Introduction de la partie V
p. 227-228
Plan détaillé
Texte intégral
1Dans les études sur le droit, l’on parle de juridicisation d’une relation sociale à propos du développement de la présence de règles de droit dans cette relation et du recours éventuel aux tribunaux en cas de contestation sur leur signification. La judiciarisation désigne la tendance à recourir au judiciaire comme mode de règlement des conflits. Dans les grandes villes brésiliennes comme Rio, l’entrée du droit dans les relations des travailleuses domestiques et des employeurs provoque peu à peu ce double processus de juridicisation et de judiciarisation. C’est à ce mouvement et à ses conséquences que cette partie est consacrée.
2Les bonnes se réfèrent en effet communément à des normes juridiques pour juger de la qualité d’une relation de travail et, quand elles sont renvoyées ou quittent d’elles-mêmes un emploi, un nombre croissant n’hésitent pas à poursuivre leur employeur pour non-respect du droit social. La justice du travail est au centre de ce processus. Bien que les indemnités qu’y obtiennent les plaignants soient généralement d’un montant inférieur à ce qu’ils auraient dû recevoir si l’employeur avait respecté le droit, elle bénéficie en milieu populaire d’une image bien meilleure que la justice pénale, connue pour sa lenteur et son inefficacité (Pandolfi et alii, 1999). Les travailleuses domestiques ont ainsi une certaine confiance dans la capacité de la justice du travail à réparer le préjudice dont elles se disent victimes, alors qu’elles sollicitent rarement les tribunaux pour trouver une solution à un conflit de voisinage ou à un différend conjugal.
[Note du 28 juin 2001] Recueilli dans la salle d’attente du syndicat des travailleurs domestiques, l’échange qui suit en dit long sur la conception de la justice qui prévaut en milieu populaire. Deux femmes qui ont fait connaissance il y a moins d’un quart d’heure évoquent la mauvaise passe financière qu’elle traversent depuis qu’elles ont perdu leur emploi. L’air entendu, la plus âgée des deux, une nordestine d’une cinquantaine d’années qui réside dans l’une des plus grandes favelas de Rio, illustre son propos en racontant qu’elle n’a eu d’autre solution pour payer son billet de bus que d’aller en demander l’argent aux dealers locaux. Après qu’elle leur a expliqué le « problème » qui l’oppose à son ancien patron, l’un d’eux lui aurait proposé d’aller le menacer pour qu’il paie « mes droits ». Elle se lève alors et, par de grands gestes, imite ce jeune voyou craint de tout le bidonville. Indigné, soutient-elle, il aurait empoigné les deux revolvers qu’ils portent à la ceinture et affirmé solennellement : « Ma p’tite dame, si vous le voulez, on peut régler votre problème » (Tia, se a senhora quiser, a gente pode resolver o problema da senhora). Elle dit avoir refusé la proposition en lui répondant : « Non, ce problème, c’est le syndicat qui le règle ; là-bas, il y a un avocat qui règle les problèmes. Je vais en justice, je vais le traîner en justice. ». Sa voisine renchérit aussitôt en disant que, besoin étant, elle n’hésiterait pas elle aussi à recourir aux « bandits » et elle ajoute « aussi mauvais soient-ils, ils sont notre salut, la police ne fait rien ». Puis toutes deux s’accordent à grand renfort d’anecdotes sur le fait que ce sont les voyous qui, dans bien des cas, viennent en aide financièrement à des familles dans la nécessité et mettent fin à des violences conjugales, en battant, en chassant du bidonville ou en punissant de mort un mari violent. Faute de mieux, elles semblent s’en accommoder.
3Le syndicat des travailleurs domestiques de Rio traite un nombre considérable de ces affaires, même si une majorité de bonnes s’adressent directement à un avocat de la ville pour assigner en justice un employeur1. La Constitution de 1988 en a fait un acteur juridique doté du pouvoir de procéder à la rescision des contrats de travail et d’assurer l’accès au judiciaire des domestiques qui le sollicitent. Il constitue à ce titre un observatoire privilégié de la juridicisation et de la judiciarisation des rapports des domestiques et de leurs employeurs.
4Mon enquête fait tout d’abord apparaître la particularité des usages du droit dans ce type de relation de travail. L’étude du recours à la justice des domestiques permet ce faisant de se dégager des analyses qui ne voient dans le droit qu’un instrument au service de la domination patronale. Elle révèle au contraire la transformation que la référence au droit introduit dans les relations de travail et la construction identitaire.
5L’ethnographie du syndicat des travailleurs domestiques et du tribunal régional du travail met de plus en relief tout un ensemble de tensions entre les idées de hiérarchie, d’égalité et de similitude. Il en ressort l’ambiguïté face à laquelle se trouve placé le syndicat, à la fois dispositif juridique inséré dans l’organisation générale de la justice du travail et organisation revendicative pour l’amélioration de la condition des domestiques.
6La description du processus d’accès à la justice illustre, enfin, les difficultés de l’exercice de la citoyenneté au Brésil. C’est seulement en décrivant concrètement ce que suppose « chercher ses droits », pour utiliser une expression communément utilisée par les bonnes, que l’on peut espérer se faire une idée des obstacles que doit affronter une bonne qui entend poursuivre son employeur.
7Mais quelles que soient les limites du recours au droit, sa possibilité conduit cependant souvent les travailleuses domestiques qui s’en saisissent à éprouver un sentiment de justice et à faire une expérience inédite de l’égalité. Les trois chapitres de cette partie mettent en évidence la portée des changements intervenus et les difficultés que rencontrent les différents acteurs qui s’y trouvent confrontés. Le premier montre comment la référence au droit a modifié les rapports des domestiques et des employeurs, en favorisant la formation d’un nouveau sens du juste et le développement de litiges juridiques. Le deuxième s’intéresse à l’accueil du public et au travail du syndicat des travailleurs domestiques. Le troisième a pour objet ce qui se joue au tribunal quand, à l’audience, la procédure judiciaire place momentanément sur un pied d’égalité deux parties socialement inégales.
Notes de bas de page
1 L’accroissement considérable du nombre d’avocats avec le développement des universités privées a considérablement augmenté les recours au droit des milieux populaires.
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