les années 1990, cette piscine est « reconstruite » par la municipalité actuelle comme le lieu de la concorde, de la réconciliation sociale. Est ainsi occulté le fait qu’elle a été un enjeu de conflit puissant. Tout se passe comme si la mémoire locale avait refoulé la symbolique conflictuelle que portait ce lieu.

Le compromis social de l’après-guerre

  • 10 Voir les nombreux travaux de Bruno Duriez et son article dans cet ouvrage.

9Des tentatives de rapprochement entre ces deux mondes et leurs représentants s’amorcent à plusieurs reprises dans l’entre-deux-guerres. Ils vont toujours avorter notamment à cause de la pression communiste qui s’exerce sur les élus SFIO (toujours accusés d’être « des sociaux traîtres » et de composer avec le patronat) et à cause de la vigueur des conflits sociaux. Jean Lebas confie ou sous-entend à plusieurs reprises dans sa correspondance que cette opposition n’est plus tenable, qu’il faut en sortir, qu’elle est trop coûteuse car trop frontale. La guerre constitue une fenêtre d’opportunités pour reconfigurer les rapports sociaux locaux. Diverses évolutions indissociablement politiques, économiques et sociales se traduisent ainsi après 1945 par l’émergence d’une scène politique municipale autonome, c’est-à-dire d’un espace public où la communauté locale (à travers les discours et les pratiques représentatives de ses élus) se donne une représentation unifiée d’elle-même. L’espace local était marqué jusque-là par l’antagonisme de mondes sociaux opposés, cristallisés dans l’entre-deux-guerres, et l’institutionnalisation de conflits dont la municipalité était certes un des enjeux mais qui se déployaient dans des espaces relativement dissociés et périphériques. La donne politique et sociale est modifiée après 1945. Le PC a fortement progressé, le MRP se structure puissamment, le climat social est plus apaisé. Sur le plan municipal, la SFIO ne peut plus compter sur ses seules forces. Elle est contrainte d’abord de faire alliance avec le PC jusqu’en 1947 avant de sceller un accord plus durable avec les démocrates-chrétiens. Le maire, Victor Provo, doit sa longévité élective à la pérennité de cette coalition socialo-centriste qui lui permet de se maintenir jusqu’en 1977. Loin d’être le seul résultat de transactions partisanes internes au jeu politique local, cette évolution politique traduit une modification profonde des rapports sociaux. Les antagonismes de l’entre-deux-guerres n’ont plus cours après 1945. Un système paritaire, établi autour de la question du logement, est mis en place10. Il régule les rapports sociaux et contribue puissamment à les dépolitiser. Après avoir été, depuis la fin du XIXe siècle, l’enjeu central et l’expression des luttes politiques et sociales, l’institution municipale devient le symbole du consensus local qu’elle contribue à mettre en forme et le miroir d’une communauté locale pacifiée.

  • 11 « Des sociétés de coulonneux dans les années 1950, il y en avait à gauche et à droite ; “l’aile ga (...)

10Cela ne signifie pas que les constellations « catholique-patronale » et « socialiste » aient disparu. Elles continuent à structurer et à marquer symboliquement le territoire local et demeurent vivaces11. La très forte vitalité associative de la ville est le résultat d’une émulation permanente entre réseaux catholiques et réseaux laïques qui constituent d’ailleurs encore aujourd’hui des soubassements et des sédiments très importants du terreau collectif local. Mais leur coexistence n’est plus aussi conflictuelle et les îlots qu’elles constituent tendent à se recomposer partiellement.

  • 12 Un texte de Dubly, écrivain local, Le Roubaisien, essai de psychologie collective (1936) qui exalt (...)
  • 13 Pour reprendre l’expression de Saunier (P.-Y.), L’esprit lyonnais, XIXe-XXe siècles, genèse d’un t (...)
  • 14 La localité doit être étudiée comme un ensemble de relations et de pratiques, et comme une « commu (...)

11Une nouvelle conception, partagée, de l’identité locale semble par ailleurs s’imposer. Roubaix n’est plus après 1945 la cité de la lutte des classes, toujours sur le qui-vive, à l’effervescence sociale permanente. Elle devient dans le légendaire local la ville du travail, une ville laborieuse plus que querelleuse dont le maire célèbre les vertus de manière consensuelle : le travail, le courage, la ténacité, l’esprit de solidarité, la modestie, la patience, la convivialité… La ville et la population sont associées à des traits moraux et psychologiques spécifiques que l’industrie et le travail auraient durablement façonnés. Ces blasons identitaires ne sont pas neufs en 1945. Leur existence est déjà ancienne. La figure modale du « Roubaisien » est déjà figée dans un certain nombre de stéréotypes avant guerre12. Mais c’est seulement après 1945 que cette identité tend à se formaliser, qu’elle devient une « idéologie territoriale13 » et qu’elle s’institutionnalise en étant consacrée par les titulaires du pouvoir local14. Cette identité roubaisienne apparaît ainsi comme une réponse à la nouvelle donne politique et sociale. De nombreux travaux ont bien montré comment la reconnaissance d’une culture locale fonde la légitimité d’une communauté territoriale. Exalter le caractère roubaisien conduit à nier les clivages sociopolitiques locaux, à reléguer les luttes politiques derrière l’affection, largement partagée, que les habitants vouent à leur ville. Cette culture de Troisième force (dont les usages sont multiples et souvent stratégiques) informe toujours aujourd’hui les pratiques et les discours politiques locaux.

La parenthèse de l’union de la gauche et les mandats d’André Diligent

12Les élections municipales de 1977 semblent brouiller ce consensus. L’Union de la gauche casse l’alliance entre centristes et socialistes et conduit à la mise en place d’une nouvelle équipe, sur fond de mise en cause du paritarisme. Le maire n’apparaît plus comme le garant du consensus. Pierre Prouvost incarne la figure d’un modernisateur plus idéologue que protecteur. Tout se passe comme s’il incarnait une figure repoussoir dans l’histoire politique locale. Aux yeux de nombreux observateurs et d’une partie des élites locales, il est le symbole d’un échec, même s’il peut lui être crédité d’avoir impulser des dynamiques essentielles sur le plan économique notamment. Il est celui qui fait perdre le bastion socialiste arraché au patronat en 1912, celui qui par son impopularité et ses « maladresses » fait chanceler le fief. L’échec de la municipalité Prouvost est le résultat de processus complexes dont il ne s’agit pas ici de rendre compte. Dans le cadre de cette étude, on peut simplement noter que la politisation par l’équipe de l’union de la gauche des élections puis de la gestion municipale à partir de 1977 a été perçue comme une transgression par rapport à la tradition locale. Le pouvoir local apparaît aux yeux de la population moins incarné et lisible, tandis que l’action municipale, plus immatérielle, s’opacifie. Alors que « les attentes de protection » s’accroissent avec la crise textile, le maire apparaît comme une figure moins bienveillante et disponible. Il ne parvient pas à convertir ses ressources (compétence, expertise) en qualités sociales recevables et légitimes. Endossant un rôle plus conflictuel, il n’est plus autant que Victor Provo « le maire de tous ». Il ne jouit pas par ailleurs de la même légitimité historique.

13Cette expérience apparaît comme une « parenthèse » et la victoire d’André Diligent en 1983 réactive la tradition de la Troisième force. André Diligent fait en 1983 une campagne plutôt marquée à droite dans un contexte national de sanction du gouvernement socialiste. Mais très rapidement il cherche à dépolitiser son identité politique et le « diligentisme » relève d’un art consommé du consensus et de la « dé-conflictualisation ». Si André Diligent met un terme à près d’un siècle de domination socialiste ininterrompue et revendique son identité partisane, il incarne la pérennité de la tradition centriste et cultive rapidement un apolitisme qui lui permet d’élargir son électorat au-delà de la droite traditionnelle et d’appeler à la mobilisation de tous dans une ville frappée de pleins fouets par le déclin de l’industrie textile. « Je suis de gauche avec les gens de droite et de gauche avec les gens de droite » s’amuse-t-il à répéter. Le sénateur acquiert peu à peu à Roubaix une stature de conscience politique et de grand commandeur de l’identité locale qui lui confère une légitimité transcendant les clivages. Il renoue d’un certain point de vue avec le paternalisme de Victor Provo (le volontarisme en plus). Il joue de la rivalité avec Lille et ne cesse d’exalter le patriotisme roubaisien, l’érigeant en levier d’intégration sociale. Le maire se livre à une véritable construction du local comme ne relevant pas de la politique nationale et de ses grilles de lecture partisanes. Le rejet des clivages s’appuie donc sur la construction d’un intérêt commun local dont l’élu est le garant, sur la recherche d’un consensus communautaire autour de la personne du maire. Cet apolitisme répond à diverses fonctions. En modelant les schèmes locaux de perception et d’évaluation de l’action politique, l’élu définit en somme le terrain où il entend être jugé. Il s’inscrit aussi par là même dans une stratégie consensuelle qui le préserve de la compétition politique, de la polémique, des attaques. En appelant au regroupement de tous, il peut élargir ses soutiens, neutraliser voire même vassaliser ses opposants par un jeu de rétributions dont il maîtrise plus ou moins l’allocation. Le travail de dépolitisation passe aussi pour l’élu par la promotion d’un savoir-vivre municipal où la cordialité, la sympathie voire la chaleur et les relations interpersonnelles priment et prennent le pas sur le conflit politique et la polémique. Son slogan, « mon parti, c’est Roubaix », traduit bien cette volonté de ne faire prévaloir que l’intérêt local. C’est son directeur de cabinet, René Vandierendonck, qui invente ce slogan, véritable marque politique d’André Diligent.

René Vandierendonck : la continuité par-delà le changement partisan

  • 15 Lefebvre (R.), « Être maire à Roubaix : la prise de rôle d’un héritier », Politix, 38, 1997.

14En 1994, André Diligent passe le relais à René Vandierendonck qui s’inscrit fortement dans sa continuité15. Il n’est élu que de 307 voix un an plus tard aux élections de 1995. L’ancien directeur de cabinet puis premier adjoint d’André Diligent a mené une liste UDF-RPR élargie d’une large fraction de représentants de « la société civile ». Six ans plus tard, c’est à la tête d’une liste d’union de la gauche qu’il sollicite un nouveau mandat. Les élections municipales de 2001 sont ainsi l’occasion d’une forte recomposition du jeu politique local dans le cadre de configurations électorales renouvelées. Les cartes sont redistribuées : les adversaires d’hier sont les partenaires d’aujourd’hui (et vice versa). Le maire sortant fait liste commune avec son principal rival de 1995, le socialiste Bernard Carton, tandis qu’il doit affronter un de ses anciens adjoints, Arnaud Verspieren, tête de liste officielle de l’opposition parlementaire. Le parcours du successeur d’André Diligent illustre bien la porosité des frontières politiques dans cette ville, qui permet de passer très facilement d’un courant à un autre, d’autant plus facilement que les identités politiques apparaissent floues et labiles.

  • 16 Son apolitisme est d’un certain point de vue managérial.

15Le virage à gauche du maire procède d’une double rationalité politique. Ce dernier cherche à consolider sa position et à drainer vers la ville des financements publics à la mesure de ses problèmes sociaux et économiques. Il cherche à rompre avec la stratégie de l’isolement qui fut longtemps celle d’André Diligent. Or, le parti socialiste exerce une situation de monopole politique sur les institutions locales : il domine notamment le conseil régional, le conseil général, la communauté urbaine. Le deuxième enjeu renvoie à la position des socialistes locaux et à la situation politique de la communauté urbaine de Lille. Le leadership de Pierre Mauroy au sein de la métropole n’est que le résultat d’un compromis fragile susceptible d’être mis en cause à chaque élection. La fédération socialiste souhaite par ailleurs recouvrer un de ses bastions historiques et la mainmise sur la deuxième ville de la région. La section socialiste locale ne s’est toujours pas véritablement relevée de la défaite de 1983 et peine à se renouveler. C’est dans ce contexte qu’intervient le passage à gauche de René Vandierendonck. Il permet au maire de maximiser les potentialités de soutiens financiers de la ville et de renforcer sa position tandis qu’il consolide les assises locales du parti socialiste. « L’intérêt supérieur de Roubaix doit prévaloir sur les clivages partisans » : cet argumentaire sera martelé pendant la campagne par le maire sortant. Dans ses choix politiques récents, René Vandierendonck dit n’avoir été animé que par la poursuite de l’intérêt général de la ville, ce qui l’a conduit à faire les choix politiques les plus adaptés à la situation locale et aux financements extérieurs qu’elle exige. Autrement dit, si on le suit, son virage à gauche n’est qu’un épiphénomène puisque c’est l’intérêt bien compris de la ville qui le commande. Le maire a en quelque sorte sacrifié son individualité politique et son identité partisane sur l’autel du redressement de la ville. Dans le temps court de l’événement, le virage de René Vandierendonck semble relever de l’accident politique. Mis en perspective dans une temporalité plus longue, il prend une autre signification et perd de sa singularité. Dans cette ville ouvrière où les antagonismes de classe furent longtemps particulièrement puissants et où le paritarisme a modelé les esprits, les formules politiques à géométrie variable et les compromis sociaux sont en effet récurrents. Depuis 1945, les affiliations partisanes s’y révèlent labiles et les identités politiques souvent flottantes. L’identité partisane de René Vandierendonck demeure par ailleurs relativement floue. Il met peu en avant son appartenance au parti socialiste, affiche son pragmatisme et, fin 2004, n’hésite pas à saluer l’action au ministère de la ville du ministre des affaires sociales du gouvernement de droite (ce qui lui vaut quelques critiques au PS). Par-delà ses changements d’étiquette politique, le parcours de René Vandierendonck apparaît donc marqué par une certaine continuité. Le maire s’appuie sur la culture de Troisième force même s’il la recompose et la recode en fonction de ses ressources (son profil de modernisateur16) et des « nécessités » du présent.

16Au final, le consensus à Roubaix semble avoir pour lui la légitimité de l’histoire. L’histoire locale que l’on a ici brièvement scandée confère à l’apolitisme une certaine naturalité (ce qui ne signifie que les potentialités de politisation soient négligeables comme le développement des Verts le montre à Roubaix). Cet apolitisme ne trouve pas son intelligence dans le seul présent mais dans le passé des luttes sociales qui ont marqué la ville et le compromis historique de l’après-guerre qui a profondément marqué la culture politique locale. Tout se passe comme si, à Roubaix, le jeu de la politisation était trop coûteux, comme si, dans une ville socialement clivée, où le conflit peut surgir à tout moment, le politique ne pouvait être la traduction d’oppositions locales et sociales trop fortes. Cet état du jeu politique favorise les reclassements et la reconfiguration des rapports de force politiques.

Notes

1 « Quelque chose m’a frappé. On constate toujours la masse de pauvreté, les chiffres impitoyables du chômage, et pourtant, sans nier la misère on met l’accent d’abord sur notre courage. On parle de Roubaix et on met l’éclairage sur sa volonté, son sens de la solidarité, sa rage de vaincre, son esprit d’innovation ». André Diligent, discours de vœux 1993.

2 Lefebvre (R.), Les métamorphoses d’une identité locale. Genèse de la « roubaisianité », Cahiers de Roubaix, 2003.

3 On procédera ici par notations cursives. On renvoie pour plus de précision à notre thèse de science politique, Lefebvre (R.), Le socialisme saisi par l’institution municipale (des années 1880 aux années 1980). Jeux d’échelles, thèse de science politique, Lille 2, 2001.

4 Le 15 mai 1892 lors de l’installation de la nouvelle municipalité, une foule immense envahit la place de l’hôtel de ville. Le maire sortant doit s’esquiver par une porte latérale après la passation de pouvoir pour ne pas avoir à l’affronter. A 13 heures 30, 10 000 personnes attendent calmement la sortie des élus et leur réservent une ovation. Des fleurs leur sont offertes. Rapport de police, 89/57, archives départementales.

5 Le Journal de Roubaix, le 4 mai 1896.

6 Entretien avec Gaston Tytgaet, le 15 octobre 1999. En 1938, on dénombre quarante sections de la JOC à Roubaix-Tourcoing (la JOC a été créée en 1928).

7 Le Journal de Roubaix, le 28 avril 1929.

8 Plaquette SFIO, 1929-1935, p. 22.

9 Bulletin municipal, 1935, p. 121.

10 Voir les nombreux travaux de Bruno Duriez et son article dans cet ouvrage.

11 « Des sociétés de coulonneux dans les années 1950, il y en avait à gauche et à droite ; “l’aile gauche” et “l’aile droite” on les appelait » (Entretien avec Émile Duhamel, le 5 janvier 2000). « Les gens de droite, on les trouvait chez les commerçants. On disait “faut pas aller chez lui il est pas du bon camp”. Moi je suis resté sur ces pratiques là. Il y a certains commerçants, j’aurais jamais été acheté une livre de beurre chez eux, même si j’en avais plus. Il fallait qu’ils soient du bon bord. Pour le catéchisme, j’ai dû me cacher pour le faire vis-à-vis de mon grand-père. À l’école privée, ils avaient des vestes avec des boutons dorés. À la sortie de l’école, on allait se moquer d’eux. Parfois on se battait. On ne saurait pas dire pourquoi on faisait ça. C’était comme ça… Une anecdote… Quand le corbillard passait au Pile, les ouvriers qui buvaient une chope sortaient du café et insultaient le curé. Et le curé il revenait après dans le café, il remontait ses manches et puis il disait : “celui qui est pas content n’a qu’à sortir”. C’était un peu Don Camillo… Moi mon père pour avoir une maison en cour de deux pièces et deux chambres, il a dû aller travailler chez Buguoy, rue Decrème, une entreprise de maçonnerie. Pour être logé, il a dû travailler là. Mon père il a dû rendre sa carte du parti socialiste quand il a repris un bistrot parce que dans la rue il n’y avait que des communistes. Il n’assistait plus aux réunions pour pas créer de gêne » (Entretien avec Marcel Coupé, militant socialiste d’origine ouvrière, le 7 octobre 2000).

12 Un texte de Dubly, écrivain local, Le Roubaisien, essai de psychologie collective (1936) qui exalte le génie local offre une stylisation édifiante des traits de la « mentalité » locale. Le Roubaisien est caractérisé par « la passion d’agir », « l’ardeur farouche », « l’amour raisonné du risque ». Mais c’est le goût de la sociabilité qui apparaît comme sa particularité centrale : le Roubaisien, « formé par les disciplines collectives des familles nombreuses », a « d’instinct le sens social ». « Ce qui frappe chez lui, c’est le goût du commerce d’autrui […]. Dans ses plaisirs comme dans son travail, il multiplie les rapports avec ses pairs. » Le nombre des associations et leur caractère florissant en témoignent. Tout est « prétexte au Roubaisien de fraterniser ». Le Roubaisien est attaché jusqu’à l’excès à son territoire : « On lui reproche d’avoir l’esprit grégaire, d’être peu accueillant à l’étranger » (archives de la médiathèque de Roubaix).

13 Pour reprendre l’expression de Saunier (P.-Y.), L’esprit lyonnais, XIXe-XXe siècles, genèse d’un type social, Paris, CNRS Ẻditions, Paris, 1995, p. 7.

14 La localité doit être étudiée comme un ensemble de relations et de pratiques, et comme une « communauté imaginée ».

15 Lefebvre (R.), « Être maire à Roubaix : la prise de rôle d’un héritier », Politix, 38, 1997.

16 Son apolitisme est d’un certain point de vue managérial.

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