Mémoires du quotidien : les lieux de Perec
|Conclusion
Texte intégral
- 1 Maurice Blanchot, « La parole quotidienne », dans L’entretien infini, Paris, Seuil, 1969, p. 357.
- 2 Ibid., p. 364.
- 3 Paul Virilio, « Un homme qui marche », dans Paulette Perec, dir., Portrait(s) de Perec, Paris, Bib (...)
- 4 Atelier de Création Radiophonique, no 381, 25 février 1979, dans Georges Perec, Institut National (...)
- 5 Bernard Magné, « Carrefour Mabillon “ce qui passe, passe…” », in Georges Perec, INA/André Dimanche (...)
1« Le quotidien a ce trait essentiel : il ne se laisse pas saisir »1. Éclairant, à la suite de Lefebvre, cette catégorie insaisissable, mais désormais « essentielle » de la modernité philosophique, Blanchot l’associe à une société qui, ne croyant plus à la transcendance, se représente dans « ce mouvement lié (qui n’est pourtant pas un tout) par lequel nous sommes continûment, quoique sur le mode de la discontinuité, en rapport avec l’ensemble indéterminé des possibilités humaines »2. L’œuvre « sociologique » de Perec s’éloigne, il est vrai, de toute conception ontologique du quotidien, tout particulièrement par le recours à divers comportements analogiques empruntés aux sciences sociales. Rapports de terrain et inventaires, descriptions et classements suggèrent que le langage peut sinon saisir la quotidienneté, du moins la sortir de l’indifférence coutumière où l’enferme la force de l’habitude. Greffée sur le paradigme de l’observation, cette approche du quotidien qui valorise pleinement le regard semble exclure le paradoxe ou la négativité. Il n’empêche que, dans les textes de Perec établis, comme le dit Paul Virilio, « à la façon d’un impressionniste sur le motif »3, transparaît quelque chose de ce « mouvement lié » dont parle Blanchot. Ainsi, « Approches de quoi ? », « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien » ou encore son pendant radiophonique, « Tentative de description des choses vues au carrefour Mabillon le 19 mai 1978 »4, nous mettent-ils à l’écoute d’une « parole quotidienne » située en-deça des médias et des discours, parole lisse et discontinue en même temps, faite à l’image du bruit de fond urbain et des micro-événements qui le ponctuent. Et quand bien même cette parole quotidienne ne nous raconterait pas grand’chose — simplement que les femmes vont au marché avec leur cabas, que l’autobus 70 va à Saint-Germain-des-Près, que le ciel s’assombrit en fin de journée, bref, que la vie continue — elle mériterait encore d’être entendue. La transcrire, c’est amener à la conscience la syntaxe profonde de la vie commune, sa poésie et son rythme inconscients, moins pour saisir l’évanescent réel, que pour lui « courir » après, pour reprendre l’heureuse image de Bernard Magné5.
- 6 Gilles Weinzaepflen/Toog, « L’échec de Perec », Easy Toog for Beginners, Bloomfield Hills, Michiga (...)
- 7 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 73.
- 8 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, t. 3, De la modernité au modernisme, Paris, L’Arch (...)
2Le doute est toujours permis quant à la finalité, voire l’utilité de cette « interrogation “sociologique” du quotidien » qui ne pose peut-être pas toujours les bonnes questions. Stationner place Sainte-Sulpice trois jours de suite, quitte à changer régulièrement de poste d’observation, conduit-il à une réelle connaissance de la vie de tous les jours, ou seulement au ressassement de ses simulacres ? Autrement dit, peut-on ramener le quotidien, défini en premier lieu par le seul critère de fréquence, à ce que l’on peut comptabiliser dans un bilan de fin de journée ? « L’échec de Perec », d’après le compositeur Gilles Weinzaepflen, serait d’« avoir voulu tout noter » et d’« avoir laissé la vie de côté »6. Moins hétéroclites que ceux de Prévert, les inventaires urbains de Perec peuvent en effet décevoir quiconque a en mémoire la foisonnante vie de quartier d’autrefois. Pour quelles raisons cette vision dépouillée de lieux où « il ne se passe rien, en somme »7 a-t-elle connu un aussi grand rayonnement ? La mise en rapport de l’œuvre de Perec avec la pensée du quotidien dans l’après-guerre et au-delà invite une réponse : peut-être est-ce parce que, après Mai 1968, comme le signalait Lefebvre, la vie quotidienne en France ressemblait de plus en plus à une simple liste de choses à faire ou à acheter, d’endroits où aller et de tâches à exécuter. C’est vraisemblablement à cette évacuation progressive de la spontanéité dans la vie quotidienne que pensait Lefebvre en 1981 lorsqu’il se demandait : « Y a-t-il une vie quotidienne, ou une mort quotidienne ? »8. La même question s’appliquerait, à une autre échelle, à la vision que nous a transmise Perec à travers ses étranges procès-verbaux des journées ordinaires.
- 9 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Hachette/Le livre de poche, 1978, p. 169.
- 10 Ibid., p. 598.
- 11 « Description d’un chemin », dans Georges Perec et Robert Bober, Récits d’Ellis Island : histoires (...)
- 12 Ibid., p. 56.
3Les textes dressés sur place « en temps réel » ne forment, bien entendu, qu’une partie de l’inventaire des « choses communes » auquel Perec s’est consacré pendant sa brève carrière. Tel que lui-même l’expliquait dans « Notes sur ce que je cherche », les quatre « champs » principaux de son travail d’écrivain — sociologique, autobiographique, ludique et romanesque — ne pouvaient être rigoureusement dissociés les uns des autres. Ainsi l’« interrogation “sociologique” du quotidien » s’étendra-t-elle à telle œuvre romanesque : qu’est-ce que La vie mode d’emploi, livre qui résume toutes les recherches esthétiques précédentes de son auteur, sinon une tentative pour restituer « toute cette somme d’événements minuscules, inexistants, irracontables, […] tous ces gestes infimes en quoi se résumera de la manière la plus fidèle la vie d’un appartement, et que viendront bouleverser, de temps à autre, imprévisibles et inéluctables, tragiques ou bénignes, éphémères ou définitives, les brusques cassures d’un quotidien sans histoire »9 ? Radicalisant le propos de Joyce dans Ulysse, ce « romans » concentre plusieurs décennies dans l’histoire de l’immeuble du 11, rue Simon-Crubellier, dans l’espace d’une journée ou, plutôt, d’un instant dans celle-ci : « C’est le vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quatorze et il n’est pas loin de huit heures du soir »10. De pièce en pièce, de palier en palier, le lecteur découvre, en cet instant de dévoilement déjà affecté d’une impondérable mélancolie, une quotidienneté à jamais figée, des poses à jamais prises. Le même souci de débusquer les traces du quotidien en-dessous du discours historique caractérisera Récits d’Ellis Island, film réalisé en 1979 avec Robert Bober sur le centre de tri américain au large de Manhattan qui, de 1892 à 1924, accueille à leur arrivée aux États-Unis plus de seize millions d’émigrants, le temps d’un contrôle médical et des vérifications administratives nécessaires. La difficulté, face à ce lieu appelé « l’île aux larmes » où se jouait le destin d’innombrables familles provenant de tous les pays d’Europe et d’ailleurs, consiste à pénétrer les représentations officielles du site : « Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?/Comment retrouver ce qui était plat, banal, quotidien, ce qui était ordinaire, ce qui se passait tous les jours ? »11. La recherche d’une « mémoire potentielle » en ce « non-lieu », lié pour Perec « au fait même d’être juif »12, prend ainsi pour base une même interrogation des évidences visibles que celle préconisée dans le cadre de Cause Commune.
4Si elle déborde ci et là ses limites pour enrichir tel autre champ de l’œuvre, l’interrogation « sociologique » menée par Perec n’en reste pas moins pourvue d’une spécificité qu’il sied de reconnaître de plein droit. Mise au contact du concept du quotidien, la littérature se trouve comme minée par lui, ramenée à un manque d’histoire où elle risque de perdre sa raison d’être. Or, ce contact, tout en amenant une déterritorialisation du fait littéraire et la production, au moyen de divers comportements analogiques, d’« effets de champ », sert à revaloriser l’acte scriptural. L’écriture se dissocie de toute idéologie belles-lettriste et se transforme en outil d’observation, de témoignage, voire de pédagogie expérimentale.
5L’œuvre « sociologique » de Perec n’implique, en fin de compte, qu’une instrumentalisation relative de l’écriture. Elle continuera donc à intéresser, en premier lieu et au plus haut degré, l’histoire littéraire qui, elle, préfère s’occuper des formes. La curieuse expérience des Choses est, sur ce plan, la plus marquante. En mettant en relief le rythme bancal qui était le lot quotidien d’une grande partie de la jeunesse au tournant des années soixante, le livre a médusé le lectorat français, captivé par les mêmes fausses promesses publicitaires que le couple de Perec. À présent, cette « histoire des années soixante », qui a singulièrement ajouté à la renommée des divans Chesterfield et des sondages-minute (« Aimez-vous le fromage en tube ? »), frappe moins comme une analyse de la « société de consommation », que comme une tentative d’épuisement avant la lettre portant sur les lieux communs d’une époque. Mais jusqu’à preuve du contraire, le public n’est pas barthésien, et c’est à cause d’une volonté commune de lire dans la trajectoire de Jérôme et Sylvie la Grande Aventure du gaullisme, et non une aventure sémiologique, que Les choses — « mythologie artificielle » si l’on veut — ont pu être remythifiées à leur tour, en tant que lieu de mémoire d’une génération.
6En fort contraste avec toute « sociologie romanesque », les années Cause Commune voient Perec adopter une langue sans style, héritée de l’anthropologie descriptive. Sensibiliser l’habitant aux évidences invisibles de la vie ordinaire et aux limites inférieures du fait social (« l’infra-ordinaire ») ; défamiliariser le réel pour contrer les effets lénifiants d’une quotidienneté normalisée ; apprendre à ruser avec les architectures domestiques et civiques pour les réinvestir de sens, tels sont les buts de cette précoce (et non entièrement aboutie) anthropologie du proche que l’écrivain met au point au milieu des années 1970 en étroite collaboration avec Paul Virilio et Jean Duvignaud. L’idée directrice de Perec s’inspire clairement de la théorie lefebvrienne d’une quotidienneté résiduelle : il s’agit d’un « reste » négligé qui ne peut être le fait des spécialistes, et qui interpelle sans cesse chacun de nous, nous poussant à questionner la vie quotidienne au niveau de son émergence.
7Pris dans leur ensemble, les écrits que Perec a rédigés dans le sillage de Cause Commune contribuent singulièrement à la critique « au ras de terre » de la programmation du quotidien, critique qui devient dominante après 1968 à mesure que l’on valorise, à l’encontre du système et de la structure, la figure de l’usager individuel. La visée épistémologique d’un texte comme Espèces d’espaces, ainsi que son ton, optimiste et volontiers joueur, s’harmonisent avec l’anthropologie des pratiques de Michel de Certeau, qui donne, lui aussi, la primauté au micro-social. À partir d’une question sensiblement identique — comment les êtres ordinaires naviguent-ils dans les interstices de la rationalité technique ? — les deux auteurs aboutiront à des conclusions légèrement différentes : alors que Perec constate un aveuglement collectif face au quotidien, né d’un échec à mettre en cause les grilles de classement qui gauchissent nos perceptions, Certeau perçoit dans le quotidien le théâtre d’une perpétuelle « invention », d’une résistance spontanée qui échappe aux dispositifs institutionnels. Ne pouvant souscrire, pour des raisons que l’on peut craindre biographiques, à la mythologie héroïque de Nemo, suivant laquelle « chacun » triomphe en douce de ceux qui pensent le dominer, Perec se contente de rendre sèchement compte d’actes et de gestes impersonnels (garer une voiture, traverser la rue…), d’itinéraires et d’emplois du temps, en un mot, de nos habitudes. Ce quotidien-là, suggère-t-il, est répétitif plus encore qu’inventif, mais quiconque s’applique à sa description découvrira de la différence dans la répétition. Au bout de cette expérience, initiée dans l’après-guerre au nom d’une « critique de la vie quotidienne », se trouve la prise de conscience suivante : en donnant notre assentiment tacite à l’état des choses, nous participons sans le savoir à la construction de ce qui semble nous contrôler. Or les contraintes subies ne devraient au contraire que faire ressortir avec d’autant plus de netteté ces irréductibles « possibles humains » (Lefebvre) qui font que la vie quotidienne, quoi qu’il arrive, ne l’est jamais totalement. Tout méconnu qu’il soit, ce secteur reste le lieu de toute transformation possible.
8J’espère avoir démontré, dans cette exploration sélective de l’œuvre de Perec, comment cette dernière, malgré son exentricité par rapport à la tradition théorique, forme un maillon clef entre diverses pensées du quotidien issues de l’après-guerre et de la modernisation des Trente Glorieuses : une pensée historienne, qui refuse le poids de l’événement pour valoriser les constantes de la vie matérielle anonyme (habitat, rythmes du travail, objets d’usage ordinaire, etc.) ; une pensée dialectique, fondée sur les termes de reconnaissance et de méconnaissance, d’aliénation et de désaliénation et sur la gestion du vécu par l’état et l’économie ; une pensée ontologique, qui s’oppose à toute traduction médiatique du quotidien en discours et en spectacle ; et une pensée anthropologique, basée sur la croyance en l’inventivité de tous dans la vie journalière. Ce qui rend unique la contribution de Perec à la pensée du quotidien en France, et ce qui établit fermement la place de son œuvre dans le paysage actuel de la recherche sociologique et anthropologique, est le lien posé avec la mémoire collective, grande absente des paradigmes théoriques majeurs — historique (Braudel), sociologique (Lefebvre), philosophique (Blanchot) et anthropologique (Certeau). Alors que ces derniers paradigmes, qui partagent un même investissement dans l’insignifiant, l’inaperçu, l’impensé de la vie sociale, ont vu le jour à cause des limitations épistémologiques pesant sur l’exercice des disciplines, chez Perec, l’approche « sociologique » du quotidien a pour source un questionnement autrement porteur de sens, qui résulte d’une incapacité foncière à cerner les lieux du désastre.
- 13 Épigraphe de Raymond Queneau, W ou le souvenir d’enfance.
- 14 Georges Perec, « Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concernant », Cause (...)
- 15 Daniel Fabre, dir., Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993.
- 16 Georges Perec, Vœux, Paris, Seuil, 1989.
- 17 « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail », Les Nouvelles littéraires, 26 fé (...)
9Car ce sont les disparitions survenues pendant la guerre, années perdues dans une « brume insensée où s’agitent les ombres »13, qui inaugurent chez Perec, avec la force d’un traumatisme, l’ère de la répétition et de la circonlocution, et amènent à réfléchir sur ce qui revient chaque jour. Comment comprendre en effet, si ce n’est par rapport à l’absence d’une quotidienneté qui se serait préservée entre les quatre murs de la demeure familiale, les maintes tentatives de cet écrivain qui a noté, une année durant, la composition exacte de tous ses repas (« Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze ») ; qui a établi un catalogue d’environ deux cents chambres où il avait dormi, dans l’espoir que leur évocation dégagerait quelque souvenir précieux (Lieux où j’ai dormi) ; qui s’est contraint à visiter sur une période de douze ans, à pied et en souvenir, douze lieux parisiens liés à son passé, en sachant que ni les lieux ni ses souvenirs ne résisteraient peut-être à l’usure du temps (« Lieux ») ; qui a compulsé, avant de les jeter, ses vieux chequiers, pensant y débusquer des traces de lui-même (« Talons de chèques ») ; qui a même tenu, lorsque ses propres stocks de souvenirs semblaient s’épuiser, à hérboriser sur les trottoirs de Paris, comme si les rebuts laissés par autrui pouvaient faire office de souvenirs personnels (L’Herbier des villes) ? En fin de compte, Perec a-t-il fait autre chose que se condamner à une quotidienneté impossible, invivable puisque toujours déjà prise dans les filets de l’écriture ? Cette mémoire de papier semble à la fois son salut et sa perte : « je ne fais rien d’autre qu’écrire (sinon gagner le temps d’écrire), je ne sais rien faire d’autre, je n’ai pas voulu apprendre autre chose... »14. Chaque instant de cette « vie dans les mots », pour reprendre la formule de David Bellos, semble circonscrite, sinon par la mise en chantier d’ambitieux projets de livre, du moins par la mise à jour de ce que l’historien Daniel Fabre, citant lui-même Perec, appelle des « écritures ordinaires »15 : cartes postales, recettes, cartes de vœux, pour ne rien dire des mots croisés16. L’écrit symbolise moins un dépassement du quotidien qu’un enracinement dans celui-ci ; d’où la minutie avec laquelle Perec examine tel « petit bout d’espace » — sa propre table de travail et tous les objets s’y trouvant17 — ou encore la priorité accordée, dans sa taxinomie des « espèces d’espaces », à la « page », espace matriciel grâce auquel tous les autres espaces deviennent lisibles et, à plus forte raison, habitables.
- 18 Sophie Calle, doubles-jeux, Arles, Actes Sud, 1997.
- 19 Georges Perec, « Le travail de la mémoire » [Entretien avec Frank Venaille], dans Je suis né, op. (...)
- 20 Georges Perec, « Le rêve et le texte », Le Nouvel Observateur, no 741, janvier 1979, p. 46 ; ici J (...)
- 21 Georges Perec, « Ellis Island : description d’un projet », Catalogue pour des Juifs de maintenant, (...)
10Plus d’un artiste conceptuel contemporain pourra se reconnaître dans ce singulier travail d’auto-documentation qui vient remplacer l’autoportrait aussi bien que l’autobiographie. Ainsi les inventaires de Christian Boltanski et les œuvres à contrainte de Sophie Calle18 impliquent-ils des règles du jeu quasi perecquiennes. Ici comme là, une « quotidienneté mise à plat »19 faite de choses, d’espaces et de lieux devient la matière première d’une mémoire à peine individuelle. Les mémoires du quotidien de Perec ne pourront lui appartenir en propre : tout se passe, dans « Lieux », Espèces d’espaces, Je me souviens ou Récits d’Ellis Island, comme si ces « autobiographies limitrophes et fragmentaires »20 avaient pour seule fondation des lieux communs. Cela ne devrait pas étonner, venant d’un écrivain qu’obsède le souvenir d’une fugue dans les rues de Paris (« Les lieux d’une fugue ») et qui s’est lancé, à travers diverses expériences d’écriture (« Lieux où j’ai dormi », « Les lieux de la trentaine ») ou de cure (« Les lieux d’une ruse »), à la recherche d’un lieu d’ancrage où s’affirmerait « la continuité d’une tradition, d’une langue, d’une appartenance »21.
- 22 Espèces d’espaces, op. cit., p. 122.
11L’Histoire — « la guerre, les camps » — est venue démolir cette triple continuité qui aurait pu être une évidence. « De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié »22. À une ère où l’on sort de plus en plus difficilement du quotidien, cette recherche de lieux de mémoire non plus en fonction de l’événement et de l’Histoire, mais par un patient questionnement de ce qui revient chaque jour, ne saurait laisser indifférent.
Notes
1 Maurice Blanchot, « La parole quotidienne », dans L’entretien infini, Paris, Seuil, 1969, p. 357.
2 Ibid., p. 364.
3 Paul Virilio, « Un homme qui marche », dans Paulette Perec, dir., Portrait(s) de Perec, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2001, p. 157.
4 Atelier de Création Radiophonique, no 381, 25 février 1979, dans Georges Perec, Institut National de l’Audiovisuel/André Dimanche Éditeur, 1997, discs 3 et 4.
5 Bernard Magné, « Carrefour Mabillon “ce qui passe, passe…” », in Georges Perec, INA/André Dimanche Éditeur, op. cit., p. 60.
6 Gilles Weinzaepflen/Toog, « L’échec de Perec », Easy Toog for Beginners, Bloomfield Hills, Michigan, Le Grand Magistery, 2001.
7 Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 1974, p. 73.
8 Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, t. 3, De la modernité au modernisme, Paris, L’Arche, 1981, p. 67.
9 Georges Perec, La vie mode d’emploi, Hachette/Le livre de poche, 1978, p. 169.
10 Ibid., p. 598.
11 « Description d’un chemin », dans Georges Perec et Robert Bober, Récits d’Ellis Island : histoires d’errance et d’espoir, Paris, POL, 1994, p. 37.
12 Ibid., p. 56.
13 Épigraphe de Raymond Queneau, W ou le souvenir d’enfance.
14 Georges Perec, « Les gnocchis de l’automne ou réponse à quelques questions me concernant », Cause commune, no 1, mai 1972, p. 19-20 ; ici Je suis né, Paris, Seuil, 1990, p. 71.
15 Daniel Fabre, dir., Écritures ordinaires, Paris, POL, 1993.
16 Georges Perec, Vœux, Paris, Seuil, 1989.
17 « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail », Les Nouvelles littéraires, 26 févr. 1976, repris dans Penser/Classer, Paris, Hachette, 1985, p. 17-23 ; et « Still Life/Style Leaf », Le fou parle, no 18, sept. 1981, p. 3-6, repris dans l’infra-ordinaire, Paris, Seuil, 1989, p. 107-19.
18 Sophie Calle, doubles-jeux, Arles, Actes Sud, 1997.
19 Georges Perec, « Le travail de la mémoire » [Entretien avec Frank Venaille], dans Je suis né, op. cit., p. 86.
20 Georges Perec, « Le rêve et le texte », Le Nouvel Observateur, no 741, janvier 1979, p. 46 ; ici Je suis né, op. cit., p. 76.
21 Georges Perec, « Ellis Island : description d’un projet », Catalogue pour des Juifs de maintenant, Recherches, no 38, sept. 1979, p. 51-54 ; ici Je suis né, op. cit., p. 100.
22 Espèces d’espaces, op. cit., p. 122.
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