« Épinglé par un regard, papillon fixé sur un bouchon, il est nu.
Tout le monde peut le voir et lui cracher dessus.
Le regard des adultes est un pouvoir constituant
Qui l'a transformé en nature constituée. »
Sartre, 1952

1Le cadre institutionnel où chacun vit une des premières évaluations de ses performances est l'école et la place de la scolarité comme expérience fondatrice est forte (Belhoste, 2002). Le lien, désormais connu de tous, entre échec scolaire et difficulté d'insertion professionnelle, la perte de confiance dans les effets positifs pour l'emploi d'une formation trop courte ou non aboutie potentialisent les effets des verdicts d'évaluation scolaire. Le substrat moral présent dans les appréciations s'y ajoute pour donner une forte prégnance au jugement professoral (Merle, 1996). Ce dernier contribue à construire l'image que les élèves ont d'eux-mêmes et que les parents ont de leurs enfants. En cela, entre autres facteurs, il prépare leur orientation et leur place sur le marché du travail, aidé par la hiérarchisation des établissements et des filières qui concrétise une segmentation, souvent géographique, du marché de la formation initiale. De plus, une distribution inégale de la confiance selon les effets conjugués de l'origine sociale des élèves et des établissements qu'ils fréquentent apparaît dans les appréciations des élèves (Mathey-Pierre, 1985).

2La volonté d'éclairer ces liens entre évaluation et confiance a conduit à aborder la construction de la trajectoire scolaire des élèves « en difficulté » rencontrés dans le cadre de recherches successives1 comme autant d'« affaires » dans lesquelles les jugements et appréciations portés par les différents adultes qui entourent ces jeunes pèsent très lourdement. Ces enfants qualifiés amicalement de « chieurs flamboyants ! » par un professeur, sont également vus comme « fichus » par d'autres. Les mots participent alors de la création d'avenirs inégaux. La comparaison des jugements portés sur ces jeunes en situation limite fait apparaître de façon exacerbée les différents positionnements des professionnels qui les entourent et permet de saisir les diverses formes d'évaluation qui y sont liées.

3Cette étude de trajectoire repose sur les entretiens menés avec et autour de Norman D., jeune homme né en 1987, habitant la banlieue Nord d'une ville importante de Loire-Atlantique. Une vingtaine de personnes de son entourage scolaire et familial ont été interviewées à son propos. Son dossier scolaire a été consulté. Norman a été choisi comme exemplaire d'un processus d'étiquetage social et scolaire parmi un échantillon de jeunes élèves « décrocheurs ». Il s'est trouvé inscrit dans différentes configurations éducatives alliant des caractéristiques locales diverses de territoires, d'institutions de formation (établissements et dispositifs) et de professionnels. Après les avoir décrites, nous verrons comment Norman y a été diversement évalué et apprécié. Ceci nous amènera à discerner deux grands types d'évaluation ayant des logiques et des effets différents. D'une part, une évaluation-verdict, fermée sur des constats, qui fige la personne étiquetée et justifie le désengagement des professionnels, renvoyant à l'élève la responsabilité de son échec. D'autre part, une évaluation ouverte, qui fait crédit, permet d'évaluer sans juger (Cardinet, 1988) et s'appuie davantage sur une pédagogie de la confiance (Mathey-Pierre, 1997). L'élève se construit alors avec l'engagement des professionnels. Nous verrons les risques que ces évaluations font courir aux différents protagonistes et les facteurs qui facilitent ou non un processus de confiance. Nous montrerons comment, selon leur fonction sociale, les institutions portent en elles des formes d'évaluation particulière qui comportent des risques spécifiques selon qu'elles relèvent du registre du verdict ou de la confiance2, le premier d'entre eux étant de contribuer à la construction d'individus scolairement disqualifiés.

Les configurations éducatives et leurs modes d'évaluation : les dispositifs et les professionnels

4Au long de son itinéraire, Norman a bénéficié de plusieurs dispositifs de formation ; nous nous attarderons ici sur deux collèges, le dispositif « Changer et progresser » (CP) du collège A, destiné aux élèves « décrocheurs », la maison familiale rurale (MFR), son entreprise de stage, la maison de quartier et sa famille aidée par son éducateur d'aide éducative en milieu ouvert. Cet entourage multiple3 rencontré dans différents contextes, institués ou non, a porté sur lui des appréciations ou jugements d'ordres divers selon des modes d'évaluation spécifiques.

5Dans le cadre scolaire, les résultats et appréciations sont consignés dans les bulletins trimestriels et discutés dans les conseils de classe. Norman est également jugé à plusieurs reprises en conseil de discipline ressenties comme très pénibles par son père et lui :

« ... Vous voyez dix-huit personnes qui vous regardent, vous avez une table là, vous êtes là… les condamnés sont là. Ce n'est pas un condamné, c'est les condamnés, j'avais l'impression de passer à la place de mon fils ! », dit son père.

6D'après les professionnels et les familles rencontrés, l'image du collège A est mauvaise. Malgré une politique de sectorisation stricte, le personnel note les stratégies d'évitement d'une partie de la population du secteur ; les fuites vers l'enseignement privé sont nombreuses. Certaines années, aucun élève de CM2 d'un quartier pavillonnaire voisin ne se présente à l'entrée en sixième. Au sein du collège, Norman conjugue une situation en classe ordinaire et le dispositif CP, destiné aux élèves « décrocheurs » et fondé sur l'idée que tous les élèves peuvent réussir. Fruit d'une collaboration entre le collège et une association de prévention spécialisée du quartier, ce dispositif a un double objectif, pédagogique et éducatif. Un contrat sur l'année est signé avec les familles « qui se trouvaient elles aussi dos au mu », dit un éducateur. À trois reprises, les enfants vivent une semaine en internat, avec des éducateurs, dans un centre où les enseignants viennent faire cours, donc avec un fort taux d'encadrement. L'assistante sociale et la CPE du collège participent au dispositif. C'est une réponse au fait que « Ici, vu qu'il y a une majorité d'élèves en difficulté, on ne peut pas faire l'impasse dessus ! ».

7Le mode d'évaluation fait une grande part à la concertation : discussions entre les différents acteurs et, chaque soir, avec les élèves. L'intention est de leur permettre de prendre conscience de leur capacité et de leur progression dans un cadre éducatif, pensé par les professionnels, mais sur lequel ils sont invités à donner leur avis. Comme le dit un éducateur :

« On avait pris l'option de ne pas faire marcher la machine à exclusion ; s'il y avait sanction, on les envisageait ensemble et avec les parents. »

8Grâce à son secteur de recrutement, le collège B a une meilleure réputation mais la volonté de mieux répondre aux problèmes des élèves « décrocheurs » n'est pas présente, comme le dit l'assistante sociale dont l'emploi du temps est partagé entre les deux collèges :

« Ici, un élève qui est en difficulté, je peux vous dire qu'il rame ! On ne s'occupe pas de lui, il est en minorité de toute façon ! Les autres y arrivent ! Il reste avec ses problèmes ! En général, c'est les parents qui par derrière viennent donner des cours particuliers ou du soutien, ce sont eux qui vont se charger de la difficulté ! Pas l'école ! »

9L'établissement est également critiqué par le père de Norman et son éducateur. Il a un taux de réussite du niveau des collèges « d'élite » de centre-ville mais il est en perte d'effectifs. De ce fait, un certain nombre d'élèves en difficulté y ont été inscrits. La nouvelle politique académique qui répartit dans tous les établissements de la ville les élèves renvoyés des différents établissements scolaires a également contribué à cette évolution.

10Le cadre scolaire de la maison familiale rurale est différent ainsi que son mode d'évaluation. Développant une formation en alternance de type intégratif (Chartier, 1992), les MFR ont un cadre pédagogique très structuré : il repose sur un lien fort entre l'équipe enseignante, les parents, les entreprises de stage et le suivi en internat. La classe où se trouve N. est une CPA (classe de préparation à l'apprentissage) de vingt élèves dont le directeur dit qu'elle est à la fois... :

« ... la plus dure et la plus attachante : on a la chance d'avoir les enfants à quinze ans, âge où une action pédagogique est encore possible ».

11Malgré la difficulté à trouver des maîtres de stage, Norman a obtenu une place dans un restaurant du centre-ville pour préparer son CAP de cuisine. Il est donc entouré par sa tutrice, son père, son patron et sa femme, le directeur de la MFR et les enseignants. Un contact privilégié des tuteurs avec les élèves dont ils assurent le suivi s'ajoute à l'évaluation scolaire traditionnelle ; comme le dit la tutrice de Norman, qui est également sa professeur d'histoire et géographie :

« Lorsqu'il y a un problème, on discute avec le jeune, il n'y a pas de mur entre eux et nous. On est formateurs et même moniteurs, on est là pour les encadrer et pas uniquement pour leur faire un cours. C'est tout à fait différent du collège, chacun se retrouve avec eux pour quatorze veillées dans l'année. »

12Elle se rend sur les lieux de stage, y rencontre le père de Norman et son maître d'apprentissage « pour faire le point ». Cette évaluation en concertation n'empêche pas Norman d'être exclu deux fois de suite pour une semaine, la première en raison d’un problème de drogue, la seconde en raison de son comportement :

« On ne peut pas laisser un jeune qui ne fait rien, qui se fait remarquer en cours sans le punir. On veut que les jeunes respectent les règles », dit sa tutrice.

13À la maison de quartier, Norman participe au comité de rédaction du journal ; il y est reconnu ainsi que son travail. Son entente avec les différents animateurs est manifeste. L'évaluation ne fait pas partie des pratiques de l'association dont l'objectif est de promouvoir les habitants du quartier. Les jugements émis dans ce contexte sont donc non institués comme ceux de ses parents et de son éducateur.

14Les problèmes de santé de sa mère, les relations tendues au sein de son double cadre familial n'ont pas permis à Norman de bénéficier d'un cadre éducatif structurant. Devant cette situation, l'assistante sociale du collège convoque l'enfant et les parents dépassés et essaie de trouver la meilleure solution. Le père a ainsi la garde de son fils aidé par un éducateur AEMO4 qui accompagne Norman dans sa scolarité.

15Selon les lieux, apparaissent différents Norman : qualifié de Docteur Jekyll et Mr Hyde par le principal-adjoint du collège A, son éducateur dit de lui qu’il est « une énigme ». L'analyse comparative des entretiens des uns et des autres confirme l'existence de ces comportements contrastés de Norman : fils de sa mère, fils de son père, élève, futur travailleur, dans l'emploi probable ou dans l'emploi rêvé, comportements produits en interaction avec des dispositifs, des personnes et des rapports institués divers.

Un processus d'étiquetage scolaire

Les appréciations portées sur Norman

16L’étiquetage précoce en réponse au malaise suscité par le comportement de certains élèves fait partie des réponses inadéquates du système éducatif (Rist, 1997). Ainsi, se construisent des images d'élève transgresseur quelquefois dès la petite enfance. C'est apparemment ce qui s'est passé pour Norman. Ses difficultés sont anciennes. Dès 4 ans, en maternelle, il est confronté, selon son père, à une directrice « raciste », finalement « déplacée » à la demande des parents d'élèves, qui n’aimait pas « les petits Français blonds aux yeux bleus » et il se montre, dès ce moment, réticent à aller à l’école.

17La lecture des bulletins scolaires de sixième et de cinquième illustre ce que son père appelle « la déchéance d'école » de Norman. S'il obtient presque toujours la moyenne en histoire et géographie, en EPS et en mathématiques, ses notes en français sont toujours extrêmement faibles. Dans quasiment toutes les matières, ses résultats chutent aux second et troisième trimestres pour arriver au plus bas niveau au second trimestre de sa seconde cinquième, dans le collège B, ce qui peut se comprendre par le fait qu'il soit « passé en cinquième, faute d'autre solution », comme le note le principal du collège A. Les appréciations contenues dans ses bulletins scolaires suivent le même mouvement que les notes : si certains enseignants (trois enseignants sur dix) regrettent, plus nettement en sixième, « ses capacités ignorées » ; si le principal en fin de premier trimestre conclut : « Il faut retrouver les bonnes dispositions du début d'année. », exprimant ainsi une attente à son égard au second trimestre de cinquième, seul le professeur d'éducation physique et sportive écrit : « Quel gâchis, compte tenu des possibilités de N. ! » Les termes de « bon travail », « convenable » finissent par disparaître à ce moment-là, tandis que ceux qui expriment un travail insuffisant, irrégulier, les lacunes, le refus du travail scolaire augmentent pour arriver à « perd son temps », « catastrophique, attitude inadmissible ». Les problèmes de comportement sont de plus en plus fréquemment signalés. Le « refus d'écrire » apparaît en fin de sixième pour augmenter en cinquième alors qu'au premier trimestre de sixième, sa moyenne était déjà de 3,5 en français.

18La liste des renvois et actes reprochés est longue. Ses problèmes de comportement ont entraîné quatre exclusions dans l'année de sixième : il aurait craché, levé une jupe, se serait bagarré, aurait déchiré puis perdu son carnet scolaire. « Il a fini par être pris en grippe. Il ne veut pas comprendre le système et répond facilement. », dit son père, déjà appelé à plusieurs reprises dès l'école primaire pour divers manquements à la discipline. Il fait d'ailleurs une comptabilité des actes reprochés à son fils : en sixième, N. aurait été vingt-sept fois dans le bureau du directeur, il a en moyenne dix retards par trimestre.

19Dans ces divers cadres scolaires, il est perçu comme un perturbateur qui met en difficulté les enseignants par des interventions intempestives et des attitudes ne correspondant pas aux normes et aux attentes scolaires. Celles-ci peuvent être interprétées comme anormalité flagrante ou appel au secours violent :

« Norman, il lui est arrivé de faire le chien pendant les cours, il se mettait à quatre pattes entre les rangs et il aboyait ! »

20Au collège B, les charges retenues contre Norman sont toujours un comportement mobile, agité : il se lève en pleine classe, se met à parler, à siffler, il entraîne les autres. Mais il est repéré également par ses problèmes familiaux qu'avec « trop de franchise » selon lui, son père explique au principal. Il l'est aussi en tant qu'ancien élève du collège A « qui a très mauvaise presse et pour son comportement propre5 :

« Un élève comme ça qui arrive au collège B ! Ah Mon Dieu ! Je peux vous dire qu'ils ne savent pas faire avec ces élèves-là. Ils tombent des nues ! Il y a des comportements qui les laissent complètement sans voix ! Donc quand il dit qu'il est étiqueté ! Oui, ce n'est pas étonnant. Parce que c'est vrai qu'il dénote par rapport aux autres élèves ! », dit l'assistante sociale. Son père « a la sensation qu'on ne veut pas d'un emmerdeur ; la société est comme çà actuellement. Comme il était catalogué emmerdeur dans les autres écoles, on le laisse emmerdeur, point ! ».

21Mais l'interrogation sur « son intelligence hors du commun » est également partagée par la plupart de ses formateurs. D'après un test psychométrique passé au collège, il a un quotient intellectuel très au dessus du niveau moyen des jeunes de son âge et « inattendu par rapport à son comportement », dit un enseignant. Surdoué ou déséquilibré ? Chaque année scolaire, certains enseignants, désarmés, se posent la question mais ni éclairage spécialisé ni étayage par l'institution ne leur permettent de trouver des réponses adéquates.

22Les évaluations relevant du constat sont également manifestes dans les appréciations portées par les éducateurs présents dans le dispositif CP du collège A ; elles rejoignent celles des professeurs. Après deux premiers stages relativement calmes, un des éducateurs présent durant le troisième stage dit :

« Je ne veux pas les faire passer pour des bêtes humaines mais ils étaient durs, avec des comportements agressifs… »

23Selon lui, Norman faisait partie des quatre leaders qui n'avaient...

« ...aucun respect des autres ni d'eux-mêmes, un langage incroyable, aucun repère dans le temps, des jeunes livrés à eux-mêmes, déstructurés au plus haut point, vraiment inquiétants ».

24De plus, regrouper des jeunes présentant des difficultés de comportement et d'apprentissage dans un même lieu de vie n'a fait qu'augmenter « absentéisme, fugues, décrochage scolaire ».

25Intermédiaires entre le jugement normatif et une attitude compréhensive, les analyses des travailleurs sociaux résument « le cas social Norman » : l'assistante sociale, qui fait partie du dispositif CP, note l'aspect problématique de sa conduite pour lui-même et pour les enseignants :

« Remarqué très vite par les enseignants à cause de son comportement irrationnel et inadapté durant les cours... Il rend sa présence insupportable et ne cesse de se faire renvoyer… Ce comportement ne permet aucun apprentissage… Norman s'isole de plus en plus dans un fonctionnement incohérent. »

26Elle conclut sur une demande d'aide éducative conjointe des deux parents qu'elle a suscitée. Son éducateur, nommé à la suite de cette demande, analyse certaines attitudes de Norman qui...

« ... n'a pas les attitudes classiques d'un enfant en difficulté. Il se crée des challenges et les réussit mais est quelquefois parasité par un vécu trop envahissant… Il a un comportement assez inquiétant de pitre, de clown un peu fou, qui interroge. Il peut avoir une réflexion très pertinente mais son attitude est du type : quand je voudrais, je m'y mettrai et je réussirai ! ».

27Il note l’effet du quartier où vit sa mère, cité d’habitat social proche du collège A. Selon lui, le comportement de Norman se rapproche de l’image du caïd, qui se justifie par la protection qu'elle lui donne dans son quartier.

Les risques encourus par chacun dans l'évaluation-verdict

28La plupart de ces jugements, appréciations, apparaissent comme des constats, des verdicts sans solution. Divers risques sont alors courus par chacun :

Le risque des procès réciproques

29Atteintes par ce qu'elles considèrent comme un manque de respect à leur égard, les personnes évaluées et leur entourage peuvent réagir par l'accusation. Ainsi, à titre d'exemple, le père de Norman, en réponse à l'étiquetage précoce de son fils, fait le procès de tous. Celui de son fils et de sa femme... :

« Au premier trimestre de sixième, il était archinul en français, il ne faisait plus rien, rien, rien. Et il a été récompensé par sa mère ! C'est une bêtise ! 

30... et surtout celui du système éducatif où... :

« ... chaque enfant est catalogué… C'est une erreur de l'école de juger l'enfant tout petit ».

31Il s'identifie à son fils :

« L'école se fout de la gueule de mon fils, elle se fout de ma gueule aussi. »

32Déçu de ne pas être pris en compte... :

« Le collège A, c'était nul ! Ils ne respectaient même pas les parents !... »

33... il a renoncé à faire partie de l'association de parents d'élèves :

« Je ne suis pas là pour défendre les erreurs de l'académie. »

34À propos du dispositif CP, il critique cette « erreur de casting » qui a consisté à regrouper dans un même stage, des « délinquants » qui, selon lui, ont influencé son fils. Son opinion sur le collège B n'est pas meilleure, au contraire :

« Le collège B, c'était nul, ils ne respectent pas les élèves, Norman n'a pas été bienvenu. Il était catalogué. »

35Il se sent en situation de dominé : « Nous, on ne nous comprend pas, on est des petits ! »

36Ses reproches s'étendent à l'aide sociale à l'enfance : il doit régulièrement renouveler le mandat de l'éducateur et, chaque fois, il a affaire à une personne différente à qui il doit raconter son histoire. Ces griefs des uns aux autres touchent également le corps enseignant où des clivages apparaissent sur la façon de traiter les difficultés des élèves.

La désespérance professionnelle et l'abandon des élèves en difficulté

37Si l'attitude des élèves et de leurs parents vis-à-vis du système éducatif a évolué avec le développement du consumérisme (Ballion, 1982), les critères traditionnels du jugement professoral, eux, n'ont que peu changé. S'ils étaient acceptés il y a quelques dizaines d'années et s'ils le sont encore dans certains établissements, ces jugements sont largement bousculés dans d'autres, en particulier dans les établissements « de la périphérie » (Van Zanten, 2001). Mais les codes structurant le jugement professoral résistent bien malgré la crise des institutions (Dubet, 2002). Les attentes réciproques répondent à une image unique du « bon élève », « discipliné, actif, original et singulier », destiné aux classes préparatoires, et du « bon prof » « ferme, efficace et compréhensif ». « L'école attend des élèves qu'ils se conduisent comme des élèves, qu'ils se rangent et écoutent, qu'ils aient une vie réglée par les exercices et le travail. » Ces rôles traditionnels dirigent toujours les appréciations portées dans un cadre scolaire et la force d'un habitus scolaire y apparaît, « l’inconscient d'école » à l'origine des critères de classements des élèves (Bourdieu, 2003) où l'idéologie du don est toujours largement présente et apparaît en termes de potentiel, d'aptitude, d'absence de réciprocité, également. Il s'agit toujours, pour l'élève, de ne pas décevoir le professeur et de comprendre sa logique et non l'inverse (Mathey-Pierre, 1985). Cette inertie concerne également les particularités de la situation des élèves dans la classe. Sous l'apparence d'une égalité formelle, une différenciation très forte des conditions d'apprentissage persiste, les élèves les moins bien classés se trouvant placés dans les moins bonnes conditions (Broccolichi, 1995).

38Dans un établissement ghettoïsé, une tension existe alors entre, d'une part, une pratique compréhensive vis-à-vis d’enfants comme Norman et, d'autre part, l'inconscient d'école qui conduit les professionnels à une évaluation-verdict, ce qui rend difficile l'exercice du métier et peut amener à la désespérance. En effet, face aux comportements désarçonnants de ce jeune, les professionnels émettent des jugements de valeur parfois exacerbés, développant certaines rigidités comme défenses. Ceci leur évite une remise en cause de leurs pratiques qui serait coûteuse en temps et en énergie et les allége de l'éventuelle culpabilité qu'ils pourraient avoir devant leur incapacité à remplir une mission très difficile dans le cadre d'une classe ordinaire.

Le risque d'un effet-Pygmalion négatif

39Norman, lui, dit qu’il n’a jamais aimé l’école, qu’il ne veut pas écrire et reconnaît qu’il est prêt à faire des bêtises pour assumer l’étiquette « d’élève qui fait des conneries » qu’on lui a « plaquée » depuis qu’il est petit : « Dans ma tête, je me suis dit : “Ben s’ils le disent, autant qu’ils le disent pas pour rien !” » Il se dit lui-même « dissipé », bien qu'en maison familiale rurale, « il se soit calmé ».

40Il illustre parfaitement ainsi « l'effet Pygmalion » dont Gide, dans l'Immoraliste, décrit en une phrase le processus : « Ne comprenez-vous pas que notre regard développe, exagère en chacun le point sur lequel il s'attache ? Et que nous le faisons devenir ce que nous prétendons qu'il est. » (Thélot, 2001) Ainsi, « la personne devient la chose qu'on a dit qu'elle était »6. Les étiquettes changeant profondément la définition de soi, pour l'élève lui-même, les risques sont alors la dévalorisation de soi, l'exclusion sociale, voire, pour certains et dans certains lieux, la délinquance.

41Pourtant, élève hors norme mais connaissant les normes, Norman affirme un désir de réussite notamment par le fait qu’il ait déploré, au moment du parcours individualisé en cinquième, de ne pas retourner en classe, comme convenu au départ, pour, comme il le dit, « avoir un certain niveau intellectuel ». Mais, d'une certaine façon, Norman a été abandonné ou tout au moins incompris par l'école. Sa vision du monde éducatif est négative. Selon lui, les professeurs sont « des chèvres, des moutons de panurge qui s'imitent les uns les autres et ne donnent pas envie d’apprendre et les élèves, des chacals », car très violents entre eux, « ils ne se font pas de cadeaux ! ». Il évoque ainsi un monde de lutte où l’autre n'attend rien de vous en dehors de quelques exceptions.

42Mais si les constatations de l'entourage de N. se rejoignent, reconnaissant qu'il « posait quand même de sacrés problèmes », des positionnements différents apparaissent dans la formulation des appréciations exprimant des postures de professionnels plus ou moins tournées vers une démarche d'abandon ou d'engagement (Quéré, 2001). Ainsi, les problèmes de comportement et de manque de travail, soulevés au même moment de la scolarité de Norman, sont exprimés de façon différente selon les enseignants et les moyennes obtenues dans chaque matière. Les jugements varient de la formulation la plus sévère... :

« Élève au comportement dangereux, qu'il faut sans cesse surveiller et dont l'attitude empêche vingt-trois élèves de travailler : il faut prendre conscience des réalités. »

43... à des constats sans espoir... :

« Résultats insuffisants, réelle dégradation de l'attitude et du travail qui ne permet plus de travailler sérieusement. »

44... en passant par des manifestations de grande confiance :

« Assez bien. N. est capable du meilleur. Alors on attend des efforts constants ; progresser, progresser, progresser… Ne te contente pas de résultats satisfaisants, sois ambitieux », professeur de français animant l'atelier-théâtre et participante au dispositif CP.

45Ainsi, devant la difficulté d'enseigner, certains enseignants ou groupes de professionnels réagissent par posture personnelle et/ou par nécessité, pour survivre, et inventent de nouveaux dispositifs, fondés sur une attitude de confiance répétée à l'égard des élèves, ce qui apparaît d'emblée dans leurs appréciations. C'est ce que Norman a rencontré à plusieurs occasions.

Situations de confiance et engagement : antidotes à l'étiquetage scolaire ?

46Comment Norman a-t-il réussi à continuer son processus de formation ? Sans doute, grâce aux nombreuses personnes qui, autour de lui, constituaient autant de ressources par leur professionnalité7, leur attention et leur confiance en son avenir. Selon sa situation, chacune d'entre elles lui a accordé une forme de confiance dominante, non exclusive d'autres. Nous verrons ainsi successivement la confiance par nécessité des enseignants et travailleurs sociaux du dispositif CP – accompagnée chez certains d'une posture professionnelle et/ou militante –, la compréhension confiante à la maison familiale rurale, la confiance instituée dans l'association de quartier, toutes accompagnées par la confiance engagée de son père et de son éducateur.

Dans le cadre scolaire, la confiance par nécessité et/ou par posture professionnelle ou militante

47Les professionnels impliqués dans le dispositif CP sont professeurs ou travailleurs sociaux. Ce dispositif est créé pour répondre au développement de la délinquance dans le quartier. La réponse est de donner la possibilité aux élèves « décrocheurs » d'expérimenter la réussite, de se mobiliser sur le travail scolaire seul et sans aide. Cette démarche s'appuie sur la confiance8 dans la mesure où, d'une certaine façon, elle renonce au pouvoir de contraindre mais aussi de protéger et d'agir à la place de l'élève pour faire crédit à ses capacités d'autonomie :

« Ce dispositif part de l'idée que chaque élève a un potentiel réel qui lui permet de développer une attitude de recherche nécessaire à l'apprentissage. Il s'oppose à la posture fréquente : “C'est un cas, celui-là, on n'en tirera jamais rien” et demande une attitude de confiance : “Tu peux y arriver, j'ai confiance en toi, je t'ai fourni tous les éléments pour avancer.” »

48Mais de par leur statut9 et leurs habitus professionnels, professeurs et éducateurs font d'emblée une place différente à la confiance dans l'évaluation des élèves (même si leur positionnement personnel entre également en jeu). Si un travail en confiance est un des ressorts de la pratique des éducateurs : « Dans notre boulot, on ne stigmatise pas. », ce n'est pas nécessairement le cas pour les enseignants. Comme le dit un éducateur du dispositif :

« Pour certains, enseigner, c'est seulement transmettre un savoir, si les élèves suivent tant mieux, le reste ne les regarde pas. Un enseignant peut sortir de ZEP ! Mais un éducateur, s'il n'y croit plus, il quitte la prévention ! »

49C'est devant la difficulté de leur tâche quotidienne que certains professeurs ont participé au dispositif :

« ... Simplement parce qu'ils veulent survivre, échapper à la dépression… Il a eu un rôle thérapeutique pour eux comme pour les élèves. »

50Ils ont donc fait confiance par « nécessité d'enseigner autrement et de sortir de la complainte », dit l'un d'entre eux.

51Le résultat obtenu a entraîné ces professionnels à poursuivre l'expérience :

« Tous ces jeunes étaient au collège le matin suivant le stage, alors que ça faisait des mois qu'ils n'y allaient plus. C'était donc une sacrée attente par rapport à l'école ; on s'était intéressés à eux et ils ont cru qu'il y avait un possible. Je ne vous cache pas que, deux-trois jours après, c'était reparti ! »

52En effet, ces élèves revenaient dans « un système qui n'avait pas bougé ». Or, un des postulats de départ était aussi la nécessité de changer l'ensemble de la situation de l'élève (famille, professeurs, éducateurs, administration, quartier) pour être efficace. Ce qui fait dire à l'assistante sociale :

« On a notre position professionnelle mais aussi une posture pas militante mais quand même… »

53L'atelier-théâtre est animé par un professeur de français participant au dispositif CP qui a ce même positionnement personnel de confiance militante. Elle a d'ailleurs constaté une amélioration dans le comportement de Norman lors de sa participation à l'atelier, donc au collège A :

« Il nous aimait bien, l'aide éducatrice (avec qui il a beaucoup parlé) et moi. Il avait des difficultés à se tenir calme, mais il acceptait nos remontrances la plupart du temps et s'excusait même parfois. Il avait envie de faire plaisir à l'aide éducatrice. Il y a des gamins très demandeurs d'attentions, de tendresse, de gentillesse, de présence. Ils ont peut-être besoin de çà parce qu'ils ne l'ont pas ailleurs… Enfin j'en sais rien ! »

54Mais, malgré ces quelques améliorations, le comportement de Norman dans ces différents contextes scolaires ne change que peu. Tout se passe comme si la force du cadre institutionnel et des rôles attribués, des situations de stigmatisation maintenait chacun dans son rôle de professeur et de mauvais élève, d'éducateur et de « as social ». Les cadres institutionnels et les situations rendent peu efficace le volontarisme de quelques-uns. Ainsi, l'éducateur AEMO pense que le dispositif CP a été vécu par Norman comme une relégation et non comme une chance.

Deux contextes pré-professionnels, un autre Norman

Une compréhension confiante à la MFR : l'apprenti cuisinier

55Dans le centre de formation de la MFR, Norman rencontre des problèmes similaires : « atypique, c'est le mot pour le qualifier », dit un professeur lors de deux renvois de huit jours, parce qu'il avait amené du cannabis à l'école puis refusé de prendre des notes en classe de mathématiques. Le jugement est sans appel : « Le comportement de N. n'est pas acceptable dans le fonctionnement d'une MFR. » Or, dans cet établissement, ces renvois sont rares (trois-quatre en un an). Mais le climat éducatif est attentif : son professeur d'histoire et géographie est également sa tutrice et assure le lien entre le centre de formation, l'entreprise et la famille ; elle considère qu'un travail positif a été fait avec son père, « on peut s'appuyer sur lui », dit-elle. Elle a un contact privilégié avec Norman et a pu parler avec lui des heures durant. L'avis de l'ensemble des formateurs est que Norman, à un moment donné, a souffert au collège d'un manque de reconnaissance de ses capacités. « Le fait de prendre le temps, de s'intéresser à lui, de l'écouter, a permis qu'il fasse des progrès. » Les appréciations portées sur lui portent la marque de cette ouverture des possibles : « Il a énormément de capacités. On s'est demandé s'il était surdoué. Il est très lucide d'esprit, en cours, il participe à l'oral mais il ne veut pas prendre de notes ! Mais il a progressé, il a mûri. » Si l'attention caractérise la pédagogie des MFR, une grande fermeté sur le respect des règles également. Or, c'est un des problèmes de Norman. Comme le dit le directeur :

« Il fallait toujours lui rappeler les règles ! On les avait pourtant bien établies au départ. »

56Sa tutrice remarque également cette difficulté :

« On a eu des discussions, on lui a dit de copier le règlement, il a du mal à l'accepter ce règlement ! Et ça, c'est Norman. Il trouvait sa punition injuste, il avait du mal à en comprendre la raison, et c’est arrivé plusieurs fois qu’il m’appelle pour discuter. »

57Norman a donc évolué favorablement lors de sa première année en MFR, en particulier dans son entreprise de stage. En effet, dans le restaurant où il fait son apprentissage, il entretient une entente manifeste avec son patron. Ce dernier a formé énormément d'apprentis. Selon sa femme, il est lui aussi très ferme, les règles sont claires : si Norman ne travaille pas, le stage s'arrête ; il est également patient, « il explique bien » Il estime N. et le dit :

« Ponctualité, hygiène corporelle, politesse, tout est là ! Il ne fait pas un service en salle sans poser des questions, en plus très fondées, pointues et justes. Il a fait un très, très gros effort ces derniers mois. »

58Norman apprécie son travail en entreprise : « J'aime pas trop l'école, je préfère être ici qu'à l'école, tout ce que je fais ici me plait. » Il apprécie aussi son patron : « Je lui redemande des renseignements tout le temps, les proportions… je suis toujours avec lui. » La femme du patron a noué une relation de confiance avec Norman qui lui parle de ses problèmes familiaux tout en disant : « Quand je suis ici, j'essaie d'y penser le moins possible. » Elle le conseille, un peu comme son fils, elle le défend auprès de sa belle-mère : « Norman est motivé, il aime bien ce qu'il fait, même s'il est un petit peu tête en l'air. » Le contenu de sa fiche de suivi en entreprise est le reflet de cette atmosphère :

« Très bon suivi, très bon soutien de son père. N. dialogue très bien, il ne manifeste aucune timidité, il est également poli et très ponctuel, avec un intérêt porté au métier. N. est très curieux. De bonnes aptitudes. N. doit poursuivre dans cette voie. »

La confiance instituée à la maison de quartier : l'apprenti journaliste

59L'objectif de cette maison de quartier est de « créer du lien social tout en aidant à la promotion des habitants ». C'est donc sa fonction même de faire confiance et de donner une place à chacun. Or, Norman veut être journaliste mais son père l'a découragé ; ce métier rêvé, il l'exerce un peu dans la maison de quartier : à 12 ans, il a été un des premiers jeunes à la fréquenter et à faire partie du comité de rédaction du journal. L'animatrice avait vu des photos de Norman avec ses commentaires et « avait trouvé ça très pertinent » Elle l'a encouragé, à partir d'interviews, à faire régulièrement des articles qu'il montre avec fierté. L'évaluation des performances ne fait pas partie de sa fonction :

« Moi, ses problèmes d'écriture, j'annule ! J'ai des adultes qui m'apportent des textes écrits phonétiquement ! Ce n'est pas mon rôle… c'est une question de temps… Si j'avais la possibilité d'organiser des ateliers d'écriture… Déjà, par l'informatique, il apprend à corriger, je l'aide et avec l'humour, il capte beaucoup de choses. »

60Elle a discuté avec lui des métiers de journaliste et photographe, il a pensé à un CAP de photographie : « Il s'est renseigné, il sait exactement quelles épreuves il faut passer. Mais il a compris que pour manger, il fallait qu'il fasse d'abord un apprentissage. » Lorsque cette animatrice parle de lui, une autre personne se dessine :

« Au collège, j'avais parlé du journal et de Norman. Et je disais : “Mais je n'ai pas de problème avec lui !” Une fois, on avait été à une conférence, deux heures, la conférence ! C'était pour son article ! Il est resté assis, il n'a pas bougé, il écoutait tout, il a posé des questions ! Et au collège, ils me disaient qu'il ne tenait pas en place ! Moi, je dis : “Je n'ai pas le même ! Vous me décrivez quelqu'un qui ne peut pas tenir sur une chaise, ce n'est pas vrai ! Il y a la médiathèque qui peut témoigner aussi.” Donc on a deux personnages différents. Mais ici, je pense qu'il est valorisé par tout le monde… enfin, dans le comité, tout le monde est valorisé, tout le monde a une place, alors les gens arrivent à s'investir plus ».

61La rivalité qui a existé avec le collège à ce moment-là peut étonner : dans le cadre d'un travail en réseau avec le collège A et les acteurs du dispositif CP, l'animatrice avait exprimé qu'elle n'avait pas de problèmes avec Norman :

« Au collège A, on m'avait interpellée en tant que professionnelle parce qu'il faisait partie d'un groupe – le dispositif CP – et çà se passait plus ou moins mal… et comme il était en réussite dans le journal, on m'avait plus ou moins fait comprendre qu'il aurait été bien qu'on ne l'accepte plus tant qu'il ne se calme pas au collège. J'ai cru comprendre que ce n'était peut-être pas lui faire du bien… çà faisait une concurrence… Ce n'était pas bien qu'il soit mis en valeur dans le journal, ça ne l'aidait peut-être pas au collège… double image, quoi… mais ce n'est pas la règle de la maison, chacun a sa place, s'investit, c'est du bénévolat ! »

62On sort ici de l'évaluation-verdict pour aller vers l'action confiante, comme le dit L. Cornu (2005), « la confiance émancipatrice » qui conduit au positionnement suivant : valoriser les éléments positifs et forcer le destin social. Ainsi l'animatrice dit :

« Il pourrait être correspondant de quartier pour le journal par exemple, c'est d'ailleurs ce qu'il voulait ! »

63Par cette transformation du loisir en travail (voir Bureau, Nivolle, Shapiro dans le chapitre de cet ouvrage), Norman pourrait se rapprocher de son projet professionnel initial.

64De cette réussite en milieu pré-professionnel, on pourrait conclure trop rapidement que sa place est en apprentissage en vertu de l'opposition classique théorie/pratique ou manuel/intellectuel. Mais l'analyse des entretiens de l'animatrice de l'association de quartier et du maître de stage en entreprise montre à quel point ils contrastent avec ceux des autres professionnels : ils sont emplis de remarques positives sur ce que Norman sait et aime faire plutôt que de jugements sur son comportement et son caractère. Si, au restaurant, les appréciations telles que ponctualité, politesse concernent le comportement, l'essentiel des jugements émis le sont à propos du compagnonnage avec le tuteur, du respect du travail, de la curiosité de Norman et surtout des tâches professionnelles qu'il a progressivement apprises. C'est donc à partir d'un faire commun que se dégagent les règles et normes nécessaires à la réalisation des tâches et non par des injonctions ou recommandations hors contexte. Quant à l'association de quartier, l'évaluation-verdict n'y a pas sa place contrairement au collège fréquenté au même moment par Norman. C'est donc davantage, semble-t-il, l'aller-retour permanent entre théorie et pratique, la place de la confiance accordée et la prise de risque corrélative, la fonction même du dispositif ou de l'institution qui diffèrent selon les situations éducatives vécues par Norman dans ou hors contexte scolaire.

Dans le cadre domestique : la confiance engagée en connaissance des risques

65Durant ces quelques années, Norman a bénéficié, malgré ses problèmes familiaux précoces, d’un certain soutien familial. La volonté des parents d'élèves, quel que soit leur milieu social, de donner à leurs enfants les meilleurs moyens de réussir, se traduit pour la mère de Norman par le refus du redoublement, pour son père par l'utilisation du maximum de ressources auxquelles il peut avoir accès : adhésion à l'association de parents d'élèves, appui sur l'éducateur, inscription dans des établissements publics ou privés plus « cotés » que le collège A, suivi continu de son fils, lutte contre les étiquettes avec l'aide de l'éducateur10.

66Son père a été suffisamment « convoqué » par les divers établissements scolaires pour être lucide, critique devant le comportement de Norman. Mais il s'engage pour son fils, il intervient pour le maintenir dans la meilleure situation possible : ainsi, lorsque les stages chez un papetier et chez un patron couvreur se passent mal à la suite des « bêtises » de Norman, il s'arrange avec les patrons pour qu'ils ne fassent pas de rapport à l'école. Il croit en l'avenir de son fils : « Norman, j'y crois, il va s'en tirer par le travail. » Il paie d'ailleurs une somme importante pour sa scolarité alors qu'il gagne un peu plus du Smic. S'il lui est difficile de l'aider pour les devoirs, il dit : « J'apprends à élever mon fils. »

67Son éducateur, visiblement proche de lui, lui fait également confiance sans naïveté. Il fait une analyse clinique de la situation de Norman, notant chez lui, par exemple... :

« ... un côté suffisant, un peu anguille, assez fin pour être meneur et faire exploser un cadre éducatif par lassitude ou par aisance, ce qui lui procure un sentiment de puissance. »

68Il regrette un manque d'engagement de l'institution scolaire dans la mesure où l'absence d'un lien avec la famille n'a pas permis de signaler assez tôt le malaise de Norman. Aussi, il s'engage lui-même : il est intervenu au collège B, prenant contact avec le CPE et le principal pour dénoncer les dysfonctionnements du collège. Il a menacé de faire appel à l'inspection académique et proposé de négocier une solution convenable. Il a pris des initiatives à la place du collège pour orienter Norman en MFR, considérant, tout en restant prudent, que ce pouvait être un nouveau départ. Il lui a également proposé un logement en foyer pour éviter d'être « tiraillé » dans un « conflit de loyauté » entre son père et sa mère.

Renoncements et engagements dans les processus de confiance

Pour les élèves

69Accepter la confiance est difficile pour les élèves : ils sont en effet amenés à revoir l'image qu'ils ont des adultes en général et des enseignants en particulier, images d'adultes incapables de leur assurer protection et sécurité et/ou d'adultes malveillants à leur égard.

70Par ailleurs, se voir dignes de confiance bouleverse leur représentation d'eux-mêmes. Comme le dit un des éducateurs :

« C'est un choc pour certains de se rendre compte qu'ils pourraient être bons élèves. Le stage pouvait être une expérience douloureuse, déstabilisante dans la mesure où il provoquait la culbute d'une image de soi en échec en une image de travail et de réussite. Ceci pouvait être insupportable par rapport à une posture habituelle de mauvais élève, adoptée par la plupart et par rapport à la culture du milieu urbain. »

71En effet, si l'étiquetage est un stigmate, il confère aussi une identité, un rôle difficile à faire évoluer parce qu'il constitue une image de soi qui, même négative, vaut mieux pour certains, que le sentiment d'être transparent. Cette image permet ainsi d'exister dans l'espace scolaire et elle suscite une réaction de l'autre qui peut être préférable à l'indifférence. De plus, cette image d'élève difficile sert de protection dans un quartier socialement dur. Aussi, passer du statut de « mauvais » à « bon élève » amène à changer de rôles, à se confronter à des épreuves d'un type nouveau.

Pour les professionnels

72La confiance des professionnels est d'autant plus nécessaire que les élèves sont en échec scolaire : en effet, « celle-ci n'intervient que s'il y a manque d'information et de connaissance et si tout n'est pas tenu pour allant de soi » (Quéré, 2001). Si la carrière scolaire d'un bon élève va de soi, suit son cours, celle d'un élève en difficulté est incertaine. Elle demande un dépassement des représentations et de « se conduire comme si le futur était certain », comme si l'élève allait certainement réussir la tâche proposée. C'est l'attitude du maître de stage, Norman lui donnant des arguments pour qu'il lui accorde cette confiance. C'est également celle de l'animatrice, celle-ci ne se posant pas la question de savoir si elle peut ou non accorder sa confiance puisque sa fonction même repose sur ce postulat de faire confiance pour promouvoir. Mais le risque de déception est fort et, dans ces situations, accorder sa confiance est donc difficile pour les professionnels.

73Ils encourent également un risque de déstabilisation professionnelle : le risque d'une transformation de soi et de ses pratiques est pris par les différents acteurs dès lors qu'ils entrent dans un processus de confiance. Les enseignants changent donc aussi, ainsi que leurs relations entre eux et avec les parents : à titre d'exemple, l'assistante sociale explique comment ont évolué les entretiens avec les parents d'élèves :

« Pour échapper au discours moralisateur et culpabilisant des enseignants vis-à-vis des familles, au procès réciproques professeurs/parents, les travailleurs sociaux impliqués dans ce dispositif ont mis en place des réunions avec les familles pour passer d'une vision utilitariste de l'école à une réflexion sur le sens de l'école. »

74Après ces réunions, au lieu de parler des notes et des appréciations, de faire un état des lieux, « ce qui ne fait que renforcer cette anxiété et les conflits avec les gamins », cette réflexion sur le sens de l'école a fait dire aux enseignants qu'ils ne parleraient plus jamais de la même façon avec les familles.

75Autre exemple : la professeur de français chargée de l'atelier théâtre insiste sur les apports de l'inter-formation, qui était le propre du dispositif CP. Elle a beaucoup appris des critiques formulées par ses collègues à propos de séquences éducatives réalisées en leur présence, ceux-ci lui expliquant que, comme les élèves, ils ne comprenaient pas certaines parties de son cours.

76L'engagement est donc fort pour tous dès lors que s'instaure une dynamique de confiance. Les rôles de chacun, donc les liens avec autrui, sont bouleversés, ce qui explique la résistance de certains. D'ailleurs, la majorité des enseignants du collège étaient très réservés par rapport au dispositif CP, un certain nombre d'entre eux pensant que c'était impossible de sortir ces jeunes de leur situation. Un éducateur propose une explication :

« C'était : “On ne peut plus rien pour eux, ils sont irrécupérables.” Dire : “Ils sont capables de réussir”, ça pouvait signifier : “On n'a pas fait notre boulot.” »

77Il met en avant la différence de formation professionnelle des enseignants et des éducateurs spécialisés, ces derniers ayant l'habitude de travailler sur l'analyse et la remise en question de leur pratique.

78En effet une réflexion sur les raisons de l'échec scolaire de certains élèves, si elle ne conduit pas uniquement au procès des familles, ne peut faire l'économie de la coresponsabilité quant à cette situation et d'un travail en équipe pédagogique très coûteux en temps. Ainsi, dans le cadre du dispositif CP, une préparation en groupe des séquences pédagogiques, la présence pendant le cours d'un observateur, le plus souvent enseignant d'une autre discipline, enfin le bilan réalisé ensuite, toujours en équipe, conduisent chacun à accepter l'incertitude quant à sa pratique professionnelle.

Le risque de remise en cause de l'institution

79C'est donc plus globalement, sur certains points, le fonctionnement de l'institution elle-même que les professionnels sont amenés à remettre en cause lorsqu'ils développent un processus de confiance. D'ailleurs, le problème du retour dans des structures scolaires traditionnelles, qui n'ont pas changé, est signalé par différents professionnels, qu'il s'agisse du retour au collège après le stage... :

« Quand ils sont revenus au collège, c'était souvent : “Tu ne te tiens pas bien en classe, tu dégages !” Ils revenaient dans un système qui n'avaient pas changé et eux n'avaient pas changé non plus, hein, en une semaine ! »

80... ou du retour en entreprise après les quinze jours en formation :

« Ces quinze jours en entreprise, c'est positif pour N., on est un petit restaurant, on a le temps de s'occuper de lui. Par contre, après une absence de quinze jours, voire trois semaines, le retour en entreprise n'est pas facile, il faut repartir à zéro, c'est bis repetita ! »

Finalement, qui deviendra Norman Dupond ? Ou les risques de l'évaluation

81On a vu comment la multiplicité des regards, des professionnalités conduisant à des positionnements plus ou moins médiateurs, et leur confrontation veulent être des ressources pour essayer de faire d'une procédure de tri scolaire, souvent social, une évaluation formative proche d'un accompagnement de longue durée, dépassant un instantané photo figé.

82Mais, comme le dit Ph. Perrenoud, « l'école reste un champ de bataille où l'enjeu est le classement plutôt que le savoir », ou plus récemment H. Hamon, l'éducation nationale reste une « machine à trier les élèves, une raffinerie où sont séparés ceux qui ont répondu à la commande scolaire et ceux qui n'y ont pas répondu ». L'importante mutation du système éducatif, du collège unique par la loi de 1989, n'a pas supprimé ces évaluations-verdicts qui persistent dès l'école maternelle. Survivances du passé de l'école, elles font partie de l'inconscient scolaire. Les enseignants, en échec devant la difficulté de leur tâche, peu ou mal soutenus par l'institution, se désengagent de l'objectif de réussite pour tous et, prenant une attitude défensive, gardent un positionnement de tri, hérité du passé.

83La permanence de ce type d'évaluation et des classifications institutionnelles qui la supportent conduit à poser la question suivante : un positionnement individuel ou de petit groupe, en créant des situations de confiance, peut-il dépasser ce qui contribue à construire les rôles de chacun des professionnels et des élèves. L'exemple de Norman nous amène à une forte interrogation. En effet, la force de l'habitus scolaire fait que chacun tend à se conformer au rôle hérité : l'inertie de l'institution pour mettre en place une autre forme de classement correspondant au but affiché est lourde, comme le remarque Norman lui-même. Faire confiance pour promouvoir n'est totalement efficace que dans un contexte institutionnel dont c'est la fonction, comme l'association de quartier.

84L'évaluation/confiance est un acte émancipateur (Cornu) : pour l'animatrice de quartier, le père de Norman, son éducateur, son maître d'apprentissage et sa femme, Norman est une « personne à facettes », certes, mais capable du mieux tandis que, dans le cadre scolaire, la catégorie « élève en difficulté » fige la personne en naturalisant son inaptitude et en rassurant chacun sur sa pratique. D'ailleurs, les éducateurs de prévention spécialisée travaillant d'ordinaire hors institution, de personne à personne, y sont eux aussi très contraints par l'habitus scolaire.

85Les risques de ce type d'évaluation sont nombreux : aveu d'impuissance, renoncement à agir, refus de s'impliquer, abandon, procès réciproques. La sanction tient alors lieu d'action, permet le désengagement et ne favorise pas l'utilisation de leurs évaluations par les évalués eux-mêmes Ce qui est dit à propos de l'évaluation du système éducatif (Haut Conseil à l'évaluation de l'école, 2002) est également valable pour l'évaluation des personnes : « Le bon usage des travaux d'évaluation dépend moins de la qualité des évaluations que d'un contexte favorable à l'utilisation de ces évaluations. » L'enjeu est important, il touche à l'utilisation des ressources humaines, car, plus largement, d'une certaine façon, tout le monde, à certains moments de sa vie, ne s'apparente-t-il pas à Norman ? Inemployé ou mal employé par rapport a ses possibilités et/ou à ses désirs ?

86Finalement, qui deviendra Norman ? Sera-t-il journaliste, cuisinier, plongeur de snack ou restaurateur, caïd de quartier ? On ne peut le dire. Mais son histoire, comme celle d'autres jeunes, nous montre en quoi le type des évaluations importe : comme verdicts, elles pèsent sur le devenir ; confiantes, elles le stimulent. Les configurations éducatives et leur cadre institutionnel conditionnent ces positionnements des professionnels. Travailler à une amélioration de la formation des enseignants et à l'accompagnement de leurs pratiques leur donnerait davantage de moyens pour se dégager d'une évaluation-verdict, mais il faudrait cependant résoudre la forte contradiction existant au sein du système éducatif entre trier et promouvoir, entre le but affiché de réussite de tous et les conditions de scolarisation ordinaire.