1Comme les autres grands centres textiles anciens d’Europe occidentale, Roubaix a été confrontée, au cours des cinquante dernières années, aux mutations considérables qui ont affecté cette filière. Chaque foyer a réagi en fonction de ses spécificités. Dans le cas de Roubaix, lors des années 1950, il y avait à la fois des éléments de grande vulnérabilité, car le textile était en position très hégémonique dans l’économie de cette ville, et des capacités d’adaptation puisqu’il s’agissait aussi d’une terre d’entrepreneurs. Roubaix abritait des gens ayant à la fois les moyens matériels et le goût de l’innovation dans le domaine économique. Le développement de cette ville a été de l’origine à nos jours un phénomène essentiellement endogène.

2Depuis des siècles, des entrepreneurs roubaisiens se sont intéressés à la filière textile. La façon dont ils s’y sont insérés s’est modifiée au fil du temps et surtout la proportion de leurs activités localisée sur le territoire de leur commune d’origine a énormément évolué selon les époques. La croissance ou les difficultés observées sur le territoire communal lui-même ne sont pas nécessairement un bon indicateur du dynamisme de l’ensemble du centre d’affaires contrôlé par les firmes issues de cette ville. L’entrepreneur dispose d’un degré de liberté important dans la spatialisation de ses activités, alors que le territoire de Roubaix a été une donnée fixe depuis plusieurs siècles, puisqu’il n’y a même pas eu de fusion avec d’autres communes, comme cela a été le cas à Lille, par exemple.

Dans les années 1950, le tissu économique et urbain est mal adapté au contexte de la seconde moitié du XX^e siècle

3Le tissu économique et urbain roubaisien est, en 1950, essentiellement le produit de la grande phase de croissance démographique et industrielle du XIX^e siècle. En 1806, Roubaix a moins de neuf mille habitants. Cent ans plus tard, sa population dépasse les cent vingt mille personnes. Aucune autre commune du Nord-Pas-de-Calais, en dehors de Lille, n’a connu un accroissement aussi important en valeur absolue. Lille a accru son territoire et bénéficié en plus de ses activités industrielles d’une pluralité de fonctions notamment militaires et administratives, dont n’a pas profité Roubaix, devenue pourtant la seconde ville de la région. Le moteur de son essor a été la seule industrie textile. Si Roubaix a parfois été qualifiée de ville-champignon en raison de l’expansion très rapide de son tissu urbain, on ne peut utiliser ce qualificatif à propos de sa fonction de centre d’affaires textile.

4Avant la Révolution industrielle, Roubaix était déjà le cœur d’un foyer de grande ampleur animé par ses propres entrepreneurs. Ces derniers contrôlaient tout un réseau de fileurs et de tisserands à domicile dont la majeure partie se situait en dehors de la commune où se trouvaient les sièges de leurs entreprises. Il est difficile de chiffrer de façon précise l’importance de la nébuleuse textile qui gravitait alors autour de Roubaix. Louis Trénard, dans l’Histoire de Roubaix estime que, au cours du dernier tiers du XVIII^e siècle, dix-huit mille personnes travaillaient pour les marchands transformateurs roubaisiens dans la bourgade et ses environs immédiats. Des milliers d’autres étaient disséminées jusqu’à des distances pouvant atteindre plusieurs dizaines de kilomètres. Sans entrer dans des analyses plus détaillées, il convient de retenir que le contexte de l’époque faisait que l’essentiel de l’activité de production n’était pas rassemblé à Roubaix même. Ce foyer parvint à s’adapter aux bouleversements issus de ce qu’il est convenu d’appeler la Révolution industrielle et à accroître encore son importance à l’échelle nationale. Cela n’allait pas de soi. D’autres centres textiles notables avant la Révolution industrielle ne lui ont pas survécu ou ont beaucoup perdu de leur importance relative. On peut citer les exemples de Sedan ou de Reims pour se limiter au cas de la France septentrionale. Il est toujours difficile d’expliquer le succès d’un foyer lors d’une phase de mutation. Le rôle de quelques individus hardis et créatifs peut suffire à déclencher un effet d’entraînement de grande ampleur. Dans le cas de Roubaix, il est possible d’évoquer deux données favorables qui semblent avoir joué un rôle très important. D’abord, le nombre élevé de familles déjà présentes dans le domaine textile rendait plus probable l’émergence de quelques individus particulièrement entreprenants. Le contexte géographique a été l’autre élément dynamisant.

5Roubaix ne recelait, certes, aucune ressource matérielle favorisant particulièrement le travail textile. Elle ne bénéficiait pas, par exemple, sur son territoire, d’abondantes ressources en eau non calcaire, comme ce fut le cas à Verviers, en Belgique, qui devint, elle aussi, un grand centre industriel lainier. Roubaix, par contre, était entourée d’autres foyers textiles anciens et importants. Lille d’abord, la vieille rivale dont les corporations avaient, pendant des siècles, voulu se réserver le monopole de certaines activités textiles. Il y avait aussi d’autres concurrents à commencer par ceux de la bourgade voisine de Tourcoing. Louis Trénard a vu dans cette longue rivalité une « école d’initiatives et d’imagination créatrice. » Chacun savait inévitablement ce que faisaient les autres et devait essayer de fournir des produits meilleurs, moins chers ou nouveaux. Il y a eu compétition entre les acteurs de ces différents foyers pour figurer parmi les premiers capables de maîtriser les nouveaux processus de fabrication. On était en présence de ce que l’on appellerait de nos jours un « milieu innovateur » qui a conduit chaque centre à se spécialiser progressivement très finement dans les activités où il était parvenu à se montrer un peu plus performant que ses voisins.

6La Révolution industrielle impliquait le regroupement progressif de la main-d’œuvre dans des usines. Elle n’obligeait pas à concentrer ces dernières en très grand nombre sur le territoire, finalement assez modeste, un peu plus de mille deux cents hectares, d’une seule commune. Au XIX^e siècle, pour la première fois, l’importance économique de Roubaix devint en quelque sorte proportionnelle à la présence physique des unités de production sur son territoire. Les raisons de cette concentration sont à rechercher à la fois dans les pratiques gestionnaires des entrepreneurs et dans le contexte géographique de Roubaix. Tous les témoignages datant de cette époque montrent que les dirigeants de ces entreprises familiales souhaitaient être physiquement présents dans leurs usines le plus souvent possible pour en surveiller la bonne marche. Il était dès lors tentant de les construire à côté de leur lieu de résidence, Roubaix, d’autant qu’au début du XIX^e siècle la partie densément urbanisée de la commune n’occupait pas plus d’une centaine d’hectares.

7S’implanter hors de Roubaix n’aurait pas été très facile car d’autres foyers textiles très proches étaient, eux aussi, en expansion, comme Lille ou Tourcoing. La frontière belge enserre sur trois côtés l’agglomération de Roubaix-Tourcoing. L’absence d’union douanière entre la France et la Belgique n’incitait pas à y installer des usines d’autant qu’il était très aisé de faire venir à Roubaix des ouvriers belges. On aurait pu imaginer d’implanter des filatures de laine dans le bassin minier, ce couplage industrie textile/extraction charbonnière a été observé fréquemment en Grande-Bretagne mais très rarement en France. La Flandre intérieure, la région d’Hazebrouck, par exemple, aurait pu, elle aussi, accueillir des investissements roubaisiens. Ces hypothèses ne furent pas retenues probablement parce que ces lieux étaient jugés trop éloignés de Roubaix. Il faut évidemment tenir compte des distances temps de l’époque. Des usines furent, certes, parfois implantées très loin de Roubaix dans des pays étrangers, mais il s’agissait alors manifestement de contourner des barrières douanières. Le plus bel exemple fut la construction de filatures de laine aux États- Unis à la fin du XIX^e siècle après l’instauration de tarifs douaniers prohibitifs. Cela ne freinait nullement le processus de concentration de l’industrie sur la commune de Roubaix.

8Le tissu économique issu de ce processus présentait, au début des années 1950, une grande fragilité en raison de son hyperspécialisation. Il était constitué essentiellement de certains segments du secteur textile : la filière laine principalement, mais pas uniquement. Le pourcentage des emplois occupés par l’industrie était à Roubaix comparable à celui qui était observé dans les villes les plus dominées par les activités minières comme Lens. La proximité lilloise qui privait Roubaix d’une fonction d’animation régionale accentuait cette mono-activité qui n’inquiétait pas encore tellement puisque la ville offrait toujours beaucoup plus d’emplois que sa population ne pouvait en occuper. Cela conduisait d’ailleurs à encore faire appel à de la main-d’œuvre immigrée et à des travailleurs domiciliés en Belgique, les frontaliers, ou dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais.

9Le tissu urbain apparaissait de moins en moins adapté dans ses différentes composantes. La plupart des bâtiments industriels avaient une architecture qui datait du XIX^e siècle, époque où tous les métiers étaient animés par une source d’énergie unique. Cela avait conduit à édifier des ensembles compacts et élevés, les châteaux de l’industrie afin de minimiser la longueur des courroies qui transmettaient la force motrice. Ces bâtiments robustes avaient un incontestable intérêt sur le plan architectural, mais étaient mal adaptés aux exigences nouvelles de l’industrie qui préférait opérer sur un seul niveau pour faciliter les manipulations de matières et de produits semi-finis. Même si toutes les entreprises existantes avaient survécu, il y aurait très probablement eu un mouvement d’exurbanisation car le territoire communal n’offrait pas suffisamment de grands espaces vacants.

10L’habitat était encore constitué en bonne partie de courées1, c’est-à-dire de ce que l’on pourrait appeler un collectif horizontal édifié pour valoriser à peu de frais des terrains disponibles. Il fallait transformer, rénover. Ce contexte rendait le territoire communal peu attractif pour accueillir de nouvelles activités industrielles ou même tertiaires.

Les principales mutations de la filière textile au cours de la seconde moitié du XX^e siècle et leurs conséquences sur l’emploi

11Il ne s’agit pas de prétendre dresser l’inventaire exhaustif de toutes les transformations ayant affecté la filière textile au cours du dernier demi-siècle, mais seulement de mettre en valeur celles qui étaient les plus susceptibles d’affecter le tissu industriel et le centre d’affaires roubaisien. L’essor des fibres chimiques n’a pas été mis parmi ces événements majeurs, car ces matières pouvaient être travaillées par les entreprises existantes. Les firmes se sont, certes, adaptées plus ou moins rapidement à ces nouvelles fibres, mais cela n’a pas constitué en définitive un séisme aussi considérable que chacun des trois éléments évoqués ci-dessous.

L’accroissement de la productivité

12Il est toujours difficile de mesurer l’évolution de la productivité sur une longue période. On ne fabrique plus exactement les mêmes produits au fil du temps. La durée du travail s’est réduite. Au cours du demi-siècle envisagé, il y a eu accumulation de toute une série de progrès techniques : la vitesse des métiers a été accrue, le nombre d’opérations successives nécessaires pour arriver à l’article fini s’est réduit. Nombre de transferts de matières et de produits semi-finis d’une série de machines à une autre ont été automatisés, etc. Des procédés parfois radicalement nouveaux ont fait leur apparition comme la filature à rotors. Si cette dernière innovation ne passa pas inaperçue dans la presse régionale, car des firmes locales y jouèrent un rôle pionnier à l’échelle nationale, dans la plupart des cas, il s’est agi d’améliorations successives dont l’ampleur cumulée n’apparaissait pas dans toute son ampleur. Si l’on se réfère aux évaluations citées dans l’ouvrage de J. Bonte Patrons textiles, qui concernent tout particulière- ment notre région, on peut dire qu’en une cinquantaine d’années la productivité moyenne par personne occupée a été multipliée au moins par six ou sept.

13L’accroissement de la productivité a certainement constitué l’évènement majeur. Même si les deux sources de difficultés évoquées ci-dessous n’avaient pas existé de telle sorte que la production aurait continué à croître au cours des trois dernières décennies, comme elle l’avait fait entre 1950 et 1970, la grande majorité des emplois aurait quand même disparu. Il s’est agi en quelque sorte d’une nouvelle Révolution industrielle qui n’a pas toujours été perçue comme telle parce que l’accent était plutôt mis sur les difficultés engendrées par l’ouverture des frontières et les fluctuations de la demande. Dans un secteur d’activité où les variations conjoncturelles sont fortes, il n’est pas toujours aisé pour celui qui est plongé dans l’actualité de bien saisir l’ampleur des mutations structurelles. Cela était d’autant plus difficile que l’industrie textile véhiculait une image d’activité ancienne et que l’aspect de ses bâtiments souvent demeurés traditionnels n’aidait pas toujours à prendre conscience de la modernité des outils de production qui y avaient été mis en place.

14Ces transformations techniques ne se sont pas produites de manière totalement indépendante des autres éléments du contexte de la filière textile. L’accentuation de la concurrence internationale, par exemple, incitait à améliorer la productivité pour faire face à la pression sur les prix. Il n’en reste pas moins que dès lors que de nouveaux matériels plus performants avaient été mis au point ailleurs, les producteurs roubaisiens ne pouvaient demeurer à l’écart de ces évolutions.

L’ouverture des frontières

15Le développement des flux internationaux est certainement le facteur auquel l’opinion songe principalement lorsqu’on évoque les difficultés rencontrées par les foyers textiles anciens. On peut schématiquement distinguer deux aspects dans la politique d’ouverture des frontières qui a été suivie à partir des années 1960. Il y a eu les abaissements réciproques des barrières douanières dont le plus bel exemple a été représenté par le traité de Rome qui créa le Marché commun. Les produits italiens peuvent librement arriver sur le marché français mais l’inverse est vrai aussi.

16Il y a eu aussi des ouvertures que l’on peut qualifier d’asymétriques. Les produits textiles issus de certains pays ont pu entrer assez librement en France et dans l’Union européenne sans que la réciproque soit vraie. Parmi les États qui ont obtenu les plus grandes facilités d’accès au marché de l’Union européenne, on peut mentionner des pays méditerranéens comme la Turquie, la Tunisie ou le Maroc. La tendance actuelle est à la poursuite de l’ouverture des frontières. Les filtres constitués par les quotas instaurés dans le cadre des accords dits « multifibres » vis-à-vis des articles venus de pays à bas salaires comme la Chine devraient disparaître en 2005, en échange d’une certaine réduction des obstacles mis par ces États aux importations textiles venues d’Europe. Ces accords asymétriques avaient une certaine logique dans le cadre d’une politique économique globale, car les pays qui vendaient des produits textiles à l’Europe pouvaient en contrepartie lui acheter des biens d’équipement. À l’échelle des entreprises textiles, cela entraînait inévitablement des pertes de marchés à l’extérieur comme à l’intérieur de nos frontières. Une des stratégies d’adaptation à ce nouveau contexte a été ce qu’il a été convenu d’appeler les délocalisations. Au sens strict du terme, l’opération consiste à transférer dans un pays à bas salaires la production d’articles destinés à revenir ensuite sur le marché européen. Cela implique des disparitions d’emplois en France. Il en va différemment si l’on produit à l’étranger pour vendre sur place afin de contourner des barrières douanières comme cela avait été largement pratiqué au XIX^e siècle.

17Dans le cas du foyer roubaisien, les effets de l’ouverture des frontières ont sans doute consisté principalement en la perte de parts de marché en France et en Europe. Les délocalisations n’ont pas directement fait sentir leurs effets dans la mesure où ce phénomène a surtout concerné l’habillement, segment de la filière le plus sensible aux différentiels de coûts de main-d’œuvre, qui était assez peu représenté dans l’agglomération de Roubaix-Tourcoing.

18Les effets de l’ouverture des frontières ont été réels mais sans doute exagérés dans la conscience collective, car il est toujours tentant de faire porter sur ce qui vient de l’étranger la source de toutes ses difficultés. Il convient en particulier de ne pas minimiser le rôle du troisième facteur suivant.

Des transformations de la demande peu favorables aux spécialisations traditionnelles du foyer textile roubaisien

19Dans de nombreux cas, l’essor de la demande en France et dans le reste de l’Europe n’a pas porté sur des produits traditionnels de l’industrie textile roubaisienne. Le cas le plus emblématique est sans doute celui du fil à tricoter. La région de Roubaix et de Tourcoing était, dans les années 1970, le plus grand foyer européen de production et de distribution de fil à tricoter à main. Cette activité, lors de son apogée, absorbait environ le tiers de la production de la filature de laine peignée de la région de Roubaix-Tourcoing. Au cours des années 1990, cette activité a décliné très fortement car l’évolution des mœurs a fait que le tricotage a cessé d’être une activité pratiquée par beaucoup d’Européennes. D’autres exemples peuvent également être mentionnés. Le foyer textile étudié était un grand producteur de tissus pure laine ou mélangés avec du polyester et destinés à l’habillement masculin. La mode du blue-jean, tissu de coton, ne favorisait pas l’essor de cette grande spécialisation roubaisienne. Il n’est pas facile pour une entreprise de changer radicalement sa production car cela peut impliquer de faire appel à des matériels différents. Les fournisseurs ne sont pas les mêmes, etc.

Les effets de ces mutations sur l’emploi

20Les deux derniers facteurs évoqués ont entraîné une baisse globale de l’activité textile au moment même où la productivité s’améliorait beaucoup. Le résultat sur les emplois est frappant. Si l’on prend en compte l’ensemble du foyer de Roubaix, Tourcoing et de leurs environs immédiats, pour tenir compte des transferts d’unités de production qui ont pu se produire d’une localité à l’autre, on constate qu’environ 90 % des postes de travail ont disparu au cours de ce demi-siècle. En valeur absolue, le total des pertes est supérieur à cent mille emplois.

Les réactions du centre textile et des entrepreneurs face à ces mutations

21L’industrie textile n’a pas disparu. Des unités modernes et très spécialisées demeurent présentes, y compris sur le territoire de Roubaix, bien que des disparitions continuent à se produire à l’heure actuelle. On peut regrouper les stratégies d’adaptation choisies par les différents acteurs en deux grandes catégories.

Le renforcement du rôle de Roubaix en tant que centre d’innovation et de création

22Il y a eu création ou renforcement à Roubaix ou dans ses environs immédiats d’un certain nombre d’institutions propres à affirmer son rôle de pôle majeur dans l’innovation technique et dans la création d’articles textiles. Sans prétendre dresser une liste exhaustive on peut mentionner l’ENSAIT. Née à la fin du XIX^e siècle, l’école est à l’heure actuelle l’une des plus importantes écoles d’ingénieurs textiles d’Europe et son rayonnement international ne cesse de croître. À ses côtés, on compte l’ESAAT (École supérieure des arts appliqués au textile). Juste en face se dresse le musée d’art et d’industrie, qui trouve dans les anciens locaux de la piscine entièrement rénovés un écrin original. L’ITF-Nord localisé à Villeneuve d’Ascq, à deux pas du territoire roubaisien, est l’un des principaux centres textile techniques professionnels français. L’ESMOD, de création plus récente, fait de Roubaix un centre de création dans l’habillement, domaine où sa présence fut longtemps plus modeste. L’autre école d’ingénieurs textiles créée à Roubaix à la fin du XIX^e, l’ITR, continue à œuvrer dans ce domaine sous la dénomination d’ESTIT, bien qu’elle ne soit plus implantée sur le territoire de sa ville natale.

23La fonction de production est toujours présente, y compris dans des domaines très novateurs comme celui des textiles techniques où il s’agit de donner des usages totalement nouveaux à des matériaux textiles aux propriétés particulières2. Cette stratégie qui consiste à parier sur les segments de la filière textile exigeant le plus de technicité, de créativité et de réactivité, n’est finalement pas très surprenante. C’est celle que tous les experts en la matière suggèrent et qui a d’ailleurs été plus ou moins adoptée par la plupart des grands centres textiles des régions européennes de tradition industrielle. On pourrait, par exemple, établir un parallèle intéressant avec ce qui se produit à l’heure actuelle dans la région lyonnaise.

La bifurcation des entrepreneurs vers la distribution les éloigne puis les rapproche de la filière textile

24La présence d’un grand nombre d’entrepreneurs enracinés sur place a signifié, aujourd’hui comme hier, qu’il y avait une capacité d’innovation et de renouvellement importante, la possibilité de sortir des sentiers battus pour se lancer dans des aventures économiques nouvelles et risquées. Les échecs d’une dynastie pouvaient être compensés par l’essor d’une autre, de la même façon que dans une forêt dense la chute de quelques arbres est vite effacée par l’essor des voisins.

25L’originalité de Roubaix et de Tourcoing a été de voir un certain nombre de leurs entrepreneurs locaux s’orienter timidement d’abord, puis systématiquement, vers des activités relevant du secteur de la distribution. Cela n’allait pas de soi, c’est ce qui justifie le terme de bifurcation. À l’origine, c’est-à-dire avant la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait seulement de vendre par correspondance ou par des chaînes de magasins franchisés les produits textiles fabriqués par les usines. L’activité de distribution était seulement un moyen de mieux valoriser la fabrication.

26La réussite dans la vente par correspondance de quelques firmes, due en grande partie à leur maîtrise précoce des technologies informatiques, suscita un phénomène d’émulation. L’accumulation des compétences et des savoir-faire dans ce domaine a créé un véritable phénomène de place. Roubaix est au cœur d’un ensemble de centres de prise de commande de particuliers, d’élaboration de catalogues, de centrales d’achat, de plates-formes logistiques, etc., qui constitue certainement le plus important foyer d’Europe occidentale en ce domaine. Les succès des groupes qui se sont peu à peu constitués autour des Trois Suisses, de la Redoute et de Damart, pour ne citer que les principaux, a créé un véritable intérêt pour la distribution. Cette dernière est devenue progressivement l’activité principale de ce que l’on peut appeler la « galaxie Mulliez », c’est-à-dire cet ensemble d’entreprises d’Auchan à Décathlon en passant par Kiabi et bien d’autres, qui ont chacune leur personnalité tout en étant liée par la présence d’une association familiale qui prend les décisions stratégiques.

27La réorientation du centre d’affaires roubaisien vers la distribution l’a dans un premier temps plutôt éloigné de la filière textile. Les deux plus importantes firmes de la vente par correspondance ont ainsi progressivement abandonné leurs activités de production et distribué des gammes d’articles de plus en plus larges se situant très au-delà du secteur textile proprement dit. La majeure partie du chiffre d’affaires des hypermarchés Auchan ne relève pas du secteur de l’habillement.

28La logique de leurs nouvelles activités a pourtant peu à peu conduit certaines firmes à renouer des liens avec la filière textile. Tout d’abord on a vu fleurir des réseaux de magasins spécialisés dans la vente d’articles d’habillement dont les sièges se trouvaient dans le vieux foyer textile. Les dirigeants de beaucoup d’entreprises de distribution ont progressivement pris conscience que pour se montrer plus performants, il fallait offrir au client des gammes de produits cohérentes répondant aux attentes des cibles identifiées. Ils sont alors peu à peu devenus des distributeurs-concepteurs, c’est-à-dire qu’ils ont développé leurs propres bureaux de style et de création. Qu’il s’agisse de chaînes spécialisées dans l’habillement comme Camaïeu ou Promod ou de groupes aux gammes de produits plus larges comme Décathlon ou La Redoute, le distributeur devient le chef d’orchestre qui anime tout un réseau de fabricants sous-traitants localisés un peu partout dans le monde, y compris éventuellement dans la région Nord-Pas-de-Calais.

29Roubaix se trouve à nouveau au cœur d’une nébuleuse économique dont la plupart des unités qui en dépendent se situent très au-delà de son territoire3. Ces firmes issues initialement d’initiatives locales, bien que certaines entreprises comme la Redoute soient maintenant contrôlées par des capitaux extrarégionaux, ont quand même engendré directement ou indirectement de nombreux emplois sur place. Leur nombre ne compense évidemment pas ceux qui sont disparus dans le textile4. En schématisant un peu, on pourrait dire que le foyer entrepreneurial a brillamment réussi sa conversion alors que ce n’est pas encore le cas du territoire communal. Il est vrai que la tâche des entrepreneurs était plus facile. Ils pouvaient librement choisir leurs nouveaux champs d’action et leurs lieux d’implantation. Il était, par contre, très difficile de trouver beaucoup de nouvelles activités occupant autant de travailleurs par hectare de surface que cela avait été le cas avec les usines textiles à multiniveaux dans les années 1950, d’autant que Roubaix était pénalisée par son contexte géographique immédiat. Les villes voisines, de Lille à Tourcoing, étaient elles aussi avides de nouveaux emplois pour tenter de faire face à leurs propres difficultés. Il ne faut pas oublier non plus la concurrence exercée, aux portes de Roubaix, par la ville nouvelle de Villeneuve d’Ascq. Cette dernière a d’ailleurs bénéficié d’implantations directement issues du centre d’affaires roubaisien.

30Du point de vue de l’organisation spatiale, on n’est pas revenu au schéma de l’époque préindustrielle dans la mesure où les sièges sociaux, les bureaux d’études, les entrepôts, les centrales d’achat, etc. ne se regroupent plus nécessairement sur le territoire de la commune de Roubaix. La tendance générale actuelle à l’éparpillement des activités traditionnellement rassemblées dans les centres-villes et les villes centrales se trouve ici accentuée et compliquée par la coalescence entre les principaux centres urbains qui constituent la Communauté urbaine de Lille métropole intervenue au cours des décennies récentes.

31Les emplois engendrés par la bifurcation vers la distribution sont d’une nature très différente de ceux qui existaient lors de l’apogée du textile. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer le travail de la téléopératrice chargée de la prise des commandes des particuliers à celui de la soigneuse du continu à filer dans les années 1950. Il n’en demeure pas moins que les activités nées dans le centre d’affaires roubaisien continuent à se situer parmi celles qui, eu égard au contexte de leur époque, ne font pas appel à une très forte proportion de main-d’œuvre qualifiée. Par ailleurs, les difficultés engendrées par la mutation textile font que le taux d’activité de la population demeure relativement faible.

32La société locale demeure marquée par une très forte dualité qu’on peut illustrer à l’aide de deux documents très récents. Dans le numéro de juin 2003 de la revue Profils, la direction régionale Nord-Pas-de- Calais de l’INSEE présentait une étude des revenus déclarés par les ménages au titre de l’année 2000. Parmi les communes de plus de trente mille habitants, Roubaix, était à l’échelle régionale l’une des plus mal classées. À peu près simultanément, dans son numéro du 10 juillet 2003, la revue Challenges livrait son estimation des villes où se trouvaient les assujettis à l’impôt sur les grandes fortunes (ISF), qui avaient en moyenne les patrimoines les plus élevés5. Parmi les dix premières se trouvaient Roubaix et quelques communes limitrophes.