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Michel Debré et l’Île de la Réunion

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Gilles Gauvin

Troisième partie : La démocratie

L’héritage de la IVe République

Texte intégral

La lente diffusion des pratiques démocratiques : la créolisation politique

  • 1 Binoche Jacques, « Les élus d’outre-mer au Parlement de 1871 à 1914 », Revue Française d’Histoire (...)
  • 2 Sainton Jean-Pierre, « L’électeur contre le citoyen ; essai de mise en perspective historique du p (...)

1L’histoire politique de la Réunion est marquée jusque dans les années 1970 par les illégalités électorales. Ces caractéristiques réelles, et leurs représentations tant insulaires que métropolitaines, ont occupé une place centrale dans le combat politique basé sur la lutte entre les partisans de l’autonomie et ceux de la départementalisation. La fraude s’inscrit dans un héritage colonial. Il faut d’abord rappeler que l’organisation administrative, qui s’est perpétuée jusqu’à l’entrée en fonction du premier préfet le 15 août 1947, remonte dans ses grandes lignes à 1825 avec la coexistence d’un conseil général (doté d’une autonomie financière pour gérer de maigres ressources mais bénéficiant de subventions de l’État) et d’un gouverneur aux pouvoirs très étendus. Dans ce cadre, toute la politique outre-mer de l’État français relève bien plus de l’empirisme que d’une volonté établie1. La Constitution de 1875 ne faisait par exemple aucune allusion à l’organisation des colonies car la question de l’Algérie avait soulevé un véritable tollé. Cet empirisme est lié par ailleurs à l’évolution du régime politique dans une France métropolitaine dont les réalités socio-économiques sont à des lieues des réalités coloniales. « Ainsi s’est trouvé délimité un champ d’exercice original du politique où les droits politiques garantis par l’État républicain s’exercent librement dans un cadre administratif colonial » explique Jean-Pierre Sainton à propos de la vie politique en Guadeloupe2.

  • 3 Burton Richard D. E., La famille coloniale. La Martinique et la Mère Patrie. 1789-1992, Paris, L’H (...)

2Si cette caractéristique est commune à tous les DOM, il y a cependant une différence majeure entre les îles antillaises et la Réunion3. D’abord on constate que l’abolition en Martinique a été précédée en mai 1848 par une insurrection des esclaves. La population servile martiniquaise s’est ainsi posée en actrice de sa libération, ce qui dans la conscience politique martiniquaise crée une différence avec la société réunionnaise. Ensuite, la question de l’ethnicité et du rapport Blanc-Noir ne se pose pas à la Réunion aussi violemment dans le domaine politique. On constate d’ailleurs que l’accès à des fonctions électives de Noirs s’est produit aux Antilles avant la Réunion, ce qui témoigne d’une prise de conscience politique plus précoce. La nomination, entre 1936 et 1938, d’un gouverneur noir en Guadeloupe, le socialiste guyanais Félix Eboué, est sur ce point exemplaire. Par ailleurs des syndicats liés directement à la défense du monde agricole et ouvrier, donc à la gauche française, se sont créés plus tôt aux Antilles qu’à la Réunion. Dès 1900 on note la constitution de syndicats actifs dont l’action conduit même le ministre socialiste des Colonies à appliquer en 1901 aux vieilles colonies une loi sur la Caisse Nationale des retraites pour la vieillesse datant de 1886. A la Réunion, il faut attendre 1912 pour remarquer une expression syndicale revendicative importante et 1936 pour voir s’épanouir le syndicalisme, même si les journaux sensibilisent déjà l’opinion dans ce domaine depuis le début du siècle. Il en va de même en politique : à la fin du XIXe siècle, les socialistes antillais jouent un rôle important dans l’unification du parti socialiste au niveau national ; à tel point d’ailleurs que Jean Jaurès lui-même leur a rendu hommage dès 1900.

  • 4 Gerbeau Hubert, « Francs-maçons et chrétiens aux périls de l’esclavage : les paradoxes de Bourbon (...)
  • 5 Eve Prosper, Église en terre réunionnaise (1830-1960), Saint-Denis, GRAHTER, 2000, p. 223.

3Pour comprendre ce retard réunionnais, il faut regarder du côté des responsables intellectuels, politiques et économiques locaux. L’élite qui a assuré l’établissement de la République en France entre les années 1870 et 1900 est identifiable à la franc-maçonnerie. C’est son action qui, à travers l’instruction et la presse, a diffusé dans la société française la pratique d’un rapport démocratique entre les différentes forces sociales du pays. A la Réunion, la franc-maçonnerie joue également un rôle politique important durant le XIXe siècle, mais avec une spécificité par rapport à la France. Nombreux dans le mouvement Franc-Créole qui réclame plus d’autonomie politique en 1830, les francs-maçons insulaires défendent vigoureusement l’ordre social4. De même, la querelle de la séparation de l’Église et de l’État fut moins violente qu’en France parce qu’une partie de la bourgeoisie maçonne était, depuis la Révolution, attachée à l’Église. Le sentiment républicain s’est néanmoins diffusé au sein de la population. Pour preuve l’importance prise par la fête du 14 juillet (devenue fête nationale en France en 1880) dans la dernière décennie du XIXe siècle5.

  • 6 Eve Prosper, Le Jeu politique à la Réunion de 1900 à 1939, Paris, L’Harmattan, 1994.

4Le début des années 1930 marque l’apparition à la Réunion de nouvelles couches sociales. Une partie de la petite et moyenne bourgeoisie qui émerge est constituée de commerçants, de fonctionnaires, de professions libérales, et se retrouve autour de l’idée de la défense du progrès social. A côté des radicaux-socialistes locaux, Paul Caubet (professeur d’histoire et de géographie au Lycée Leconte de Lisle) et Henri Vavasseur (initiateur du premier syndicat ouvrier en 1912) apparaissent comme les premiers qui, en 1919, tentent d’organiser dans l’île un mouvement dont le programme s’inspire du socialisme. Si leur tentative de parti politique initiée en 1922 avorte, les deux hommes jettent néanmoins les bases du mouvement social qui a conduit la conquête de la départementalisation6. En diffusant les théories ayant pour fondement la lutte des classes, ils vont obliger les députés radicaux-socialistes, Gasparin et Boussenot, à mieux définir leur programme social. Caubet et Vavasseur relancent par ailleurs la section locale de la Ligue des droits de l’homme qui végétait depuis 1905. La Ligue, dont Caubet assure la présidence de 1921 jusqu’à son départ en 1929, compte parmi ses responsables successifs des hommes comme Raymond Vergès que l’on retrouve également à la tête de la franc-maçonnerie locale en 1933. De 1933 à 1939, la Ligue, composée en forte majorité de fonctionnaires, est à son apogée. C’est dans ce creuset que l’on trouve tous les responsables syndicaux ou politiques locaux qui vont marquer la société réunionnaise des années 1930 aux années 1950.

  • 7 Meure Claude, Les élections à la Réunion de 1919 à 1929. Mœurs électorales d’une société coloniale (...)
  • 8 Meure Claude, Apprentissage du suffrage universel en France et à la Réunion. Situation réunionnais (...)
  • 9 Ibid., p. 70.
  • 10 . Ibid., p. 73.
  • 11 Ibid., p. 73.

5Le retard dans la diffusion des idées démocratiques et des principes républicains se traduit par une vie politique profondément marquée par la violence. Ce phénomène tient peut-être au fait qu’à la Réunion, comme aux Antilles, il y a concomitance entre la reconnaissance civile (émancipation de 1848) et la reconnaissance civique (suffrage universel masculin de 1848). Dans une société où les mentalités restent marquées par l’esclavage, chaque élection rappelle symboliquement l’acte abolitionniste. Sous l’impulsion des candidats au pouvoir, c’est la défense d’une liberté fondamentale (déjà acquise) qui se rejoue sans cesse. Y a-t-il maintenant anormalité du comportement électoral à la Réunion par rapport au reste de la République ? D’abord on retrouve une violence commune entre les « Quatre vieilles » : 12 morts et 162 blessés aux législatives de 1914 à la Réunion, quatre morts en 1925 ; 1 mort et plusieurs blessés aux municipales de 1925 en Guadeloupe, plusieurs morts en Martinique, dont le Gouverneur ; le meurtre de Jean Galmot en Guyane en 1928, et à nouveau 12 morts et 50 blessés aux législatives de 1936 à la Réunion. Ensuite, si on compare cette réalité avec celle de la métropole, on peut affirmer, comme l’a bien montré Claude Meure7, que « les mêmes pratiques, les mêmes procédés, sont mis en œuvre en France et à la Réunion : pression clientéliste, corruption, violence, pression cléricale, pression administrative sous toutes ses formes, falsification des listes électorales, irrégularité de scrutin, bourrage d’urne, insincérité du dépouillement, etc.8 » Mais l’étude chronologique de ces phénomènes fait apparaître un décalage croissant dans la normalisation de la pratique démocratique entre l’île et sa métropole. En France, « les pratiques frauduleuses et les pressions qui sont bien attestées sous le régime censitaire (1815-1847), atteignent leur maximum au cours de la période de la candidature officielle (1848-1878). Elles se maintiennent à un niveau élevé jusqu’en 1914, puis deviennent marginales après la Grande Guerre9 ». Des facteurs multiples sont avancés pour expliquer cette évolution décisive dans le premier quart du siècle. Il y a les lois électorales de 1913 et 1914 qui rendent obligatoires l’isoloir et l’enveloppe, le changement du mode de scrutin en 1919 (avec l’abandon du scrutin d’arrondissement uninominal qui favorisait les pressions clientélistes), mais aussi la maturation des consciences politiques due à la scolarisation et à la terrible épreuve de la guerre. A la Réunion, les pratiques frauduleuses sont attestées dès 1848 et semblent être systématiques dès 1873-1874. La Grande Guerre ne marque aucune rupture dans les pratiques électorales, « le fossé qui se creusait depuis des décennies entre les pratiques électorales métropolitaines et réunionnaises devient un gouffre à partir de 191910 ». Cela tient en particulier, pour Claude Meure, à un ensemble de déphasages chronologiques : un retard d’un demi-siècle dans le développement de la scolarisation malgré d’indéniables progrès, celui de plusieurs dizaines d’années dans la diffusion de la presse au sein de la population, et, enfin, le décalage d’au moins une trentaine d’années dans la mise en place de véritables structures de partis politiques. A cela il faut ajouter la lente et difficile mise en place de la loi sur le secret du vote, qui n’entre officiellement en vigueur à la Réunion qu’en 1919, et un mode de scrutin qui ne varie pas puisque l’île doit toujours choisir deux députés « dont l’alliance est plus une question de conjoncture politique que la manifestation d’une communauté de point de vue11 ». C’est dans cet écart toujours plus important que s’est créée, à travers les débats à l’Assemblée nationale et la presse métropolitaine, l’image négative des vieilles colonies et la condescendance avec laquelle on regarde ses représentants.

  • 12 Vaxelaire Daniel, Le Grand livre de l’Histoire de la Réunion, la Réunion, Orphie Éditions, 1999, t (...)
  • 13 Scherer André, Histoire de la Réunion, Paris, PUF, 1990, QSJ no 1846, pp. 83-84.

6Avec la violence électorale, l’abstention et son utilisation sont des phénomènes qui se sont poursuivis bien après la départementalisation de 1946. Ce phénomène est aussi une constante de l’histoire de la vie politique des vieilles colonies depuis 1848. A la Réunion, la participation électorale n’est que de 18 % en 1848 et de 34 % en 185212. André Scherer estime qu’en 1870 le taux d’abstention dans l’île dépasse les 60 % et qu’il est encore de 42 % en 1919 et en 192813, chiffres qui ne peuvent pas prendre en compte l’utilisation frauduleuse de noms sur les listes d’émargement. Le désintérêt spontané pour la chose publique n’est cependant pas une particularité réunionnaise. Claude Meure rappelle combien toutes les études faites sur les élections en métropole sous la Deuxième République et le Second Empire présentent la même caractéristique au sein de la masse paysanne française. Durant les premières années du suffrage universel à la Réunion, la volonté d’empêcher les anciens esclaves de voter tenait certainement plus d’un réflexe social des Blancs que d’une stratégie électorale. Claude Meure ne peut déterminer avec précision le moment à partir duquel la volonté d’écarter par toutes sortes de pression une partie du corps électoral, déjà peu enthousiaste à aller voter, devient un outil à part entière de la fraude. Néanmoins, il met en évidence que dès le début du siècle les « entrepreneurs politiques » organisent cette fraude avec méthode. La campagne pour les législatives de 1914, durant laquelle l’île est véritablement écumée par les bandes armées des députés sortants, sous l’œil absent de l’administration, est peut-être l’apogée de cette pratique.

  • 14 Meure Claude, Apprentissage du suffrage universel en France et à la Réunion. Situation réunionnais (...)
  • 15 Meure Claude, Les élections à la Réunion de 1919 à 1929. Mœurs électorales d’une société coloniale (...)
  • 16 Note de synthèse fournie par Claude Meure le 10 décembre 2000.
  • 17 Ibid.

7La lenteur à intégrer la culture politique démocratique s’explique également par un problème d’organisation administrative. La structure des collectivités locales réunionnaises sous la IIIe République est identique à celle de métropole, mais elle est appliquée dans une société coloniale, ce qui conduit à faire durer la mainmise des maires sur les élections bien plus longtemps à la Réunion qu’en France métropolitaine. Claude Meure montre qu’il existe là encore un important décalage chronologique entre la normalisation des pratiques insulaires et métropolitaines14. Les plus grandes communes n’ayant pas plus de trois ou quatre bureaux de vote, et la loi prévoyant que les présidents des bureaux soient choisis selon l’ordre d’élection du maire et des adjoints municipaux, l’équipe municipale en place contrôle l’ensemble de l’élection. Il est d’autant plus facile d’écarter les adversaires que le pouvoir municipal dispose de la force publique. La seule solution qui reste aux prétendants, le plus souvent exclus des bureaux, est de provoquer des violences pour tenter de faire annuler le bourrage des urnes. Claude Meure démontre que la lenteur de la justice, en cas de recours, garantissait l’impunité au maire fraudeur à qui il suffisait de tenir quatre ans à l’aide de procédures d’appel et de cassation. Sur l’ensemble des cas étudiés, il ne relève en effet aucune condamnation à la privation des droits civiques15. Par ailleurs, c’est à l’échelon du quartier, sous la responsabilité d’un meneur lui-même issu du quartier, que le maire entretient sa clientèle : « Le quartier s’identifie à un chef qu’on lui présente et qui devra assumer ce contact physique avec la population, lors d’une réunion qui tient à la fois de l’intronisation et du rite initiatique16 ». Ce système global entraîne des relations tout à fait particulières entre les députés et les maires : « Le premier soin du candidat à la députation, lorsqu’il arrive dans l’île est de faire la tournée des maires. Ce n’est pas une simple tradition. A la fin de son périple, il est informé sur le sort qui l’attend. Finalement, ce système ressemble à une sorte d’élection à deux niveaux, le maire et les adjoints présidents de bureaux jouant peu à peu le rôle de grands électeurs17 ». Le lien entre le parlementaire et les municipalités se fait par l’intermédiaire du comité électoral mis en place à l’occasion des scrutins. Ce comité dont on compte toujours parmi les membres au moins un financier, car des fonds sont nécessaires pour acheter des électeurs, coopte un candidat en fonction du lobbying qu’il sera en mesure d’effectuer à Paris.

  • 18 Meure Claude, « Le suffrage universel à la Réunion à travers les élections de 1914 à 1929 », Bulle (...)
  • 19 Ibid., p. 15.
  • 20 Voir par exemple Hazaël-Massieux Marie-Christine et de Robillard Didier, Contacts de langues. Cont (...)

8Tout cela doit-il conduire à penser que l’introduction du suffrage universel dans la vie politique de la colonie s’est avérée inutile ? Pour Claude Meure, « il n’en est rien. La confrontation des forces économiques et des institutions républicaines, génératrice de clientélisme et de pression administrative, a du moins contraint la classe dominante à composer, ne serait-ce que le temps d’une campagne électorale18 ». Les caractéristiques de la vie politique locale doivent-elles conduire à considérer que la Réunion s’est écartée de l’évolution politique nationale jusqu’à la départementalisation ? Là encore les travaux de Claude Meure nous apportent la réponse : « La comparaison entre le comportement électoral des métropolitains et celui des coloniaux ne fait pas apparaître de différence de nature mais un différentiel chronologique19 ». Cet écart chronologique est encore une réalité au début des années 1960 et tient tout à la fois à des relations sociales marquées par presque trois siècles de passé colonial dans une société qui, à peine vingt ans après la départementalisation, se caractérise toujours par un très fort illettrisme et l’absence d’une classe moyenne en nombre important. La Réunion ne finira par normaliser sa vie politique qu’à partir du moment où ses structures socio-économiques entreront véritablement dans la modernité. Mais ce processus d’assimilation du jeu politique démocratique en déphasage sur de nombreux points avec la métropole constitue selon nous une « créolisation politique ». Nous faisons en effet l’hypothèse que le fait politique insulaire, qui joue un rôle déterminant dans la construction identitaire réunionnaise, ne reste pas en marge du processus social de créolisation – à savoir d’autonomisation par rapport au modèle original – bien mis en évidence par les linguistes et les anthropologues20. Dans ce contexte, les « Années Debré » constituent un domaine d’étude exceptionnel, car la politisation à l’extrême de la société réunionnaise rend plus perceptible encore l’identité politique locale qui s’exprime à travers plusieurs cultures politiques.

Les élections législatives de 1945 à 1962

  • 21 Né aux Nouvelles Hébrides, il arrive dans l’île du fait de la nomination de son père au poste de g (...)
  • 22 Fils d’un grand propriétaire terrien de Saint-Benoît, il est élu conseiller général de cette ville (...)
  • 23 Plus jeune avocat du barreau de la Cour d’appel de Saint-Denis, il fut également l’attaché parleme (...)
  • 24 Un élu comme Georges Repiquet s’est senti trompé et se dégage immédiatement de son rapprochement a (...)

9Au lendemain de la guerre, les députés sortants, le radical Auguste Brunet et le radical-socialiste Lucien Gasparin, qui avaient voté les pleins pouvoirs à Pétain, disparaissent de la scène politique. Le docteur Raymond Vergès réussit à impulser une nouvelle dynamique autour d’un mouvement de rassemblement, le Comité Républicain d’Action Démocratique et Sociale (CRADS). Ce mouvement, né en mars 1945, qui canalise l’aspiration au progrès social de la population sur la revendication de la départementalisation, s’appuie sur un large rassemblement. C’est ainsi qu’on trouve parmi ses représentants aux municipales de mai 1945, Georges Repiquet21, profondément gaulliste, comme candidat à Sainte-Suzanne. Face à eux, la liste républicaine d’union démocratique et chrétienne dont les principaux dirigeants sont Alexis de Villeneuve22 et Marcel Vauthier23, proches par leurs idées du MRP. Le CRADS emporte les municipales de mai 1945 (douze communes sur vingt-trois), puis obtient les deux sièges de députés à l’Assemblée constituante en octobre. Élus par un front local rassemblant des sensibilités très diverses, Raymond Vergès et Raymond de Lepervanche font alors le choix de s’inscrire au sein du groupe communiste ; le CRADS éclate et se réduit à sa composante communiste24.

  • 25 Vergès Françoise, La loi du 19 mars 1946. Les débats à l’assemblée constituante, Saint-André, Grap (...)
  • 26 Ibid., p. 98.
  • 27 Ibid., p. 96.

10Lorsqu’en mars 1946 les élus communistes de la Réunion défendent à la tribune du Palais Bourbon le projet de départementalisation, ils présentent à leurs collègues un tableau politique bipolaire de la société politique insulaire. Face aux « négriers du sucre », les élus réunionnais représentent auprès de la nation française « les intérêts essentiels des masses laborieuses25 ». De Lepervanche en faisant l’historique de la situation politique insulaire rappelle que jusqu’en 1936 « les oligarchies locales détiennent tout le pouvoir politique. Nos barons de la terre, du sucre et du rhum imposent la représentation parlementaire où figure le sénateur Léonus Bénard, usinier multimillionnaire (…). Naturellement, ces messieurs occupent sans partage les municipalités et le conseil général (…). Cette prérogative permet à nos seigneurs réunionnais de pratiquer une politique qui s’inspire de leurs seuls intérêts de classe26 ». Face à ces « capitalistes de chez nous », comme dit Raymond Vergès27, les « masses laborieuses » ont fait front sous la bannière de la Réunion département français.

  • 28 C’est en tous les cas l’analyse que fait Paul Vergès. Entretien du 14 février 1991.

11Le choix de l’étiquette communiste, qui trouble peut-être une partie de l’électorat du CRADS28 – en particulier les fonctionnaires – et l’assassinat du leader MRP Alexis de Villeneuve en mai 1946, conduisent la représentation parlementaire insulaire à basculer aux législatives de juin. Sont élus Marcel Vauthier, sous l’étiquette MRP, et Raphaël Babet, qui, sous l’étiquette de l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance (UDSR), est intégré au Rassemblement des gauches républicaines. Marcel Vauthier représente localement le Rassemblement républicain démocratique et social, intégré par le MRP national, et dont le but est de présenter un front uni face aux communistes. Ce rassemblement anticommuniste est en fait très hétéroclite. On y trouve des personnalités de sensibilité socialiste ou radicale comme Henri Vavasseur, Léonce Salez ou Ludovic Revest, qui dans les années 1930 faisaient cause commune avec Raymond Vergès. Y figure également René Payet farouchement hostile au Front populaire et au communisme. Autre forte personnalité de ce front, Jean Chatel, industriel libéral, surnommé « papa Chatel » pour ses œuvres sociales menées en tant que maire de Saint-Denis de 1925 à 1937. Il est réélu maire de Saint-Denis contre Raymond Vergès en juillet 1946 et se retrouve à la tête du RPF insulaire, en 1947, avec son premier adjoint Jules Olivier.

  • 29 Localement, Babet, associé à Georges Repiquet et René Payet, se présente sur la Liste républicaine (...)
  • 30 Pour le détail de ces rivalités nous nous référons à Rousse Eugène, Combat des Réunionnais pour la (...)
  • 31 Toutes ces professions de foi sont conservées dans le « Barodet », consultable aux archives de l’A (...)
  • 32 AN. F/1cII/567.

12En novembre 1946, les communistes retrouvent la majorité des voix. Trois sièges sont à pourvoir : Léon de Lepervanche et Raymond Vergès sont élus tandis que seul Raphaël Babet, tête de la liste d’Union réunionnaise, se maintient. Babet, identifié à Paris sous l’étiquette UDSR, se rattache au groupe RPF. En 1951, les communistes perdent un siège : Raymond Vergès est réélu, mais aux côtés de Raphaël Babet (UDSR) et de Frédéric de Villeneuve29 (Centre Républicain d’Action Paysanne et Sociale). La dynamique de reconquête sur les communistes impulsée par la fédération locale du RPF créée en 1947, et mise à mal par la mort de Jean Chatel en 1948, est stoppée par la disparition officielle du parti gaulliste de la scène nationale en 1953, mais aussi et surtout localement par de violentes querelles de personnalités. Tout tourne autour de l’affrontement entre Babet, député exclu du groupe RPF après un vote en faveur de Jules Moch, et Jules Olivier, sénateur RPF, mais dont se défient de plus en plus les instances parisiennes du parti gaulliste. Lors des élections au Conseil de la République de juin 1955, Raphaël Babet soutient la candidature de Marcel Cerneau (ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées, jusque-là sans mandat électif) et de Georges Repiquet, contre le MRP Marcel Vauthier associé au RPF Jules Olivier. La rancune de Marcel Vauthier, qui perd son mandat au profit de Cerneau, ne fait que s’accentuer lors des cantonales qui suivent, pour le remplacement à Saint-Denis de Jules Olivier, décédé la veille du scrutin. Babet soutient une autre candidature « modérée » qui a failli coûter au dirigeant du MRP son élection. Puis, aux législatives de 1956, Babet réussit à rallier Frédéric de Villeneuve à sa liste, ce qui enlève toute chance à Vauthier qui refuse du coup de réaliser une union contre les communistes. Ces rivalités politiques s’inscrivent en outre sur fond d’intérêts économiques. Raphaël Babet, avocat des sucreries de Bourbon, accuse les sucreries Léonus Bénard, qui soutiennent Marcel Vauthier, d’organiser sciemment la disparition du chemin de fer insulaire30. Aux législatives de 1956, les communistes retrouvent alors facilement la majorité avec deux élus, Paul Vergès et Raymond Mondon, tandis que Raphaël Babet (UDSR) est reconduit. Les législatives de novembre 1958 marquent un nouveau revirement. C’est le début d’une longue période de non-représentation parlementaire pour la gauche réunionnaise, puisqu’il faudra attendre 1981 pour enregistrer l’élection d’un député socialiste et 1986 pour retrouver des communistes élus. Sont élus Frédéric de Villeneuve (Candidat Indépendant National), Valère Clément (UNR) – invalidé puis réélu en juin 1959 en tant que candidat unique – et Marcel Cerneau (Candidat Républicain National). Tous les trois affirment leur fidélité et leur confiance au Général de Gaulle. Frédéric de Villeneuve, dont le suppléant est Pierre Lagourgue, explique ainsi dans sa profession de foi31 que « pour le plus grand bien de la France les événements historiques du 13 mai ont porté au pouvoir le Général de Gaulle. L’autorité lui a été remise par l’armée, symbole de la nation et défenseur de l’intégrité du territoire national à un moment où le Gouvernement central n’existait plus ». Valère Clément fait part de sa « fidèle collaboration à l’œuvre de rénovation nationale entreprise par le général de Gaulle ». Quant à Marcel Cerneau, il explique à ses électeurs qu’« un Français illustre, le plus généreux, le général de Gaulle, a empêché le déchirement de la Nation et l’a dotée d’institutions propres à assurer son avenir ». Paul Vergès, dans sa profession de foi, dénonce ce qui lui semble être un trucage électoral dirigé contre l’application intégrale de la départementalisation : « Pour éliminer le plus possible les communistes de l’Assemblée nationale, le Gouvernement a adopté le scrutin d’arrondissement majoritaire à deux tours (….) En outre les départements ont été découpés sur mesure pour faciliter l’élection. A la Réunion, grâce à ce découpage et grâce surtout à la fraude, la Réaction pense pouvoir faire élire pour cinq ans, trois de ses représentants, pour empêcher de faire entendre la voix des travailleurs, pour aggraver encore leur situation, et faire défendre en France leurs seuls intérêts32 ». Il dénonce également le sabotage de la loi de départementalisation : « l’action des députés communistes pour la réalisation de ce programme a été entravée par les manœuvres de la Réaction au Parlement ».

  • 33 Voir la lettre envoyée par Pierre Anthonioz à Jules Olivier le 30 mai 1951. RPF 701.

13Les législatives de 1962 marquent un point de rupture. Marcel Cerneau, réélu en novembre 1962 (candidat d’Entente Démocratique) n’évoque plus directement le nom du Général. Il reconnaît que « trop de Réunionnaises et de Réunionnais sont mal nourris, mal vêtus et mal logés », mais en citant des exemples de mesures gouvernementales il déclare qu’« on peut cependant affirmer, sans crainte de se tromper, qu’aucune époque n’a été plus féconde en si peu de temps ». Soulignant l’importance de « la solidarité nationale exercée dans le cadre départemental », il se présente aux électeurs comme « le candidat national » de la 3e circonscription. Dans la 2e circonscription, c’est Marcel Vauthier (MRP) qui l’emporte. Tout en tenant à marquer son indépendance vis-à-vis du pouvoir gaulliste, il affirme sa loyauté : « Je reste fidèle à l’idéal de démocratie chrétienne du Mouvement Républicain Populaire auquel j’ai toujours appartenu. Je saurai toujours concilier la sauvegarde des principes républicains avec le respect dû au général de Gaulle, le sauveur de la patrie. Je ne conçois pas, d’ailleurs, le rôle d’un député de la Réunion comme celui d’un opposant systématique ». Dans la 1re circonscription, enfin, c’est Gabriel Macé, maire de Saint-Denis depuis 1959, qui est élu. Violemment attaqué par les communistes sur les conditions de son élection dans le chef-lieu, il doit également faire face à de violentes réactions à droite. Pris à parti dès 1951 par Jules Olivier sur son passé vichyste, alors qu’il s’impose avec l’aval de la direction parisienne comme un relais d’influence important au sein du RPF local33, il lui a fallu affronter aux municipales de 1959 une liste menée par Marcel Vauthier, Raymond Paris et Mme Jules Olivier. Totalisant moins de voix que Paul Vergès au premier tour, il a dû alors en partie sa victoire au second tour à l’intervention en chaire de l’évêque de Saint-Denis appelant à l’union. Mais désigné les deux fois en dernière position sur sa liste par les électeurs, il se retrouve affublé par les communistes du sobriquet « Macéla-queue » qui le suivra toute sa carrière durant. Plus encore que les deux autres députés, Gabriel Macé tient donc à justifier dès le début de sa profession de foi que le choix de son colistier s’est porté sur le docteur Philippe Vinson, président de l’Amicale des Résistants de France d’outremer au lendemain de la guerre, car « sa fidélité sans réserve envers le général de Gaulle, son loyalisme, son patriotisme répondent des services qu’il peut être appelé à rendre ».

  • 34 Entretien accordé par Solange Repiquet le 31 janvier 2002.
  • 35 Extrait de sa lettre pastorale de mars 1963, cité dans Judith de Salins, Jean-Claude, Les partis p (...)

14Les élections de novembre 1962 se déroulent dans un climat particulièrement houleux. Dans la 1re circonscription, où se présente le leader communiste Paul Vergès, le scrutin est surtout marqué par l’affrontement entre deux clans « modérés » : celui de Gabriel Macé et celui de David Moreau, maire de Saint-Benoît et candidat apparenté UNR que soutenait Georges Repiquet. Selon Solange Repiquet34, c’est même à cause des incidents organisés par les nervis de Gabriel Macé « descendus » dans sa commune de Sainte-Suzanne que le sénateur-maire a pris la décision de fermer les bureaux de vote. Les lignes téléphoniques ayant été coupées, Georges Repiquet s’est même rendu à Saint-Denis pour exprimer sa colère au préfet Perreau-Pradier qui avait pris le parti du maire du cheflieu. Au lendemain des élections, les communistes sont officiellement battus. Gabriel Macé (Républicain indépendant) est élu dans la 1re circonscription, Marcel Vauthier (MRP) dans la deuxième et Marcel Cerneau (Rassemblement démocratique) est reconduit dans la troisième. Mais l’ampleur des incidents a été telle que la presse et l’opinion insulaires sont persuadées de l’inéluctabilité d’invalidations. Dans la 1re circonscription, quatre communes n’avaient par exemple rendu aucun résultat. Le très anticommuniste évêque Guibert s’indignait même du « climat d’immoralité, de compromission, de pressions abusives et de silences complices dans tous les domaines35 ». Le 27 février 1963, le Conseil constitutionnel annulait les résultats des deux premières circonscriptions. Celui qui semblait alors s’affirmer de plus en plus comme le grand vainqueur de cet affrontement sans merci entre caciques « modérés » était finalement le secrétaire général du PCR, Paul Vergès.

Les difficultés à faire respecter le suffrage universel (1945-1962)

  • 36 Sur le sujet voir Ponen-Vienne Patricia, La place des femmes dans la société réunionnaise au lende (...)
  • 37 SHGN. 16394. Les citations suivantes proviennent du carton.

15L’étude du comportement électoral insulaire à travers le regard de la gendarmerie offre un point de vue inédit sur la vie politique locale. On découvre en effet que la gendarmerie se trouve véritablement prise entre plusieurs feux : celui des communistes, des anticommunistes et parfois même de l’autorité administrative. Le 14 mai 1945, le capitaine Parriaux, responsable de la gendarmerie dans la colonie, fait connaître ses grandes interrogations avant le premier scrutin municipal : « Dominée par la grande inconnue que constitue le vote des femmes36, on peut espérer un calme relatif si une stricte neutralité est observée par la haute administration, si les candidats font preuve d’honnêteté civique et si le rhum et l’argent ne sont pas encore répandus37 ». Le 13 juin, l’officier fait part de sa satisfaction quant au calme général qui a régné grâce aux mesures préfectorales et en particulier l’interdiction de la vente de rhum. Mais ses remarques témoignent tout de même de la culture de la violence qui demeure : « La campagne électorale a partout été normale sans donner lieu à des incidents spécifiquement locaux sauf sur les hauts de Saint-Paul et à Saint-Joseph où il y eut quelques blessés par pierres et à Saint-André où on a eu à regretter l’échange de coups de feu faisant plusieurs blessés ». La victoire du CRADS a, selon le gendarme, « fort étonné la bourgeoisie qui ne s’attendait pas à une aussi sévère défaite ». Dès lors, il est inquiet de l’attitude des perdants : « Il est à craindre que certains propriétaires, qui étaient meneurs ou candidats sur les listes battues, n’usent de représailles envers leurs colons et journaliers, bien que, grâce aux isoloirs, réellement ‘isolants’, le vote de chacun n’ait pu être contrôlé ». Son inquiétude porte aussi sur la capacité qu’auront les vainqueurs des élections à répondre aux attentes des électeurs : « Une des pierres d’achoppement des nouveaux élus sera la réalisation de toutes les promesses faites par les candidats au cours de leurs réunions électorales. Elle sera la base de départ pour l’attaque du côté de la minorité d’aujourd’hui ». Le 13 octobre 1945, alors que le CRADS vient de remporter les cantonales, le même officier exprime ses craintes pour les législatives du fait de l’enjeu national : « La lutte sera passionnée et au cas où des fraudes interviendraient, des incidents et des troubles sont à craindre. Il serait désirable que chaque candidat ait des représentants faisant partie des bureaux de vote en qualité d’assesseur ». Dès le 17 octobre le gendarme demande au gouverneur la possibilité de maintenir le public à l’extérieur de la cour de l’hôtel de ville de Saint-Denis pour que le dépouillement n’ait lieu qu’en présence des candidats et de leurs mandataires. Le 15 novembre, le capitaine Parriaux informe sa hiérarchie du calme dans lequel se sont déroulées les législatives, mais le 13 décembre il constate : « Une tension très marquée s’est établie entre les divers partis politiques, depuis les dernières élections ».

  • 38 Ibid. Procès-verbal du 2 juin 1946.

16Après l’assassinat du MRP Alexis de Villeneuve en mai 1946, les législatives de juin sont marquées dans les archives de la gendarmerie par des violences et des exactions venant des deux blocs rivaux. Ainsi le 5 juin, le capitaine Bourgeois rapporte qu’à Saint-Louis, où il était en fonction, le maire communiste a refusé la présence de représentants du MRP pour le dépouillement. Dès lors de nombreuses fraudes ont eu lieu : « Il fut constaté par le capitaine L., commandant le détachement des forces supplétives de Madagascar, par le capitaine T., commandant de la compagnie malgache et par le gendarme B. que le nom de Lepervanche était très fréquemment annoncé aux lieux et place du nom de Babet ; que des bulletins au nom de Babet faisaient l’objet de deux annonces successives : Babet – Lepervanche ; qu’une enveloppe contenant deux bulletins Lepervanche n’avait pas été annulée et que deux voix avaient été comptées ». Inversement, un procès-verbal du 2 juin établi par un adjudant en poste dans les hauts de Saint-Denis, à Saint-François, rapporte qu’un procurateur de Jean Chatel, « sans raison, (…) a porté deux coups de poing38 » à un procurateur de Raymond Vergès. Ce dernier, malgré l’intervention du gendarme, décidait alors de partir avec les autres assesseurs communistes.

  • 39 SHGN. 39876.
  • 40 Ibid.
  • 41 Ibid.

17Les rapports des années 1947-1949 sont marqués par l’importance des affaires d’agression contre les gendarmes. Dès le 16 janvier 1947, le capitaine Bourgeois informe sa hiérarchie des difficultés qu’il rencontre avec ses hommes. Au simple fait matériel que les gendarmes ont en charge les douze commissariats de police et la police de l’immigration, le commandant du détachement se dit confronté à une hostilité politiquement organisée : « Il faut y ajouter le fait qu’une propagande pernicieuse est faite contre la gendarmerie ; que cette même propagande lors des périodes électorales cherche à persuader un public crédule que les gendarmes n’ont pas le droit de faire usage de leurs armes ; que les condamnations prononcées contre les auteurs d’outrages, violences et voies de faits contre les agents de la force publique sont jusqu’ici très modérées39 ». Le 18 novembre 1947, le commandant du détachement insulaire demande au préfet d’intervenir face aux nombreux articles « injurieux ou diffamatoires » qui paraissent en particulier dans Combat et Le Cri du Peuple : « Il est possible d’estimer qu’il y a une certaine corrélation entre ceux-ci et les attaques à main armée que nous avons eu à enregistrer récemment contre des gendarmes au Bois-de-Nèfles le 1er septembre 1947 (blessure à coups de rasoir), aux Avirons, le 19 octobre 1947, lors d’une tentative d’enlèvement d’urnes, à Saint-Louis, le [ ?] novembre où un gendarme a été assailli et gravement blessé à coups de couteau40 ». Le 24 décembre, l’officier se dit satisfait de voir que les articles ont cessé depuis qu’il a été annoncé que certains de leurs auteurs seront jugés en janvier 1948. Pour lui, les attaques contre les militaires relèvent clairement d’un objectif politique : « L’un des auteurs des articles incriminés a déclaré qu’il n’avait pas d’inimitié particulière contre les gendarmes mais qu’il obéissait au mot d’ordre d’un parti politique41 ».

  • 42 Note de service concernant les opérations électorales, 30 septembre 1947. SHGN. 39876.
  • 43 SHGN. 39876.

18Si la gendarmerie se retrouve accusée de prendre parti, les directives internes diffusées par le capitaine Bourgeois à l’occasion des élections indiquent clairement l’objectif de neutralité : « Il importe de s’abstenir de tout geste, de toute parole qui pourraient être interprétées comme une manifestation de tendance. (…) il y a lieu de faire preuve de fermeté, de patience et de sang froid, de s’abstenir de toute brutalité inutile et de se persuader que ce n’est que par une parfaite maîtrise de soi-même que l’on peut parvenir à rétablir dans les meilleures conditions possibles une situation momentanément troublée. Bien que l’usage des armes puisse être légitime, il ne faut jamais perdre de vue que les conséquences en sont graves. Ces moyens ne peuvent être utilisés qu’à la toute dernière extrémité et dans les cas strictement prévus par la loi42 ». Le militaire n’hésite pas d’ailleurs à sanctionner les hommes ne respectant pas l’intégrité de leur mission. Le 16 juin 1947, on relève par exemple « huit jours d’arrêt de rigueur à un gradé qui, lors des élections, avait accepté de mettre à exécution une réquisition irrégulière émanant d’un président de bureau de vote43 ».

  • 44 Ibid.
  • 45 Ibid.
  • 46 SHGN. 39877.
  • 47 Ibid.
  • 48 Ibid.
  • 49 Ibid.

19Une des difficultés du maintien de l’ordre lors des élections vient tout simplement de la faiblesse des effectifs locaux. Le capitaine Bourgeois note ainsi le 7 avril 1949 : « L’expérience qui vient d’être faite avec la seule élection municipale de la ville de Saint-Louis, le 20 mars 1949, a montré qu’il était nécessaire d’engager la presque totalité des effectifs du détachement sans même qu’il puisse être envisagé d’effectuer des relèves ou d’assurer au personnel un repos suffisant. Cette opération qui a duré plus de deux mois a permis de maintenir un calme relatif sans incidents trop graves, mais a abouti au surmenage de tout le personnel en même temps qu’il a demandé au matériel un effort considérable44 ». Un peloton de CRS est alors envoyé à la Réunion, mais le 26 novembre l’officier de gendarmerie fait connaître son insatisfaction45 : « En dehors de la gendarmerie, il n’est possible de disposer que d’un seul peloton de 30 CRS célibataires, d’emploi limité parce que trop perméables aux influences diverses et inutilisables en dehors des périodes de maintien de l’ordre et de l’appoint de forces de Madagascar de nature et qualité variables envoyées à la Réunion lors des menaces d’incidents graves. Ce sont des éléments instables qui ne peuvent être employés avec succès en toutes circonstances. Une compagnie sénégalaise manquant de cohésion parce que de provenances diverses vient d’être utilisée. Elle s’est révélée d’un emploi dangereux, un incident récent ayant montré une opposition foncière entre les troupes de cette origine et la population créole locale qui, quelles que soient ses opinions politiques, leur manifeste sa nette hostilité ». Il suggère donc la création d’un escadron de Garde républicaine. Le chef d’escadron Merian, nouveau commandant de la gendarmerie insulaire, n’hésite pas à avertir ses hommes, le 31 mai 1951, en vue des législatives de juin : « La période électorale est toujours délicate à la Réunion. La gendarmerie avec les moyens dont elle dispose actuellement se doit d’être à la hauteur de sa tâche46 ». Le 14 juin, il réitère son appel au respect le plus scrupuleux de la loi et de la mission de la gendarmerie. Le 15 juin, relevant que « plusieurs brigades signalent que de nombreux électeurs s’étant présentés en temps voulu aux Mairies et sections spéciales, pour obtenir leurs inscriptions sur les listes électorales, se voient maintenant refuser leur carte d’électeur parce que non inscrits sur les dites listes47 », Merian ordonne des enquêtes immédiates. De même, les notes de service du 3 octobre 1951 concernant les municipales et les cantonales soulignent la volonté des gendarmes d’effectuer avec une grande impartialité leur mission de service d’ordre48. Néanmoins, et c’est la première fois que cette attitude est visible depuis 1945, l’officier reproche à certains gendarmes de ne pas s’être inscrits sur les listes électorales. Le 3 juin 1951, il rédige une note destinée à tous les militaires, qui engage clairement à voter contre les communistes, considérés comme « les anti-français49 ».

  • 50 SHGN. 39878.
  • 51 SHGN. 39877.
  • 52 SHGN. 39878.

20Le rapport effectué le 22 avril 1954 par le chef d’escadron Flecher, sur les cantonales du 17 avril 1955, est intéressant à plus d’un titre50. Tout d’abord il montre bien que la culture démocratique est encore loin d’être ancrée chez les candidats et leurs partisans : « Aucun incident sérieux ne s’est produit. Toutefois, à la Rivière Saint-Louis, après la clôture du scrutin, les partisans de l’un des candidats malchanceux ont envahi l’un des bureaux de vote, éteint la lumière et subtilisé deux feuilles de pointage. Une enquête est en cours. Mais le dépouillement était terminé et les résultats ont pu être proclamés ». Notons au passage que la ville de Saint-Louis est une zone dans laquelle la violence électorale est récurrente. Il n’est pas rare de trouver indiqué, comme dans cette synthèse du 29 octobre 1951, que « les élections législatives et cantonales se sont déroulées dans le calme dans la plupart des centres, à l’exclusion de Saint-Louis, où gendarmerie et troupe ont dû intervenir51 ». Un deuxième élément intéressant du rapport d’avril 1954 est l’attitude d’impartialité à laquelle les gendarmes semblent vouloir se tenir face aux pratiques des édiles : « Par ailleurs, à l’Étang-Salé, la seule commune où il y ait lieu de procéder à un deuxième tour de scrutin, le commandant de la brigade a été pris à partie par le maire, pour avoir refusé d’exécuter deux réquisitions illégales. En effet, une première réquisition – en blanc – lui a été remise avant l’ouverture du scrutin, par le président du premier bureau de vote, aux fins de ‘fouiller les membres du bureau pour rechercher s’ils n’étaient pas porteurs d’armes’. Bien entendu le gradé requis a rendu la réquisition à ce magistrat provisoire en lui faisant remarquer que celle-ci était illégale dans la forme et dans le fond. A la clôture du scrutin, le président du deuxième bureau de vote demandait au maréchal des logis chef en question ‘d’interdire l’accès du bureau de vote au public’. Cette réquisition étant également illégale, il y a eu un nouveau refus de la part du chef requis. Le maire de l’Étang-Salé, candidat en ballottage, a violemment critiqué l’attitude du gradé de l’Arme. J’estime que celui-ci a fait preuve, au contraire, de caractère et de fermeté, en refusant de se prêter à des actes ridicules ou des machinations illégales quoique très courantes à la Réunion ». Le rapport est d’autant plus significatif que le refus du gendarme de céder à la pression du maire sortant entraîne un conflit entre l’officier commandant de la gendarmerie et le préfet : « Monsieur le préfet m’a également fait remarquer que le chef B. s’est montré ‘en dessous de tout’. J’ai très fermement défendu mon gradé qui n’a fait qu’obéir à la Loi dont il est le gardien. Quelles que soient les sympathies que le représentant de la Haute administration puisse avoir pour l’un des candidats, il n’appartient pas à la gendarmerie de se prêter à des manœuvres illégales pour favoriser l’un ou l’autre des partis en présence ». Face à la résistance de la gendarmerie, « le préfet a désigné le capitaine de CRS comme responsable du service d’ordre. Ce haut fonctionnaire aurait même déclaré au directeur de la police ‘qu’il ne voulait pas voir de gendarmes’ à l’Étang-Salé’. Ce dernier a toutefois fait remarquer que le chef de brigade ‘était chez lui’ et qu’on n’avait pas le droit de le supplanter ». Dans son rapport du 30 avril52, le chef d’escadron Flecher explique que finalement le deuxième tour de l’Étang-Salé s’est fait sous le contrôle du chef des CRS, à la tête de 35 hommes, et en présence de quatre gendarmes. « Dès l’ouverture du scrutin, une échauffourée s’est produite à l’intérieur du bureau de vote, au cours de laquelle deux personnes ont été blessées à coups de couteaux ». L’ordre rétabli, le dépouillement s’est finalement déroulé en présence de 85 hommes pour la sécurité. La conclusion du gendarme ne manque pas d’une certaine ironie : « Comme il était à prévoir, le candidat modéré a été élu à une forte majorité. Grâce à ce succès, les relations entre la mairie de l’Étang-Salé (candidat élu) et la brigade sont redevenues normales ».

  • 53 Ibid.
  • 54 Ibid.

21Le 21 décembre 1955, le chef d’escadron Flecher fait cette fois le point sur les législatives prévues pour le 2 janvier 1956. Il note que « les réunions électorales se passent dans le plus grand calme53 ». Le 2 février, le gendarme rédige son compte rendu sur le scrutin marqué par l’élection de deux communistes sur les trois députés. Selon le gendarme « aucun incident grave n’a été constaté au cours de la journée du 2 janvier 1956 ». Parmi les quelques incidents qu’il souligne sont cités l’Entre-Deux, Saint-Joseph et une fois encore : « Saint-Louis (Macques) : suspension des opérations pendant une demi-heure, après envahissement du bureau par électeurs non inscrits. Rivière Saint-Louis : tentative d’invasion de la salle de vote. Repoussée par service d’ordre ». Un incident notable s’est également produit lors du dépouillement à la Bretagne (commune de Saint-Denis) : « invasion de la salle, éclatement de pétards. Soustraction du procès-verbal après extinction des lumières (bougies). Le président du bureau de vote est conduit à Saint-Denis sous la protection des gendarmes, porteurs des listes d’émargement ». Le 1er juillet 1956, Flecher semble en fait relativement optimiste sur l’évolution des mœurs électorales : « Les seules causes d’effervescence résident dans l’alcoolisme tout au cours de l’année et périodiquement dans les discussions politiques au moment des élections. Encore faut-il noter une très nette amélioration dans ce dernier domaine depuis les cinq dernières années. Alors qu’auparavant aucune période électorale ne s’écoulait sans qu’il y eût quelques morts et de nombreux blessés, le dernier meurtre politique remonte à 1949 et depuis trois ans aucune échauffourée grave n’a accompagné les opérations électorales. Cette amélioration est due sans doute pour une part à l’évolution des esprits qui atteignent graduellement une certaine maturité politique mais aussi à l’accroissement des forces de l’ordre54 ».

  • 55 SHGN. 39879. Voir « La République coloniale : la reprise en main préfectorale » dans La République
  • 56 SHGN. 39879. Nous renvoyons à notre thèse pour l’ensemble des incidents relatifs au scrutin.
  • 57 Il s’agit du militant communiste Eliard Laude. Rapport du 16 mars 1959. SHGN. 39879.

22Néanmoins la prise en main musclée des scrutins par le préfet Jean Perreau-Pradier à partir de 1957 ne manque pas de susciter quelques critiques feutrées de la part du responsable local de la gendarmerie qui insiste régulièrement dans ses rapports sur les efforts de neutralité des gendarmes55. Chaque compte rendu d’élection signale des violences montrant que la culture démocratique est loin d’être acquise. Ainsi on peut relever dans le rapport du 29 septembre 1958 sur le référendum toute une série d’incidents qui en témoignent : « Le 27 septembre 1958 à 19H30 à Petite Ile coups et blessures ayant entraîné la mort. Auteurs arrêtés. Motif probable bagarre entre adversaires politiques. Le 28 vers 13 heures à Saint-Benoît un individu a été légèrement blessé par coup de fusil. Auteurs arrêtés et victime hospitalisée. Motif : vengeance suite à bagarre sur la voie publique survenue dans la matinée entre adversaires politiques. Le 28 vers 15 heures à la Plaine des Cafres, le directeur d’école de la Plaine des Cafres, un métropolitain, est assommé sans raison par des créoles. Victime hospitalisée. Gendarmerie saisie sur plainte. Motif probable hostilités de certains créoles à l’encontre des fonctionnaires métropolitains56 ». Le rapport du 11 mars 1959 témoigne encore de la violence dans laquelle se déroule les élections municipales, en particulier à Saint-Denis où Gabriel Macé s’empare de la mairie à l’arrachée dans la plus grande confusion, et où une fois encore un homme perd la vie57.

  • 58 Rapport du 12 février 1962. SHGN. 39881.
  • 59 SHGN. 39881.
  • 60 SHGN. 39882.

23Le début de l’année 1962 est marqué par de violents affrontements, les 5 et 6 février, dans la ville de Saint-Louis. A l’origine, un malaise des planteurs qui durant le mois de janvier organisent des manifestations, avec le soutien de nombreux élus, pour demander au Gouvernement de revoir le mode de rémunération de culture de la canne à sucre. Pour le lieutenant-colonel Convert, les débordements de Saint-Louis sont dus à une exploitation politique du malaise social : « Profitant de la grande misère qui sévit dans l’île (350 000 habitants dans un pays de monoculture qui ne peut, en réalité, faire vivre que 200 000 habitants), le Parti communiste saisit toutes les occasions pour accroître son emprise sur l’ensemble de la population. Le mécontentement des planteurs (petits, moyens et gros propriétaires) a été, dans le cas particulier soigneusement exploité58 ». Et le gendarme ajoute sa crainte de voir l’organisation d’émeutes urbaines à l’occasion des élections de mars 1962, suite à la dissolution par le préfet de la mairie communiste du Port. Effectivement, le rapport du capitaine Rousset, officier adjoint du chef de corps, en date du 12 avril 1962 relate davantage des affrontements urbains qu’un déroulement électoral normal59 : « Pour la première fois sont apparues des bouteilles d’essence enflammée, maniées par des débutants ; elle n’ont pas causé de dégâts ». Le gendarme souligne de ce fait la nécessité d’équiper les véhicules contre ce danger. Il dépeint ensuite un affrontement très organisé de la part des manifestants : « Les éléments communistes (…) sont extrêmement mobiles, composés de 12 à 15 jeunes gens (la majorité d’entre eux n’ont sûrement pas la majorité pénale) connaissant parfaitement les cheminements permettant de passer d’une rue à l’autre sans être vus, tiennent les carrefours tant que la pression des forces de l’ordre s’exerce à portée de galets. Ils abandonnent ensuite les lieux pour se reporter par des traverses sur un autre carrefour. Fréquemment, ils reviennent s’attaquer à la gendarmerie toujours en état de défense. Cette tactique a été quelque peu déjouée par l’emploi des lance-grenades que possèdent les CRS depuis la veille ». Pour le gendarme, il s’agit de militants pilotés par l’Organisation de la jeunesse réunionnaise, fortement implantée au Port. A cela s’ajoute la résurgence des tensions créoles – métropolitains : « Certains ont même affirmé avoir entendu des propos qui laissaient entendre qu’une chasse aux ‘z’oreilles’ serait entreprise ; cette tendance ne s’est pas trouvée confirmée par la suite des événements ». Parlant des violences électorales, l’officier responsable de la gendarmerie note dans son rapport du 31 décembre : « Ces dernières manifestations font partie du processus traditionnel de la Réunion, et il ne semble pas que la vogue de ces jeux soit en régression60 ».

La fraude comme mode de fonctionnement électoral

  • 61 Tous nos calculs ont été faits à partir des tableaux des élections conservés aux Archives de l’Ass (...)

24Les pratiques électorales méritent à elles seules de nombreuses et minutieuses études monographiques. Un certain nombre de remarques peuvent cependant déjà être avancées à partir des résultats enregistrés lors des élections législatives qui remettent bien en perspective le phénomène de la fraude électorale. Nous avons choisi pour cela d’étudier ce qui nous semble être deux marqueurs de l’évolution du processus de démocratisation : l’écart de voix entre les candidats en présence61 et l’abstention. Le premier constat important à souligner est que la fraude est dès 1945 une pratique partagée, contrairement à l’image véhiculée par la mémoire communiste. A Saint-Benoît (fief de la famille de Villeneuve) où l’écart de voix est à 99,5 % en faveur des « modérés » en 1945, de 100 % en juin 1946 et en novembre 1946, répond Le Port (fief de Léon de Lepervanche) qui offre un écart de 99 % pour les communistes en 1945, de 99,4 % en juin 1946 et de 99,8 % en novembre 1946. Ces pourcentages mettent en évidence des scores difficilement explicables autrement que par la fraude. Ainsi lors de l’élection à la première Constituante le 21 octobre 1945, De Villeneuve obtient 5 050 voix contre 13 pour son unique adversaire Raymond Vergès, tandis que De Lepervanche obtient 3 153 voix contre 16 pour ses deux adversaires. Chacun des grands leaders politiques de l’époque possède ainsi un fief municipal où, si on en reste à la lecture des chiffres, la population vote quasiment de manière unanime… On peut ainsi ajouter aux exemples précédents la commune de Saint-Joseph, fief de Raphaël Babet, qui présente sur toute la période 1945-1962 un écart moyen de 97,59 % en faveur des « modérés ». En dehors de ces fiefs, on peut noter des fluctuations aussi surprenantes que brutales : à Bras-Panon, l’écart entre communistes, majoritaires, et modérés est très faible en 1945 et juin 1946 (3,7 % et 5,4 %), mais il passe brutalement à 91 % en faveur des communistes en novembre 1946, retombe à 7,9 % en 1951 puis remonte brutalement à près de 85 % en faveur des communistes en 1956 et 1957, avant de basculer en 1958 à un écart de 52 % en faveur des « modérés » (alors même que le maire est toujours communiste), ce qui est le résultat de la prise en main préfectorale.

  • 62 Il nous est apparu plus judicieux de choisir ce repère plutôt que de nous baser sur les étiquettes (...)

25Ces résultats par municipalité sont la conséquence directe du scrutin proportionnel pour les législatives. En effet, engranger le plus de voix dans la commune que l’on détient (qu’il s’agisse de communistes ou de « modérés »), permet d’influer sérieusement sur le résultat final. On mesure alors mieux l’enjeu qui se joue autour des bourrages d’urnes. En prenant en compte les huit bastions que le PC détient toujours aux municipales de 194762, nous constatons que ce parti réalise dans ses mairies 61 % de l’ensemble de ses suffrages à la Constituante de 1945, 64 % en juin 1946, et que cela passe à 73 % en novembre 1946. Le même calcul pour les sept villes que le parti détient toujours en 1951 et 1956 donne 58,8 % des voix dans le premier cas et 58,5 % dans le second. Il est évident que le PC, qui contrôle alors une grande partie des communes les plus peuplées, tire avantage du scrutin proportionnel. Dans les bastions « modérés » ou « communistes » on peut noter un lien direct entre écart de voix exceptionnel et abstention très faible. C’est le cas pour 1945 et 1946 dans les fiefs de Léon de Lepervanche et d’Alexis de Villeneuve. Le Port ne compte ainsi que 1,5 % d’abstention en 1945, 0,8 % en juin 1946, et 2,3 % en novembre 1946, tandis qu’à Saint-Benoît il n’y a que 0,3 % d’abstention en 1945, 0,4 % en juin 1946, et 0,5 % en novembre 1946. Dans les deux cas les urnes ont été clairement « bourrées ».

26L’étude des écarts de voix fait apparaître, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une répartition géographique des aires d’influence politique qui perdure, sous des formes diverses, jusqu’à la fin des « Années Debré ». Une majorité de suffrages communistes se dégage au Nord-Ouest d’une ligne Bras-Panon – Saint-Louis, tandis qu’au Sud-Est apparaît un bloc de municipalités offrant une solide majorité « modérée ». De 1945 à 1962, les écarts de voix mettent en évidence cette opposition entre les bastions « modérés » du Sud-Est (Saint-Benoît, la Plaine-des-Palmistes, Saint-Philippe et Saint-Joseph avec plus de 90 % ; Sainte-Rose et Petite-Ile à plus de 70 %), et le bastion communiste du Port, au Nord-Ouest. Dans ce dernier cas, l’écart de voix moyen en faveur des communistes de 1945 à 1957 compris (avant que Perreau-Pradier ne réussisse à contrôler la mairie) est également de 90,6 %. L’opposition Sud-Est « modérés » – Le Port communiste est également perceptible dans le taux d’abstention. Trois des bastions modérés précédents (Saint-Benoît, fief de Villeneuve ; Saint-Joseph, fief Babet ; Sainte-Rose, fief Sauger) ont en effet un taux d’abstention très inférieur à la moyenne. On pourrait y ajouter Le Port bastion De Lepervanche, où la moyenne du taux d’abstention est de 9,7 % sur la période 1945-1957 durant laquelle les communistes ont le contrôle absolu de la mairie. Le Port fait même partie d’un ensemble de cinq communes frontalières de l’Ouest, dont trois sont communistes jusqu’en 1957 (Le Port, Saint-Paul, Saint-Leu), où le taux d’abstention reste inférieur à la moyenne insulaire. La réalité de l’ancrage politique de l’un ou de l’autre camp est d’évidence amplifiée par la fraude. Il n’est pas inintéressant enfin de remarquer que parmi les cinq communes dans lesquelles l’abstention est la plus forte sur la période 1945-1962, nous trouvons Saint-Denis, chef-lieu du département et Saint-Pierre, la « capitale du Sud ». En outre, Saint-Denis est l’une des deux communes dans lesquelles les écarts de voix entre « modérés » et communistes sont très inférieurs à la moyenne. Peut-être faut-il y voir un meilleur contrôle des bureaux par l’ensemble des représentants des partis et par les forces de l’ordre.

27L’étude des écarts de voix met aussi clairement en évidence la reprise en main du préfet Perreau-Pradier. Le contraste entre les législatives de 1956, où les communistes obtiennent des écarts de voix favorables également dans la partie Sud-Est de l’île, et le résultat de l’élection législative de 1957 est frappant. En 1957 on trouve en effet 11 communes dans lesquelles l’écart de voix atteint plus de 80 % en faveur des « modérés » (dont 10 à plus de 90 %), contre 2 aux communistes, alors qu’en 1956 on ne comptait que 3 communes modérées et 2 communistes avec de tels écarts. A partir de la législative partielle de 1957, une « vague bleue » s’étend sur le Nord-Ouest de l’île, réduisant en novembre 1962 l’influence communiste à un très faible avantage dans l’unique bastion du Port, où le maire communiste a d’ailleurs été renversé dès le mois de mars. Au-delà d’une mobilisation plus forte chez les modérés ou d’une abstention plus importante chez les communistes, les raisons profondes de ce basculement brutal se trouvent dans la reconquête orchestrée par le nouveau préfet nommé après les législatives de 1956. Les modes opératoires, déjà dénoncés dans les années précédentes (non distribution de cartes, inscription dans des bureaux éloignés, expulsion ou refus d’assesseurs…), sont cette fois sous la responsabilité directe de la préfecture.

  • 63 Defos du Rau Jean, Île de la Réunion, étude de géographie humaine, Thèse de l’Institut de Géograph (...)
  • 64 Ibid., pp. 211-212.
  • 65 « Les sensibilités, en effet, sont les façons d’être, d’agir, de concevoir et de percevoir, façonn (...)

28Les distorsions introduites dans les résultats par la fraude, tout au long de la période 1945-1962, n’empêchent pas, cependant, l’existence de véritables points d’ancrage communistes ou « modérés ». Une explication précise de ces implantations ne peut se faire que par une série d’études monographiques, qui, seules, peuvent saisir au plus près la complexité des comportements électoraux de la population. Parmi la mosaïque d’éléments composant l’identité politique des électeurs réunionnais, il serait tentant bien sûr d’évoquer en premier lieu les données socioprofessionnelles. L’équation vaut de manière flagrante pour la ville du Port, véritable bastion ouvrier où s’est développée précocement la conscience syndicale, comme en témoigne l’itinéraire personnel de Léon de Lepervanche. Il serait également possible de chercher un élément d’interprétation dans la répartition et la structure de la propriété agricole, et le mode de faire-valoir, en liaison d’ailleurs avec l’implantation des usines sucrières. Ainsi, l’accentuation des écarts de voix favorables aux communistes en 1956 à Sainte-Marie, Saint-André, Bras-Panon ne peut être expliquée sans étudier de près les répercussions socio-économiques de la fermeture de l’usine sucrière de Quartier-Français. Très schématiquement, nous pouvons constater, de plus, que le Sud, où s’exerce largement l’influence « modérée », est le domaine de propriétés moyennes63. A l’inverse, le versant sous le Vent et la plaine Nord-Est, où s’étend l’emprise communiste, sont les lieux d’implantation d’énormes domaines appartenant aux sociétés sucrières64. Mais les situations sont bien plus complexes, et, ici comme ailleurs, il n’y a pas de déterminisme social. La compréhension des votes ne peut se faire sans étudier l’ensemble des facteurs qui influent sur une entité géographique (qu’il s’agisse de la commune ou même du quartier), et en particulier les sensibilités, telles que les définit Jean-François Sirinelli65.

Notes

1 Binoche Jacques, « Les élus d’outre-mer au Parlement de 1871 à 1914 », Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, no 210, 1er trimestre 1971, pp. 82-114.

2 Sainton Jean-Pierre, « L’électeur contre le citoyen ; essai de mise en perspective historique du phénomène de clientèles en Guadeloupe », dans Van Eeuwen Daniel et Van Eeuwen Yolande, Élections et démocratie. Amérique latine – Caraïbes, Aix-en-Provence, CREALC, 1995, p. 198.

3 Burton Richard D. E., La famille coloniale. La Martinique et la Mère Patrie. 1789-1992, Paris, L’Harmattan, 1994.

4 Gerbeau Hubert, « Francs-maçons et chrétiens aux périls de l’esclavage : les paradoxes de Bourbon et autres îles », dans Hazaël-Massieux Marie-Christine et de Robillard Didier, Contacts de langues. Contacts de cultures. Créolisation. Mélanges offerts à Robert Chaudenson, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 175.

5 Eve Prosper, Église en terre réunionnaise (1830-1960), Saint-Denis, GRAHTER, 2000, p. 223.

6 Eve Prosper, Le Jeu politique à la Réunion de 1900 à 1939, Paris, L’Harmattan, 1994.

7 Meure Claude, Les élections à la Réunion de 1919 à 1929. Mœurs électorales d’une société coloniale, Mémoire de maîtrise, Université de la Réunion, 1994, 2 tomes et Apprentissage du suffrage universel en France et à la Réunion. Situation réunionnaise dans la décennie 1920, Mémoire de DEA, Université de la Réunion, 1995.

8 Meure Claude, Apprentissage du suffrage universel en France et à la Réunion. Situation réunionnaise dans la décennie 1920, mémoire cité, p. 101.

9 Ibid., p. 70.

10 . Ibid., p. 73.

11 Ibid., p. 73.

12 Vaxelaire Daniel, Le Grand livre de l’Histoire de la Réunion, la Réunion, Orphie Éditions, 1999, tome II, p. 377.

13 Scherer André, Histoire de la Réunion, Paris, PUF, 1990, QSJ no 1846, pp. 83-84.

14 Meure Claude, Apprentissage du suffrage universel en France et à la Réunion. Situation réunionnaise dans la décennie 1920, mémoire cité, chapitre III.

15 Meure Claude, Les élections à la Réunion de 1919 à 1929. Mœurs électorales d’une société coloniale, mémoire cité, tome 1, pp. 137-146.

16 Note de synthèse fournie par Claude Meure le 10 décembre 2000.

17 Ibid.

18 Meure Claude, « Le suffrage universel à la Réunion à travers les élections de 1914 à 1929 », Bulletin de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de la Réunion, décembre 1999, p. 18.

19 Ibid., p. 15.

20 Voir par exemple Hazaël-Massieux Marie-Christine et de Robillard Didier, Contacts de langues. Contacts de cultures. Créolisation. Mélanges offerts à Robert Chaudenson, Paris, L’Harmattan, 1997 ou encore Bernabé Jean, Bonniol Jean-Jacques, Confiant Raphaël, L’Étang Gerry, Au visiteur lumineux. Des îles créoles aux sociétés plurielles. Mélanges offerts à Jean Benoist, Guadeloupe, Ibis Rouge Éditions, 2000.

21 Né aux Nouvelles Hébrides, il arrive dans l’île du fait de la nomination de son père au poste de gouverneur de la Réunion en 1925. Ce dernier devient par la suite membre du cabinet de Georges Mandel avant la guerre. Après des études en agriculture, Georges Repiquet est mobilisé en 1939 puis, de retour dans l’île, il prend la direction du domaine sucrier familial à Sainte-Suzanne. Il a pour épouse Solange Lagourgue, fille du directeur de l’usine sucrière de Stella à Saint-Leu. Madame Repiquet est cousine de Pierre Lagourgue dont le père dirige l’usine de La Mare. Entretien accordé par Solange Repiquet le 31 janvier 2002.

22 Fils d’un grand propriétaire terrien de Saint-Benoît, il est élu conseiller général de cette ville en 1934, puis devient deuxième adjoint au maire avant d’être lui-même élu à ce poste en 1938.

23 Plus jeune avocat du barreau de la Cour d’appel de Saint-Denis, il fut également l’attaché parlementaire du député Gasparin. Il est pour la première fois élu entre 1938 et 1940, comme conseiller général et conseiller municipal de Saint-Paul.

24 Un élu comme Georges Repiquet s’est senti trompé et se dégage immédiatement de son rapprochement avec Raymond Vergès. Entretien Solange Repiquet du 31 janvier 2002.

25 Vergès Françoise, La loi du 19 mars 1946. Les débats à l’assemblée constituante, Saint-André, Graphica, 1996, p. 94.

26 Ibid., p. 98.

27 Ibid., p. 96.

28 C’est en tous les cas l’analyse que fait Paul Vergès. Entretien du 14 février 1991.

29 Localement, Babet, associé à Georges Repiquet et René Payet, se présente sur la Liste républicaine des planteurs et travailleurs réunionnais, tandis que de Villeneuve, associé à Valère Clément et Maxime Vallon-Hoarau, dirige la Liste d’action agricole économique et sociale.

30 Pour le détail de ces rivalités nous nous référons à Rousse Eugène, Combat des Réunionnais pour la liberté, Saint-Denis, Éditions CNH, 1994, vol II, pp. 22-24.

31 Toutes ces professions de foi sont conservées dans le « Barodet », consultable aux archives de l’Assemblée nationale.

32 AN. F/1cII/567.

33 Voir la lettre envoyée par Pierre Anthonioz à Jules Olivier le 30 mai 1951. RPF 701.

34 Entretien accordé par Solange Repiquet le 31 janvier 2002.

35 Extrait de sa lettre pastorale de mars 1963, cité dans Judith de Salins, Jean-Claude, Les partis politiques du département de la Réunion, Mémoire de DES de Science politique, Paris, 1965.

36 Sur le sujet voir Ponen-Vienne Patricia, La place des femmes dans la société réunionnaise au lendemain de la Seconde guerre mondiale : réalité et représentations, mémoire de DEA de lettres et sciences humaines, Université de la Réunion, 1999, pp. 90-95. L’auteur indique que lors du scrutin de mai 1945 les femmes ont représenté 63,89 % des votants et ont voté à plus de 66 % pour Vergès. Néanmoins, les femmes ont en proportion moins voté pour Vergès que les hommes qui, à 75,3 %, ont donné leurs suffrages au candidat communiste

37 SHGN. 16394. Les citations suivantes proviennent du carton.

38 Ibid. Procès-verbal du 2 juin 1946.

39 SHGN. 39876.

40 Ibid.

41 Ibid.

42 Note de service concernant les opérations électorales, 30 septembre 1947. SHGN. 39876.

43 SHGN. 39876.

44 Ibid.

45 Ibid.

46 SHGN. 39877.

47 Ibid.

48 Ibid.

49 Ibid.

50 SHGN. 39878.

51 SHGN. 39877.

52 SHGN. 39878.

53 Ibid.

54 Ibid.

55 SHGN. 39879. Voir « La République coloniale : la reprise en main préfectorale » dans La République.

56 SHGN. 39879. Nous renvoyons à notre thèse pour l’ensemble des incidents relatifs au scrutin.

57 Il s’agit du militant communiste Eliard Laude. Rapport du 16 mars 1959. SHGN. 39879.

58 Rapport du 12 février 1962. SHGN. 39881.

59 SHGN. 39881.

60 SHGN. 39882.

61 Tous nos calculs ont été faits à partir des tableaux des élections conservés aux Archives de l’Assemblée Nationale. Nous renvoyons à notre thèse pour l’ensemble des résultats par communes entre 1945 et 1962.

62 Il nous est apparu plus judicieux de choisir ce repère plutôt que de nous baser sur les étiquettes municipales de 1945. En effet, depuis l’assassinat d’Alexis de Villeneuve et l’engagement ouvertement communiste de Vergès et de Lepervanche, la logique du CRADS s’est effacée face à l’opposition bipolaire entre communistes et anticommunis

63 Defos du Rau Jean, Île de la Réunion, étude de géographie humaine, Thèse de l’Institut de Géographie, Faculté des lettres et Sciences humaines, Bordeaux, 1960, p. 213.

64 Ibid., pp. 211-212.

65 « Les sensibilités, en effet, sont les façons d’être, d’agir, de concevoir et de percevoir, façonnées par les idées, les convictions et les croyances dictées par les horizons idéologiques, transmises par le milieu, l’éducation, et moulées par l’expérience individuelle ou collective ». Sirinelli Jean-François (dir.), Histoire des droites en France. Politique, cultures, sensibilités, Paris, Gallimard, 1992, vol. 1 Politique, p. XLI.

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