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Introduction
p. 13-21
Texte intégral
1En 1911, quand il arrivait en gare de Roubaix pour visiter l’Exposition Universelle du Nord de la France organisée dans la cité, le voyageur, qui tenait à la main le guide écrit par Ardouin-Dumazet1, une douzaine d’années auparavant, éprouvait d’emblée combien la ville n’usurpait en rien sa réputation de « Manchester français »2. En découvrant, au sortir de la gare, la majestueuse avenue qui menait à la Grand Place, sorte d’allée triomphale, bordée de comptoirs de commission, il lui arrivait peut-être d’acquiescer quand l’auteur de son guide jugeait cette partie de Roubaix […] un peu trop américaine. En empruntant cette avenue, ses pas le menaient tout naturellement vers l’hôtel de ville, à peine achevé. Là, il avait tout le loisir de repérer sur la façade du bâtiment principal les différentes sculptures qui avaient pour objet de magnifier le travail de la laine et du coton, corne d’abondance portée par le labeur des hommes3. Compulsant son guide pour savoir où diriger ses pas, il pouvait alors lire : Les usines ne sont pas loin ; à cent mètres de ces voies neuves se dressent leurs énormes logis dont plusieurs ont eu pour modèles les forteresses féodales ; il y a des créneaux et des bastions ; les cheminées imitent les donjons. La plupart de ces établissements sont d’immenses cubes de briques, hauts de cinq étages, percés de centaines de fenêtres aux vitres dépolies. Tout autour s’étendent les mornes quartiers ouvriers et, près de là, somptueuse, bâtie de pierre blanche de Lorraine, ou de calcaire bleu de Soignies, la demeure du patron, entourée d’un beau parc. Tout était dit : au pied des châteaux de l’industrie, la trame du bâti révélait la puissance des uns et la misère des autres, à ce point inextricablement enchevêtrées.
2Ce paysage, non point insolite, mais fascinant par son caractère tentaculaire, ne pouvait avoir jailli d’un seul jet. D’ailleurs, dressant l’historique de la cité, Ardouin-Dumazet poursuivait : Roubaix est une cité sans tradition, où l’élément roubaisien primitif est submergé par les immigrants accourus surtout de la Flandre belge et du Hainaut belge […].
3L’histoire de cette immigration est l’histoire même du Roubaix moderne. Lorsque les petits ateliers de draperie, ateliers familiaux mus à bras, alimentés pour le lavage par les eaux des minces ruisseaux du Sartelet et du Trichon, furent remplacés par les grandes usines à vapeur, Roubaix ne put fournir à ses manufactures le nombre de travailleurs nécessaires. Plus d’un, parmi les établissements d’aujourd’hui emploient un nombre d’ouvriers supérieur à celui que la ville de Roubaix toute entière aurait pu fournir il y a soixante ans. Alors on dut faire appel aux bras du dehors. Les campagnes populeuses de la région ne pouvant suffire, on s’adressa à la Belgique inépuisable réservoir d’hommes.
4A dire vrai, ce commentaire s’imposait de lui-même : que dire d’autre d’une cité qui, en l’espace d’un siècle, était passée de 8 000 à 125 000 habitants. Une telle explosion démographique était, à bien des égards, à nulle autre pareille. Dans la région, cela allait de soi : aucune autre ville, pas même Tourcoing, la « sœur jumelle », n’avait connu une telle croissance4. Dans l’Europe du Nord-Ouest, hormis Bradford, aucune cité de la laine ou du coton, ni Verviers, ni Aix-la-Chapelle, ne méritait d’être à ce point qualifiée de « ville-champignon ». Au-delà, ni Brno, le « Manchester tchèque », ni Łódź, le « Manchester polonais », ni même Chemnitz, le « Manchester allemand », ne se posaient en rivaux de Roubaix.
5A l’étonnement du voyageur devant cette formidable accumulation d’hommes, succéda la perplexité de l’historienne quand il s’agit de savoir si un projet, ayant pour objectif de démonter le mécanisme de cette croissance, avait quelque pertinence5. La réponse n’allait pas de soi, tant il était difficile de mettre en adéquation l’ampleur de la tâche à accomplir et le retour sur investissement. En un mot, y avait-il du sens à souscrire à la nécessité de dépouillements sans fin et à la religion du chiffre alors même que la démographie historique commençait à être soumise à la loi des rendements décroissants tandis que l’histoire quantitative tombait dans une relative disgrâce6 ? A dire vrai, il est vite apparu qu’il s’agissait là de la seule démarche possible pour tenter de donner à la croissance exceptionnelle de cette population toute son intelligence. Qu’il s’agisse des pratiques nuptiales, des niveaux de la fécondité et de la mortalité ou des comportements migratoires, il est apparu clairement à l’examen des dénominations professionnelles7 que tout questionnement initial préorienté, toute forme de choix d’un échantillon spatial, professionnel ou social s’avéraient impossibles dans la mesure où rien ne permettait, a priori, de segmenter le champ d’investigation. Il fallait donc en passer par l’étude de la masse des habitants quand il importait de restituer au réel toute sa complexité et de mesurer combien, derrière la communauté des travailleurs de l’industrie unis par une même condition, se dissimulaient des gerbes de vie irréductibles les unes aux autres.
6Entre 1740 et 1889, ce sont 11 395 familles qui ont été reconstituées à partir des registres de catholicité et d’état civil tant il est vrai qu’il fallait inscrire l’étude des comportements démographiques dans le temps long afin de faire la part des continuités et des ruptures. 1740 ? Cette bourgade mi-agricole, mi-proto-industrielle en était alors au tout début d’un destin qui jamais ne se démentirait pendant un siècle et demi8. 1889 ? La croissance de la population de Roubaix était alors pratiquement achevée : le maximum (124 661 habitants) fut atteint en 18969. Qui plus est, la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité modifia l’impression que l’on pouvait avoir quant à la présence étrangère à Roubaix puisque le nombre de personnes de nationalité belge atteignit son maximum lors du recensement de 1886 ; après le vote de cette loi, certaines en profitèrent pour devenir Françaises, d’autres, en revanche, préférèrent regagner la Belgique.
7L’étude se base d’abord sur le dépouillement des registres de catholicité et d’état civil10, intégral pour toutes les familles constituées par mariage à Roubaix avant le 1er janvier 1820, par sondage, pour les autres, en raison de l’augmentation rapide de la population. L’échantillon alphabétique choisi (les lettres L, V et W) représente, pour tout le siècle, environ un quart des actes ; en outre, cela permettait, de manière certaine, de ne pas laisser de côté les populations belges11. Néanmoins, pour les années 1820-1889, ont été systématiquement dépouillés tous les actes concernant les naissances illégitimes pour mieux cerner les comportements démographiques. La qualité, le niveau de précision des informations livrées par l’état civil s’améliorent au fil des décennies, notamment pour les mariages, d’autant que la législation qui a imposé certaines mentions marginales rend les actes de la fin du xixe siècle particulièrement intéressants pour le démographe12. Les années révolutionnaires ne se caractérisent pas par un trop mauvais enregistrement : la Constitution civile du clergé avait jeté le trouble et le clergé constitutionnel ne fut pas particulièrement bien accueilli à Roubaix ; mais, en 1792, la ville fut attaquée et occupée pendant presque trois mois par les Autrichiens, ce qui permit au clergé réfractaire de rentrer et de noter sur un cahier tous les actes qu’il eut l’occasion d’enregistrer, les registres d’état civil étant cachés. Comparer âges relevés et âges réels lorsque les deux sont connus13 permet de juger de la qualité des indications. Les différences les plus nombreuses concernent les décès : l’erreur moyenne est au total infime, toujours inférieure à un an et négative. Le xixe siècle, et ce dès 1820, se traduit par une nette amélioration de la transcription des âges dans les actes de décès. Si, en ce qui concerne les décès en bas âge, l’enregistrement ne pose pas trop de problèmes14, il n’en va pas tout à fait de même pour les enfants qualifiés d’ondoyés-décédés surtout jusqu’au début du xixe siècle.
8Dénombrements et recensements15 constituent le deuxième ensemble de sources étudiées. Ceux de 1764, 1806, 1820 ont été dépouillés systématiquement, alors que ceux de 1851, 1881, 1886 et 1891, l’ont été partiellement en fonction de l’échantillon. Une critique générale s’impose pour les trois premiers : les âges ne sont pas toujours fiables, surtout pour les enfants et les personnes âgées, les professions des enfants, dans les dénombrements de 1806 et de 1820, sont des données peu sûres (professions indiquées pour de jeunes enfants de moins de 5 ans et absence de mentions pour des enfants de familles ouvrières de plus de 15 ans voire plus de 20 ans). Le problème de l’identification de l’origine géographique des migrants, surtout ceux de Belgique, se pose également pour le dénombrement de 1820 tout particulièrement : transcription aléatoire et homonymie des communes16. Enfin, surtout dans le dénombrement de 1820, le lieu de naissance d’un certain nombre d’enfants n’est pas précisé, ou alors ils sont inscrits comme étant nés à Roubaix alors qu’ils ne figurent pas dans les registres d’état civil ; c’est parfois le cas d’enfants qui, à l’évidence, sont des enfants naturels et l’on comprend alors pourquoi ils ne sont pas nés à Roubaix.
9En dépit de ces quelques imperfections, les renseignements fournis recoupent en général les fiches de famille ; il n’y a pas, dans les dénombrements, trop de déperdition de familles parmi celles qui devraient « normalement » s’y trouver parce que présentes avant et après, voire la même année, dans les registres d’état civil. On peut donc considérer que ces dénombrements sont exploitables. En 1851, l’indication du lieu de naissance est remplacée par celle de la nationalité, mais, pour la première fois, apparaissent clairement les mentions professionnelles et la condition sociale ; le récapitulatif final a permis une comparaison avec les recensements ultérieurs. En 1881, les registres comportent les mêmes indications à l’exception de la nationalité. Le recensement de 1891, organisé cette fois par ordre alphabétique, donne globalement les mêmes informations, avec de nouveau la mention de la nationalité. Son intérêt était avant tout de me permettre de fermer les fiches de famille ; malheureusement, la fin du recensement et donc les familles V et W ont disparu. Le recensement de 1886 n’a pu que partiellement combler ces lacunes, en raison de son organisation pour le moins très « originale »17. Les recensements de la fin du siècle sont donc parfois moins riches et surtout moins facilement utilisables que les sources du début du siècle. Dans ces conditions, les dénombrements et recensements ne peuvent donner qu’une estimation de la population roubaisienne.
10Peut-on connaître le degré de fiabilité de ces sources ? Si le petit nombre de chiffres arrondis (à 5 ou à 0) est un signe encourageant, en revanche, que Roubaix ait gagné tout juste 6 000 habitants entre 1820 et 1831 ne peut qu’éveiller la méfiance. Le Dr Faidherbe ne croyait pas à la forte hausse de la population entre les recensements de 1861 et 1866 : il l’imputait à une dissimulation semblable à celle des anciens greffiers ; pour retarder de quelques années le moment où Roubaix verrait augmenter ses impôts, comme renfermant plus de 50 000 habitants, on aurait, dit-on, oublié de compter dans le recensement plusieurs rues qui ne renfermaient pas moins de 3 000 habitants18. Or, le pourcentage d’accroissement pour la période précédente, 1856-1861, est déjà de 25,76 % ; si je prends 52 274 habitants en 1861 comme le suggère Faidherbe, il passe à 33,42 % ce qui, à ses yeux, serait donc tout aussi invraisemblable. En outre, l’observation des taux de natalité, de mortalité et de nuptialité pour cette période ne montre aucun signe d’une sous-estimation de la population de 1861. Il semble donc que l’hypothèse de Faidherbe ne soit pas juste ; du moins, une sous-estimation de 3 000 habitants n’est pas plausible au vu du nombre des naissances, mariages et décès enregistrés pendant ces années. Peut-être se base-t-il sur une autre source qui fait état d’une population flottante s’élevant à 2 133 personnes en 186119. Il est vrai que les fluctuations de la législation concernant la population comptée à part ou inscrite en bloc rendent plus difficile encore l’étude de la croissance de la population. C’est donc avec précaution que ces sources ont été utilisées.
11D’autres documents ont été consultés : rôles fiscaux20, recensement des marchands patentés pour les ans V et VI21, séries I (médecine, salubrité et épidémies), Q (enfants trouvés et assistés et secours demandés ou accordés) et R (enseignement) et surtout la série F, particulièrement riche, qui contient, outre les dénombrements et recensements, des documents sur le mouvement de la population22 ainsi que des registres d’arrivées de population pour les années 1817-1841 ; dans les deux cas, des lacunes sont à déplorer. Ces registres n’ont pas été dépouillés nominativement23, je les ai seulement utilisés pour mieux cerner l’immigration et l’émigration, puisque certains départs sont signalés. La série F V foisonne de statistiques très diverses : agriculture, industrie et commerce mais aussi sur les écoles, les aveugles, borgnes et bossus. Pour mieux analyser les comportements des Belges, la série E a aussi été examinée pour les dossiers de demande de naturalisation qui révèlent le degré de volonté d’insertion et d’intégration des Belges ainsi que les motifs fournis par l’administration pour éventuellement rejeter la demande. Archives départementales du Nord (actes notariés pour mieux appréhender le niveau social des premières 3 200 familles étudiées24 et série M qui fournit, pour le xixe siècle, de précieuses indications sur les conditions de travail, les questions sociales, les grèves) et Archives nationales (Séries F/1 et F/12 en particulier) ont aussi apporté des informations complémentaires intéressantes.
12Les registres paroissiaux et d’état civil, sources principales de ma recherche, m’ont donc permis de reconstituer, selon les principes établis par Louis Henry25, 11 395 familles formées par mariage à Roubaix entre 1740 et 1889. Cette tâche, accomplie manuellement, peut aujourd’hui se faire automatiquement par ordinateur mais je reste persuadée que, dans certains cas, seul l’homme peut trancher. 79 % sont des familles fermées (dont 72,9 % de familles dont l’âge de l’épouse est connu par l’acte de naissance) ce qui constitue un indice de rendement tout à fait remarquable pour les calculs, en particulier, pour l’étude de la fécondité. Tous les programmes de traitement informatique des données, que Jean-Pierre Bardet a élaborés avec Michael Hainsworth26 puis complétés et enrichis avec Jacques Renard, m’ont permis une étude approfondie des comportements démographiques, en particulier de la haute fécondité, notamment à partir d’une segmentation sociale.
13L’état civil ne fournit cependant qu’une approche partielle des migrations de populations. Les couples déjà constitués, les individus qui retournent dans leur village pour se marier ou qui vont se marier dans la paroisse de leur conjoint, sont exclus du corpus ; de même, les célibataires, fort prédisposés à migrer, sont ignorés tant qu’ils ne se marient pas. Pourtant, pour une partie d’entre eux, l’étude de l’immigration de l’intérieur ou de l’extérieur, au xixe siècle, est possible grâce aux actes de naissance des enfants naturels, reconnus ou non. De plus, cette approche interdit toute étude des travailleurs frontaliers dont le nombre augmente fortement à la fin du xixe siècle. Surtout, l’émigration ne peut guère être cernée qu’à travers les familles ouvertes et, s’il est possible de les comptabiliser et de voir l’évolution de leur nombre au xixe siècle, en revanche, les indications quant aux communes qui les ont accueillies ne sont que fragmentaires27. De la même manière, et c’est particulièrement dommageable pour le xixe siècle, un certain nombre de migrations sur de très courtes distances, les formes de micro-mobilité nous échappent en partie : celles de familles qui, constituées par mariage à Roubaix, déménagent pour vivre quelques années à Croix, Wattrelos ou Tourcoing… avant de revenir à Roubaix ; dans ce cas, l’état civil comme les recensements peuvent cependant fournir des indications si des enfants sont nés pendant que la famille séjournait ailleurs.
14Chercher à évaluer la présence étrangère28 à partir du seul état civil est ardu, les actes ne mentionnant pas la nationalité. Ce n’est donc qu’à travers des lieux de naissance qu’il est possible de tenter une approche du phénomène, simple « approche » étant donné les problèmes de définition de la nationalité et compte tenu de l’existence de nombreux Belges de la deuxième génération, nés en France29. Toutefois, cette analyse des migrations se révèle fondamentale dans le cas d’une ville ayant connu une croissance à l’américaine. A l’évidence, la croissance exceptionnelle de la population roubaisienne n’avait pu être alimentée par le seul accroissement naturel ; l’existence d’un solde migratoire positif allait de soi quand bien même on ignorait tout de ses modalités. La Révolution industrielle commençant, les villes comme Roubaix, eurent besoin de bras mais, sur une telle échelle, cela ne pouvait impliquer seulement une aire de recrutement local, cela sous-entendait sans doute un bassin démographique plus imposant. Étant donné la localisation de notre ville, au cœur d’une région qui vivait, elle aussi, la Révolution industrielle, dans une agglomération où les possibilités d’emploi se démultipliaient, la nécessité de trouver encore et encore des bras à chaque poussée de mécanisation et de concentration usinière rendait de plus en plus aiguë la question du recrutement : où trouver ces bras sinon dans un espace de plus en plus étendu de part et d’autre de la frontière ?
15Populations sédentaires et populations migrantes présentaient-elles des comportements démographiques dissemblables ou bien se fondaient-elles en un seul et même ensemble conduisant à l’émergence quasi naturelle d’une identité roubaisienne propre ?
16En d’autres termes, l’arrivée à Roubaix, après un parcours plus ou moins complexe, impliquait-elle une modification radicale des attitudes en matière de fécondité, voire de sexualité, conséquence de la plongée dans un univers urbain où entassement et promiscuité régnaient en maître ? La volonté d’améliorer son sort ou de préserver de rares acquis conduisait-elle à de brusques changements d’attitude même dans les comportements les plus intimes ? Plus précisément, était-il possible de tracer une ligne de partage entre ceux qui continuaient de présenter des comportements d’ancien régime démographique (fécondité peu ou pas contrôlée et forte mortalité) et ceux qui adoptaient des conduites plus modernes (nuptialité plus précoce et baisse du célibat définitif) comme dans les autres bassins industriels de l’Europe du Nord-Ouest30 ? C’était une chose de définir les groupes concernés par tel ou tel type de comportement ; c’en était une autre de dater les éventuelles modifications d’attitudes en confrontant le temps des uns et le temps des autres. Autant de questions qui, dès lors, engageaient assurément des dépouillements qui, outre leur ampleur, nécessitaient un traitement statistique sophistiqué.
17Restait enfin, avant d’entreprendre cette étude, à justifier du terrain étroitement circonscrit à une seule commune. Ne s’agissait-il pas d’un excès de localisme là où d’autres échelles d’analyse auraient été plus adaptées ? Ne s’agissait-il pas plus encore d’une démarche n’apportant en définitive qu’une pierre de plus à un édifice déjà solidement construit31 ? Tout bien pesé, il apparut cependant que le jeu en valait la chandelle, compte tenu du caractère tout à la fois singulier et exemplaire du cas roubaisien. Cas singulier : l’accumulation de la main-d’œuvre prenait, ici, une importance à nulle autre pareille, et ce, faut-il le rappeler, dans un cadre séculaire. Cas exemplaire : à lui seul, le territoire roubaisien laissait deviner un creuset où se fondaient de nombreux cas de figures en matière de pratiques démographiques. Voilà donc la première monographie consacrée à une grande ville industrielle du xixe siècle sur la base de la reconstitution des familles à partir de l’état civil, seule méthode assurée de cerner de près les comportements démographiques d’une population à ce point complexe et mobile.
Notes de bas de page
1 Ardouin-Dumazet, 1899.
2 L’expression désignant Roubaix comme le Manchester de la France est reprise dans le Journal de Lille dès 1843. Cette dénomination s’impose ici avec plus de force et de réalité qu’ailleurs en Europe où l’on vit des « Manchester » essaimer un peu partout.
3 Surmontés d’une belle tête de bélier, les six panneaux de la frise donnent à voir les différentes étapes du travail des fibres : récolte du coton et tonte des moutons, lavage et peignage, filature, tissage, teinture et manutention finale. Ils sont entourés de l’hommage des sculpteurs Alphonse Cordonnier et Léon Fagel aux ouvriers.
4 Il faut comparer ce qui peut l’être, il n’est donc pas question de procéder à des comparaisons avec d’anciennes capitales provinciales qui étaient aussi des villes textiles, comme Lille ou Lyon. Mais nulle ville française de la sidérurgie ou de la métallurgie ne peut se targuer de rivaliser avec Roubaix.
5 Ce livre est le fruit de ma thèse de doctorat soutenue le 21 décembre 1996 ; les ouvrages publiés depuis ne m’ont pas conduite à revoir l’économie du tout, ce qui n’exclut pas, à terme, l’utilisation du fichier de 11 395 familles pour parcourir d’autres pistes.
6 G. Noiriel, 1998.
7 Les dénominations socio-professionnelles sont tout à la fois brèves, peu explicites et sujettes à caution. A l’imprécision de leur contenu, l’évolution du contenu technique au fil des décennies et aux progrès techniques, s’ajoute également le fait que l’ouvrier dit exercer telle ou telle activité au moment de son mariage, mais nul ne peut affirmer, dans le cas des ouvriers sans enfants, que la profession est restée la même tout au long de leur vie professionnelle. Pour les pères de famille, les mentions professionnelles peuvent aussi être très fluctuantes : tel individu peut se déclarer fileur au mariage, puis tisserand lors de la naissance de son premier enfant, puis de nouveau fileur etc.
8 Ajoutons que la tenue des registres s’était améliorée suite à l’ordonnance royale de 1736 ; celle de Saint-Germain-en-Laye de 1667, en particulier la prescription sur la tenue du second exemplaire, ne fut réellement observée, dans une province annexée comme la Flandre, qu’à partir de 1737.
9 Roubaix ne comptait que 113 265 habitants en 1911.
10 AMR, GG pour l’Ancien Régime et E Ia depuis 1792. Il a été réalisé en relation pour l’Ancien Régime avec un document connu sous le nom de « Tables Leuridan », élaborées, au début du xxe siècle, par le chanoine Théodore Leuridan, qui, d’une certaine façon, a reconstitué les familles à partir des registres de catholicité.
11 Le choix du V surtout s’imposait pour la Belgique : en particulier à cause des noms ayant le préfixe néerlandophone Van dont l’origine est essentiellement flamande comme le rappellent M. Poulain et M. Foulon (1981). Mais n’importe quel « nordiste » aujourd’hui sait bien que les patronymes en V, comme en W, traduisent souvent une plus ou moins lointaine origine belge ; le L permettait en outre de ne pas négliger la partie francophone de la Belgique. Encore fallait-il que ces initiales fussent également valables pour la France. Or cet échantillon permettait aussi de ne pas trop sous-représenter l’ensemble du territoire français : en effet, j’ai procédé à des sondages pour les mariages de 1820-1821, 1850-1851 et 1880-1881 et la part des patronymes L, V et W des hommes nés dans le Nord est comprise entre 28 % en 1820-1821 et 25 % en 1880-1881 et celle des L, V, W nés dans le reste du pays varie entre 20 et 17 %. Bien sûr, certaines régions aux particularités linguistiques ne peuvent pas trop apparaître dans cette étude globale. Mais il fallait choisir, c’est-à-dire éliminer ce qui est toujours douloureux pour le chercheur.
12 La loi du 18 avril 1886 imposa la mention du divorce en marge des actes de naissance et de mariage des époux ; celle du 17 août 1897 instaura, en marge des actes de naissance, la transcription des dates et lieux de mariage, divorce et remariage (même intervenus à l’étranger) ainsi que les nom et prénoms du ou des conjoints ; elle établit aussi l’obligation de l’inscription de la légitimation en marge de l’acte de naissance de l’enfant ; la loi du 28 octobre 1922 décida de l’enregistrement des dates et lieux de naissance des parents dans l’acte de naissance ou de reconnaissance de leur enfant ; enfin, depuis l’ordonnance du 29 mars 1945, l’indication des date et lieu de décès est obligatoire en marge de l’acte de naissance de l’intéressé.
13 Entre 1740 et 1850 pour les actes de mariage mais pendant toute la période pour les décès.
14 Le nombre des enfants de destin inconnu n’est pas excessif ; la hausse de la mortalité infantile, à partir de 1780-1789, correspond certainement à l’amélioration de l’enregistrement.
15 AMR, BB-17 pour 1764, exécuté à l’initiative du contrôleur général L’Averdy, et F Ia/3 pour 1806, /4 pour 1820, /9 pour 1851, /15 pour 1881, /16 pour 1886 et /17 pour 1891. Suite à des opérations de reclassement des archives, les références pour la période contemporaine peuvent avoir été modifiées depuis leur consultation.
16 Parmi les innombrables exemples, on peut rappeler l’existence de la commune de Leers dans le département du Nord et celle de Leers-Nord située en Belgique.
17 À l’intérieur de chaque initiale, le classement alphabétique est très malmené ; de plus, les familles sont « éclatées » puisque l’épouse ou la mère se trouve à son nom. Cela ne serait qu’un moindre mal si les enfants se trouvaient immédiatement à la suite du père ; or ce n’est pas le cas le plus fréquent. Son utilisation pose donc d’énormes problèmes de reconstitution des familles, d’autant que les adresses ne sont pas toujours exactes : le numéro du logement peut par exemple être le 8 pour le mari alors que la femme est recensée au 10 ou au 12 de la même rue. Inutile d’espérer détecter les ménages (avec un peu de chance, on peut éventuellement trouver un collatéral), et a fortiori voir apparaître les domestiques ou autres ouvriers. C’est, me semble-t-il, aussi le recensement qui est le moins sûr en ce qui concerne les renseignements professionnels pour les enfants en bas âge.
18 Dr A. Faidherbe, 1894-1895.
19 AMR, F V 5/189.
20 AMR, CC-123 et -150, GI-24 et GI-27bis.
21 AMR, GI-7.
22 AMR, F Ib/1.
23 AMR, 1 F 3/1 à 8. Cela eût été fort long pour un rendement minime : tout au plus fournir une sortie d’observation à quelques fiches de famille.
24 ADN, J/57 pour les minutes notariales, 3 Q pour les tables des contrats (mariage, testaments, successions, baux et contrats de vente).
25 L. Henry, 1980.
26 M. Hainsworth, J-P. Bardet, 1981.
27 On dispose de quelques informations, par exemple lorsqu’il s’agit du mariage d’une Roubaisienne avec un homme né dans une paroisse proche et que, devenue veuve, elle revient dans sa ville natale pour y mourir ou mieux pour s’y remarier.
28 En effet, il n’y avait pas de réglementation de l’immigration, autre que l’admission à résidence, avant la fin de la période étudiée. Le décret du 2 octobre 1888 et la loi du 9 août 1893 instituèrent un registre d’immatriculation des étrangers, avec obligation pour eux de faire, en mairie, une déclaration à chaque changement de résidence.
29 Dès lors, la notion de non-natifs ou d’immigrants s’impose car le lieu de naissance n’implique pas une nationalité. C’est donc par commodité que j’emploie le terme de Belges pour désigner, dans la plupart des cas, des immigrants nés en Belgique.
30 Th. Eggerickx, octobre-décembre 2002.
31 Cette étude s’insère dans une liste déjà longue de travaux d’histoire des populations industrielles des villes d’Europe occidentale, destinés à mieux comprendre les fondements démographiques de cellesci. Pour la Belgique, René Leboutte (1988) et Suzy Pasleau (1998), avec des sources et des approches différentes de celles mises en œuvre pour l’étude de Roubaix, ont décrypté les liens tissés entre croissance économique et bouleversements démographiques.
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La population de Roubaix
Ce livre est cité par
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