Un siècle d’édition des Goncourt
p. 409-421
Texte intégral
1Fin octobre 1907, Paul Léautaud confiait à son Journal littéraire : le prix Goncourt a « un certain caractère subversif. Si l’on couronne des livres pouvant l’être par l’Académie Française, à quoi bon ? D’ailleurs, au fond, prix de ceci, prix de cela, ces mœurs sont déplorables et un peu dégradantes. C’est continuer l’école, le collège, le bon élève qu’on récompense. Le métier d’écrivain devrait être celui où l’indépendance serait plus que partout la règle, et c’est aussi encourager à écrire des tas de gens qui n’y auraient peut-être jamais songé sans cela1. »
2Lui qui, en 1903 puis en 1905, avait failli se voir décerner cette récompense pour Le Petit Ami puis In Memoriam, et à qui Lucien Descaves avait déclaré que sa candidature était en quelque sorte « posée à l’avance » et qu’il était assuré d’être un jour le lauréat désigné2, n’obtint jamais cette consécration, probablement parce que l’Académie avait changé d’avis à son égard, mais peut-être aussi parce qu’en 1905, à la différence de 1903, Alfred Vallette, le patron du Mercure de France, n’était nullement prêt à accélérer la fabrication du volume d’In Memoriam, texte destiné à la revue et non aux éditions du Mercure de France3. Devant le désappointement apparent de Lucien Descaves qui avait compris que Vallette ne se sentait nullement flatté à l’idée que l’Académie Goncourt allait couronner un de ses auteurs, Léautaud lui-même avait préféré faire machine arrière et renoncer à se lancer dans la course au prix cette année-là.
3Vraie ou retouchée, la confidence de Léautaud a le mérite de rappeler au lecteur d’aujourd’hui que jusqu’à la Grande Guerre, l’attribution du Prix Goncourt n’entraînait pas la même effervescence qu’aujourd’hui et que les éditions du Mercure de France ne surent même pas exploiter convenablement leur premier prix Goncourt, en 1910, avec De Goupil à Margot de Louis Pergaud qui ne dépassa pas 10'000 exemplaires. Avant Le Feu de Barbusse (1916) et surtout À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust en 1919, premier Goncourt de la toute jeune maison Gallimard, ou, plus exactement, avant que Bernard Grasset n’entre avec fracas dans l’arène littéraire, en 1911, avec Monsieur de Lourdines récompensant Alphonse de Chateaubriant, le prix Goncourt décerné dès 1903 à John Antoine Nau n’avait pas encore modifié en profondeur les habitudes des acteurs du champ littéraire. Si, du côté des écrivains, d’authentiques stratégies étaient déployées depuis des années pour se positionner dans la course à la reconnaissance, du côté des éditeurs, rien n’était encore complètement joué avant 1914. Plon et Calmann-Lévy, les deux vieilles dames, avaient obtenu la récompense en 1907 pour la première, en 1913 pour la seconde, et le prix avait surtout honoré les débutantes, les Éditions de La Plume, Édouard Pelletan, Albin Michel, Émile Paul ou Bernard Grasset, seules Flammarion, née en 1875 et Fasquelle, l’ex-Bibliothèque Charpentier, possédant une réelle ancienneté dans l’univers de l’édition.
4Comme le notait Paul Léautaud, jusque-là les éditeurs considéraient avec un certain scepticisme l’effet des prix sur la courbe des ventes et c’était plutôt du côté des intrus, des nouveaux venus aux mœurs peu policées que l’on constatait une volonté manifeste de faire parler de soi à tout prix. Bernard Grasset, l’homme de la foire sur la place, l’inventeur du faux prix Balzac en 1922, allait incarner cette dégradation progressive des mœurs littéraires et, dès cette année-là, l’annonce des récompenses du prix Balzac attribué à Émile Baumann et à Jean Giraudoux, déclenchait une salve d’artillerie de la presse contre le faiseur de prix et de jurys littéraires, le Napoléon de l’édition, Bernard Grasset. Cinq ans plus tard, en novembre 1927, Édouard Bourdet faisait représenter sur la scène du théâtre de La Michaudière Vient de paraître, une pièce en quatre actes dont le héros Julien Moscat était un mélange de Bernard Grasset et de Gaston Gallimard, chacun des deux, dit-on, reconnaissant l’autre dans le héros de la comédie. À la veille de l’attribution du prix Zola, Moscat et Chamillard, son concurrent, dévoilaient leur noirceur, ou plutôt leur opportunisme d’hommes d’affaires prêts à tout pour réussir. Le public en tira la conclusion que, décidément, quelque chose était pourri dans la République des Lettres depuis que l’écrivain avait laissé l’éditeur s’emparer de sa couronne ou depuis qu’un transfert de sacralité s’était opéré du premier vers le second4.
5Récurrente désormais, la critique des prix littéraires devait resurgir en maintes occasions et, particulièrement, dans les années qui suivirent l’occupation de l’Hôtel de Massa, le siège de la Société des Gens de Lettres, en mai 1968. La démission de Louis Aragon de l’Académie Goncourt qui venait de récompenser Bernard Clavel fin 1968, celle de Bernard Clavel en 1977 et, antérieurement, en 1971, le non-choix de Félicien Marceau, auteur Gallimard, au profit de Bernard Clavel, édité chez Robert Laffont, avaient fait naître un monstre médiatique, sorte de serpent de mer littéraire nommé « GalliGraSeuil » que l’on ressort périodiquement des placards lorsqu’on veut expliquer par la théorie du complot le choix des Académiciens Goncourt ou protester contre le fait que les maisons d’édition les plus puissantes ont tendance à se montrer discrètement interventionnistes à la veille de l’attribution des prix, en novembre, chaque année. De Pierre Assouline, soulevant dans Lire du mois d’octobre 1991 « les Dessous du Goncourt » au Canard enchaîné qui, à maintes reprises, a donné des furieux coups de bec aux prix littéraires, en passant par Libération, les radios, voire les télévisions, les articles et émissions ont été si nombreux depuis vingt ans que l’on a fini par croire que le sieur GalliGraSeuil existait, qu’il habitait quelque part au quartier Latin, entre la rue Jacob, la rue Sébastien-Bottin et la rue des Saints- Pères, qu’il faisait la pluie et le beau temps en matière de renommée et que, faute d’entrer dans son écurie, nul n’avait de chance d’obtenir le Goncourt. La publication des Intellocrates, chez Ramsay en 19815, après le refus indigné des éditions du Seuil, avait renforcé une partie de l’opinion dans cette quasi-certitude d’une manipulation profonde des mécanismes d’attribution des récompenses littéraires.
6Sylvie Ducas, dans sa thèse sur La Reconnaissance littéraire. Littérature et prix littéraires : les exemples du Goncourt et du Femina, soutenu en 1998, a tordu le cou à certaines de ces idées fausses et montré que la réalité était beaucoup plus nuancée. Elle s’est intéressée de très près aux écrivains qui siègent dans les jurys de ces deux prix et a prêté beaucoup d’attention à ce que Michel Tournier a appelé « la corruption sentimentale », c’est-à-dire le fait d’être attaché à une maison dont on apprécie tout particulièrement l’audace ou le goût en matière de politique éditoriale, ce qui n’a plus qu’un rapport très lointain, on l’aura compris, avec le fameux grand complot de la bande des trois6, Gallimard, Grasset, Le Seuil, trois maisons qui, il est vrai, ont obtenu 54 % des prix Goncourt entre 1903 et 2002. C’est donc pour essayer de traiter le dossier sans prévention ni œillères que j’ai souhaité traiter de cent ans d’édition du prix Goncourt en partant d’abord des chiffres, de la chronologie et des éventuelles leçons que l’on peut tirer de cette lecture dépassionnée du dossier.
La « vérité » des chiffres
7Si l’on regarde le palmarès des éditeurs couronnés, via leurs auteurs, entre 1903 et 2002, on est d’abord frappé par le fait que trois éditeurs dominent la scène littéraire du Goncourt et que les éditions du Seuil sont absentes de ce palmarès, avec seulement 5 titres, décernés pour l’essentiel entre 1976 et 1988, c’est-à-dire très précisément au moment où GalliGraSeuil est né dans la presse littéraire. En fait, c’est Gallimard qui caracole en tête du groupe des trois – avec 33 récompenses – suivis par Grasset – 16 titres – et Albin Michel – la discrète maison de la rue Huygens – avec 9 prix. Derrière viennent Le Seuil – 5 prix – Julliard et le Mercure de France – 4 chacune – Fayard, Flammarion et Minuit – 3 chacune – Plon et Calmann-Lévy – 2. À elles seules, ces onze maisons qui représentent plusieurs générations d’éditeurs ou d’entreprises – on le verra – ont obtenu 84 % des récompenses sur un siècle, ce qui est considérable mais ce qui ne doit pas masquer le fait que seize autres maisons ont obtenu une seule fois le Goncourt, les Éditions de la Plume, en 1903, la Librairie universelle en 1904, Paul Ollendorf en 1905, Pelletan en 1906, Les Éditions du Feu en 1908, Fasquelle en 1909, G. Clouzot en 1920, Rieder en 1928, Stock en 1930, Corréa en 1937, La Nouvelle France en 1940, Denoël en 1944, José Corti en 1951, Robert Laffont en 1968, Jean-Jacques Pauvert en 1972 et Balland en 1983. Au total, 26 éditeurs se sont partagés les 100 prix Goncourt, mais, on l’a vu, les trois premiers en totalisent 58 % et six 71 %, ce qui confirme bien une concentration du Goncourt entre quelques maisons prestigieuses.
8Si l’on se tourne maintenant vers les exclus, on est frappé de constater que Hachette-Livre ne l’a jamais obtenu, malgré la puissance bien connue de cet empire et que sa filiale Grasset ne l’a obtenu que 14 fois après 1954, contre 17 à Gallimard dans la même période 1954-2002. Dans le même laps de temps, Stock, autre filiale Hachette, n’a jamais remporté le Goncourt, Fayard une seule fois en 1960, mais l’auteur a préféré le refuser. Quant à l’entreprise Robert Laffont, gigantesque machine construite pour l’essentiel après 1950, elle ne l’a eu qu’en 1968 et les Presses de la Cité, futur noyau de Vivendi Universal Publishing, ne l’ont jamais obtenu, Plon et Julliard ayant reçu leurs sept prix Goncourt avant d’être absorbées dans le Groupe de la Cité en 1986. Manifestement, à s’en tenir à ces premières observations, la taille des maisons d’édition, donc leur puissance financière, leur capacité à recruter les auteurs n’expliquent pas tout et le capital symbolique reprend ses droits sur le capital financier ou sur le capital social. À ce niveau de l’analyse, la suprématie de Gallimard justifierait le mot de l’ambassadeur nazi à Paris en 1940 : « Il n’y a que trois puissances qui comptent en France, le communisme, les grandes banques et La NRF7. » Comme, par ailleurs, la haute banque privée a disparu ou fortement régressé tout comme le communisme, il ne resterait donc aujourd’hui que La NRF ou, plus exactement, les éditions Gallimard, comme représentant authentique de la puissance française à l’étranger. Ce qui pourrait d’ailleurs confirmer cette extraordinaire présence dans le champ littéraire et sa domination sans partage, c’est le pourcentage des récompenses obtenues après la naissance des Éditions Gallimard en 1919. Avec 33 prix en 84 ans, soit 39,28 % contre 16,6 % à Grasset, 9 % à Albin Michel et 8,62 % en valeur relative aux Éditions du Seuil si on considère qu’elles ne sont véritablement entrées dans la course aux récompenses littéraires qu’en 1945, la maison de la rue Sébastien-Bottin est bien cette grande dame de la littérature française qui écrase totalement ses rivales, Grasset-Fasquelle, Albin Michel, Stock, Le Seuil, Calmann-Lévy et les Éditions de Minuit.
9Cette puissance des éditions Gallimard apparaît encore plus nettement si l’on reprend le décompte des récompenses à partir de 1945. Flammarion en 1945, Julliard en 1946, 1947 et 1948 devancent leur rival sorti ébranlé, comme Denoël et Grasset, de la guerre. Toutefois, avec le Goncourt en 1949, 1950, 1952, 1953, 1954, 1956, 1957 et 1958, il se voyait décerner huit prix en dix ans, ce qui ne s’était jamais vu auparavant. Dans la décennie 1960-1969, il en obtint encore cinq, contre trois en 1970-1979 et un seul en 1980-1989 puis deux en 1990-1999. Curieusement, mais cela n’étonnera pas l’historien, c’est au moment où Gallimard n’est plus capable d’imposer sa domination aux autres maisons d’édition que l’accusation visant GalliGraSeuil se fait la plus insistante dans les médias. Si l’on poursuit cette analyse en ce qui concerne Grasset, on s’aperçoit que cette maison n’obtint le Goncourt qu’une fois entre 1945 et 1969 – en 1966 avec Oublier Palerme, salué unanimement par toute la critique – que, dans la décennie 1970-1979, cette maison l’a trois fois, quatre en 1980-1989, et trois en 1990-1999, cela signifie qu’entre 1970 et 1999, Gallimard a eu six Goncourt, Grasset, dix, le Seuil, quatre, et Albin Michel deux. Pour les 30 dernières années, Grasset domine le paysage avec 33 %, tandis que Gallimard n’obtient plus que 20 % des prix, le Seuil 13,33 % et Albin Michel 6,66 %. En conséquence, sur les trois dernières décennies du XXe siècle, la domination des trois grands s’est renforcée – 66,33 % contre 54 % sur cent ans – mais c’est la maison Grasset-Fasquelle qui est parvenue à supplanter la librairie Gallimard, provoquant sans doute bien des déceptions du côté de la rue Sébastien-Bottin, tentée alors d’attribuer à la formidable puissance du groupe Hachette-Livre, après 1980, ce qui n’était peut-être que le fruit d’une réorganisation du champ littéraire. Sur les huit prix ayant échappé aux quatre grands, trois sont allés aux Éditions de Minuit, deux au Mercure de France, un à Jean-Jacques Pauvert, un à Flammarion et un à Balland, ce qui traduit effectivement la montée en puissance d’autres éditeurs que les précédents.
Le remplacement des générations ?
10Si l’on reprend maintenant tous ces chiffres – d’un côté le siècle écoulé, de l’autre les trois dernières décennies – en se demandant comment le système éditorial est parvenu à se renouveler, on aboutit à des résultats également utiles à verser au dossier des prix littéraires. Dans la liste des onze maisons qui se partagent 85 % des récompenses sur les cent dernières années, on voit la plus prestigieuse d’entre elles au XIXe siècle et la plus vieille, Calmann-Lévy, s’essouffler en n’obtenant le prix qu’à deux reprises, en 1913 et 1914. Elle qui avait édité Baudelaire, George Sand, Nerval et tant de gloires passées, est incapable de se renouveler après 1918. Plon qui date également du XIXe siècle se voit décerner ses deux récompenses en 1907 et 1938, donc avant la Deuxième Guerre mondiale, ce qui confirme la difficulté pour les gloires d’autrefois à demeurer actives dans la deuxième moitié du XXe siècle puisque Fayard, Flammarion et Stock, également nées entre 1800 et 1900 n’obtiennent le prix qu’en 1945, 1960 et 1980, soit trois fois. Le Mercure de France, né en 1890, a mieux résisté puisqu’il est présent en 1975 et 1995 mais depuis 1945 on sait qu’il appartient à Gallimard. Albin Michel, né en 1900, obtient cinq récompenses avant 1945, puis deux en 1955 et 1964 et encore deux en 1994 et 1996, ce qui signifie que cet éditeur, à la différence des vieilles dames du XIXe siècle, semble se montrer capable de tenir la distance sur la totalité du XXe siècle, comme Gallimard ou Grasset, nées dans la même période.
11Si l’on regarde maintenant les éditions Julliard qui obtiennent le prix en 1946, 1947, 1948 et 1963 et les Éditions de Minuit qui se le voient décerner en 1984, 1990 et 1999, on voit bien qu’avec José Corti – prix 1951 – et Jean- Jacques Pauvert – 1972 – elles incarnent le renouveau des Lettres françaises après 1945. Toutefois on remarque des absences criantes, Edmond Charlot et Pierre Seghers après la Libération, Actes Sud depuis 1978 ou les jeunes maisons d’édition entrées en force dans le paysage littéraire après 1980, qu’il s’agisse de Viviane Hamy, des Éditions de l’Aube, de Fata Morgana, éditeur d’Henri Michaux, ou de Jacqueline Chambon et de cette floraison de jeunes éditrices amoureuses des Lettres qui se sont lancées dans la carrière avec fougue et passion depuis vingt ans8. À ce niveau de l’analyse, on peut conclure à une relève décalée des générations d’éditeurs, un peu comme si, avant d’obtenir le plus prestigieux des prix littéraires, les jeunes maisons devaient d’abord concourir pour le Femina, l’Interallié ou le Médicis, voire des récompenses régionales ou plus spécialisées, et se faire reconnaître dans l’espace des prix littéraires avant de venir tenter leur chance auprès du Goncourt. La présence des éditions de Minuit, nées en 1942 mais primées en 1984, 1990 et 1999 seulement, renforcerait cette observation même si, bien entendu, chaque prix Goncourt a son histoire et si Marguerite Duras, Jean Rouaud et Jean Echenoz ne peuvent pas être mis tout à fait sur le même plan. De même, l’arrivée des Éditions du Seuil dans la cour des grands en 1976, si l’on met à part André Schwartz-Bart en 1959, paraît confirmer cette obligation de prouver sa capacité à faire aussi bien que les grandes maisons d’édition de littérature générale avant de pouvoir entrer sérieusement en lice, ce qui nous conduit à aborder notre dernier point, l’examen des spécificités des 25 maisons primées.
Des maisons d’édition éminemment littéraires
12L’Académie Goncourt ayant été fondée pour récompenser chaque année une œuvre littéraire échappant au jugement ou à la sensibilité des 40 pensionnaires séniles de l’Académie Française, on ne s’étonnera pas de trouver, au sommet de la hiérarchie, les maisons Gallimard et Grasset-Fasquelle, les deux éditeurs les plus renommés en France comme à l’étranger en matière de composition des catalogues, de détermination des politiques éditoriales et de recrutement des auteurs. Il y a même une sorte de truisme à l’œuvre dans ce type de recherche puisque, par définition, le Prix Goncourt récompense des écrivains œuvrant dans le champ de la littérature d’aujourd’hui. À égrener la liste des 27 maisons lauréates et à les replacer dans l’histoire de l’édition française au XXe siècle, on ne découvre aucune erreur suspecte. Les premières primées, Éditions de la Plume ou Librairie universelle, Paul Ollendorf, Pelletan, Plon ou Éditions du Feu, Fasquelle et Mercure de France appartiennent aux avant-gardes, comme les éditons Julliard de l’après Deuxième Guerre mondiale se situaient dans la recherche systématique de nouveaux auteurs. Quant à la suprématie de la librairie Gallimard, issue de la transformation, en 1919, du Comptoir d’éditions de La NRF en société anonyme, elle correspond à la domination sans partage de ce prestigieux « circuit » fondé par André Gide et ses amis en 19099. Que les auteurs de Gaston Gallimard aient obtenu neuf fois le Goncourt entre 1919 et 1939 justifiait au fond l’appréciation portée par Otto Abetz et il n’y avait là nulle trahison à l’esprit des frères Goncourt, Malraux et Proust symbolisant pour le monde entier la suprématie de la littérature française.
13Pour cette période de l’entre-deux-guerres, les quatre récompenses attribuées à Albin Michel, deux à Grasset et à Plon, une à Stock, Fayard, Corréa et Rieder n’avaient aucune raison non plus d’étonner, même si l’absence du dénicheur de talents qu’était Robert Denoël pouvait surprendre mais il se rattrapait avec les autres prix et obtint le Goncourt en 1944 à la veille de son décès tragique. Dans l’immédiat après-guerre, nous l’avons dit, la domination des éditions Julliard est aussi une punition ou un purgatoire imposé à la librairie Gallimard qui retrouve ses positions dès 1949 parce que tous ceux qui ont voulu bâtir leur empire sur ses ruines ont échoué. Avec Sartre, Malraux, Montherlant et Aragon chez Gallimard, Simone de Beauvoir et Jean Giono, il y avait peu d’espoir pour les adversaires de la rue Sébastien- Bottin de convaincre quiconque que Jean Paulhan avait un goût frelaté ou que le vieux seigneur des Lettres qui dominait cette entreprise avait perdu son flair. En fait, de nouveau, on vérifiait l’aptitude d’une maison dont le comité de lecture comprenait tout ce qui comptait dans le monde des Lettres à ne pas laisser échapper les écrivains qui s’imposeraient dans l’avenir.
14Éminemment littéraires, les maisons Gallimard et Julliard dominent de 1945 à 1960 avant d’être rejointes par les Éditions du Seuil dont chacun s’accorde à constater que, pour la période 1970-1990, elles ont su se hisser au sommet des Lettres, de même que l’entité Grasset-Fasquelle, constituée à la fin des années cinquante – faut-il le rappeler ? –, pour alimenter en romans la Librairie Générale française, la filiale Livre de Poche de la librairie Hachette10. Là encore, les résultats obtenus, dix Goncourt pour Grasset entre 1966 et 1995 et quatre pour le Seuil, n’ont rien d’étonnant, bien au contraire. Organisées, structurées pour dominer la scène littéraire, ces maisons d’édition reconnues par tous, y compris par ceux qui les dénigraient, ne se situaient absolument pas à l’extérieur du champ littéraire, du côté des entreprises commerciales recherchant les ventes de masse à l’exclusion de tout critère esthétique, mais, bien au contraire, à l’intérieur du pôle dominant selon les critères de la République des Lettres11. Si un changement majeur s’était produit dans cet univers depuis la création de La NRF, c’était précisément celui-là, la capacité du champ littéraire à secréter lui-même ses propres entreprises d’édition possédant tous les critères de l’excellence et rendant du même coup en partie caduques les fulminations des avant-gardes des années 1880-1890 contre les mercantis qui avaient avili le métier d’éditeur.
En guise de conclusion
15Au fond, et c’est peut-être là l’enseignement majeur qui se dégage de ce survol d’un siècle d’édition du Goncourt, si l’on se place du point de vue des éditeurs – dont je rappelle qu’ils ne concourent pas en principe, pour les prix littéraires ! –, la littérarité des 25 maisons primées ces cent dernières années ne fait aucun doute. Quant à la suprématie de Gallimard et de Grasset-Fasquelle, suivies d’Albin Michel et du Seuil, puis de Julliard, du Mercure de France, de Fayard, Flammarion, Plon, Minuit et Calmann-Lévy, pour ne citer que les onze qui ont trusté 85 % des prix, elle ne peut étonner que ceux qui ne connaissent guère le système éditorial français, son histoire, ni la littérature française, le champ littéraire et les joutes qu’il abrite ou arbitre selon les époques et les enjeux.
16Il ne s’agit donc pas de sombrer dans l’angélisme et de conclure que le personnage de Moscat dans Vient de paraître est exagéré ou que les maisons d’édition qui dominent la scène littéraire ne sont pas prêtes à tout pour décrocher la timbale, bien au contraire. Connaissant parfaitement l’art de la guerre, même sans avoir lu Clausewitz, celui de la manœuvre en terrain découvert, même sans avoir étudié les œuvres militaires de Charles de Gaulle, elles élaborent évidemment la stratégie qui leur paraît la mieux adaptée pour détruire leurs adversaires ou les devancer12. Toutefois parce qu’elles savent que le capital symbolique n’obéit pas aux mêmes contraintes que le capital financier, comme Pierre Bourdieu le leur a enseigné, elles ne se risquent pas à commettre les énormes bévues du jeune Bernard Grasset recrutant pour son prix Balzac subventionné par Basile Zaharof les auteurs de son propre catalogue13. Beaucoup plus subtiles que le Führer de l’édition française, elles travaillent toute l’année pour dominer la scène littéraire. Recrutant le maximum d’auteurs en vue dans leurs catalogues, guettant avec l’œil du chasseur expérimenté les futurs talents qui s’expriment dans les revues ou les jeunes maisons d’avant-garde, lisant beaucoup et passant l’essentiel de leur temps à cette activité, contrairement aux apparences, elles commettent peu d’erreurs et laissent passer peu d’auteurs, ce qui explique leur suprématie dans toutes les régions de la République les Lettres.
17Au fond, de « La Prière du candidat », publiée par Robert Dieudonné dans Le Figaro du 8 décembre 1920 qui suppliait le Seigneur de l’aider à obtenir le Goncourt à Truoc-nog, cette pocharde de khâgneux qui manie avec un humour décapant l’art du boustrophédon en 2003 pour faire semblant de ne surtout pas rêver de cette récompense14, rien n’a changé. Chaque année, à la veille de la cérémonie d’attribution des lauriers de la renommée, la fébrilité gagne le monde des Lettres à un point tel que chacun y va de son pronostic, de son analyse, et que les Ve et VIe arrondissements de la capitale bruissent des mille rumeurs qui en font la spécificité. Dans ce climat très particulier, la vielle théorie du complot renaît de ses cendres chaque année mais elle ignore probablement qu’elle nourrit le milieu qu’elle croit combattre et qu’en exagérant sa colère contre l’institution, elle la renforce. « Prix Goncourt, puissance redoutable qui sers au talent d’introducteur ! talisman magique qui ouvres les portes de l’immortalité, chaîne aimantée qui sers de conducteur à la pensée et la fais jaillir au loin en étincelles brillantes, lien mystérieux du monde des intelligences, Prix Goncourt, d’où vient que je ne sais de quelle épithète te nommer15 ? » On l’aura compris, si Elias Regnault rédigeait aujourd’hui pour le recueil des Français peints par eux-mêmes du XXIe siècle le chapitre « éditeur », c’est au Prix Goncourt et non plus à l’éditeur qu’il attribuerait cette définition toujours d’actualité.
Annexe
Annexe 1 : Ecrivains et éditeurs lauréats du Prix Goncourt
1903, John-Antoine Nau, Force ennemie, Éditions de la Plume.
1904, Léon Frapié, La Maternelle, Librairie Universelle.
1905, Claude Farrère, Les Civilisés, Paul Ollendorf.
1906, Jérôme et Jean Tharaud, Dingley l’illustre écrivain, Édouard Pelletan.
1907, Émile Moselly, Jean des brebis. Terres lorraines. Le Rouet d’ivoire, Plon.
1908, Francis de Miomandre, Écrit sur l’eau, Éditions du Feu.
1909, Marius-Ary Leblond, En France, Fasquelle.
1910, Louis Pergaud, De Goupil à Margot, Mercure de France.
1911, Alphonse de Chateaubriant, Monsieur des Lourdines, Grasset.
1912, André Savignon, Les Filles de la pluie, Grasset.
1913, Marc Elder, Le Peuple de la mer, Oudin-Calmann-Lévy.
1914 (décerné en 1916), Adrien Bertrand, L’Appel du sol, Calmann-Lévy.
1915, René Benjamin, Gaspard, Fayard.
1916, Henri Barbusse, Le Feu, Flammarion.
1917, Henri Malherbe, La Flamme au poing, Albin Michel.
1918, Georges Duhamel, Civilisation, Mercure de France.
1919, Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.
1920, Ernest Pérochon, Nêne, G. Clouzot.
1921, René Maran, Batouala, Albin Michel.
1922, Henri Béraud, Le Vitriol de lune et Le Martyre de l’obèse, Albin Michel.
1923, Lucien Favre, Rabevel ou le mal des ardents, Gallimard.
1924, Thierry Sandre, Le Chèvrefeuille. Le Purgatoire, Gallimard.
1925, Maurice Genevoix, Raboliot, Grasset.
1926, Henri Deberly, Le Supplice de Phèdre, Gallimard.
1927, Maurice Bedel, Jérôme 60e de latitude Nord, Gallimard.
1928, Maurice Constantin-Weyer, Un homme se penche sur son passé, Rieder.
1929, Marcel Arland, L’Ordre, Gallimard.
1930, Henri Fauconnier, Malaisie, Stock.
1931, Jean Fayard, Mal d’amour, Fayard.
1932, Guy Mazeline, Les Loups, Gallimard.
1933, André Malraux, La Condition humaine, Gallimard.
1934, Roger Vercel, Capitaine Conan, Albin Michel.
1935, Joseph Peyré, Sang et lumière, Grasset.
1936, Maxence Van der Meersch, L’Empreinte du dieu, Albin Michel.
1937, Charles Plisnier, Faux Passeports, Corréa.
1938, Henri Troyat, L’Araigne, Plon.
1939, Philippe Hériat, Les Enfants gâtés, Gallimard.
1940 (décerné en 1946), Francis Ambrière, Les Grandes Vacances, Éditions de la Nouvelle France.
1941, Henri Pourrat, Vent de mars, Gallimard.
1942, Marc Bernard, Pareil à des enfants, Gallimard.
1943, Marius Groust, Passage de l’homme, Gallimard.
1944, Elsa Triolet, Le premier accroc coûte deux cents francs, Denoël.
1945, Jean-Louis Bory, Mon village à l’heure allemande, Flammarion.
1946, Jean-Jacques Gautier, Histoire d’un fait divers, Julliard.
1947, Jean-Louis Curtis, Les Forêts de la nuit, Julliard.
1948, Maurice Druon, Les Grandes Familles, Julliard.
1949, Robert Merle, Week-End à Zuydcoote, Gallimard.
1950, Paul Colin, Les Jeux sauvages, Gallimard.
1951, Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes, (refusé par l’auteur) José Corti.
1952, Béatrice Beck, Léon Morin, prêtre, Gallimard.
1953, Pierre Gascar, Les Temps morts. Les Bêtes, Gallimard.
1954, Simone de Beauvoir, Les Mandarins, Gallimard.
1955, Roger Ikor, Les Eaux mêlées, Albin Michel.
1956, Romain Gary, Les Racines du ciel, Gallimard.
1957, Roger Vaillant, La Loi, Gallimard.
1958, Francis Walder, Saint-Germain ou la négociation, Gallimard.
1959, André Schwartz-Bart, Le Dernier des justes, Seuil.
1960, Vintila Horia, Dieu est né en exil (non attribué, suite au refus de l’auteur), Fayard.
1961, Jean Cau, La Pitié de Dieu, Gallimard.
1962, Anna Langfus, Les Bagages de sable, Gallimard.
1963, Armand Lanoux, Quand la mer se retire, Julliard.
1964, Georges Conchon, L’État sauvage, Albin Michel.
1965, Jacques Borel, L’Adoration, Gallimard.
1966, Edmonde Charles-Roux, Oublier Palerme, Grasset.
1967, André-Pierre de Mandiargues, La Marge, Gallimard.
1968, Bernard Clavel, Les Fruits de l’hiver, Robert Laffont.
1969, Félicien Marceau, Creezy, Gallimard.
1970, Michel Tournier, Le Roi des aulnes, Gallimard.
1971, Jacques Laurent, Les Bêtises, Grasset.
1972, Jean Carrière, L’Epervier de Maheux, Pauvert.
1973, Jacques Chessex, L’Ogre, Grasset.
1974, Pascal Lainé, La Dentellière, Gallimard.
1975, Emile Ajar, La Vie devant soi, Mercure de France.
1976, Patrick Grainville, Les Flamboyants, Seuil.
1977, Didier Decoin, John l’enfer, Seuil.
1978, Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures, Gallimard.
1979, Antonine Maillet, Pélagie la charrette, Grasset.
1980, Yves Navarre, Le Jardin d’acclimatation, Flammarion.
1981, Lucien Bodard, Anne-Marie, Grasset.
1982, Dominique Fernandez, Dans la main de l’ange, Grasset.
1983, Frédérik Tristan, Les Égarés, Balland.
1984, Marguerite Duras, L’Amant, Minuit.
1985, Yann Queffelec, Les Noces barbares, Gallimard.
1986, Michel Host, Valet de nuit, Grasset.
1987, Tahar Ben Jelloun, La Nuit sacrée, Seuil.
1988, Erik Orsenna, L’Exposition coloniale, Seuil.
1989, Jean Vautrin, Un grand pas vers le bon Dieu, Grasset.
1990, Jean Rouaud, Les Champs d’honneur, Minuit.
1991, Pierre Combescot, Les Filles du calvaire, Grasset.
1992, Patrick Chamoiseau, Texaco, Gallimard.
1993, Amin Maalouf, Le Rocher de Tanios, Grasset.
1994, Didier Van Cauwelaert, Un aller simple, Albin Michel.
1995, Andreï Makine, Le Testament français, Mercure de France.
1996, Pascale Roze, Le Chasseur Zéro, Albin Michel.
1997, Patrick Rambaud, La Bataille, Grasset.
1998, Paule Constant, Confidence pour confidence, Gallimard.
1999, Jean Échenoz, Je m’en vais, Minuit.
2000, Jean-Jacques Schuhl, Ingrid Caven, Gallimard.
2001, Jean-Christophe Ruffin, Rouge Brésil, Gallimard.
2002, Pascal Quignard, Les Ombres errantes, Grasset.
Annexe 2 : Liste des maisons d’édition titulaires d’un ou plusieurs Prix Goncourt
- Gallimard. : 33 | - Éditions de la Plume : 1 | |
- Grasset : 16 | - Librairie Universelle : 1 | |
- Albin Michel : 9 | - Paul Ollendorf : 1 | |
- Le Seuil : 5 | - Édouard Pelletan : 1 | |
- Julliard : 4 | - Éditions du Feu : 1 | |
- Mercure de France : 4 | - Fasquelle : 1 | |
- Fayard : 3 | - Clouzot : 1 | |
- Flammarion : 3 | - Rieder : 1 | |
- Éditions de Minuit : 3 | - Stock : 1 | |
- Calmann-Lévy : 2 | - Corréa : 1 | |
- Plon : 2 | - La Nouvelle France : 1 | |
- Denoël : 1 | ||
- José Corti : 1 | ||
- Robert Laffont : 1 | ||
- Jean-Jacques Pauvert : 1 | ||
- Balland : 1 | ||
total 84 | total 16 |
Notes de bas de page
1 Paul Léautaud, Journal littéraire, Mercure de France, 1986, 4 vol., t. I, p. 424.
2 Ibid., t. I, p. 213.
3 Nous ne lisons pas tout à fait cet épisode de la carrière littéraire de Paul Léautaud comme Edith Silve qui, dans « Paul Léautaud et le Prix Goncourt », Cahiers Edmond et Jules de Goncourt no 10/2003 p. 187-210, a tendance à voir en Vallette un éditeur commercial.
4 Jean-Yves Mollier, « Écrivain-éditeur : un face-à-face déroutant », Travaux de littérature no XV/2002, p. 18-39.
5 Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates. Expédition en haute intelligentsia, Ramsay, 1981.
6 Sylvie Ducas, La Reconnaissance littéraire. Littérature et prix littéraires : les exemples du Goncourt et du Femina, thèse de doctorat de littérature, dir. Nicole Mozet, université Paris VII, 1998.
7 Pierre Assouline, Gaston Gallimard, Balland, 1984, p. 280.
8 Où va le livre ? édition 2002-2003, dir. Jean-Yves Mollier, La Dispute, 2002, pour le cadre général dans lequel évolue le système éditorial français.
9 Auguste Anglès, André Gide et le premier groupe de « La Nouvelle Revue Française », Gallimard, 1978-1986, 3 vol.
10 Aurélie Pagnier, Le Livre de poche : histoire des premières années d’une collection (1953-1961), DEA d’histoire, dir. J.F. Sirinelli, IEP de Paris, 2000.
11 Où va le livre ?, op. cit.
12 Rappelons que dès 1910-1912, Fernand Divoire développa le concept de « stratégie littéraire » dans ses articles de la revue Les Marges repris en 1924 dans le Manuel pratique de stratégie littéraire.
13 Jean Bothorel, Bernard Grasset. Vie et passions d’un éditeur, Grasset, 1987.
14 Iegor Gran, Truoc-nog, POL, 2003.
15 Elias Regnault, « L’éditeur », Les Français peints par eux-mêmes, Curmer, 8 vol., 1839-1841, t. IV, p. 105.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine et directeur du centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Dernière publication : Le Camelot et la rue : essai sur l’apprentissage de la politique et de la démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles (Fayard, 2004).
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