1À la suite de mon article paru en 1973 dans la Revue Historique1, la correspondance échangée avec mes collègues, leurs encouragements ainsi que l’intérêt pour l’histoire de l’alimentation et ses répercussions mentales et sociales m’ont incité à continuer dans cette voie, et tout particulièrement à chercher à mieux prouver ou bien à infirmer les conclusions précédentes sur l’énormité des rations alimentaires à l’époque carolingienne. D’aucuns les trouvaient fantasmagoriques, voire même strictement impossibles, étant donné l’état d’une production agricole à la limite de la survie. La meilleure manière était de chercher une documentation extérieure au monde quotidien monastique qui m’avait fourni l’essentiel de mes renseignements lors de la première recherche, et de passer à un autre mode de restauration des corps et des cœurs, je veux parler des repas de fête.

2Les deux solutions se sont révélées possibles. Le grand effort de rationalisation des structures ecclésiales au début du règne de Louis le Pieux a été étendu, comme on le sait, non seulement aux monastères mais aussi aux chapitres cathédraux. La règle de saint Benoit fixait déjà la norme des repas de fête. Le concile d’Aix de 816 en fît autant pour les chanoines et les moniales2. De plus une soixantaine de diplômes royaux mentionnent, du milieu du VIII^e siècle au milieu du X^e siècle, des fondations de repas de fêtes en mémoire des membres de la famille royale carolingienne3. Enfin deux diplômes du célèbre évêque Aldric du Mans fixent cinq repas de fêtes annuels pour le clergé de sa cité épiscopale4. Cette communion festive entre réguliers, séculiers, et princes, sans oublier les pauvres laïcs, va nous permettre de mieux apercevoir le régime alimentaire extraordinaire, au sens primitif du terme, qui caractérisait cette époque. Nous irons, en le vérifiant à chaque fois, de la règle théorique à la pratique de ces festins exceptionnels, de leur aspect de réjouissance à leur fonction religieuse politique et de leur contenu en valeur diététique à leur éventuelle différence avec les rations quotidiennes déjà connues. Peut-être alors pourrons nous mieux préciser les régimes alimentaires de cette époque, et voir si la différence entre repas de chaque jour et banquet de fête corrobore ou non les premiers résultats.

3Au commencement est la règle de saint Benoît. Tout est simple puisqu’elle fixe les jours de fêtes du cycle liturgique et ce que chaque moine peut manger ces jours-là5. Benoît, au contraire de la Règle du Maître, ne parle pas des fêtes. Il interdit simplement la viande des quadrupèdes. Ceci aboutit à l’usage du Mont-Cassin ainsi décrit par l’abbé Théodemar entre 782 et 797 à Charlemagne qui lui en faisait la demande : « Notre bienheureux Père Benoît, avait institué qu’il y aurait un repas quotidien pour les frères, deux purées cuites et un troisième plat de légumes crus macérés dans l’eau. Mais nous, selon une institution de nos anciens, nous préparons trois purées cuites pour restaurer nos frères les autres jours que le mercredi et le vendredi où nous n’en prenons que deux seulement... ; les dimanches et les jours de fête, nous ajoutons une quatrième purée cuite... Au déjeuner, lorsque le vin abonde, nous faisons mélanger une coupe de vin pour chacun. Mais pour les grandes fêtes... nous la doublons6. » La norme primitive a donc été abandonnée et, pour les jours de fête, la ration de nourriture est augmentée d’un quart, la portion de vin de moitié. Retenons ces proportions pour examiner plus loin ce qu’elles sont devenues.

4Pour ces jours de liesse, la volaille n’ayant pas été interdite par Benoît, Théodemar souligne qu’il est possible d’en manger à Noël et pendant l’octave qui suit, et de même à Pâques7. Ce sont les seuls moments de l’année où les moines peuvent manger de la viande. Mais Benoît d’Aniane dont le confrère Théodoric, moine à Gellone, lui avait probablement communiqué la lettre de Théodemar, préféra faire réduire par le concile d’Aix de 817 ces deux octaves à chacune deux jours, c’est-à-dire Noël et le lendemain, Pâques et le lundi de Pâques8. De même les Pères conciliaires précisèrent que, ces jours là, on mangeait deux fois9. Ceci veut dire que le repas du soir, la cena, n’était pas une simple collation, autre terme monastique suggérant que pendant la lecture d’un extrait des Collationes de Jean Cassien, on mangeait frugalement. Chacun se nourrit donc plus, lors de ces jours de fête10.

5Quels sont-ils ? Toujours d’après les deux mêmes lettres de Théodemar, ce sont Noël, l’Épiphanie, Pâques, en particulier le mardi de Pâques, « quand il y a une grande fête parmi nous », la Pentecôte, la Saint-Jean-Baptiste, (certainement le 24 juin), la Saint-Pierre (29 juin), la Saint-Laurent (10 août), l’Assomption, la Saint-Martin (11 novembre) et la Saint-Benoit (21 mars ou plutôt le 11 juillet). Mais Théodemar a ici oublié d’autres fêtes qu’il cite dans sa lettre à Théodéric père ou frère de Guillaume de Toulouse et moine à Gellone. Manquent en effet la Purification de la Vierge Marie (2 février), l’Ascension, les martyrs saints Faustin et Jovitta (15 février), sainte Scholastique (10 février) la sœur de saint Benoît, saint Grégoire le Grand (12 mars), saint Germain d’Auxerre (31 juillet) et saint André (30 novembre) (10). Au total cela fait déjà environ onze à seize jours de fêtes chômées, sans travail manuel et ceci non compris les dimanches qu’il faut compter au nombre de quarante huit puisque quatre jours de fêtes tombent en fin de semaine. Au concile d’Aix de 817, la décision définitive fut prise d’ajouter l’Ascension au nombre des grandes festivités et de modifier quelques noms de fête de saints. L’ordonnance générale fut alors de retenir quatorze jours chômés en leur ajoutant l’anniversaire du saint local sur le terroir duquel se trouvait le monastère11. Ainsi l’ensemble annuel formait un cycle, d’un Noël à l’autre, d’environ 62 à 63 jours d’anniversaire et de commémoration à célébrer.

6Dans la pratique, de même que la ration alimentaire du IX^e siècle avait augmenté par rapport à celle fixés par la Règle, de même le nombre de repas extraordinaires, augmenta avec les célébrations festives. Une fois de plus, le cas de Corbie, en 822 et bien longtemps après, est particulièrement révélateur. On célébrait d’abord treize fêtes comme prévu12. Mais y étaient accolées quarante cinq autres journées « sans travail sur la réserve »13. Ceci faisait en réalité un ensemble, en enlevant les doublons et les jours de jeûne, de vingt-deux jours chômés dont treize où l’on versait aux laïcs serviteurs extérieurs du monastère un petit repas de fête... Il s’agissait d’un pain de vassal pour deux, soit trente pains pour un muid, pour chacun une purée d’un légume sec quelconque d’une demi-livre, et une coupe pleine de vin, ou sinon, de la bière réservée aux frères14. Ce don destiné à faire participer les hommes de la familia monastique à la joie de ces solennités n’étaient donc point un repas mais une consolatio espèce de casse-croûte substantiel et supplémentaire puisqu’il équivalait à 850 gr environ pour le pain, un peu plus de 204 pour la polenta et 01,703 pour le vin ou la bière15. Ceci aboutissait donc par rapport à la ration ordinaire et moyenne des laïcs à l’augmenter d’un tiers « pour l’amour de Dieu et l’honneur des jours des saints ».

7Quant aux moines de Corbie, ils recevaient les jours de grande fête du vin épicé (potio), les jours de fêtes ordinaires du vin mélangé de mûres (moratum). Ceci arrivait pour le premier cas, huit fois par an, plus la semaine entière de Pâques et pour le second cas, vingt huit fois16. D’après le texte du X^e siècle, ajouté aux Statuts d’Adalhard, ces distributions de vin mélangé de mûres avaient lieu à raison d’une pour chacun des quarante huit dimanches, une pour les quarante huit samedis et d’une à trois pour cinquante fêtes de saints et autres grandes solennités17. Ainsi donc nous passons à un total de 58 jours de fêtes, si ce n’est de 156 !

8Cette augmentation fut certainement propre au IX^e siècle car une autre innovation carolingienne doit encore être ajoutée à cet ensemble de réjouissances : les repas commémoratifs. À Corbie, il y en eut deux de fondés, un en l’honneur de Hilmerad, évêque d’Amiens de 849 à 874, et de son frère Isengar, et un second en l’honneur de deux inconnus. Puis sont rappelés ensuite les anniversaires des naissances de l’impératrice Judith, de Charles le Chauve et de Louis le Pieux18. Avec ces cinq repas de fêtes supplémentaires, nous aboutissons ainsi à cent trois jours, soit plus de trois mois sur douze, et probablement plus, si l’on compte la semaine de Pâques et les samedis.

9Nous abordons ici avec cette nouvelle espèce de réjouissance, le repas en l’honneur d’un grand personnage, un autre aspect fondamental de l’esprit festif dans les monastères. Ces commémorations remontent aux origines de la dynastie carolingienne, puisqu’une consolatio refectionis a déjà été offerte aux moines de Prüm dès avant 75219. Nous nous apercevons qu’en 820 les cinquante moines de Cormery avaient l’habitude depuis l’abbatiat d’Alcuin, donc avant 804, d’offrir à la congrégation de Saint-Martin de Tours un repas en son honneur20. En 833 Louis le Pieux rappelle et confirme aux moines de Saint-Denis, qu’outre les grandes fêtes, ils recevront un repas pour l’anniversaire de sa propre naissance et pour celle de Judith, sans oublier les pauvres de la matricule21 et que ce repas sera fourni grâce aux revenus des terres qu’il vient de leur donner. Ceci a donc dû se produire, probablement à la même époque à Corbie où nous venons de voir des commémorations presqu’identiques, en l’honneur du couple impérial et de leur fils. Cette coutume est peut-être d’origine germanique si l’on se fie aux premiers exemples connus : Prüm, Alcuin, un anglo-saxon à Saint-Martin de Tours et Aldric, évêque du Mans, d’origine saxonne pour les clercs de sa ville en 837, le 1^er avril. En effet, il organise cinq repas de fêtes « pour les frères et les chanoines »22 de son clergé urbain et suburbain. Sur ces cinq commémorations, la première concerne l’anniversaire de son ordination.

10Soulignons cependant qu’il est rare que ces fondations de banquets d’anniversaires concernent des membres du clergé. Le hasard de la documentation nous a en effet conservé beaucoup plus de réfectiones, en faveur des membres de la famille royale. Ces initiatives laïques et politiques se multiplient sous le règne de Charles le Chauve. Désormais aux anniversaires précèdent s’ajoute ceux de la naissance et de la mort de l’empereur Louis le Pieux ainsi que de sa deuxième femme Judith. Visiblement Ermengarde, sa première épouse, a été oubliée. En avait-il gardé un si mauvais souvenir ? En revanche Charles le Chauve, s’il fait parfois transférer le repas d’anniversaire de sa naissance à celui de sa future mort, n’a garde d’oublier de faire célébrer par une plena refectio les dates de naissance, de mariage et de mort de sa première femme Irmintrude23. Puis il ajoute, sans crainte de démêlés avec Hincmar24, le jour de la naissance de Richilde, celui de son union avec elle bien qu’elle soit de type concubinaire, les jours de la mort de son grand père Charlemagne, de son aïeule et bisaïeule Hildegarde et Berthe et de la naissance de ses fils Carloman et Louis25. Enfin, il n’eut garde d’oublier l’anniversaire de son sacre à Orléans le 6 juin 84126. Ici nous touchons au désir de sacraliser la royauté. En s’appuyant sur la reconnaissance du ventre des chanoines, des moines et des pauvres qui, chaque année, par l’office liturgique et les prières correspondantes font advenir le salut physique et moral de la dynastie, Charles le Chauve faisait progresser le sentiment de légitimité envers la famille carolingienne, et s’incarner, au sens le plus primitif du mot, la fidélité à son égard.

11C’est pourquoi la pratique continua sous le règne de Louis le Bègue (877-879) qui, lui aussi, fit célébrer par un banquet annuel sa naissance, son onction royale à Reims, sa future mort27, et sans oublier ses frères. Charles le Simple (898-92) reprit la tradition, mais il est très symptomatique de voir les usurpateurs élus, ancêtres des futurs Capétiens, Eudes (888-898) Raoul et Robert (922-936) faire de même28. Eux aussi veulent légitimer leur pouvoir comme si ces ripailles sacrées avaient un mystérieux pouvoir d’agrégation à la puissance divine. Il faut même s’interroger sur l’association des reines Ermentrude, Richilde, lmma et Frérune aux prières des moines. Dans l’esprit de Charles le Chauve et de ses successeurs, les implorations monastiques ont pour but par, l’entremise de la Vierge Marie d’obtenir une progéniture abondante. La reine, mère ou épouse est d’abord une genitrix. Devant cette anxiété sur l’avenir, le roi n’a plus qu’à donner aux congrégations canoniales ou monastiques des arrhes sur les joies du paradis que sont ces banquets sacrés. Et l’hypothèse me vient à l’esprit, que, puisque ces pratiques sont apparues en pays germanique, derrière cette christianisation officielle, il y a comme un lointain rapport de filiation avec les bamboches des confréries et conjurations païennes où le débridement des contraintes (alimentaires ou sexuelles) était un appel à une exaltation de la fécondité (spirituelle ou charnelle).

12Toujours est-il qu’après Charles le Simple, en 927, la dernière mention de constitution d’un repas de fête est l’œuvre de Louis IV d’outremer en 945. Encore concerne-t-elle un abbé et non le roi lui-même29. Nous revenons donc ainsi à notre point de départ, puisque les premières manifestations de cette coutume concernaient des moines. La fin des repas d’anniversaires princiers est peut-être aussi l’acte de décès de toute une conception de la surabondance alimentaire comme mode de joie de vivre.

13Au total, pendant cinq générations de rois et d’empereurs, au moins trois banquets ont été commandés par chacun d’entre eux à des monastères ou à des cathédrales. Prenons en maintenant une vue d’ensemble à l’aide des bases signalées plus haut, c’est-à-dire 63 jours de fêtes religieuses, ou plutôt 64 avec le Mardi Gras. Nous aboutissons alors à un total pour les plus gros monastères de 88 jours avec repas de fêtes, à Saint-Denis, de 79 pour Saint-Germain des Prés, de 73 pour Saint-Médard de Soissons et à Notre-Dame de Paris, première cathédrale qui puisse rivaliser avec ces basiliques royales. Viennent ensuite par ordre de moindre importance, Saint-Martin de Tours avec 71, la cathédrale de Lyon 70. Saint-Amand les Eaux 69, la cathédrale de Mâcon 68, Saint-Aignan d’Orléans et la Sainte Chapelle de Compiègne où les Carolingiens de Francie occidentale ont tenté de promouvoir un véritable culte royal faute de pouvoir disposer d’Aix la Chapelle.

14Nous ne savons pas si ces 87 fondations annuelles de banquets ont duré au delà du X^e siècle. Mais leur aspect cultuel, leur environnement de vigiles et de messes, leur insistance sur la naissance, le mariage et la mort des princes prouvent leur fonction politique précise : obtenir la pérennité. À Saint-Denis et à Saint-Germain-des-Prés, on rappelle par un grand repas l’anniversaire du roi Dagobert et du roi Childebert30, les pères fondateurs d’une autre dynastie à laquelle les Carolingiens veulent se rattacher. De plus cette mystique prandiale du bonheur terrestre comporte une géographie festive très révélatrice. Si je totalise les festins par ville, j’aboutis à une constatation curieuse. Les vieilles capitales mérovingiennes viennent en tête à Paris, à cause des abbayes royales certes, mais aussi Soissons, Mâcon, Reims et Orléans, toutes villes où résidèrent des souverains comme Chilpéric, Gontran, Clotaire et d’autres. Seule Tours n’a pas été une capitale, mais son rôle de palladium de la royauté avec la chapelle saint-Martin suffit amplement à justifier sa place. Enfin, comme le montre la carte la zone des cathédrales et abbayes à banquets commémoratifs ne dépasse pas, au nord Arras et Saint-Amand, à l’est Toul, grâce à la réoccupation temporaire consécutive au Traité de Meersen, au sud Nevers, Mâcon et Lyon, à l’ouest Orléans, Tours et Paris. En somme cela correspond à l’ancienne Burgondie, à l’ancienne Neustrie, avec Reims en plus, mais la future Normandie et les marches de l’ouest en moins. Or économiquement ces régions sont les plus riches ; là est né et s’est développé d’abord le grand domaine bi-parti31. Elles forment les bases de la puissance carolingienne, celles d’ailleurs où Charlemagne avait installé dès 802 des mis si dominici à poste fixe32. Nous retrouvons ainsi une fois de plus les zones de force des rois francs. L’absence totale du midi aquitain, provençal ou italien dans cette répartition confirme l’origine germanique du repas de fête anniversaire. En effet sur les 461 diplômes de Charles le Chauve, 119 concernent le sud de la Loire et le Midi sans contenir une seule mention de refectio. L’introduction d’une telle coutume devait y être impensable.

15Il nous reste maintenant à savoir ce que l’on mangeait durant ces grands banquets en l’honneur des princes ou des abbés. Je n’ai pu trouver de repartitio bonorum pour ces festivités puisque par définition elles sont exceptionnelles ; elles étaient souvent incluses dans le montant général prévu. Néanmoins quelques textes permettent de se faire une idée. Rappelons nous d’abord que Théodemar et le concile d’Aix acceptaient un quatrième plat supplémentaire, le doublement de la ration de vin et la consommation de volailles à Pâques et à Noël33. Dès lors le tableau des rations de fêtes doit être établi de la manière suivante, si la prescription conciliaire est appliquée, en fonction de celui que j’avais déjà dressé lors de mes premières recherches34.

Rations de fêtes dans les monastères par personne et par jour

16Comme on peut le constater, la boisson a doublé et la purée de légumes secs cuits a augmenté d’un quart. Quant à la viande, il est difficile de la calculer. À Saint-Amand, en 847, sont servis aux moines, à Pâques et à Noël, 300 poulets et trois cent œufs à chacune des deux fêtes35. Mais nous ignorons le nombre exact de moines de ce monastère. À Saint-Wandrille, sous l’abbatiat d’Ansegise (822-833) le ramassage des oies grasses, des poulardes, des poulets et des œufs étaient soignement organisé de telle manière que, chaque mois, les moines puissent consommer le dimanche une centaine d’œufs environ et, à Noël et à Pâques, environ cinq cent cinquante volailles diverses et mille trois cents œufs36. Le nombre des membres de la communauté est difficilement connaissable. Il semble qu’il y en ait eu trois cents au milieu du VIII^e siècle mais que ce chiffre soit tombé en 853-854 à soixante-dix37. Prenons deux cent soixante en 829, époque de prospérité avant l’arrivée des Vikings. Cela ferait environ 2 volailles par moine pour deux repas sur trois et cinq œufs. Vu, la petite taille des volatiles domestiques de l’époque cela n’a rien d’impossible.

17Comparons en effet avec Saint-Denis en 86238. À cette époque il est coutumier depuis Hilduin et avant probablement, dans ce monastère particulièrement bien doté, d’attribuer à chaque fête une centaine d’oies, outre les poulets et les poulardes dont le nombre n’est pas précisé mais qui devait être largement supérieur à celui de la première espèce, et, de plus, mille cent œufs. Ceux-ci étaient-ils pour les trois fêtes ? Ou bien pour chacune des trois fêtes, Noël, Pâques et Saint-Denis ? Il semble que la quantité soit prévue pour chaque fête. Si aux cent oies, il faut ajouter au minimum trois cents poulets et poulardes, si ce n’est plus ce qui ferait à Saint-Denis deux volailles par tête, en revanche la question des œufs n’a pas l’air de se poser de la même façon qu’à Saint-Wandrille car ils sont destinés au pétrin, probablement pour faire des pâtisseries. De plus pour arranger les volailles, il est prévu trois porcs gras par fête et même, en plus, deux à Noël et deux à Pâques ! Il ne s’agit point d’une entorse à la règle puisque cette tolérance a été introduite par le concile d’Aix qui précise : « que les frères peuvent prendre un peu de graisse chaque jour dans leur nourriture sauf le vendredi, huit jours avant Noël et quinze jours avant Pâques »39. Étant donné l’équivalence de cinquante porcs pour vingt muids de graisse40 nous pouvons compter 32 g. pour deux volailles ce qui est convenable41. L’acte de 862 prévoyait encore 50 muids d’épeautre pour faire de la bière. N’ayant pu découvrir quelle quantité d’épeautre était nécessaire pour fabriquer de la bière, je n’ai pu trouver la ration versée ces jours là aux moines. Mais de toute façon, la boisson devait ainsi dépasser largement les 3 litres ! N’oublions pas enfin les deux charretées de miel qui totalisaient seize muids (1 523 legs) pour chacune des trois fêtes. La quantité est ici tellement énorme qu’il faut supposer qu’il était utilisé pour fabriquer de l’hydromel. Mais là encore combien fallait-il de miel fermenté pour obtenir un litre de cette boisson ? Je ne sais pas. Et, pour terminer, cinq muids du froment le plus pur étaient réservés à la fabrication de la poletita soit 374 kg de farine fine, probablement là encore pour la confection d’un certain type de pâtisserie qui nous est inconnue.

18Les repas de fête à Saint-Denis étaient donc particulièrement copieux, savoureux et bien arrosés. Ils étaient même accompagnés de cadeaux appelés charités que les frères faisaient au père abbé à raison de six livres d’argent pour les trois fêtes. Et les jours de maigre arrivaient des bords de la Somme des plies (ou carrelets) des haddocks ou, plus exactement, des lieus et des anguilles. Mais il se peut aussi qu’on les ait servi aux grandes fêtes.

19En effet il nous reste une dernière série de repas à examiner destinée cette fois-ci aux chanoines, prêtres et clercs de la cité du Mans et de sa banlieue. Comme nous l’avons vu, l’évêque Aldric en 837 mit sur pied cinq repas commémoratifs par an. Cette fois-ci, vu l’absence d’interdiction de viande chez les clercs séculiers ou réguliers, l’ordonnance des repas va être légèrement différente. Elle inclut des poissons et des viandes de mouton, de porc, mais jamais de bœuf, ce dont on peut s’étonner. La boisson comporte du vin le meilleur mais aussi toute une série de rafraîchissement à base de vins diversement aromatisés ou mélangés. Il n’est plus du tout question de bière. Nous sommes dans un pays de vignoble où l’influence germanique a peu pénétré.

20Pour établir le tableau qui suit en fonction des deux diplômes d’Aldric, j’ai essayé de prendre le régime minimal possible de ces repas de fêtes. J’ai utilisé comme poids spécifique du froment, 1.5, des légumes secs, 1.2, du fromage, 1.6 et pour les bêtes sur pied j’ai considéré que pour un mouton de 40 kg il restait 25 kg de viande, pour un porc de 80 kg, 50 kg de viande et un porcelet de 10 kg, 6 kg de viande42. Presqu’à chaque fois Aldric prévoit 6 muids de froment, quatre muids du vin le meilleur et un muid de potio.

Provisions totales par jour de fête au Mans en 837

21Convertissons alors ces quantités de pain et de vin en fonction des normes fixées par le concile d’Aix, soit 4 livres de pain par chanoine et quatre à cinq livres de vin43. Nous aboutissons à un nouveau tableau des rations journalières de fête parfaitement plausible puisqu’il nous fait supposer la présence au Mans de 166 chanoines, clercs, prêtres et autres moines, urbains et suburbains. En effet l’examen des signe au bas des deux diplômes prouve que vingt et un chanoines desservaient le groupe épiscopal44. Par conséquent pour les treize autres sanctuaires, il restait 145 clercs soit en gros une douzaine par édifice sacré. Le chiffre de 166 est donc possible car certains monastères devaient avoir plus de douze moines45.

Rations journalières de fête par personne au Mans en 837

22Plusieurs remarques doivent être faites. Je constate qu’à chaque fois que j’ai divisé ces masses globales de ravitaillement par le poids de la livre carolingienne de 409 grammes, je suis tombé pile sans aucun reste ni même une décimale46. Les rations de pain sont celles des jours ordinaires, sauf pour les pauvres. Quant à la boisson, elle correspond exactement aux cinq livres fixées par le concile d’Aix pour chaque jour mais avec l’aspect festif particulier que constitue la potio laquelle n’a rien de médical mais doit probablement sa signification actuelle au fait qu’elle était au Moyen Âge un composé de vin et d’épices, ces dernières entrant dans la fabrication des médicaments47. Or il est très difficile de savoir en quoi consiste le 21 juin celle qui est appelée alixona, le 17 septembre celle qui est qualifiée de « meilleure », le 21 décembre celle qui a pour nom finniculus et surtout le 22 décembre le costus qui est théoriquement une épice. Il est probable que ce sont des vins de mauvaise qualité parfumés avec des herbes cultivées dans les jardins, comme le conseille le capitulaire de villis, l’alixona, le finniculum, le fenouil, le costus, la menthe, la silvia, la sauge48. De toute façon, chacun des clercs du Mans buvait ainsi 2 lit. 450 de boisson au cours de ces journées de fête, et même 31it. 636 le 17 septembre !

23Il est probable que le vin utilisé pour ces potions n’était pas le meilleur. Sa moindre qualité permettait de le mélanger avec des produits dont le parfum évacuait la saveur inférieure. À Corbie en effet pour les laïcs, le vin pur était réservé aux très grandes fêtes, huit fois sur trente49. Au Mans on précise toujours que le vin de fête est le meilleur. Au 17 septembre, juste avant les vendanges, on liquide, c’est le cas de le dire, le vin de l’année précédente, probablement sûri, sous forme de potion, ce qui donne alors à cette fête un aspect de beuverie peu commune avec plus de trois litres et demi de boisson. À Corbie le vin pur était distribué aux moines probablement selon les mêmes proportions légales, à raison d’une fois pendant 156 jours par an, et de trois fois par jour à Noël, Pâques, et la Pentecôte, deux fois seulement à la Saint-Étienne, à la Saint-Jean, à l’Épiphanie, à la Purification de la Vierge, aux Saints-Philippe-et-Jacques, à la Saint-Pierre, au jeudi Saint, pendant toute la semaine de Pâques et la fin de l’Ascension50. Ceci nous permet de mieux comprendre l’importance liturgique de ces fêtes. La gradation dans les quantités et les qualités était donc soigneusement calculée et visait à concrétiser l’allégresse en fonction d’une théologie où le Christ était au sommet, la Vierge et les Apôtres aux premiers rangs, les autres saints, les clercs et les laïcs de rang princier venant en fin de cortège.

24Si nous tentons de connaître les rations de vin ailleurs dans d’autres établissements ecclésiastiques, l’impression se dégage que la quantité de quatre à cinq « livres » de vin est aussi nettement accordée. Ainsi à Soissons les vingt-cinq clercs qui desservent le monastère des moniales se voient attribuer pour toute l’année 250 muids de vin, soit pour 17000 l., environ 11860 par jour et par personne. Mais en réalité les prêtres reçoivent à peine 11215 par jour, les diacres 01. 816 et les sous-diacres 01. 40951. La prescription initiale devait en fait être la seule réellement pratiquée et les quatre livres souvent dépassées52.

25De même que la boisson, la quantité de viande est très importante. Pour les clercs du Mans, elle atteint son maximum en juin avec plus d’un kilo par personne et par jour et, en septembre et novembre, largement plus d’une livre. La « maigreur » du poisson en décembre est compensée par un important plat de légumes secs et un gros morceau de fromage, lequel est supérieur au moins de trois fois à la quantité ordinaire. La présence du poisson en décembre s’explique probablement par le fait que nous sommes dans le deuxième Carême, celui de l’Avent. Spécifions cependant que, pour ces deux repas Aldric précisait que celui de l’anniversaire de son ordination qui tombait le 22 décembre devait être anticipé d’un jour, le 21, avant la fête de la dédicace de la cathédrale. Ainsi deux banquets identiques se succédaient pendant quarante huit heures de suite avant Noël. On ne peut qu’admirer une telle capacité d’absorption et s’inquiéter des résultats. Chacun aura remarqué en effet que, pour Aldric, les quarante pauvres doivent toujours prendre leur repas aux cinq fêtes fixées et qu’il concède comme un pis-aller « pour le cas où une quelconque nécessité serait apparue », le don d’une quantité de nourriture équivalente à 41 jours de fête, sauf pour le pain, à un seul chanoine qui assurera ainsi le service commémoratif quand même. Il ne s’agit donc pas de vivre pour manger mais, et l’on voudra bien m’excuser de cette mauvaise paraphrase de Molière, de manger pour faire vivre éternellement le donateur et ses œuvres.

26Ceci dit, il est temps de comparer les valeurs caloriques de ces énormes repas avec ceux des jours ordinaires. Je rappelle les principes utilisables en ce domaine : 240 calories pour 100 g de pain bis ou noir, 65 pour le vin et 46 pour la bière, 470 calories pour la viande de porc, 300 pour celle du porcelet, 170 pour celle du mouton, 300 pour le miel et 800 pour la graisse, 330 calories pour 100 g de poulet et 56 calories par œuf53.

27Le tableau nous amène donc à des constatations qui peuvent paraître ahurissantes mais qui n’en sont pas moins logiques. Malgré le caractère incomplet des rubriques de certains lieux comme Saint-Germain-des-Prés et Soissons où manque la volaille, malgré la quantité inconnue du poisson au Mans les 21 et 22 décembre, bref, malgré toutes ces lacunes d’une documentation difficile à interpréter, en moyenne moines, chanoines et laïcs peuvent consommer en un jour de fête des rations alimentaires proches des 8000 calories et atteignant fort probablement plus souvent 9000 calories. Seules les moniales de Soissons ont moins, mais nous savons que cela vient de leur moindre capacité d’ingestion, tandis que le chanoine « de remplacement » et les pauvres sont visiblement négligés. Or, bien que j’ai « serré » les chiffres au plus près et « diminué » le poids de la livre en la ramenant de 437 à 409 grammes, tout en restant ainsi dans les normes légales fixées par les conciles carolingiens et la réforme des poids et mesures, il n’en demeure pas moins que ces chiffres sont toujours étonnants. Admettons une fois de plus que ces données soient des prévisions surévaluées par les économes et les « coutres » des monastères et communautés canoniales d’environ 30 % pour faire face au gaspillage. Il n’en demeure pas moins que l’idéal diététique du XX^e siècle est dépassé des deux tiers. Quant aux repas de fêtes carolingiennes, ils sont, face aux rations ordinaires du temps, supérieurs de 30 %. Nous vérifions donc ce que j’avais signalé au début : la nourriture a augmenté d’un quart à un tiers et la boisson de moitié. Ceci confirme mes recherches précédentes et prouve que l’époque carolingienne, était caractérisée par un régime et un idéal alimentaires constitutifs d’une mentalité originale et issus d’une prospérité soudaine.

28Passons par conséquent sur le déséquilibre de ces rations de fête qui ne fait qu’accentuer celui des jours ordinaires et tentons maintenant de prendre une vue d’ensemble de ce phénomène alimentaire festif. L’augmentation des rations monastiques et donc canoniales, est allée de pair à l’époque carolingienne avec celle du nombre de jours de fêtes. Passer d’une soixantaine de jours de fête à plus du double est la preuve que ces manifestations étaient matériellement possibles grâce à la production agricole et quelles étaient particulièrement appréciées. Si bien que 365 jours de l’année, environ un quart à deux cinquièmes du temps liturgique était consacré à ces banquets. De plus, la dynastie carolingienne s’empara de cette pratique et fit créer 87 repas commémoratifs en son honneur et surtout dans le but de perpétuer son pouvoir et son souvenir. Et nous avons remarqué que ses fondations concernaient exclusivement la Francie et la Bourgogne, pays prospères, pays ouverts à l’influence germanique, et, surtout, centres de gravité du pouvoir de Charlemagne, Louis le Pieux et Charles le Chauve. Ainsi tout est mêlé : la prospérité économique pousse à bien manger et à célébrer le bonheur de vivre par ces gigantesques bamboches. Le prince, ou l’abbé, ou l’évêque donne la joie au corps charnel et implore en échange la continuation de cette prospérité, son transfert dans le corps politique, religieux et spirituel. Par cette alchimie gastrique pieuse tout doit se transformer en bonheur terrestre en même temps qu’en allégresse jubilatoire. Jamais la liturgie n’a été ainsi mise au service des appétits les plus prosaïques, et la piété n’a su se glisser ainsi dans les entrailles des fidèles. Aldric en témoigne : « Que tout ce qui a été récolté ou acquis largement dans la dite villa et dont je viens de préciser plus haut que cela devait être accordé aux susdites fêtes avec art et juste artifice, que tout cela, dis-je, profite à l’utilité commune des susdits frères et contribue à augmenter leurs repas de fête et qu’aucune des victuailles de la dite villa ne soit enlevé ou diminué par quelqu’un, afin qu’ils puissent remplir le service du Dieu tout puissant de plus en plus, et qu’ils puissent se réjouir humblement à prier pour la perpétuité de l’empire de notre seigneur et maître le très pieux empereur Louis, pour le salut de son épouse, de sa progéniture, et pour la victoire de sa très invincible armée »54. Tout se tient, comme on le voit, et à l’exemple de la prolixité verbeuse de l’évêque, plus on mange plus on prie. La spiritualité festive carolingienne n’avait donc rien de désincarné. Elle était le produit des succès économiques, religieux et politiques des fondateurs Charles Martel, Charlemagne, enfin Louis-le-Pieux sous le règne duquel eut lieu cette prise de conscience.

29Cette phase ne dura guère. Comme je l’ai fait remarquer les donations pour repas de fêtes diminuent brusquement après la mort de Charles le Chauve en 877 : 27 pendant 67 ans, au lieu de 67 pour 44 ans. Visiblement la générosité de ces fondations n’est plus possible. Les dons sont moins précis. Parfois ils sont réduits au vin. Bref, justifications religieuses et habitudes alimentaires changèrent au cours du X^e siècle. Un coutumier monastique inédit concerne Saint-Benoît-sur-Loire en 1002. Il ne parle guère des jours de fête, peut-être parce qu’il est inachevé. Après avoir fait allusion à la livre étalon de saint Benoît dont « le modèle est conservé à Paris », l’auteur précise que cette livre « comprend deux cercles, et dans l’espace entre ces deux cercles sont inscrites les lettres suivantes : ceci est le pain de saint Benoît, et on y trouve au centre l’image du vénérable père. En effet le cercle extérieur est le modèle le plus sûr pour les frères abstinents. Ces lettres n’ont jamais été rognées ni corrompues et ni au déjeûner, ni au dîner on ne peut obtenir cette petite partie pourtant minime qui peut être détachée d’un quart et qui reste des trois quarts. Cependant les dimanches ils se restaurent plus largement sous l’effet de la bonté de l’abbé »55. De toute évidence les écarts du IX^e siècle ont été rognés et diminués car il n’est même pas fait allusion à la quatrième purée dont parlait Théodémar56. La réforme clunisienne a dû passer par là.

Rations caloriques des repas de fête des moines, chanoines et laïcs

30Pour ceux qui n’auraient pas été convaincus et qui, comme moi, auraient été taraudés par le ver rongeur du doute tout au long de cet itinéraire gastronomique carolingien, j’apporte enfin comme dernière preuve pour déchirer définitivement l’impression de fantasmagorie qu’auraient pu créer ces chiffres, le témoignage des pères du concile de Latran en 1059. Intrigués par les prescriptions alimentaires du concile d’Aix de 816, ils répliquent : « Considérant ce chapitre57 selon lequel chaque personne reçoit chaque jour quatre livres de pain et six de vin, le saint concile des évêques s’exclama que cette décision devait être retirée de l’institution canoniale car elle n’invite pas à la tempérance chrétienne, mais à la crapulerie des Cyclopes et qu’elle ne porte aucun respect des hommes et que cette dépense avait été décidée bien plus pour des maris que pour des chanoines, pour des femmes mères de famille que pour des moniales... Aussi certains affirmèrent-ils que ce chapitre avait été interpolé par les clercs de Reims, d’autres qu’il était vraisemblable que cela caractérisait bien les Gaulois dont on connaissait la voracité depuis Sulpice Sévère et bien d’autres choses »58. Texte édifiant s’il en est et qui prouve que l’ascétisme du XI^e siècle ne comprend plus l’idéal alimentaire et festif de l’époque carolingienne. Pour les uns cette prescription était un faux et pour d’autres une tare propre aux Gaulois du IV^e siècle. Mais le fait que l’on considérât que ces rations étaient à la rigueur normales pour les hommes et les femmes mariés prouve qu’elles avaient été largement et réellement consommées au bon temps des Charlemagne et des Louis le Pieux, « extrêmement pieux » comme le disait Aldric...