1Lorsqu’en 1948 parut l’ouvrage de Jan Dhondt, Études sur la naissance des principautés territoriales en France (IX^e-X^e siècles)1, Ferdinand Lot salua « ce large tableau d’histoire générale qu’il nous présente et peint de main de maître ». Pour le professeur de l’Université de Gand, il s’agissait de montrer que cette apparition était en réalité « une profonde révolution qui marque le IX^e siècle ». Née en quelques dizaines d’années, elle triomphe après 887, au cours du X^e Siècle, par « élimination de la monarchie centralisée au bénéfice des princes territoriaux ». Son succès est dû au fait que l’empire carolingien était un « cadre politique anachronique dès sa naissance même », conclusion qui n’était pas sans inquiéter Ferdinand Lot, lequel insistait à juste titre sur le rôle des magnats et l’absence des notions d’État et d’intérêt général pour expliquer l’échec de Pépin, Charlemagne et Louis le Pieux2.

2Certes, l’Empire a fini par réapparaître avec les Otton et a survécu, comme les Principautés, au-delà du Moyen-Âge : cette conclusion a été corroborée par Robert Folz qui a montré combien Charlemagne avait été « trahi par les hommes »3. Mais justement, pourquoi cette trahison ? Jan Dhondt répond :

L’empire carolingien constituait un vaste conglomérat de nationalités diverses qui avaient maintenu vivace le sentiment de leur individualité et qui tendaient, sans relâche, à échapper à l’emprise franque. Si le futur empereur se décide, en 778 à faire de l’Aquitaine un royaume, c’est à n’en pas douter pour désarmer l’autonomisme aquitain.

3C’est aussi la conclusion à laquelle je suis arrivé en étudiant ce que j’ai appelé « la naissance d’une principauté, l’Aquitaine, des Wisigoths aux Arabes »4. Jan Dhondt avait bien senti, chez les Aquitains, « la défiance instinctive, allant jusqu’à l’hostilité, pour tous ceux qui n’appartenaient point à leur communauté ». Mais il aurait pu se demander pourquoi cet autonomisme existait déjà en 778, fait qui contredisait sa thèse d’une naissance des principautés dans la seconde moitié du IX^e siècle. Ceci m’a donc amené à réexaminer la thèse de Jan Dhondt sur la naissance des principautés régionales dans une autre perspective. Si l’autonomisme aquitain existe déjà au VIII^e siècle, quand alors a-t-il pu vraiment naître ? Était-il alors le seul ? Et si l’Empire romain a connu un avatar carolingien, ne serait-ce pas dû au fait que lui aussi avait combattu des autonomismes régionaux ? Une véritable dialectique entre empire centralisé et autonomismes régionaux ne pourrait-elle être à l’origine de cette dualité médiévale de l’Empire et des Principautés ?

4Ceci nous ramène aux années 650-700, terrible demi-siècle pour l’Empire romain et les monarchies wisigothique et franque.

5La seconde moitié du VII^e siècle fut, pour les royaumes barbares de l’Europe continentale, une époque de crise très grave d’où sortirent de considérables nouveautés. L’histoire de ce demi-siècle n’a été que très rarement faite car, par suite de ses nombreux bouleversements, les sources écrites, pour ne point parler des sources archéologiques si difficiles d’interprétation, sont rares et contradictoires. L’absence, en particulier, de grandes œuvres littéraires est même une preuve, a contrario, de l’importance des troubles et des innovations qui éclatèrent ou naquirent. Qu’il s’agisse en effet des territoires byzantins d’Italie et de la péninsule en général, de l’Espagne wisigothique ou de la Gaule mérovingienne, partout explosent les guerres civiles, s’effondrent les pouvoirs centraux, naissent des ensembles régionaux et se rétractent corrélativement les zones commerciales. Comment et pourquoi surgirent ces nouveaux organismes ?

6Par suite du choc conjugué des Slaves et de l’Islam, l’Empire romain d’orient se débattait dans d’énormes difficultés. La dynastie des Héraclides, dont le pouvoir était sorti de l’Afrique, portait une attention particulière aux deux exarquats de Ravenne et de Carthage. Mais la péninsule italienne était déjà morcelée par l’invasion lombarde en trois organismes politiques, le royaume lombard proprement dit, centré sur Pavie, le duché de Spolète et le duché de Bénévent. À plusieurs reprises, les princes lombards attaquent les territoires byzantins, qui doivent organiser leur défense souvent sans recevoir à temps des secours de Constantinople5. Ainsi, les Lombards entretiennent l’insécurité par leurs razzias sur les ports de Campanie en 645 et 703-704, ou bien en Calabre, en 665-675, sans oublier les Sarrasins qui attaquent la Sicile à partir de 653 et de 6686. De plus, les autorités locales byzantines n’étaient pas unifiées. L’exarque d’Afrique dirigeait la Sardaigne et l’enclave africaine de Septem (aujourd’hui Ceuta), mais l’exarque de Ravenne avait autorité seulement sur la Corse et les îles Baléares. La Sicile lui échappait. Elle ne devint un thème qu’en 664-6667. Ainsi la frontière occidentale de l’empire romain d’Orient était-elle divisée entre trois grands fonctionnaires, maîtres du pays, tant au civil qu’au militaire.

7Vu l’éloignement de la capitale, Constantinople, ils devaient tous prendre des décisions à l’improviste. De plus, les différences de civilisations, les querelles religieuses, les conflits entre hellénisme et latinité firent que les exarques furent poussés à se lancer dans des sécessions durables, soutenus qu’ils étaient par les populations. Ainsi, à Rome, en 641-642, Maurice, un fonctionnaire byzantin, se révolta contre l’exarque, avec l’appui de l’armée et de toute la population du duché de Rome. Il voulait se faire élire roi à Rome, mais il fut rapidement écrasé8. En 646-647, ce fut l’exarque de Carthage, Grégoire, qui se révolta avec l’appui des populations locales, peut-être même des tribus berbères et sûrement avec l’aide du pape Paul Ier et du moine grec Maxime le Confesseur qui condamnaient l’hérésie impériale, le monothélisme. Il fut proclamé empereur et frappa monnaie à son nom. Mais il périt, victime d’un raid musulman9.

8Puis l’agitation réapparut de nouveau à Rome, en 650-652, lorsque le pape Martin condamna au Concile du Latran la politique religieuse de Constant II. Il poussa l’exarque Olympios à se révolter avec l’appui de l’armée byzantine d’Italie. Mais ce dernier mourut peu après de la peste, alors qu’il faisait route vers la Sicile10. On comprend fort bien qu’après ces trois révoltes, l’empereur Constant II (642-668) ait voulu raffermir son pouvoir dans l’Occident byzantin et renforcer la défense contre les raids maritimes et continentaux musulmans. Après un court séjour à Rome, en juillet 663, il profita du particularisme de Ravenne pour nommer patriarche autocéphale le métropolitain de cette ville. Il voulait ainsi réduire l’autorité du pape de Rome, en accordant le pallium à l’évêque dont la ville était le siège de l’exarque11. Mais, du même coup, il favorisait la fragmentation de la péninsule italienne byzantine en principautés. Installé à Syracuse dont il voulait faire la capitale de l’empire, il organisa la défense, tout en érigeant la Calabre en duché. Mais sa politique d’extorsions fiscales déclencha un complot dans l’armée. En 668, Constant II fut égorgé dans la salle chaude des bains par le patrice arménien Mizézius, qui fut proclamé empereur. Alors, la flotte quitta immédiatement l’île pour Constantinople, tandis que les armées des deux exarquats de Ravenne et de Carthage refusaient de suivre la rébellion sicilienne. L’usurpation fut écrasée dans le sang au bout d’un an12. Apparemment, l’unité impériale avait triomphé. Or, contrairement aux autres révoltes, en laissant la Sicile à découvert, celle-ci rendit le phénomène régional irréversible.

9En effet, Constantin IV (668-685) débordé par d’autres problèmes plus urgents dans l’Empire, préféra apaiser les particularismes et abandonner une politique unitaire qui avait échoué. L’important était de vaincre l’Islam en Orient, ce qui fut obtenu en 678 et, du coup, l’Occident byzantin fut sacrifié. Ainsi s’explique l’abandon de l’Occident à lui-même et la progression inéluctable des autonomies.

10Par le V^e concile œcuménique de Constantinople, l’empereur fit condamner le monothélisme, puis renonça à l’autocéphalie de Ravenne en 680. En même temps, il signa la paix avec les Lombards et laissa la Sicile sans flotte13. Son successeur, Justinien II (685-695), poursuivit cette politique d’entente avec le pape ; mais il ne put empêcher, en 692, l’armée de Ravenne de se soulever contre le protospathaire Zacharios, dont on craignait qu’il vint pour arrêter le pape14. L’incident est révélateur de l’état d’esprit d’une armée devenue locale, s’enflammant au moindre bruit contre le gouvernement impérial. De même, en 701-702, la population romaine commença à s’agiter et les troupes à se soulever à l’annonce de l’arrivée du nouvel exarque Théophylacte. Le sang-froid du pape Jean VI permit d’apaiser la foule, qui craignait la réapparition d’un exarque autoritaire, et d’éviter l’explosion due au mécontentement contre l’administration15. Mais en 711-712, la grande rivalité entre Rome et Ravenne réapparut. La noblesse et le clergé fomentèrent un complot. L’exarque Jean fut assassiné. Aussitôt, Justinien II envoya une expédition punitive qui se livra à une répression terrible16. L’autonomisme ravennate, plus tard romagnol, c’est-à-dire issu d’une romanité anti-byzantine, était donc bien réel. Et le fait que le pays se soit plus tard appelé Romagne prouve que l’on ne s’y sentait pas byzantin. Mieux encore, un autre particularisme naquit en territoire byzantin, celui de Venise, où les populations élirent un duc en 697-698, sans souci des réactions de Constantinople17. Ainsi, au total, l’Italie byzantine présentait, au cours de la première moitié du VIII^e siècle, le spectacle d’un territoire écartelé entre quatre particularismes régionaux : la Sicile, Rome érigé en duché autonome18, Ravenne et Venise, tandis que l’Afrique venait de tomber aux mains de l’Islam en 695-698 et que le royaume lombard, avec, en plus, les deux principautés de Spolète et de Bénévent, commençait à profiter de ces divisions. Au total, la péninsule était partagée en sept souverainetés.

11L’Espagne wisigothique présente, elle aussi, le même tableau. La deuxième moitié du VII^e siècle est marquée par la lutte interminable et intermittente contre les Basques, païens toujours insoumis. Aussi, chaque particularisme local s’appuie-t-il sur eux, soit pour faire démarrer une révolte, soit pour entretenir le feu sous la cendre. C’est ainsi qu’en 653, Froia se rebelle contre Recceswinthe, le nouveau roi, à partir des montagnes du nord de la péninsule, mais il fut bientôt assiégé dans Saragosse et tué19. En 673, reprenant la tradition antérieure de l’autonomie de la Gaule narbonnaise, appelée aussi Septimanie, le duc Paul s’insurge contre le roi Wamba qui venait recevoir l’onction royale et se battait contre les Basques. Avec l’aide de la noblesse et du clergé, il fut proclamé roi de l’Espagne orientale. Mais il fut bientôt pris dans Nîmes20. En 710, à la mort du roi Wittiza, les nobles et le clergé préférèrent élire, au lieu de l’un de ses fils, le gouverneur de Bétique, Rodéric. Or, le fils de Wittiza, Akhila, était maître de la Tarraconnaise et de la Septimanie. On sait que la guerre civile qui opposa les deux rivaux permit aux Arabes de débarquer tranquillement en Espagne pendant que Rodéric était « officiellement » en train de combattre les Basques et de conquérir le Royaume, entre 711 et 71821. Il faut remarquer, de plus, que la guerre civile une fois terminée, un autre prince, Pélage, parvint, après la victoire de Covadonga en 722, en s’appuyant sur le particularisme galicien et asturien, à reconstituer un royaume chrétien indépendant, tandis que les Hispano-Wisigoths de Narbonne faisaient reconnaître leur autonomie par Pépin le Bref avant de lui livrer Narbonne entre 752 et 75922. En somme, la péninsule Ibérique vit s’affirmer durant cette crise, au moins trois particularismes régionaux, ceux de la Bétique, de la Galice et de la Tarraconnaise avec la Septimanie.

12En Gaule mérovingienne, le phénomène basque joua aussi son rôle pour consolider le particularisme aquitain et faire naître la principauté, sous la direction du patrice Félix, puis de Loup, à partir de 671-672, enfin sous le roi Eudes avant 700. Mais il n’en fut pas l’unique facteur. L’édit de 614, qui rendait obligatoire le recrutement local de tous les fonctionnaires, poussait constamment à la régionalisation du pouvoir23. En Burgondie, Léger, évêque d’Autun, s’oppose, en liaison avec le patrice de Provence, Hector, à la politique centralisatrice du maire du Palais neustrien, Ebroïn24. Le roi Childéric II, devenu par le plus grand des hasards roi unique des Francs en 673, ne peut faire accepter sa situation qu’en confirmant l’Édit de 614 et en précisant que, désormais, « les juges devaient conserver la loi et la coutume de chaque patrie, comme autrefois ; les recteurs d’une province ne devaient pas être nommés dans d’autres »25. La dynastie mérovingienne reconnaissait donc la légitimité des particularismes régionaux. Ainsi, non seulement la Gaule mérovingienne est divisée entre trois royaumes, mais elle comporte aussi des « patries », des régions et des provinces. Mais cela ne servit en rien à limiter leur développement car, dès 675, l’assassinat du roi par un groupe de nobles provoqua ouvertement le morcellement régional et la guerre entre ces nouveaux pouvoirs politiques. « Ceux qui auraient dû être les recteurs des régions se soulevèrent les uns contre les autres »26. Profitant de la lutte sauvage qui opposa la Neustrie à l’Austrasie, jusqu’à la victoire de Pépin en 687, la majeure partie de la Gaule éclata en principautés indépendantes. Déjà en 641 la Thuringe, sous la direction de son marquis Rodulf, avait été obligée de devenir autonome27. Le mouvement s’accéléra donc sans véritable pause puisque, comme le souligne un texte favorable à Pépin en 688,

la guerre menaçait le prince invaincu non pas tant au sujet du principal des Francs que pour l’acquisition des divers peuples qui avaient été soumis autrefois aux Francs, c’est-à-dire les Saxons, les Frisons, les Alamans, les Bavarois, les Aquitains, les Vascons et les Bretons. Les ducs de ces peuples en effet s’étaient soustraits à la domination des Francs par mépris envers les princes précédents [les Mérovingiens] avec une audace inique.28

13En réalité, les recteurs des provinces ne voyaient pas pourquoi ils auraient obéi à une famille noble, celle des Pippinides qui n’avait pas plus qu’eux droit au trône. Ajoutons pour terminer ce tableau de la Gaule vers 700, que la Burgondie, non citée par l’auteur précédent, est elle-même divisée en trois principautés : l’une au nord, burgondo-franque, s’étend de la Champagne à Sens ; une autre est centrée sur Auxerre avec une dynastie de princes-évêques, tandis que la dernière est dirigée par un duc inconnu à Lyon29. La Provence, quant à elle, finit par devenir très facilement indépendante, faute de pouvoir central, vers 696-697, sous la direction de son patrice, Antenor30. Si finalement nous comptabilisons les phénomènes régionaux en Gaule mérovingienne au début du VIII^e siècle, nous aboutissons à un minimum strict d’environ onze principautés territoriales. N’est-ce pas analogue à la situation de 888 ?

14Ainsi, la généralisation du phénomène régional constitue réellement une nouveauté en Europe occidentale. Elle était déjà relativement ancienne dans la Grande-Bretagne, tombée aux mains des Anglo-Saxons. Qu’elle ait pu s’étendre à des zones fortement romanisées, pour ne pas dire romaines, représente un fait inattendu qu’il est maintenant nécessaire d’expliquer.

15Si nous cherchons les causes sociales et économiques des régionalismes, il faut d’abord évoquer le sentiment patriotique romain. Une première évidence s’impose : les populations – et en particulier les noblesses – refusent de plus en plus, non point la civilisation romaine, mais son universalisme incarné par un pouvoir central impérial, jugé inhumain, excessif et injuste. Qu’il s’agisse des sujets italiens de l’empereur ou des sujets des royautés latino-germaniques, tous continuent à se lancer dans des mouvements sporadiques de refus de l’impôt romain31. Les uns préfèrent s’enfuir, comme en Espagne wisigothique ou bien en Aquitaine ; les autres se révoltent, comme à Bourges vers 650 et en Sicile en 66832. Ces plaintes généralisées contre la fiscalité romaine sont tellement précises et répandues, puisqu’on les retrouve aussi en Espagne, qu’il faut admettre que les levées d’impôt devaient avoir des effets catastrophiques. Ainsi s’explique la révolte de certains fonctionnaires qui prennent volontiers la tête de leurs administrés exaspérés, conscients qu’ils sont des défauts de la machine administrative. C’est pour ces raisons que se révoltèrent les exarques Grégoire et Olympios, les patrices Mizezius, Félix et Antenor, les ducs Paul, Loup, etc.33

16Mais d’autres dignitaires locaux paraissent plus efficaces que les précédents aux populations locales pour obtenir des exemptions d’impôt ou des remises d’arriérés : les évêques. Comme la fortune foncière de leur église est de plus en plus importante et qu’ils peuvent de mieux en mieux entretenir les pauvres34, ils sont choisis encore plus spontanément comme chefs. Ainsi les évêques fondent-ils de véritables principautés épiscopales, tels Avit II à Clermont, Léger à Autun35, Felix à Ravenne36, Eucher à Orléans37, ou bien participent-ils en personne aux révoltes.

17Derrière tous ces grands personnages, nous devinons la montée vers le pouvoir des familles nobles, qu’elles soient d’origine sénatoriale ou germanique. La répression dont elles sont l’objet en cas d’échec constitue, en creux, la preuve de leur action. Par exemple en 642 le roi d’Espagne, Chindaswinthe, après la révolte de Tulga et de plusieurs sénateurs, ordonna de

tuer un par un tous ceux dont il savait qu’ils avaient été compromis dans des rébellions contre des rois qui avaient été détrônés. Il condamna les autres à l’exil et il donna leurs femmes et leurs filles, avec leurs biens fonciers à ses fidèles. On rapporte que pour réprimer cette manie criminelle il fit tuer deux cents nobles goths de haut rang et cinq cents parmi les nobles de rang moyen.38

18Après l’assassinat de l’Empereur Constant II, une répression tout aussi féroce s’abattit sur les sénateurs de Sicile qui avaient trempé dans le complot39. En Neustrie, le grand reproche qui fut adressé à Ebroïn était de se comporter comme un tyran, c’est-à-dire en usurpateur du trône. Or, en réalité, cela signifiait que non seulement il faisait rentrer de l’argent dans les caisses publiques avec rapacité, mais aussi qu’il avait « pour de légères offenses répandu le sang innocent de nombreux nobles ». Il condamnait certains d’entre eux « à perdre leur tête et d’autres leurs biens »40. Ce texte, favorable aux nobles comploteurs, indique un comportement de la noblesse neustrienne identique à celui de la noblesse wisigothique : les grands complotent. Ceci entraîne leur exécution sommaire. Ils refusent de payer leurs impôts, infraction punie par la confiscation de leurs biens. Inversement, le pouvoir central se voit abandonné par ceux qui devraient être ses serviteurs, et paralysé faute de disponibilités financières. Justinien II eut un comportement identique à celui d’Ebroïn lors de la répression de la révolte de Ravenne en 711 : les nobles furent arrêtés, leurs biens confisqués et leurs maisons pillées41. Ainsi, l’argument fiscal et financier est-il continuellement sous-jacent lors des reprises en main par les pouvoirs centraux. Il s’agit effectivement d’un conflit entre l’État et ses fonctionnaires, entre celui qui commande et ceux qui voudraient diriger sans lui obéir, comme à l’époque de Charles le Chauve. Cette carence de l’État romain ou romano-germanique est en effet continuelle : il n’arrive jamais à payer régulièrement ses troupes et cherche à remplacer la solde par le revenu d’une terre fiscale. S’il ne peut utiliser, vu l’urgence de la situation, cette dernière solution, il se livre à un expédient qui irrite les populations du fait de la destruction des monuments antiques qu’il provoque et de l’insécurité psychologique qu’il crée : la récupération du bronze, sous forme de statues ou de tuiles. L’empereur Constant II, à la fin d’une visite de douze jours à Rome en 663, la dernière qu’un empereur romain ait faite dans la vieille capitale, fit arracher les tuiles de bronze du Panthéon, alors devenu une église. Puis il les fit expédier à Syracuse pour en faire des pièces de monnaie, destinées de toute évidence à régler les soldes militaires avec du billon42.

19Ceci nous amène alors à une question fondamentale : celle de l’économie monétaire romaine. Elle était fondée d’une part sur le sou d’or pour le grand commerce, d’autre part sur les pièces d’argent et les nummi de cuivre, les folles, pour les petites transactions. Ce système avait été progressivement imité par les monarchies latino-germaniques au cours du VI^e siècle, y compris pour l’argent et le bronze43 mais la péninsule Ibérique et l’Austrasie n’avaient adopté que la monnaie d’or. Bientôt la Gaule au sud de la Loire, l’Italie et l’Afrique abandonnèrent les pièces d’argent et de bronze après les invasions lombardes. Cette pénurie de monnaie à faible pouvoir d’achat est donc générale au milieu du VII^e siècle, en Méditerranée et en Europe occidentale. Le bronze byzantin lui-même venait à manquer, comme le prouve l’initiative de Constant II. Donc, si les échanges à longue distance reposant sur un étalon monétaire à fort pouvoir d’achat se maintenaient, en revanche les transactions locales et régionales étaient incapables de se développer, à moins de rétrograder au stade du troc, faute d’un étalon monétaire à faible pouvoir d’achat. La mauvaise monnaie, plus avantageuse, se mit donc à chasser la bonne et à la régionaliser. Les sous d’or byzantins, d’excellente qualité, disparurent de l’Europe occidentale après 66844. Désormais, ils circulèrent seulement en Italie byzantine, où ils sont frappés, à Syracuse, à Rome et à Ravenne, mais avec un titre sans cesse diminué, analogue à celui des trientes lombards45 lesquels n’ont jamais été découverts, eux non plus, hors de la Péninsule46. Ce mouvement de dévaluation et de régionalisation se manifeste de manière identique en Espagne et en Gaule. Sous les règnes de Recceswinthe, Wamba et leurs successeurs, trois zones de circulation intérieure des monnaies apparurent : au sud, la Bétique, au nord-ouest la Galice, au nord-est la Tarraconnaise et la Septimanie, chacune de ces zones étant coupée de l’autre. Alors qu’avant 600 les pièces d’or wisigothiques parvenaient en Frise et en Angleterre, vers 650 elles ne dépassaient guère la Meuse, et vers 680, elles atteignaient tout juste Bordeaux47. Peu avant de disparaître sous le choc de la conquête musulmane, qui les remplaça par le dirrhem d’argent, ces pièces wisigothiques étaient d’un or très pâle et d’un alliage de mauvais aloi. En Gaule, le phénomène avait été identique. Tandis que les tiers de sou d’or d’Aquitaine ne franchissent plus la Loire après 680, et que ceux de Marseille disparaissent au début du VIII^e siècle, ces rétractions des liaisons interrégionales et lointaines s’accompagnent d’un lent et irréversible abaissement du titre. Ainsi s’explique le lancement décidé aux alentours de 675, peut-être à l’initiative du maire du Palais neustrien Ebroïn, d’une nouvelle pièce de monnaie, le denier d’argent, dont le but essentiel était de permettre les petites transactions48. La cause n’en était point le manque d’or, comme Henri Pirenne l’affirmait, mais l’inadéquation de cet instrument monétaire à la nouvelle économie qui naissait. En effet, l’or est de plus en plus thésaurisé et les testaments mérovingiens sont là pour prouver quelle importante quantité de métal précieux était aux mains des grands ainsi que des rois de la monarchie franque49.

20Les nouveaux deniers renforcèrent la régionalisation. En Aquitaine, ils ne sont abondants que dans le nord de la région. Ils circulent normalement en Neustrie, mais en Austrasie ils atteignent à peine l’embouchure de l’Escaut. La région située autour de la capitale, Metz, comportait au moins quatorze lieux de frappe de l’or jusqu’aux alentours de 66050. Ensuite, après l’adoption de l’argent, elle n’en possède plus que trois, Metz, puis Vie et Marsal, à cause de leurs mines de sel. Le pouvoir carolingien concentre donc la nouvelle monnaie dans ses mains autour des grands marchés régionaux aux dépens des centres ruraux. Mais ceux-ci ne retournent point pour autant à l’économie-nature, car les pièces d’argent frisonnes et anglo-saxonnes, les sceattas, circulent dans tout le nord de la Gaule jusqu’à la Loire. Une nouvelle zone monétaire vient d’apparaître. Elle est plus dynamique que l’ancienne fondée sur l’or, car les nouvelles pièces, qui pondéralement et typologiquement sont identiques aux précédentes, ont un pouvoir d’achat de douze fois inférieur à celles qu'elles remplacent. Certes, cela suppose une diminution des échanges à longue distance et une baisse de la quantité des produits de luxe à haut prix échangés. Mais en même temps, cela correspond à la diminution (nous ne pouvons pas parler de disparition) des ponctions fiscales levées obligatoirement en or, ou à leur transformation en prélèvement en nature51. Les revenus ainsi libérés peuvent être plus facilement mis en circulation sous forme de pièces d’argent sur les marchés locaux. Ceci correspond donc à une pénétration en profondeur dans des couches sociales rurales de ces nouvelles pièces et à un recul de l’économie-nature. C’est pourquoi un capitulaire de Pépin le Bref ordonne en 744 la réouverture de marchés abandonnés ou la création de nouveaux marchés52. Bref, la régionalisation politique, sociale et économique était en réalité une cause de progrès par l’apparition de ces nouvelles cellules d’activité nées aux dépens d’États abandonnés et constituait l’acte de naissance d’un nouveau système qui se verra appeler européen au cours du VIII^e siècle.

21Bien d’autres éléments pourraient être rapportés pour démontrer cette fragmentation des royaumes latino-germaniques en régions autonomes. Signalons par exemple la création de marches frontalières, dotées de forteresses, les guerches, qui séparent l’Aquitaine et la Bretagne de la Neustrie53. De même, les Wisigoths érigèrent des forteresses contre les Basques, tandis que les Byzantins hérissèrent de fortifications les villes d’Italie centrale et d’Afrique54. Il serait étonnant qu’elles eussent facilité les relations culturelles et économiques. Ces garnisons pouvaient interrompre tout trafic sur un simple ordre, et cela renforçait les circulations régionales. Ces trajets à courte distance apparaissent aussi de manière négative après 650, quand on observe les routes suivies par la grande peste du VII^e siècle et surtout ses séquelles. Étant donné que le bacille est transporté le long des voies commerciales par différents vecteurs dont la puce, les bestiaux et les marchands, et que nous savons qu’il venait de l’Orient byzantin, nous pouvons étudier les trajets de l’épidémie. Or, tandis qu’au VI^e siècle, partie de Constantinople ou d’Alexandrie, elle atteignait le nord de la Gaule et les îles de la mer du Nord, voici qu’après 650, la distance qu’elle parcourt diminue constamment. Entre septembre 651 et septembre 652, la peste, arrivée d’Orient, atteint la Sicile puis Rome. En chemin, elle cause des ravages dans l’armée de l’exarque révolté Olympios, lequel en mourut, comme nous l’avons vu55. Si l’on en croit Paul Diacre et une lettre de l’évêque Gall de Clermont, à Didier de Cahors, en 654 ce fut le tour de Pavie et de la Provence. Elle ne progressa pas au-delà56. De même en 694, elle s’arrêta lorsqu’elle eut atteint la Narbonnaise. Les deux dernières attaques épidémiques concernent exclusivement la Sicile et la Calabre en 747, puis Naples en 767. Bref, à partir du VIII^e siècle, les routes parcourues par les épidémies de peste sont de plus en plus courtes et demeurent limitées aux rivages méditerranéens. C’est une preuve indirecte que le rayon d’action des foires continentales a diminué.

22De même, les grands voyages maritimes s’arrêtent. Le périple autour de la péninsule Ibérique disparaît vers 700 et à la même époque, le voyage d’Ariulf depuis Damas et Alexandrie par la Sicile jusqu’en Grande-Bretagne et à l’île d’lona parait tout à fait exceptionnel à l’historien Bède le Vénérable57. Par la suite, les Anglo-Saxons gagnent la Méditerranée en utilisant Quentovic ou le Rhin puis les cluses alpestres58. Mais les voyages à longue distance sont beaucoup plus le fait des pèlerins que des marchands. Les produits qui voyageaient loin se régionalisent à leur tour. Le transport d’une table de marbre aquitain depuis les Pyrénées jusqu’à l’embouchure de la Loire, réalisé au début du VIII^e siècle, paraissait tenir de l’exploit miraculeux à la fin du IX^e siècle59. D’ailleurs on ne trouve plus de chapiteaux ou de sarcophages pyrénéens hors d’Aquitaine après 700. Ils sont remplacés par de multiples productions de sarcophages locaux en Bordelais, en Poitou, en Ile-de-France, etc. Une analyse identique pourrait être faite à propos des plaques-boucles de bronze d’Aquitaine, éclipsées par toute une série de productions locales similaires mais de style différent60.

23Bref, la crise du VII^e siècle s’est donc bien terminée en Europe occidentale par la naissance et la création de principautés territoriales61.

24Ainsi la thèse de Jan Dhondt était juste, mais il faut la déplacer de quelque deux cents ans en arrière, sans faire de l’Empire carolingien une parenthèse anachronique, pour comprendre son originalité. Car les principautés sont issues d’une inadaptation de l’Empire romain, dont les rigidités administratives et fiscales ont suscité, faute de patriotisme, de soldats-paysans et de monnaie de billon, comme en Orient, de véritables cassures. Dans les monarchies germaniques, la personnalisation du pouvoir et des postes de fonctionnaires accentua cette tendance. La prise d’assaut de la royauté par assassinat ou par mairie du Palais interposée ressemble fort au dépouillement du roi carolingien auquel ses ex-fonctionnaires arrachent ses terres fiscales. Les implantations régionales des nouveaux princes furent si fortes qu’il fallut soixante-dix-neuf ans aux premiers carolingiens, de 709 à 788, pour briser ces autonomies et revenir à l'universalisme de la conquête primitive que les clercs assimilèrent à celui de Rome. Ainsi s’expliquent ces concessions de vice-royaumes sur lesquelles Jan Dhondt62 ne s’interrogeait point, à l’Aquitaine et à la Lombardie en 781, à la Bavière en 788. Les Carolingiens, avec leur conception personnelle du pouvoir, ne pouvaient ni ne voulaient vraiment déraciner les autonomies locales. Dès 838, elles réapparurent en Aquitaine, avec un bâtard de Pépin II, élu par la noblesse, puis ailleurs, pour triompher en 88863. Jan Dhondt s’est trouvé en réalité devant un phénomène de résurgence. Trop influencé par le diptyque pirennien (continuité jusqu’à Mahomet, rupture avec Charlemagne), il ne pouvait reconnaître dans les années 650-700 la grande mutation inaugurant de nouveaux pouvoirs, c’est-à-dire des pouvoirs régionaux, une nouvelle économie, c’est-à-dire un système fondé sur la monnaie d’argent, une nouvelle société qui faisait appel aux liens d’homme à homme.

25De plus, en 1948, comme il le reconnaissait lui-même, la recherche historique, trop marquée par les débats entre romanistes et germanistes, par la notion intellectuelle de décadence ou par le concept de nationalisme, était handicapée « par la rareté des bonnes monographies d’histoire provinciale ». Il n’est donc pas étonnant qu’il n’ait point fait remonter son hypothèse explicative jusqu’à la deuxième moitié du VII^e siècle. Mais il demeure remarquable qu’au bout d’une quarantaine d’années, elle soit toujours valable et applicable à l’étude de la gestation, puis de la naissance de l’Europe féodale.