1Il est d’autant plus nécessaire de commencer par donner une idée de la structure générale de l’œuvre que, indépendamment des difficultés évoquées plus haut, la construction formelle des Lois est en rapport étroit avec la problématisation de la loi qui en est un de ses thèmes directeurs1.

2Les Lois se présentent comme un entretien entre trois vieillards, un Athénien anonyme, désigné comme l’Étranger par ses interlocuteurs (la scène se déroule en Crète), Megillos de Sparte, et Clinias, citoyen de la colonie lacédémonienne de la cité crétoise de Cnosse2. Les trois vieillards prétendent tromper l’ennui et la fatigue de la route qui les mène, pour une raison qui n’est pas précisée, de Cnosse à l’antre de Zeus sur le mont Ida (625b) en devisant sur « la constitution et les lois », un thème approprié à leur âge (685a7s., 769a1s.)

3La scène évoque de toute évidence celle du Phèdre, même si elle n’en a pas la fraîcheur (on est entre vieillards, pas entre amoureux, et la campagne environnante est moins riante que les abords de l’Illissos). La route est bordée d’arbres, à l’ombre desquels on peut se reposer. C’est le matin : on l’apprendra à l’heure du midi, qui sera marquée, comme dans le Phèdre encore, par un tour nouveau de la conversation, coïncidant, dans le cas des Lois, avec un changement radical dans le concept traditionnel de loi3. Bien que la conversation soit d’emblée politique, ce n’est pas un hasard qu’elle se déroule hors des murs de la cité. On pourrait même dire qu’elle se situe, cette fois, hors-cité parce qu’elle est politique.

4La promenade renvoie en effet de deux façons à la thématique centrale de l’œuvre. D’abord, elle correspond au parcours que Minos, le législateur légendaire de la Crète, passait pour avoir accompli tous les neuf ans afin de recevoir l’enseignement de Zeus (624a7-b3). Or « le dieu » — le premier mot du dialogue, comme on l’a souvent souligné — va très rapidement se révéler comme le fondement de la législation platonicienne, comme il l’est des lois crétoises. Il n’est pas étonnant que la référence au dieu soit omniprésente dans les Lois, et que celles-ci contiennent différents développements proprement théologiques4. De fait, les Lois se présentent comme un commentaire à grande échelle d’un fameux vers orphique cité à une articulation essentielle du préambule général des lois : le dieu « tient le début, le milieu et la fin de toutes choses » (715e7-716a1)5. Au reste, bien que Platon ignore le terme de « théocratie » (qui n’est pas attesté dans la littérature grecque avant l’historien juif Flavius Josèphe, au premier siècle de notre ère)6, la matrice conceptuelle en est clairement présente dans les Lois. S’interrogeant sur la manière dont il convient de désigner la nouvelle constitution, l’Athénien remarque en 713a1-5 : « [Les régimes actuels] sont désignés dans chaque cas d’après le groupe dominant. Mais si c’est conformément à ce principe que notre nouvel état doit être nommé, il devrait être appelé d’après le nom du dieu qui règne réellement sur les hommes qui possèdent la raison (nous) ». À suivre cette indication, la cité platonicienne des Lois serait quelque chose comme une « théo-noocratie »7 : car il ne fait pas de doute que le dieu en question est le Nous (ici rendu par « raison »). En tout état de cause, les Lois ne sont pas seulement le premier traité de philosophie politique à part entière, mais aussi, et peut-être plus clairement encore, le premier traité théologico-politique, explicitement anti-protagoréen : le dieu, non l’homme, est la mesure de toutes choses (716c3-5), et avant tout de l’ordre politique.

5La promenade des vieillards donne donc l’image, à un premier niveau, d’une progression vers le principe premier de la législation. Mais il en existe, à un second niveau, une lecture plus subtile. Prendre son temps, s’interrompre pour une pause, cela fait partie intégrante d’une promenade champêtre, moment de loisir et de liberté où les contraintes de la vie quotidienne peuvent être provisoirement suspendues. Or une telle liberté n’est pas sans rapport avec le thème du dialogue, où il s’agit plus d’une fois et à plus d’un titre de se soustraire non seulement à l’urgence de légiférer, mais à l’énonciation même de la loi. C’est que, quand bien même le principe de la législation serait la raison divine, l’acte de légiférer est considéré, dans les Lois, comme l’effet sans doute inévitable, mais aussi indésirable, d’une certaine « contrainte » et « nécessité » (par exemple 857e10-858c1, cf. 859b7-c2). Au cœur de ce paradoxe, il y a la tension, dont la dynamique de l’œuvre s’alimente, entre le contenu et la forme de la loi, ou plus exactement entre le contenu de la loi, qui est rationnel, et l’irrationalité de sa forme.

6Les livres I-III, après la courte introduction qui situe la tâche législative sous la bannière du dieu, soulèvent deux questions générales relativement aux principes de la législation : quelle est la finalité des lois ? (I-II) et quelles sont les conditions de leur autorité (III) ?

7La réponse à la première question est formulée, dans les deux premiers livres, par le biais d’une critique des institutions doriennes : les lois ont pour finalité la vertu « totale », et non uniquement le courage, qui n’est qu’une « partie » de la vertu — la seule à être cultivée par les institutions lacédémoniennes, dans la perspective d’une éducation essentiellement militaire (630d9-e4, cf. 705d2-e1)8. La démonstration passe par une définition progressive de l’éducation ou paideia (643a6, b6, 653b1, 659c9) appuyée sur la très célèbre comparaison de l’homme avec une marionnette (644b6-645c6), qui se prolonge en une réflexion connexe sur le bon usage des banquets et du vin (649a6, 652a4, 674a2, cf. 682e8s.)9. Le mode d’exposition change dans le troisième livre. La thèse selon laquelle la division des pouvoirs et une constitution mixte sont les seules garanties de l’autorité des lois est établie historiquement, par référence au destin des trois cités doriennes de Sparte, Argos et Messène, dont l’histoire est elle-même insérée dans le cadre d’un vaste récit des origines et du développement de la civilisation humaine, depuis sa dernière destruction. L’histoire de l’humanité est en effet conçue comme étant cyclique, les rescapés de la civilisation périodiquement détruite par des cataclysmes et autres calamités naturelles, telles les maladies (677a4-6), repartant chaque fois de rien pour redécouvrir peu à peu, au cours de l’immensité des temps (676a8, 682b7), l’ensemble des arts et des techniques, au nombre desquels il faut compter l’art de vivre en communauté, et donc d’élaborer les constitutions et les lois (678a3-9, 681c1-d10)10. Alors que Sparte a été capable d’éviter la tyrannie parce qu’elle a bénéficié d’une constitution reposant sur le principe de la division du pouvoir (ce qui est un aspect essentiel d’une constitution mixte), ce ne fut pas le cas de Messène et d’Argos (682e8-693c5). La question normative de savoir ce qui fait une bonne constitution, présentée dès le début du livre comme la finalité du récit historique (676a5), est réintroduite en 683b1. Le récit de la manière dont Sparte remporta la victoire sur ses anciennes alliées joue ici une fonction analogue à la critique générale des institutions doriennes dans les livres précédents, tout se passant comme si, en matière de constitution, il y avait deux manières d’être dorien. C’est pourquoi le troisième livre, à la différence du premier, souligne la supériorité et la pertinence des institutions spartiates, plutôt que ses faiblesses. S’agissant de Sparte, l’inflexion de l’évaluation en fonction du critère adopté est caractéristique des Lois, qui oscillent entre blâme et éloge des institutions doriennes. Mais cela est aussi vrai d’Athènes, à laquelle le modèle institutionnel des Lois ne doit pas moins qu’à Sparte. De manière caractéristique, la question de savoir auquel des deux grands modèles politiques les Lois doivent le plus est très difficile à trancher, à la fois parce que l’analyse des institutions aussi bien spartiates qu’athéniennes est par bien des côtés le reflet de l’idéalisation platonicienne (c’est le cas, en particulier, de l’interprétation de la constitution lacédémonienne en termes de constitution mixte), et parce que le détail des institutions de la cité platonicienne est souvent marqué par un esprit « spartiate » qui ne répond pas nécessairement aux principes affichés11. Ce qui est sûr, et qui permet peut-être de résoudre partiellement le problème, est que les Lois sont engagées dans un audacieux exercice d’équilibre visant à la synthèse des deux grandes orientations de la culture politique grecque12. Le choix des interlocuteurs, et le lieu de la conversation, est déjà l’expression de cet effort de médiation.

8La constitution de Sparte, toute mixte qu’elle ait pu être, reste profondément déficiente. De même que la législation spartiate cherche à promouvoir la vertu des citoyens tout en restant aveugle à la nature de la vertu totale, en prenant la partie pour le tout, de même la division des pouvoirs dont Platon fait sa caractéristique essentielle ne fait aucune référence au seul « dieu » qui compte, à savoir le nous ou raison (cf. 713a1-3). Que la stabilité des institutions spartiates soit due à la prévoyance divine (691d8-e1) est encore loin de faire de Sparte la « théo-noocratie » que la cité des Lois entend promouvoir.

9Tout comme le présent a un long passé, dont il est issu, le passé pointe vers un avenir possible. Parce qu’elles présentent certaines prédispositions, d’emblée dirigées qu’elles sont vers la vertu et pour certaines d’entre elles sensibles aux bienfaits de la division du pouvoir, les institutions doriennes (ou plus précisément lacédémoniennes) peuvent aussi être réaménagées pour prendre en compte les critères auxquelles elles ne répondent pas. À la fin du livre III, Clinias révèle à ses deux compagnons qu’il sera bientôt amené, avec neuf autres de ses concitoyens, à rédiger les lois d’une nouvelle colonie crétoise (702c2-8), appelée à plusieurs reprises dans le cours de l’œuvre (mais pas avant 848d3) la « cité des Magnètes » ou Magnésie (860e6, 919d3, 946b6, 969a5s.)13. De son point de vue, c’est donc une chance que la conversation se soit portée sur le thème de la législation (702b4-6). Sa satisfaction est partagée par l’Athénien. Le projet d’une nouvelle fondation dorienne constitue en effet pour lui une occasion inespérée de donner corps aux principes esquissés dans les deux premiers livres. Non seulement les cités doriennes cultivent la vertu, fût-ce sous une forme tronquée, et l’une d’entre elles possède-t-elle une tradition de constitution mixte, mais la fondation d’une colonie fournit les meilleures conditions possibles à la mise en place de nouvelles institutions.

10Le moindre avantage de légiférer pour une nouvelle colonie n’est pas que le législateur devra, à l’arrivée des colons sur le site de la nouvelle colonie, leur adresser la parole. Le discours qu’il prononce, bien qu’il ne soit accompagné d’aucun commentaire particulier sur son statut, va en effet bientôt se révéler être un « préambule » — il s’agit en fait de l’un des deux plus importants préambules de la petite vingtaine que l’on peut identifier dans les Lois14. De fait, la future cité des Magnètes constitue plus que l’occasion de simplement tester la validité d’un modèle. Elle donne à l’Athénien la possibilité de développer les détails de son projet législatif dans une situation marquée par une certaine idéalité. Pour concrète et détaillée que soit l’élaboration des lois, et en dépit du fait que Magnésie demeure le cadre de référence, les Lois peuvent largement faire abstraction du cas particulier, qui sert de prétexte à l’élaboration d’un modèle de bonnes institutions. Inversement, les propositions de l’Athénien ne sont que des propositions. Il reviendra aux Cnossiens responsables de la fondation de la colonie de choisir parmi elles et de les adapter le cas échéant à leur nouvelle cité. La situation correspond donc au principe, récurrent dans les Lois, de la dissociation entre le législateur et le pouvoir (739b, 746b5-d2), qui, pour des raisons de fond, prend le pas sur l’idée d’une coïncidence entre le savoir et le pouvoir, emphatiquement mise en avant dans la République (473c11-e5, cf. Lettre VII, 326a7-b4)15. Les livres IV à XII sont ainsi consacrés à l’élaboration d’institutions qui sont moins celles de Magnésie que de leur possible modèle.

11Si les grandes articulations, à l’intérieur des livres IV-XII, qui sont consacrés au travail législatif proprement dit, sont dans l’ensemble visibles, elles présentent néanmoins un certain nombre d’obscurités. Il est important de distinguer, parmi ces dernières, celles dont l’origine est contingente, d’autres qui sont plus essentielles. Il existe des indices, tels certains désordres (en particulier dans les deux derniers livres) et incohérences, qui suggèrent que Platon mourut avant de pouvoir mettre la touche finale à son œuvre16. Mais le plus intéressant est que certaines opacités structurelles résultent de la manière spécifique dont Platon conçoit la tâche législative. La composition générale des Lois est marquée, et dans une certaine mesure troublée, par un geste constant et délibéré de report de la législation. Il existe derechef plusieurs raisons à ce report, dont certaines sont d’ordre purement technique, imposées qu’elles sont par les exigences de l’art, qui ne peut promulguer des lois sans qu’un certain nombre de préalables aient été pris en considération, tandis que d’autres sont plus étroitement liées à la conception particulière que Platon se fait de la loi. Si ces dernières sont, de toute évidence, philosophiquement les plus importantes, elles donnent aussi leur sens profond aux considérations plus étroitement techniques.

12Le report du travail législatif est en effet d’abord la simple conséquence d’une définition de la législation en termes d’expertise et de technique (technè), s’il est vrai que toute technique devra être en mesure de définir les conditions sous lesquelles elle peut s’exercer au mieux (709c5-d3)17.

13Les livres IV et V sont consacrés à ces préalables. Ceux-ci sont fort hétérogènes. Ils concernent d’abord un ensemble de problèmes relatifs à la géographie, la démographie, et l’économie, mais abordent aussi une série de questions théoriques (ou métalégislatives) concernant la nature du pouvoir capable d’imposer de nouvelles institutions, la forme générale de la constitution (c’est la section qui contient le passage sur la « théo-noocratie »), et la forme de la loi (avec le premier exposé sur la nature des préambules). La définition de la législation comme savoir expert ou technique est elle-même partie de ce développement18. Une première régulation législative à proprement parler, qui concerne le mariage, intervient dans ce contexte (720e10-721e3), mais à titre de simple illustration de la différence entre une loi et un préambule. De fait ce n’est pas avant le livre VII (voire le livre VIII), après la prolongation que la seconde partie du livre VI donne aux considérations relatives au mariage et à la procréation (à partir de 771a5), que la législation se poursuivra. La première partie du livre VI est quant à elle consacrée à la mise en place de la constitution (politeia), à savoir d’un système des magistratures dont chacune est définie par un certain domaine de compétence. Ce n’est qu’en un second temps que les lois sont assignées à ces différentes magistratures. Les lois sont ainsi à proprement parler les prescriptions que les magistrats ont pour charge de faire respecter (735a5s., 751a5-b2)19.

14La distinction entre la loi et son préambule constitue en un sens le plus important des préalables, parce qu’elle porte sur la forme générale de la législation. Une loi, au sens strict ou « simple » du terme, est un ordre accompagné par une menace de punition en cas de transgression (721b1-3). L’art législatif, cependant, ne peut s’en tenir à cette spécification étroite de la loi. Outre l’ordre et la menace de punition, il existe une autre forme de parole législative, dont la fonction est de « persuader » les citoyens auxquels la loi s’adresse, à savoir le préambule. La tâche législative est donc « double », et non « simple » (721b4s.). En fait, le préambule, parce qu’il précède par définition la loi, contribuera à un report de la loi beaucoup plus radical que la prise en compte de l’ensemble des conditions préalables, constitution comprise.

15La clarification de ce qu’est un préambule occupe le reste du livre IV. Elle est précédée par la première partie du « préambule général » des lois, qui consiste en une exhortation à respecter les dieux (715e7-718a6). La harangue se poursuit, une fois sa nature de préambule reconnue, du début du livre V jusqu’en 734e2, couvrant ainsi une grande partie du livre. Elle a les allures d’un long sermon, exhortant chacun, après les dieux, et dans l’ordre, à accomplir ses devoirs à l’égard de ses parents, de ses amis, de ses concitoyens, et plus que tout de soi-même, c’est-à-dire de sa propre âme, puisqu’aussi bien cette dernière recommandation implique toutes les autres.

16Il est frappant, et important pour la compréhension du projet législatif, que ce préambule général, le plus long préambule de toutes les Lois avec l’argument en faveur de l’existence des dieux et de la providence au livre X (dont le caractère est bien différent), ne soit suivi d’aucune loi, au moins dans le sens où le terme de « loi » a été défini à la fin du livre IV, en relation avec la théorie du préambule. Ayant traité de quelques autres préconditions à la fin du livre V, le législateur aborde en effet au début du livre VI la question de la « constitution » (politeia) et de l’établissement des magistratures (katastasis archon, 751a5, cf. 735a5). Certes, la constitution elle-même peut en un certain sens être considérée comme une « loi ». L’Athénien forge même pour l’occasion l’expression de « lois constitutionnelles » (734e5). Mais il ne le fait pas sans un certain embarras, ce qui se comprend au vu de la distinction entre « constitution » et « lois » : la constitution ne peut être une loi que dans un sens relâché du terme, s’il est vrai qu’une loi présuppose un système de magistratures (les lois étant affectées à ces dernières) qu’il s’agit précisément d’instaurer. En outre, ces lois constitutionnelles ne sont pas des lois pénales du genre de celles qui sont discutées à la fin du livre IV en relation avec la définition du préambule (des ordres suivis de menaces). Ainsi, au centre de l’œuvre, nous trouvons un préambule sans loi (le préambule général des livres IV et V) précédé par une quasi-loi sans préambule (la constitution). Mais il n’y a là nulle confusion, plutôt matière à réflexion. De fait, un citoyen qui obéirait aux injonctions du préambule général pour avoir été persuadé par elles respecterait ipso facto le contenu de la législation qui suit l’organisation des magistratures. Ainsi l’idée s’impose-t-elle peu à peu, tant à travers la théorie du préambule législatif que son exemplification dans le préambule général, que la loi, au moins sous un certain aspect (à savoir : formel), est quelque chose dont il vaudrait mieux pouvoir entièrement se passer, en une sorte de report définitif.

17On comprend mieux ainsi que les « lois constitutionnelles » du livre VI ne soient que dans une certaine mesure suivies d’une législation, même si, officiellement, le travail législatif commence dans la seconde partie du livre VI (cf. 768d7-e3, 770a5, 771a5). Il faut cependant immédiatement ajouter que le livre VII, qui est pour sa plus grande part consacré aux lois éducatives (poursuivant ainsi, dans la logique d’une conception séquentielle de la vie, la loi sur le mariage et la procréation mentionnée à titre d’exemple à la fin du livre IV), considère une forme très particulière de loi, que recouvre l’appellation traditionnelle de lois ou régulations non-écrites (agrapha nomina, 793a10), dont l’oralité et le caractère coutumier constituent non seulement un équivalent fonctionnel, mais un substitut souhaitable du préambule persuasif. Car l’inscription dans les mœurs de pratiques conformes aux prescriptions législatives abolit jusqu’à la distance entre le citoyen et la cité que suppose encore le recours à la « persuasion » (on ne peut ici que songer aux Sitte de Hegel). Ceci confirme que les reports successifs de la législation, aussi bien que l’inflexion implicite du sens du terme loi, dans le cas de la constitution, pointe vers une conception fondamentalement négative de la législation, dans la mesure où celle-ci appelle la coercition pénale. La punition est le recours ultime, quand les ressources de la persuasion ont été épuisées, et ce même si les Lois, dans un ultime effort de réduire la violence législative, vont jusqu’à soutenir que la punition même, y compris la punition suprême qu’est la peine de mort, possède une dimension curative (958a1)20.

18Contrairement à ce que les explications du livre VI sur la relation entre magistratures et lois pourraient faire attendre, les lois au sens restreint du terme (le code pénal) ne sont pas présentées en relation avec les magistratures dont elles relèvent, mais pas non plus, en dépit de ce que la succession des lois sur le mariage (livre IV et VI) et sur l’éducation (livre VII) suggère, en fonction du seul déroulement de la vie. En fait, trois facteurs interfèrent dans la détermination de l’ordre passablement complexe que suit l’exposé des livres VII à XII : (1) le cycle de la vie humaine et de ses moments décisifs - mariage et procréation, éducation, service militaire, activités civiques ; (2) les nécessités de la subsistance, qui appellent avant tout la régulation de l’agriculture (842e3-5) ; (3) la classification des principales transgressions en fonction de leur degré de gravité.

19La discussion des grandes phases de l’existence humaine s’étend de la seconde partie du livre VI jusqu’à la première du livre VIII (842b8)21 et se poursuit de manière sporadique dans les livres XI-XII. Les régulations correspondantes peuvent être identifiées avec l’ensemble des lois que l’Athénien, à la fin du livre XI, dit s’adresser aux « gens de bien » (chrèstoi anthrôpoi, 880d8). En un contraste marqué avec ces régulations, un second groupe de lois, caractérisé par l’importance qu’y prennent la menace et les pénalités, fournit le matériau des livres IX, X et en partie XI, qui concerne les transgressions « les plus grandes » (853a5), délits de caractère public, homicides, agressions, manifestations de la démesure ou hybris (incluant les offenses à l’égard des dieux), atteintes à la propriété, vols, fautes relatives aux contrats, aux ventes et à la procédure judiciaire (884a1-885b4). Ces lois sont paradigmatiques, en ce sens qu’elles sont imposées par une « nécessité » qui n’est pas d’ordre biologique, comme dans le cas des lois agricoles, voire des régulations relatives à l’organisation de la vie, mais qui découle bien plutôt d’un échec de l’éducation. C’est pourquoi cette partie du travail législatif se place sous le signe de la « honte » (853b4).

20La disposition des matières est encore compliquée par la présence des préambules. En un certain sens, les préambules précèdent simplement les lois (ou des groupes de lois), en accord avec la fonction qui leur est assignée au livre IV. Mais la suspension peut être plus radicale. Il en va ainsi du préambule général des livres IV-V, dont nous avons vu qu’il n’était à proprement parler suivi d’aucune loi. Plus généralement, les préambules peuvent se métamorphoser en une discussion des principes (comme dans le cas de la loi contre l’impiété qui occupe la totalité du livre X), les futurs législateurs de la colonie crétoise et interlocuteurs du dialogue tendant dès lors à remplacer les destinataires officiels de ces introductions que sont les citoyens. Un espace est ainsi créé, au cœur même de la législation, pour une réflexion métalégislative qui n’hésite pas à mettre en question, le cas échéant, la légitimité de l’entreprise législative elle-même, ou du moins à souligner ses limites.

21Les Lois sont ainsi ponctuées de développements qui vont de quelques phrases isolées à des discussions étendues possédant un certain degré d’autonomie, comme dans le cas, pour s’en tenir à quelques exemples, de l’analyse de la marionnette humaine (644d7-645c6) ; de la comparaison entre médecine et législation (719e7-720e5) ; de la distinction des trois cités (739a1-e7) ; de l’éloge de la vie de loisir (806d7-807d5), ou de l’analyse de la responsabilité (857b3-864c11). Cette liberté compositionnelle encourage une lecture anthologique des Lois — lecture qui d’une certaine manière est avalisée par les Lois elles-mêmes, puisqu’aussi bien les maîtres d’école sont invités à en lire des extraits avec leurs élèves (811a). Il est difficile d’évaluer le degré d’ironie que peut recéler une telle recommandation, s’agissant d’une œuvre dont les unités composantes ne sont pas d’un abord plus aisé que la composition générale. Mais il est certain que le lecteur adulte est tenté, précisément en raison de la difficulté de l’ensemble, de procéder de la sorte. En tout état de cause, les moments les plus saisissants sont incontestablement ceux où l’entreprise législative, dans son immensité, est soudainement confrontée aux questions ultimes concernant l’homme et le sens de son existence. Des éclairs de sublimité illuminent ainsi une œuvre par ailleurs marquée par une certaine raideur, au point qu’elle a pu, dès l’Antiquité, être qualifiée de froide ou de « frigide » (psuchros), par un auteur dont, il est vrai, la raillerie était le métier22. Ceci est particulièrement vrai des passages qui évoquent le statut de l’entreprise législative, par exemple quand l’Athénien, justifiant les restrictions qui seront imposées aux représentations dramatiques, revendique pour sa propre constitution le titre de « tragédie la plus vraie » (817b5)23.