La destinée des biens de saint Rémi durant le Haut Moyen Âge

1Depuis qu’en 1895, Bruno Krusch dans un article retentissant du Neues Archiv a déclaré fausses la forme courte et la forme longue du testament de saint Rémi1, la recherche historique sur les documents rémois a été complètement paralysée. Pourtant Reims est une ville privilégiée par l’abondante production de ses auteurs, en particulier aux IX^e et X^e siècles, Hincmar et Flodoard2. Par suite de cette condamnation il était devenu impossible de savoir ce qu’étaient devenus les terres et les biens que les archevêques carolingiens prétendaient tenir en héritage du prestigieux auteur de la christianisation du royaume des Francs. Tout n’était que légendes et falsifications. Mais voici que messieurs Jones, Grierson et Crook viennent de prouver en 1957 l’authenticité de la forme courte du testament de saint Rémi3 et que les thèses de Jean Devisse sur Hincmar4 et de Pierre Desportes sur Reims ont paru avec de nouveaux points de vue en 1975 et 1979. Désormais il est possible de ré-envisager de nouveau ces questions si l’on désire faire une histoire des domaines agricoles légués par saint Rémi à ses héritiers et en particulier à l’église de Reims. Que sont-ils devenus ? Quelle était leur origine ? Connurent-ils des changements dans leurs exploitations ? Telles sont les trois questions auxquelles je voudrais tenter d’apporter ici un début de réponse.

2Au vu de l’état actuel des recherches scientifiques nous disposons actuellement de six textes sûrs. Ce sont la forme courte du testament de saint Rémi antérieure à 5335, un diplôme de restitution de terres fait par Charles le Chauve le 1^er Octobre 8456, la vie de saint Rémi écrite par Hincmar après 8777 et les œuvres de Flodoard qui s’échelonnent entre 919 et 966 pour les Annales et 952 pour l’histoire de l’église de Reims8. N’oublions pas enfin le polyptyque de Saint-Rémy de Reims rédigé en plusieurs phases, notamment sous l’impulsion d’Hincmar en 861, ou bien entre 845 et 882, à l’exception de certains paragraphes9.

Fig. 1. Plan général des domaines personnels de saint Rémi qui peuvent être repérés par reconstitution des terroirs anciens

3Mais la forme longue du testament de saint Rémi que nous donne Flodoard10 reste toujours d’une authenticité douteuse. Si personne l’attribue en totalité au VI^e siècle, l’opinion commune y voit une série d’interpolations carolingiennes et post-carolingiennes truffant la forme courte. J’ai longtemps moi-même partagé cette opinion, mais les arguments de Jean Devisse ont ébranlé ma conviction. En effet, il remarque fort justement que personne n’a contesté l’authenticité du diplôme de Charles le Chauve de 845 restituant « à la cathédrale Sainte Marie de Reims et à l’abbaye saint-Rémi » les domaines d’Épernay, Œuilly et Cormicy, après consultation de ses fidèles tant laïcs qu’ecclésiastiques et « au vu du testament de saint Rémi »11. La lettre de l’évêque Pardule à Hincmar cite aussi Épernay et Cormicy parmi les biens appartenant, sans aucun doute à l’église de Reims12. Les biens restitués figurant dans le grand testament ont donc incontestablement appartenu à Reims et en 845 cette évidence ne pouvait être niée. Quant à la forme longue elle-même, elle comporte des expressions comme celle de pervasores ecclesiarum qui est visiblement du VI^e siècle et propre au vocabulaire de Julien Pomère, l’un des théoriciens de la défense des biens d’Église à cette époque. Et Jean Devisse de conclure qu’il ne s’agit pas d’un défaut délibéré, mais à tout le moins d’un constat d’évidence sur les propriétés de l’église de Reims. Un catalogue précis de ces terres existait au IX^e siècle. Peut-être est-ce lui qui aurait été mis sous le nom de Rémi au XI^e siècle.

4Effectivement nous manquons de manuscrits anciens de l’œuvre de Flodoard. Mais puisque la forme longue existait avant lui, il n’aurait pu mieux faire, lui ou ses successeurs, que de l’interpoler. En ce cas-là, seule une étude du vocabulaire et de la chronologie permet de détecter les différentes couches de rédaction. Certains mots sont nettement propres à l’époque mérovingienne ; en particulier ceux concernant les institutions de charité, ptochium, diaconia, xenodochion (lignes 8,105-110 et 142) et martyria, sont alors courants en Occident et en Orient13. Les mots caractéristiques de l’époque carolingienne seraient plutôt matricule, hospitium et crypta14. De même l’expression de titulus pour désigner le patron d’une paroisse est typiquement paléochrétienne15. La mention des cinq mille livres d’argent nécessaires à l’achat du domaine d’Épernay (ligne 45) n’a rien d’anachronique puisque Jean Lafaurie a montré que la monnaie d’argent eut cours dans le royaume mérovingien jusqu’au milieu du VI^e siècle16. L’allusion (1.31) à la noix nécessaire pour enduire les amphores vinaires serait plus caractéristique des temps post-romains. En revanche le mélange des termes évêque et archevêque, pour désigner le titulaire du siège de Reims, fait pressentir l’interpolation. Le second mot ne peut être que la preuve que les phrases où il se trouve sont d’époque carolingienne, tout autant que les allusions à fonction royale et aux empereurs. De même episcopium est propre au IX^e siècle. Le vocabulaire mérovingien emploie res ecclesiasticae. Il faut prendre avec une certaine méfiance la phrase concernant les biens situés tam citra quam ultra Rhenum (1.31) car s’il est possible que le roi Thierri ait lancé deux opérations en Thuringe, l’une avant 525 et l’autre avant 532, aurait-il eu assez de temps et de pouvoir pour léguer des terres à Rémi en ces régions avant la mort de ce dernier vers 533 ?17 Il est fort probable que ce tam citra quam ultra fut ajouté pour justifier la propriété des terres thuringiennes de Reims qui n’est attestée qu’en 884, même si elles étaient contemporaines de la conquête de la région par le roi Clotaire I^er. De même si Clovis a pu certainement accorder des biens à Reims en Aquitaine où la conquête demeura incontestée après 507, il est plus difficile, étant donné la réoccupation de la Septimanie après 511 par les Wisigoths jusqu’au Rhône, de croire qu’il ait eu matériellement le temps, en moins de trois ans, de procéder à des donations du même genre. Cela est possible mais non certain, et le mot Septimania peut très bien avoir été ajouté à celui d’Aquitania, à la suite de dons ou de restitutions carolingiennes18. Telle quelle la forme longue du testament présente au moins trois couches de rédaction : mérovingienne, carolingienne et sûrement post-flodoardienne. Une bonne partie des arguments de Bruno Krusch doit donc être remise en question. Le problème ne se pose plus en termes de faux, mais de genèse d’un document sans cesse réécrit.

5N’oublions pas, par ailleurs, que rien ne s’oppose en droit romain à la réfection d’un testament, chaque nouvelle rédaction annulant la précédente si elle l’inclut. Or Rémi affirme dans la forme longue avoir procédé à deux rédactions antérieures à la dernière, l’une postérieure de quatorze ans à la première, l’autre de sept ans à la deuxième. Ici aucune illégalité n’a été commise19. En ce cas étant donné la longévité de Rémi, né en 438, la forme courte daterait de 512, écrite à l’âge de soixante quatorze ans et destinée principalement à ses héritiers ; une deuxième inconnue, aurait été rédigée en 526 à l’âge de quatre vingt huit ans, et enfin la dernière, en 533, au seuil de ses quatre vingt quinze ans20 ! Quoiqu’il en soit de ce « jubilaire » étonnant, il importe surtout de voir quelles furent les interpolations pratiquées sur un fond original, mais une telle enquête nous ferait sortir de notre recherche. Retenons simplement de tout ceci qu’en 845 à l’époque d’Hincmar la forme longue du testament de Rémi existait déjà et qu’elle portait mention de biens fonciers issus, selon la tradition, des dons de l’évêque du même nom. La présence d’un vocabulaire typique des débuts de l’époque mérovingienne invite à considérer cette tradition avec une certaine faveur sous bénéfice d’inventaire. Si certaines terres incluses dans la forme longue ne viennent pas de saint Rémi, elles sont en tout cas des propriétés rémoises mérovingiennes.

6Ceci dit et en attendant une plus ample démonstration, nous pouvons maintenant chercher ce que sont devenus les domaines familiaux de ce grand propriétaire d’origine sénatoriale qu’était Rémi. Il nous est forcément difficile de connaître le sort des terres léguées aux membres de sa famille, Aetius, Hilaria et Agathimer. Vailly sur Aisne, Cerny-en-Laonnois, Taizy, Vendresse et Troyon, enfin Paissy ne réapparaissent point dans notre documentation. N’en concluons pas que cela vient du fait qu’ils sont uniquement cités dans la forme courte. N’oublions pas qu’ils sont inclus dans la forme longue et qu’ils n’ont jamais été l’objet d’une réclamation par Hincmar, pourtant expert en la matière. Cette disparition est tout simplement due à la présence d’héritiers laïcs, qui les ont gardés et transmis à leur famille. Ces domaines sortent du champ de notre documentation devenue exclusivement cléricale au IX^e siècle. Sur le terrain, toutes ces terres anciennes sont reconnaissables à proximité des voies romaines Reims-Soissons et Soissons-Laon. Seul, peut-être le domaine de Talpusciacus (Taizy) pourrait être reconnu dans le Taisy voisin de Château-Porcien qui appartient à l’église de Reims au IX^e siècle21. Abandonnons par conséquent cette direction de recherches, faute de documents laïcs.

7Regardons plutôt les domaines légués en Porcien et ailleurs à l’église de Reims. Non précisés dans la forme courte, ils sont abondamment cités dans la forme longue et même certains sont décrits dans le polyptyque de Saint-Rémy de Reims. On pourra trouver curieux que des terres léguées à une cathédrale se retrouvent dans le patrimoine d’une abbaye suburbaine. Ceci n’a rien d’étonnant. À Cambrai l’évêque administre indistinctement les biens de Notre-Dame et ceux d’une abbaye hors-les-murs, Saint Rémi22. Il en fut de même à Reims jusqu’à l’épiscopat de Hincmar. La séparation des deux menses ne fut complète qu’en 94523. Une gestion commune ne pouvait aboutir qu’au mélange des biens. Il est donc normal que certains domaines légués par Rémi à Notre-Dame puissent se retrouver au IX^e siècle dans la dotation foncière de saint-Rémi.

8Ceci dit, essayons de repérer les terres rémigiennes léguées, en nous appuyant sur la vie de saint Rémi et la forme longue. En une première précision, ou incise, comme on voudra, sont nommés comme étant situés en Porcien, Thugny, Balhan, Pargny et Vaculiatum24 Étant donné les frontières du pagus en question et la citation de Thugny dans la Vita, nous pouvons considérer comme plausible une succession de terres le long de l’Aisne en aval du fisc royal d’Attigny : Thugny, Pargny et Balhan, cette dernière donation étant la plus vaste25. L’habitude de grouper dans les documents les terres en fonction de leur voisinage géographique est ici vérifiée. Nous sommes en bordure de la plaine champenoise, sur des terroirs de contact, des rives du fleuve au revers de la Champagne sèche.

9Continuons à suivre du doigt les mentions de domaines de la forme longue du testament recoupées par la vie de saint Rémi. Un autre groupe apparaît situé dans le rémois proprement dit : Celtus, dont il nous est indiqué dans la Vita quil est voisin de Bazancourt, ne peut être que Saulx-Saint-Remy26 auquel il faut ajouter Houdilcourt. L’ensemble atteint la superficie totale de 3876 ha27. Avec Bazancourt et Saint-Étienne-sur-Suippe, autres domaines faisant partie des terres de l’évêché rémois au IX^e siècle et même probablement aux siècles précédents, nous aboutissons à un latifundium de 6009 hectares d’un seul morceau28. Ces domaines sont traversés par la voie romaine Reims-Cologne, qui passait de même entre Pargny et Taizy.

10Puis le scribe revient au pagus du Porcien avec deux toponymes passe-partout Vicus et Villaris qu’il faut identifier avec Viel-Saint-Remy et Villers-le-Tourneur, comme dépendance, toujours situés sur la même voie romaine qui paraît être le fil d’Ariane du rédacteur. Il est difficile de connaître la superficie de l’ensemble car un troisième domaine dont le nom a été omis s’y ajoutait. Au total, il devait faire au minimum 3591 hectares, chiffre sous-estimé, à mon avis. Ajoutons y, toujours situé dans le Porcien, Villaris qui correspond à Villers-devant-le-Thour qui avoisine 2920 hectares et qui se trouve dans une région de transition29.

11Laissons d’autres domaines qui nous éloignent des terres patrimoniales de saint Rémi et revenons près de Reims. D’autres précisions de la forme longue du testament nous apprennent que Cormicy, restituée en 845, et Hermonville, autre terre héritée, doivent être affectées à l’entretien de quarante veuves et à la matricule de Sainte-Marie30. Or, ces deux domaines sont contigus. Ils ont des contours réguliers, bordent la plaine champenoise tout en recouvrant une partie de la cuesta. Avec leurs 6154 hectares31 ils ressemblent aux grands domaines antiques méridionaux. Ils sont traversés complètement en leur milieu par la voie Reims-Saint-Quentin. Ils touchent au domaine de Berny-Rivière. De même les domaines autour de Sacy, avec leurs 1878 hectares, s’adossent à la Montagne de Reims, leur forme encore plus allongée étant en direction de la plaine32.

12Au total, en négligeant les vingt et un autres toponymes mentionnés dans la forme longue du testament, nous aboutissons à détecter au minimum six grands ensembles de terres attribuables à l’héritage rémigien. Ce choix est dicté d’un côté par la documentation et la difficulté d’identification des toponymes, de l’autre côté par les questions que nous nous posons sur l’origine de ces domaines. Ces propriétés qui appartiennent à l’église de Reims durant la deuxième moitié du IX^e siècle sont-elles toutes d’origine antique ? Viennent-elles toutes de l’héritage de saint Rémi ?

Fig. 2. Domaines de Cormicy et Hermonville.

13À la première question, ma réponse est affirmative dans quatre cas sur six : S aulx-Saint-Rémy, Villers, Cormicy, Hermonville et Sacy. A la seconde, elle l’est aussi pour quatre cas sur six : Saulx-Saint-Rémi, Viel-Saint-Rémi, Villers et Sacy. Pour ces quatre derniers la permanence du patronage du premier missionnaire des Francs devrait suffire. Mais d’autres arguments plus convaincants peuvent être tirés de l’étude de la carte et de la photographie aérienne.

14Une étude fort convaincante de ces deux types de représentation du sol au vingt-cinq millième a déjà été réalisée pour la région rémoise dans un récent numéro de la Revue du Nord33. Mais elle n’est pas complète et donne la restitution des différentes cadastrations qui ont été surimposées. Elle ne concerne pas les zones où se trouvent les domaines familiaux de Rémi. J’ai donc repris avec la même méthode les documents cartographiques concernant les six groupes de villae. Des cadastrations romaines diverses sont alors apparues, à l’image de celles que j’avais découvertes entre la Canche et l’Authie34. Elles se devinent faiblement à Thugny et Balhan et paraissent désarticulées à Villers-devant-le-Thour. En revanche, elles se chevauchent les unes les autres dans le grand bloc constitué en plaine champenoise par S aulx-Saint-Rémy, Saint-Étienne sur Suippe et Bazancourt. Comme le montre la carte n° 3 il est possible d’en repérer au moins trois, dont l’une appuyée sur la voie romaine Reims-Cologne. Elles sont très nettes et régulières pour Saulx-Saint-Rémy, Houdilcourt et même Avançon quelque soit le domaine auquel il faille rattacher ce dernier lieu35. Les carrés de cent vingt pieds romains, soit sept cent dix mètres, se succèdent régulièrement, souvent par multiple de deux ou par sous-multiple. Une grille de carrés étalonnés de cette manière permet de retrouver ces correspondances sans même qu’il soit nécessaire de reconstituer artificiellement la trame générale du cadastrage. Malgré les difficultés de correction entre cartes et photographies aériennes, et entre les photographies aériennes qui se recoupent mal, on peut s’apercevoir que ces centuriations ne sont pas toutes solidaires du réseau routier. Les gauchissements des tracés atteignant moins de cinq degrés n’ont pas été considérés comme d’éventuelles cadastrations. Quand ils dépassent cinq degrés, j’ai considéré que nous avions affaire à un autre tracé ou bien à une réfection. Mais il demeure très délicat de vouloir dresser la chronologie de ces différents réseaux et d’y reconnaître une reconstruction après une phase d’abandon ou de destruction. Seules des fouilles archéologiques dans ces vilae gallo-romaines pourraient nous renseigner, en repérant les couches d’incendie, sur leur chronologie mutuelle.

Fig. 3. Le cadastre de Sault-Saint-Rémi est nettement reconstituable, mais il n’est pas exclusif d’autres cadastrations à l’extérieur de ce domaine, lesquelles sont probablement postérieures

15À Villers-devant-le-Thour les traces de centuriation sont floues et éparses, mais on peut douter de leur présence. À Cormicy et Hermonville deux d’entre elles apparaissent nettement et peut-être même une troisième (cf. carte n^o 2). Elles s’effacent dès qu'elles sont proches des rives marécageuses de l’Aisne ou bien du revers de cuesta où les vignobles les ont complètement fait disparaître. De même enfin autour de Sacy nous retrouvons deux parcellaires orientés différemment sur plus de cinq degrés tout en se recoupant dans la plaine. Pour rester bref, l’expérience pourrait être étendue à d’autres domaines mentionnés par le polyptyque de Saint-Rémy tels que Beine, Saint-Hilaire-le-Petit, Baconnes, Courtisols etc. À chaque fois nous retrouverions les mêmes réseaux de cadastration d’origine romaine. De plus l’étude des micro-toponymes et de la couverture végétale révèle la même opposition que dans l’agriculture antique entre le saltus inculte ou boisé et l’ager découvert en rase campagne.

16Ici le saltus est quelque peu particulier. Sauf à Villers-devant-le-Thour où de véritables bois repoussèrent ; ailleurs, il est surtout composé de bouleaux et de saules actionnant les fonds humides. Ceci explique que les scribes aient mal rendu en latin les noms de lieux ne sachant si le mot prononcé « soi » désignait soit les saules (salices) et le saltus qui donne sault avec amuïssement du t. La présence de nombreux toponymes orthographiés encore aujourd’hui Saulx ou Sault montre l’importance de ce type de paysage naturel. Quant à l’ager, la fixité des limites cadastrales était telle qu’elle occasionnait de nombreux conflits de bornage avec les paysans. Ils frappèrent tellement les mémoires que la vie de saint Rémi nous en rapporte au moins deux36. Ceci ne peut être qu’une preuve supplémentaire des pratiques antiques de ce fils de sénateur qui a voulu maintenir les éléments de la prospérité agricole qu’avaient connue ses parents à la fin du IV^e siècle et au début du V^e siècle.

17Ainsi l’étude des terroirs et du parcellaire confirme l’origine antique des domaines attribués à saint Rémi par la forme longue de son testament et détenus par l’église de Reims au IX^e siècle. Nous pouvons au moins affirmer que quatre groupes de villae sur six remontent à l’Empire romain tardif. Même si, en attendant que l’étude critique et le décorticage de ce document soient terminés, je concède que quelques uns de ces domaines aient été abusivement imputés à l’héritage de saint Rémi (concession que l’on ne peut absolument pas faire pour Saulx-Saint-Rémy), néanmoins nous pouvons tenir pour certaine la continuité de ces terroirs depuis les derniers empereurs romains jusqu’aux empereurs carolingiens. Ils n’ont pas bougé et ont gardé leur configuration antique externe et interne.

Fig. 4. Ici le cadastre restitué coupe la voie romaine.

18Il nous reste à rechercher maintenant si cette continuité fut tout aussi nette pour la mise en valeur du sol et le peuplement. Ici la réponse est beaucoup plus difficile et le résultat de mes recherches beaucoup plus aléatoire. La rédaction par étapes du polyptyque de Saint-Rémy permet cependant quelque recensement des structures des domaines et de leur population.

19Pratiquement le détail ne nous est donné que pour Viel-Saint-Rémy, Villers et Saulx-Saint-Rémy. Partout le système du grand domaine classique carolingien avec réserves et tenures a été installé à une date inconnue. Alors que Rémi avait légué à ses héritiers quarante sept esclaves et trente quatre affranchis, preuve d’un système mi-partie libre, mi-partie esclavagiste, pour l’exploitation de ses terres personnelles, nous constatons qu’à Viel-Saint-Rémy le pourcentage total du personnel servile est de 8,18 %, à Villers de 7,73 % et à S aulx-Saint-Rémy de 4,08 %. Nous sommes dans une structure sociale déjà différente, encore que proche de celle de l’Antiquité tardive. En effet au IV^e siècle à Tralles en Asie Mineure le taux était de un à huit. À Hermopolis en Égypte, il était de un à douze sur les terres publiques. Il dépassait rarement 10 à 12 % du total des travailleurs agricoles37. Le nombre des esclaves sur les grands domaines rémois d’origine antique a donc quelque peu diminué à l’époque carolingienne par rapport au régime de l’Empire tardif.

20Nous sommes donc dans un autre système d’exploitation. Mais lorsque j’ai cherché à savoir comment s’inscrit sur le terrain la nouvelle structure, j’ai été très surpris. À Viel-Saint-Rémy une organisation curieuse prévaut ; deux réserves, 33 manses libres et 37 manses serviles. Reliques de l’ancien système ? Survivance d’un temps sans corvée où existaient plusieurs manses seigneuriaux ? Il est impossible de préciser38. À Villers existait un manse seigneurial, 27 manses libres et demi, 17 manses serviles et toute une série de terres cultivées « à l’extérieur » (sous-entendu du système domanial) par cent huit foreuses, étrangers en majeure partie libres. L’organisation domaniale de Villers n’englobe que les trois quarts de la population ! Ceci ne peut être que la preuve de son implantation récente39. À Saulx-Saint-Rémy la réserve est située à Houdilcourt. Quarante cinq manses libres et demi et trente deux manses serviles et demi lui sont rattachés. Là encore figurent soixante trois forenses40. Si la réserve occupait effectivement tout le territoire de Houdilcourt, cela nous ferait 1130 hectares sur un total de 3876 avec les dépendances, soit un pourcentage de 29 % de la superficie de la villa. Mais, je ne suis pas sûr que ses dix neuf champs et quatre près aient occupé toute cette surface. En fait le manse dominical devait être encore plus petit et ne couvrir qu’une partie du terroir de Houdilcourt41. La même incertitude apparaît avec Sacy dont la réserve était cette fois-ci sûrement située à Ville-Domange (villa dominica). Ses trois cent quarante hectares font par rapport au total du grand domaine, un pourcentage qui devait être proche du précédent, de 18,1 %. Peut-être pourrions-nous accepter alors ces délimitations qui ont marqué le paysage rémois dans ces deux derniers cas.

21Il est encore plus difficile de chercher à préciser les manses et la densité des habitants. En effet les domaines satellites d’une villa ne dépendent jamais en totalité du domaine principal. Il s’agit très souvent de pièces de terres situées dans un terroir proche. À Villers-le-Tourneur, dépendant de Viel-Saint-Rémy, trois personnes seulement lui sont rattachées. De même, à Roisy, six habitants sont attachés à Saulx-Saint-Rémy, deux seulement pour Aire et neuf pour Avançon ! Il est impossible que des terres aussi riches et aussi vastes aient été aussi peu habitées. Dans ces conditions, il faut bien constater que nous ne sommes pas en possession de tous les chiffres nécessaires pour calculer la surface moyenne de chaque manse, puisque déjà il est impossible d’atteindre celle de la réserve42.

22De même pour la population, je ne peux proposer qu’avec une infinie part d’incertitude pour Viel-Saint-Rémi avec ses dépendances, environ 37 habitants au kilomètre carré, pour Villers avec ses dépendances un peu plus de treize habitants au kilomètre carré et enfin à Saulx-Saint-Rémy, toujours avec les dépendances, aux alentours de vingt-cinq habitants au kilomètre carré43. Les densités les plus basses correspondent aux terroirs dotés de bois et d’un important saltus. Viel-Saint-Rémy fait exception parce que ce viens important situé sur une route devait normalement attirer une plus forte population. Si nous retirons les dépendances, les taux de densité montent en effet pour cette agglomération à 50, et pour les deux autres domaines à 24 et 45. En somme on pourrait avancer que là où le saltus est important une population clairsemée d’une quinzaine d’habitants au kilomètre carré caractériserait ces terres exploitées au stade de la chasse et de la cueillette, tandis que les centres cultivés et l’ager proprement dit, voués aux céréales, porteraient une moyenne de plus de 35 habitants au kilomètre carré. À titre de comparaison, signalons qu’avant 1900, époque d’apogée démographique de nos campagnes où le sol inculte était en fait réduit aux terres incultivables, la densité kilométrique pour ces trois domaines dans leurs limites carolingiennes atteignait quarante habitants44. Mais je souligne bien que ces densités ne sont pas comparables, puisque vers 845 nous avions affaire soit à des zones vides soit à des terres occupées de manière lâche, soit à des champs et des villages surpeuplés. Au XIX^e siècle les campagnes rémoises étaient peuplées à leur maximum d’occupation possible. Au IX^e siècle les domaines champenois de Saint-Rémy connaissaient un peuplement relativement fort identique et parfois même supérieur aux 35 habitants au kilomètre carré des manses parisiens de Saint-Germain-des-Prés45. En agriculture naturelle avec forte jachère bi-annuelle, une densité de trente habitants au kilomètre carré est acceptée par tous les géographes. Or, ici, nous savons qu’existait l’assolement triennal et qu’on utilisait du fumier46. Par conséquent vingt-quatre, quarante-six et cinquante habitants au km² sont des taux d’occupation de l’ager acceptables pour l’époque carolingienne. Ils prouvent que des progrès considérables ont été obtenus dans la culture des terres par rapport à l’antiquité classique puisque Columelle estimait, au Ier siècle A.D., qu’au minimum seize travailleurs au kilomètre carré étaient nécessaires pour mettre une terre en valeur47. Ce doublement prouve que l’époque carolingienne a connu de réels progrès grâce à plusieurs nouveautés. Au chasement des esclaves, elle a ajouté la systématisation de la réserve et des manses, l’augmentation du nombre des affranchis et dépendants, enfin de meilleures techniques de mise en valeur : assolement triennal et fumure.

23La méthode pourrait être généralisée et même étendue à toutes les terres décrites dans les notices I à IX et XIV à XXIV du polyptyque qui datent de la même époque48. Et nous constaterions, si nous pouvions surmonter les aléas des délimitations foncières, des résultats à peu près identiques. Mais là encore nous sortirions de notre sujet : destinée des domaines légués par saint Rémi ou ses successeurs mérovingiens à l’église de Reims. Nous les retrouvons en effet dans la liste des cens inscrits au polyptyque qui date de la première moitié du XI^e siècle, tels que Thugny, Bazancourt, Saulx-Saint-Rémy, Hermonville et Sacy49. De même le privilège d’Eugène II daté de 1145 nous permet encore d’en reconnaître. Il est certain que passée la tourmente de la fin du IX^e siècle, ces terres, si vigoureusement défendues par Hincmar, ont retrouvé leur légitime propriétaire comme le prouvent les œuvres de Flodoard. Le tableau chronologique et méthodologique de Françoise Poirier-Coutansais le démontre amplement50. Mais pendant les X^e et XI^e siècles ces domaines ne paraissent guère avoir évolué. En dehors de Villers qui s’est considérablement agrandi aux dépens des bois et des domaines adossés à la montagne de Reims qui ont vu leurs paysans rogner faiblement la couverture forestière, il est extrêmement difficile de repérer sur la carte au vingt-cinq-millième des micro-toponymes indiquant à Viel-Saint-Rémy, des tentatives de défrichement. Rien n’a bougé. La conquête du sol avait déjà été achevée à l’époque carolingienne, puisque la friche, sauf à Villers-devant-le-Thour, n’avait même pas recouvert les cadastrations comme entre la Canche et l’Authie51. Par conséquent le conservatisme clérical et la fixation précoce par écrit des redevances ne durent permettre qu’une longue survie du régime domanial classique carolingien allant jusqu’à l’étiolement en plein cœur du Moyen Âge classique.

24En somme cette étude sur le destin des terres familiales de Rémi données à l’église de Reims n’aura répondu à notre attente que partiellement. L’analyse des formes courte et longue du testament de Rémi, faite conjointement avec celle de sa vie par Hincmar et le polyptyque de l’abbaye de Saint-Rémy, pousse à considérer ce texte sans cesse réécrit comme doté d’un fond certainement antérieur à 845. L’absence d’anachronisme et la présence d’interpolations invitent à considérer certains domaines comme, sinon à coup sûr légués par Rémi, du moins mérovingiens. L’étude de la carte et de la topographie aérienne aident à reconnaître une antiquité certaine aux terres que la Vita nous déclare avoir appartenu au saint, en particulier celles où eurent lieu des conflits de bornage. Aussi suis-je à peu près sûr que Saulx-Saint-Rémy vient de notre évêque. Pour les autres, Viel-Saint-Rémy et Villers, les probabilités sont très fortes, faibles en revanche pour Cormicy, Hermonville et Sacy. De toute façon ces éléments de réponse nous permettent de nous convaincre de la richesse foncière des grandes familles sénatoriales gallo-romaines de la fin de l’Empire romain tardif52. En revanche cette étude a l’avantage de prouver indubitablement, grâce aux cadastrations marquant ce domaine, l’incontestable continuité des exploitations agricoles entre l’Antiquité et le Haut Moyen Âge. Cette continuité des terroirs ne signifie pas continuité du possesseur et absence de changement dans l’exploitation. Les combats pour garder la propriété de ces terres expliquent la rédaction de la forme longue du testament. L’étude du polyptyque de l’abbaye Saint-Rémy révèle qu’une grande innovation a eu lieu, peut-être à la fin du VIII^e siècle, l’introduction du régime domanial classique carolingien, avec une seule réserve et plusieurs tenures. Encore ne le fut-il qu’incomplètement comme le prouve la présence de ces mystérieux foreuses, extérieurs au système. L’esclavage y diminue. La population, en revanche, augmente sur ces terres anciennement cultivées et bien mises en valeur. Aussi la plaine de Champagne est-elle une région très peuplée pour l’époque, peut-être même plus que le Bassin Parisien. Mais au total, l’impression demeure qu’à l’exception de Villers-devant-le-Thour, tout était joué dès le V^e siècle. Il ne restait plus de sol à conquérir à l’inverse des terres voisines du Cambrésis demeurées longtemps vides53. Une seule solution s’imposait : la meilleure mise en valeur. Avant les grands défrichements, l’économie agraire carolingienne est l’aboutissement des ultimes progrès humains et techniques possibles sur la dernière lancée du grand domaine antique. Au fond Rémi, sans oublier ses successeurs, par le soin avec lequel il surveilla et légua ses terres familiales a donné l’exemple à suivre. Là aussi, comme pour le christianisme, il a su, en véritable père spirituel du Royaume des Francs, transmettre les traditions agraires romaines.