Pour une sociologie de l’individuation
p. 295-315
Texte intégral
1La notion d’individuation désigne le plus souvent aujourd’hui le processus psychologique de formation de l’autonomie individuelle. Mais son sens était tout autre à la naissance de la sociologie. Il désignait alors l’étude de la relation, notamment dans une perspective historique, entre une série de transformations structurelles et ses conséquences pour les individus. Progressivement délaissé au profit d’autres formulations, c’est dans un retour critique vers son sens initial qui nous nous plaçons ici.
2L’individuation vise donc à analyser la production des individus au travers des conséquences que le déploiement de la modernité exerce sur eux. Comme Mills l’a si bien résumé, il s’agit de « comprendre le théâtre élargi de l’histoire en fonction des significations qu’elle revêt pour la vie intérieure et la carrière des individus » (Mills, 1959, p. 7)1. Pour cela, bien des démarches sont possibles, et pour Mills lui-même, cela devait se traduire par la distinction, à ses yeux centrale, entre les enjeux collectifs de la structure sociale et les épreuves personnelles assaillant les individus. La formulation imbriquée des enjeux et des épreuves : voilà l’épreuve et l’enjeu de la sociologie. L’intuition est fort juste, même si Mills raisonne encore, à la fin des années cinquante, au travers d’une conception trop homogène de la société.
3C’est pourquoi si le but est toujours de construire une sociologie de l’individuation, elle ne peut plus être cantonnée à une démarche supposant une relation directe entre la dynamique des destins sociaux et l’individualité, où, à terme, il ne s’agirait de cerner cette dernière que comme une forme de condensation des déterminations sociales (Terrail, 1990, p. 24). Bien entendu, le défi est bel et bien d’établir une relation entre l’histoire de la société et la biographie de l’individu, mais tout le problème est justement de cerner les critères permettant d’établir cette mise en relation autrement que par le biais d’une articulation immédiate et directe entre les structures et les agents.
4Afin de dégager différents modes d’individuation, l’analyse doit articuler trois grands axes. D’abord, un axe proprement diachronique, souvent absent dans les études sur l’individu, et pourtant absolument indispensable analytiquement. Ensuite, un axe synchronique se confondant à bien des égards avec le problème de la place structurelle d’un acteur. Enfin, un axe proprement biographique rendant compte des domaines d’activité, plus ou moins standardisés, au travers desquels se déploie une vie individuelle. Le lien entre les trois axes est, en dernière analyse, assuré par la prise en considération d’une série d’épreuves subjectives. Et entre ces trois axes, si certaines relations sont vraisemblablement plus fréquentes que d’autres – ce qui justement légitime a posteriori le dégagement de quelques grands profils d’individuation – l’analyse doit également rendre justice, au vu de la considération des parcours individuels, à la variété des articulations possibles.
1. L’individu : processus et figures historiques
5Sur un plan proprement diachronique, y compris lorsque ces facteurs ne sont pas, en apparence, directement agissants, l’étude de l’individuation ne peut pas faire l’impasse du rôle des grands processus structurels qui, sur une plus ou moins longue durée historique, rendent compte de la production de l’individu ou de ses conditions d’existence. C’est dans ce sens, que l’étude de l’individuation doit se réapproprier – et ré-interroger – les effets que la consolidation d’une économie capitaliste ou la création politico-juridique de la notion d’« individu » en tant qu’élément indispensable à la constitution d’un marché de travailleurs libres et sans attaches, entraînent effectivement pour les membres d’une société (Dumont, 1977 ; Abercrombie, Hill, Turner, 1986).
6Mais cette variante analytique n’épuise pas, et de loin, l’axe diachronique. Encore faut-il ajouter, même si la sociologie dans ses études concrètes tend souvent à les négliger (en fait, à s’y appuyer avec peu d’examen critique), l’analyse de quelques grandes figures collectives de l’individu dont dispose une société à un moment donné. Car, comme Dumont l’a si bien souligné, l’individu est à la fois, et indissociablement, cm agent empirique et un sujet normatif. Bien entendu, il s’agit là d’un domaine à part entière d’étude, notamment en ce qui concerne l’analyse des processus sinueux de formation culturelle de ses divers profils. Mais, dans la perspective d’une sociologie de l’individuation, il faut apprendre à tirer les conséquences sur les existences individuelles. Là où trop souvent l’analyse sociologique classique n’entrevoyait qu’un seul grand modèle d’individu, il faut désormais prendre acte de la complexification des aspirations à l’individualité. Une problématique qui, dans son expression minimale, prend au moins la forme d’une tension entre deux grandes figures : d’un côté, la figure classique de l’individualisme instrumental (déjà bien repérée par Weber), de l’autre, la figure de l’individualisme expressif, dont l’articulation serait à la racine du double individualisme contemporain, tendu entre des aspirations culturelles opposées, l’une « utilitaire » et l’autre « sentimentale » (Bell, 1979 ; Bellah, 1985 ; de Singly, 1990 ; Touraine, 1992).
7La variété de figures du Sujet doit ainsi mettre en garde contre la volonté de supposer l’existence d’un profil central, voire unique, dans une société à un moment donné. Si l’accroissement de revenus est, par exemple, un objectif fort répandu dans les sociétés contemporaines, autant pour ce qu’il est censé permettre que comme un but en lui-même, il n’est nullement le seul. Les individus veulent souvent aussi façonner leur vie (ce qui est tout à fait autre chose que les raisons d’agir spécifiques dans une situation donnée) en fonction des valeurs qu’ils respectent, de leurs désirs d’entretenir des relations avec certains, de leur volonté de se fabriquer une vie qu’ils jugent intéressante, de cultiver une intériorité... Et derrière cette diversité des projets, et la variété des reprises singulières, il s’agit justement de repérer quelques grandes figures sociales de l’individualité.
8Enfin, Taxe proprement diachronique doit également, en rejoignant ainsi progressivement des problèmes proprement synchroniques, interpréter à l’horizon d’une vie – ou d’une génération – les conséquences de quelques grandes transformations historiques. Impossible à cet égard de ne pas penser aux retombées diverses que le processus de désindustrialisation a eu, par exemple, auprès des ouvriers dans les dernières décennies2, ou les bouleversements entraînés dans la vie quotidienne des femmes et des hommes par le mouvement féministe. Mais pour cela, il faut que ces processus ne restent pas à l’arrière-plan, se limitant à une forme de « décor » lointain – comme c’est souvent malheureusement le cas dans les études concrètes. Il faut que l’analyse montre effectivement à l’œuvre, par le biais notamment de leurs reprises conscientes ou des doutes auprès des acteurs, les manières par lesquelles ces différents processus sociaux, liés à des changements économiques, politiques ou culturels, s’inscrivent dans les existences individuelles.
9Pourtant, il n’y a pas de passage direct entre les transformations survenues du côté des figures historiques du Sujet, ou du côté des bouleversements sociaux, et l’étude des conséquences quotidiennes éprouvées par les individus. Pour en rendre compte, il est nécessaire d’envisager d’autres niveaux d’analyse.
2. L’individu et ses places
10Sur un versant proprement synchronique, le problème principal est l’articulation entre les trajectoires individuelles et les positions sociales. Désormais, sauf véritablement pour quelques positions placées aux extrêmes de la société, où la programmation des étapes de la vie est toujours de rigueur, la plupart des parcours ont tendance à s’individualiser. En tout premier lieu, aux yeux de nos contemporains eux-mêmes (faut-il vraiment rappeler que désormais un nombre croissant d’individus ont le sentiment d’avoir des parcours « atypiques » ?). Mais souvent aussi, effectivement, au niveau des trajectoires sociales qui se complexifient, ne serait-ce que parce que les expériences de fragilisation statutaire ou de bifurcation ne cessent de se multiplier.
11Pendant longtemps, la notion de classes sociales a permis de présenter la société comme constituée par de grands groupes sociaux, autour d’une distribution inégale des ressources, donnant forme à différentes communautés de vie. La dynamique de l’inégalité sociale et les profils des individus étaient bien reflétés par ces grandes catégories sociales. Or, face à une série de changements, il est désormais nécessaire de modifier cette représentation3.
2.1. Positions structurelles
12Quel système de positions structurelles choisir ? Celui qui est susceptible de cerner le mieux les conséquences du capitalisme à l’heure de la mondialisation, puisque de toutes les caractérisations historiques, la nature proprement capitaliste des sociétés contemporaines est la plus importante.
13Au sein de cette présentation générale, la période actuelle est marquée, et le sera pendant les prochaines décennies, par une tension croissante entre le global et le local. D’un côté, des forces et des acteurs, de différentes natures, poussent vers l’intégration globale. De l’autre côté, des espaces locaux d’autonomie ou de résistance se recréent sans arrêt. Le problème conceptuel majeur, d’un point de vue historique, tourne ainsi autour des diverses variantes d’interdépendance hiérarchisée existant entre le local et le global (Robertson, 1992 ; Held, McGrew, Goldblatt, Perraton, 1999 ; Beck, 2003). Le primat de l’un ou de l’autre, en fonction des activités ou des positions étudiées, ne se transforme jamais véritablement en hégémonie unilatérale. Le lieu traditionnel du saisissement des positions structurelles, l’Etat-nation, est alors insuffisant, sans cesser pourtant d’être pertinent. Si des tendances à l’émergence d’une économie globale existent, elles sont indissociables du maintien d’une série d’éléments proprement nationaux ou régionaux. Tout n’est pas global (et certainement ne le deviendra pas dans un avenir proche), rien n’est plus seulement local. Mais surtout, tous les domaines de la vie sociale n’ont pas la même dynamique : selon les activités ou les groupes étudiés, il faut observer, empiriquement, les « degrés » de global ou de local. Surtout, il ne faut à aucun moment oublier que cette dynamique n’opère pas directement, mais filtrée, réfractée et détournée par une série de processus sociaux.
14La dynamique global-local se présente, notamment dans les pays centraux, comme le mélange inégal d’un capitalisme « libéré » des contraintes de la protection sociale et le maintien, voire le renouveau, de l’Etat-providence. C’est pourquoi l’analyse doit privilégier un double principe d’organisation des rapports sociaux. D’une part, elle procède de rapports de production désormais largement fragmentés, opposant les groupes dirigeants aux groupes dominés dans des relations de travail. Sur cet axe, les acteurs sont plus ou moins exposés directement aux contraintes du marché en fonction de leurs qualifications, du domaine de production, de la position de l’entreprise dans la hiérarchie de la sous-traitance. Dans ce registre, la ressource essentielle des acteurs est leur puissance économique et leur position sur les divers marchés. D’autre part, il existe un axe des rapports de « reproduction » définis notamment en relation avec les politiques publiques, opposant les groupes supérieurs, la « noblesse d’Etat » et les groupes protégés aux exclus, à ceux qui n’ont pu bénéficier des systèmes de protection ou qui n’en ont plus que des bribes. Ici, la hiérarchie des groupes sociaux est définie par la distribution des positions dans un vaste ensemble réglementaire de transferts sociaux qui sont une part croissante des revenus et de la définition de certains groupes (agents du service public, classes d’âge, élèves et étudiants, retraités, famille). Dans ce registre, la ressource principale est l’influence politique.
15Longtemps, on a pensé que le processus d’intégration des sociétés industrielles renforçait lui-même le rapprochement des deux dimensions ; il semble bien aujourd’hui que les deux mondes se séparent progressivement. Le premier apparaît de plus en plus « ouvert » et « compétitif », le second, de plus en plus « fermé » sur ses propres règles et se défendant par l’intermédiaire de ses capacités politiques et syndicales. Le premier oppose le « haut » et le « bas », les groupes dominants et les groupes dominés ; le second oppose l’univers de la « production » à celui de la « reproduction ».
16De manière schématique, il est ainsi possible de distinguer quatre grandes positions structurelles, définies par le jeu entre le global et le local, dégagées notamment à partir du croisement entre placement et rentabilité dans la compétitivité économique d’une part et protections institutionnelles de l’autre4 :
les compétitifs, placés dans des secteurs hautement productifs et jouissant d’importantes protections ;
les protégés que le statut (par exemple, les fonctionnaires) ou le type d’activité (par exemple, certains métiers dans le tertiaire) mettent, temporairement, à l’abri des secousses les plus directes de la mondialisation ;
les précaires, des groupes que le type d’activité, ou la productivité ou encore la qualification ne mettent pas à l’abri de la concurrence mondiale et dont la précarité du contrat de travail fait une des principales « variables » d’ajustement économique ;
les exclus, de véritables « sureffectifs » de l’économie placés en bas de la double hiérarchie : ils sont pauvres et exposés sur le registre des rapports de production, ils sont de moins en moins protégés par les mécanismes de redistribution et de transfert qui bénéficient surtout aux groupes qui disposent de ressources politiques importantes.
17Mais ce double système structurel constitue un niveau à la fois nécessaire et insuffisant d’analyse. L’idée d’une pyramide positionnelle enlise notamment l’étude dans un ensemble d’impasses. La formidable multiplication des positions intermédiaires rend en effet de plus en plus difficile de savoir parfois, qui est vraiment en « haut » ou en « bas ». Les positionnements hybrides s’accroissent, et les acteurs peuvent connaître, de manière simultanée et contradictoire, des mobilités « ascendantes » et « descendantes » dans divers domaines sociaux. Dans bien des situations, par exemple, il n’existe plus vraiment de frontière claire entre les salariés placés définitivement du « bon » et du « mauvais » côté puisque les frontières entre le noyau dur et la périphérie de l’emploi sont souvent mouvantes et floues, et les conditions de passage de l’un à l’autre redéfinies en permanence.
18Pourtant, le problème n’est pas de « complexifier » une hiérarchie positionnelle unique. L’analyse doit toujours dégager des positions structurelles, au nombre restreint, à partir de quelques axes majeurs, établissant une distribution inégale des ressources et des coercitions structurelles. Et au sein des sociétés capitalistes, le différentiel d’accès à la ressource la plus importante, de nature économique, est celle qui explique toujours le mieux le positionnement structurel d’un acteur. Mais cette reconnaissance ne doit pas négliger tout ce qui revient en propre aux différents contextes, à la fois en termes de possibilités et de bornes. C’est cet espace d’action qu’il faut circonscrire de manière transversale à ces quelques grandes positions structurelles, afin de reconnaître la labilité foncière de la vie sociale. Et pourtant, et même si elles se révèlent insuffisantes au moment des analyses précises, il ne faut à aucun moment oblitérer ce niveau. C’est toujours le différentiel de ressources affecté à chacune d’entre elles, qui permet de rendre compte pour beaucoup des trajectoires individuelles. L’analyse ne doit ainsi nullement négliger ce qui, pour revenir au langage de Weber, apparaît véritablement comme les « chances de vie » associées à une position structurelle.
19Mais si l’étude sociologique a besoin de postuler l’existence de ces grandes places objectivement définies, en même temps, elles ne sont ni suffisantes ni fixes, mais en tension permanente avec d’autres facteurs. En dépit des correspondances structurelles, des individus placés dans des situations similaires ou diverses peuvent néanmoins être confrontés à des défis subjectifs différents ou semblables. Il ne s’agit donc nullement de nier toute relation possible, mais de reconnaître le caractère non linéaire et non homogène de ces relations. Derrière la similitude des positions structurelles se cache donc une grande divergence d’états sociaux.
2.2. Etats sociaux
20La place de l’individu au sein d’un système unique de positions sociales est intimement liée à une vision pyramidale de l’ordre social. En revanche, la reconnaissance d’une société plus complexe, contraint, répétons-le, non pas à abolir la pertinence analytique du niveau précédent, mais à en « ajouter » un autre. La diversité des places sociales ne peut pas être ramenée à l’image trop simple d’une coupure entre les inclus et les exclus, les gagnants et les perdants, bref, à un nombre réduit de positions structurelles. Comprise de cette manière, la représentation est imprécise, voire même trompeuse, puisqu’elle cache la diversité d’états sociaux désormais en présence.
21Pour les cerner, il ne suffit pas de complexifier les systèmes de rapports sociaux, d’additionner les attributs des acteurs (classe, âge, sexe, ethnie). Il faut plutôt apprendre à les construire à partir d’analyses empiriques visant à cerner, au plus près des expériences des individus, les manières par lesquelles ils se forgent (ou non) des espaces sociaux protégés. Les états sociaux viennent ainsi complexifier les positions structurelles puisque derrière une même position il est possible de repérer des états fort différents.
22Comprenons-nous bien. Les quatre positions structurelles qui viennent d’être présentées sont à mettre en relation avec la nature des connexions, du nombre et surtout du degré de contrôle que les acteurs exercent sur elles, individuellement et collectivement. Il est ainsi toujours possible de placer à une extrémité, tous ceux qui jouissent de bonnes connexions dans la mondialisation (en termes d’emploi, de revenus, de capacités, de protections institutionnelles) et qui surtout gardent un contrôle actif à la fois d’un point de vue économique et politique. Et à l’autre bout, tous ceux qui sont définis par de « mauvaises » connexions (faibles revenus), « rares » (faible densité relationnelle), « perverses » (liée aux activités informelles ou illégales) et surtout sans contrôle actif sur elles (parce que largement dépendantes des décisions publiques sur lesquelles ces acteurs n’ont qu’une faible incidence politique). À un haut niveau de généralité, il serait ainsi possible de trouver, en apparence sans grande difficulté, un lien hiérarchique entre les différents états.
23Cependant, une analyse plus détaillée corrige immédiatement cette première lecture. Hormis pour une minorité durablement et globalement protégée, la plupart des individus ont le sentiment que leur état n’est plus imperméable au changement ni à la détérioration sociale. Les pratiques les plus diverses de protection apparaissent dans tous les domaines de la vie sociale. Le résultat est donc, si l’on en reste par exemple à ce seul registre, une dynamique particulière entre les connexions économiques globales et la transformation des principes et des mécanismes de protection sociale. Le phénomène est complexe puisque à côté d’un affaiblissement, voire dans certains cas d’un véritable démantèlement des droits sociaux, les dernières décennies ont également été le théâtre de l’octroi ou du maintien différentiel de nouvelles protections pour certains groupes sociaux. En fait, plus que des changements quantitatifs, c’est la modification de la capacité grandissante des acteurs à jouer avec les risques sociaux qui s’avère importante. À terme même, paradoxalement, pour bien des individus, l’important n’est plus d’intervenir directement sur les événements mais d’apprendre à se mettre à l’abri des secousses du monde. Aux conflits sociaux « verticaux », opposant plus ou moins ouvertement les acteurs sociaux à l’emprise d’un acteur dirigeant, s’ajoutent toute une série de stratégies plus ou moins « horizontales ».
24Pour rendre compte de ce niveau, l’analyse doit viser à en établir les divers mécanismes à l’œuvre, structuraux ou non. C’est donc en inscrivant les histoires des individus dans ce jeu multiple d’interdépendances, qu’il faudra lire les états sociaux en présence. Plus qu’à un jeu à somme nulle, nous sommes confrontés à des effets en cascade, de la part d’acteurs qui se protègent et s’exposent différemment. La pluralité des états sociaux n’annule pas le bien fondé d’une analyse structurelle mais contraint à reconnaître le différentiel de capacités qu’ont les individus de se mettre pratiquement à l’abri du monde. Les différences entre acteurs proviennent de compétences cognitives diverses (entre ceux qui sont susceptibles ou non d’anticiper les risques), de la diversité des ressources pratiques dont ils disposent, du contrôle qu’ils gardent sur ces processus en se fabriquant des « bulles », des « refuges », des « digues », des « prothèses », mais aussi de la qualité des « supports » qu’ils possèdent. Les états sociaux, transversaux aux positions structurelles, ne modifient nullement le placement social objectif d’un individu, mais dessinent les manières effectives par lesquelles les acteurs éprouvent la vie sociale au sein de diverses chaînes d’interdépendance. Le but majeur de l’analyse est donc ici de parvenir à décrire de manière concrète et presque singulière l’effet des structures sur les actions au travers d’une pluralité de formes de diffraction. Parfois, bien évidemment, rien n’interdit qu’une superposition entre une position structurelle et un état social ne s’avère probante. Mais dans bien d’autres cas, des divergences sensibles sont repérables. La prise en compte de ces états sociaux permet ainsi de différencier des situations au sein d’une même catégorie sociale, c’est-à-dire, et de manière précise, de rendre compte de la « singularisation » des parcours.
25La dynamique entre ces deux niveaux (positions structurelles et états sociaux) permet de rendre compte de la multiplication de figures « hybrides » qu’il s’agit de reconnaître et d’étudier. Il revient aux études empiriques de circonscrire la nature exacte de ces dynamiques, mais, à côté de situations-type d’articulation homogène, il faudra reconnaître aussi l’existence de situations de déconnexion et de rupture. À ce jeu, bien entendu, certaines ressources (avant tout économiques) ou certaines positions structurelles sont toujours globalement plus avantageuses que d’autres. Et pourtant, dès que l’analyse s’affine, dès que les études prennent acte de la diversité réelle des états sociaux au sein desquels les individus éprouvent leurs vies, ce type de démarche s’avère insuffisante5. Etudier les modes d’individuation contraint ainsi à porter une attention particulière au rôle actif que sont capables de jouer les individus, non pas suite à leur irrépressible « créativité », mais plutôt à cause du différentiel de consistances dont est faite la vie sociale.
26Les effets des changements historiques ou les conséquences de la domination se manifestent non pas donc « en deçà » des positions structurelles, mais au travers d’états sociaux qui rendent effectivement compte de la manière dont ils sont subis, affrontés ou esquivés par les individus. Les états sociaux sont ainsi tout autre chose que de simples variations contextuelles. Ils sont la chair de l’interprétation sociologique construite par l’analyse, dans une vie sociale dotée d’une malléabilité résistante, suffisamment malléable pour faire d’eux autre chose que de simples positions structurelles, mais suffisamment résistante pour empêcher leur dissolution dans de pures expériences subjectives. L’état social, comme moment intermédiaire de l’analyse, est donc central pour différencier cette démarche d’une analyse purement positionnelle, d’une lecture strictement existentielle – ou de variantes comme la « résilience » – ou encore de visions établissant un trop rapide enchaînement entre l’histoire et la biographie. L’individuation en cours d’un individu ne se réduit pas au différentiel « objectif » des ressources dont il dispose ; ces dernières ne prennent sens qu’au milieu d’un état social.
3. L’individu et ses épreuves
27Sans négliger ce qui revient en propre aux dimensions diachroniques ou aux placements synchroniques, l’étude de l’individuation doit octroyer une véritable centralité analytique aux épreuves subjectives. Sur ce versant, l’étude doit surtout essayer de cerner les moments où les existences sont effectivement « touchées » par des événements sociaux, déstabilisées ou fragilisées, et les manières dont les individus parviennent ou non, à y faire face. Aucun subjectivisme ne guette pourtant cette démarche puisqu’en dépit de leur dimension « subjective », ces épreuves sont à mettre en relation avec des positions et des états confrontant les individus de manière inégale à un différentiel d’obstacles et de possibilités.
3.1. Qu’est-ce qu’une épreuve subjective ?
28Entre la dimension diachronique et la dimension synchronique les relations sont complexes et multiples, allant de la subordination évidente au détachement problématique. C’est pourquoi il n’est pas possible de cerner directement l’histoire au niveau de la biographie, de transformer les tensions sociales et historiques d’une époque en épreuves morales et psychologiques. La dimension historique ne saurait aucunement se réduire à un drame existentiel. Bien entendu, on peut décider, pour des raisons méthodologiques, de saisir les structures historiques au travers des situations individuelles, l’analyse s’emparant de la logique des coercitions à partir des trajectoires personnelles. Mais pour en rendre compte autrement que sous forme d’épreuves psychologiques et morales, l’analyse doit également cerner les différents mécanismes sociaux produisant ces épreuves. La prise de vue « panoramique » doit ainsi constamment aller de pair avec le zoom en « gros plan », afin de cerner les multiples diffractions au travers desquelles se distille ce processus6.
29Si les modes d’individuation se produisent donc à l’intersection d’une dimension diachronique et synchronique, encore faut-il être capable de trouver la manière de saisir, à partir de quelques processus se déclinant au niveau d’une biographie, des facteurs permettant de condenser en abrégé une situation historique et sociale. Cet exercice exige de cerner, sous forme d’un différentiel d’épreuves existentielles socialement organisées et distribuées, un ensemble de processus auxquels sont confrontés les individus.
30Tout en reconnaissant donc la centralité liminaire des épreuves, l’analyse ne doit à aucun moment se transformer – ou se réduire – à une étude psychologique, morale ou existentielle. Par contre, elle doit, afin de tenir compte vraiment des consistances sociales, reconnaître que les réactions aux diverses coercitions ne sont jamais l’aboutissement direct des positions occupées. Entre les unes et les autres s’ouvre un espace particulier d’action – où se modèlent d’une manière inextricablement active et passive différents états sociaux. C’est dire que l’analyse doit à la fois se pencher sur les circonstances générales de la vie de l’individu et sur leurs drames intérieurs. Dans ce sens, il ne s’agit ni de réduire les niveaux (de retrouver l’histoire au seul niveau des individus, dans leurs doutes ou leurs actions), ni de prétendre que les circonstances historiques et sociales déterminent de manière immédiate et univoque leurs épreuves. Entre les uns et les autres, il existe à la fois des écarts et des résonances, une dynamique spécifique des contraintes et des résistances, que l’analyse doit justement reconstituer.
31Les épreuves sont donc des défis divers, socialement produits, inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter. Et comme c’est le cas lors de toute épreuve, les individus peuvent, en se mesurant à elles, « réussir » ou « échouer ». Les épreuves ne sont donc pas « indépendantes » des positions et des états, mais elles sont hétérogènes au sein d’une même position et d’états semblables. Multiples, elles expliquent les sentiments souvent ambivalents qu’ont les acteurs puisque ce qu’ils « gagnent » d’un côté, ils le « perdent » d’un autre. En tout cas, c’est par rapport à elles que bien de leurs caractéristiques sociales et individuelles (en termes de genre, d’âge, d’état de santé, de ressources matérielles) prennent sens. Jamais directement, mais toujours au travers de l’état social entourant l’individu. Le problème principal n’est pas dès lors essentiellement de quantifier les ressources disponibles par un individu mais de saisir en acte, c’est-à-dire au sein d’un état social, et en fonction du domaine abordé, les épreuves qu’il affronte effectivement.
32Du coup, il n’est pas impossible que des individus ayant les mêmes ressources, et dont la position structurelle peut paraître, mesurée à l’aune de quelques indicateurs objectifs, comme étant largement semblable en termes d’inégalité, soient confrontés à des épreuves très différentes en fonction de variations interpersonnelles ou d’états sociaux. Mieux encore : contrairement à ce qu’une vision rigide de l’ordre social laisse entendre, il se peut bien que des acteurs connaissant des positions structurelles qui, mesurées en termes d’inégalités apparaissent comme objectivement désavantageuses, puissent néanmoins s’acquitter mieux de leurs épreuves subjectives, grâce aux états sociaux qu’ils ont su, individuellement ou collectivement, construire autour d’eux (Martuccelli, 2003). Mais dans les deux cas, c’est en se servant du différentiel d’épreuves subjectives comme fil conducteur de l’analyse que peut s’écrire une sociologie de l’individuation.
3.2. La déclinaison des épreuves
33Pour cerner ces épreuves, l’analyse est évidemment contrainte d’aborder un grand nombre de situations et d’éléments hétérogènes, en trouvant la bonne échelle et les bons facteurs sur lesquels centrer l’étude. C’est un point décisif dans l’économie générale d’un projet de connaissance de ce type. Bien qu’il soit possible d’identifier une grande diversité de mécanismes institutionnels et de registres analytiques possibles, l’étude doit, afin de rester opérationnelle, se restreindre à l’examen d’un nombre limité de processus, jugés particulièrement significatifs au vu d’une réalité historique et sociale concrète. Pour les sociétés industrielles capitalistes contemporaines, quatre grands domaines au moins, repérables d’une manière ou d’une autre dans toute trajectoire individuelle, sont indispensables à prendre en compte : le parcours scolaire ; le rapport au travail et la situation d’emploi ; la relation à l’espace et à la mobilité ; la vie familiale et privée.
34Ces domaines ne sont pas et ne visent nullement à être exhaustifs. Ce n’est pas par leur biais que l’on parviendra à « rendre compte » d’un individu : un très grand nombre d’aspects y sont inévitablement négligés, autant « intimes » que « publics », à la fois « psychologiques » et « culturels ». La question n’est pas de parvenir à une impossible étude globale de l’individu, mais de dégager, sur un registre mêlant intimement des grandes dimensions historiques et des considérations de placement, les principales épreuves subjectives auxquelles sont confrontés de façon différentielle les individus dans chacun de ces quatre grands domaines retenus.
35Bien entendu, l’analyse n’est pas tenue, partout et toujours, de se cantonner spécifiquement à ces seuls quatre domaines. En revanche, toute étude sur l’individuation est contrainte de se limiter, en fonction d’une interrogation et d’une sensibilité historique particulières, à un nombre restreint de domaines et d’épreuves. Le but est, dans un seul et même mouvement, à la fois de fournir des représentations sociologiques de plus en plus singulières et de garder à l’esprit l’exigence incontournable de dégager des profils capables d’agencer des figurestypes ayant une portée générale. C’est pourquoi, lorsque des processus plus épisodiques sont pris en considération (fragmentation du temps quotidien, rêveries et fuites ordinaires, investissements imaginaires divers, effets des nouvelles technologies...) ils doivent, afin de ne pas « exploser » l’unité de l’analyse (à moins qu’ils ne s’avèrent des facteurs de bouleversements majeurs), être analytiquement pris en compte au travers de leurs conséquences dans les quelques domaines d’activités retenus.
36Une trajectoire individuelle est donc indissociable d’un contexte historique, d’une place dans la structure sociale et d’une succession plus ou moins standardisée d’épreuves au long de la vie. Mais au sein de ce triangle les relations ne prennent plus ni massivement ni nécessairement la forme d’homologies ou de correspondances strictes. Si les individus sont confrontés à des épreuves souvent commîmes, mais inégalement réparties, ils s’en acquittent de manière de plus en plus singulière, tant leur intensité varie au gré des différents facteurs, tant la succession d’échecs ou de ruptures peut prendre des contours divers. Et c’est par la nature et l’intensité des épreuves auxquelles ils sont effectivement confrontés (et non plus, comme dans l’ancienne épure du personnage social, par leur seule position sociale) qu’il est possible de les grouper afin de dégager quelques grands profils sociologiques. L’analyse tient toujours compte des différences de classe, sexe, âge, groupe ethnique, mais désormais c’est à partir d’un nombre limité d’épreuves, sociales et historiquement significatives, que sont établies les comparaisons.
37L’enjeu est à terme le dégagement d’une grammaire sociologique spécifique de l’individuation. Cette attitude est la meilleure réponse intellectuelle possible au défi contemporain posé par la singularisation des trajectoires. S’il est, en effet, de toute évidence exagéré de dire que les individus sont dépourvus d’appartenances de classe, il est, en revanche, certain que désormais elles passent par une forte individualisation des destins. Si l’on pense par exemple à la trajectoire scolaire, il est vrai que l’individu est de plus en plus contraint de découvrir, par lui-même et à partir de sa propre trajectoire biographique, son destin social. Il n’apparaît plus comme un horizon « naturel » de socialisation. Au contraire même, l’individu va être contraint de se l’« approprier », après une série d’épreuves et, le cas échéant, d’échecs. Le point est d’une importance d’autant plus grande que parfois, sur ce registre, un écart peut s’établir entre les données macrosociologiques et les vécus individuels. Du point de vue des statistiques, la reproduction d’ensemble des positions sociales peut ne pas se modifier en profondeur, mais sa signification subjective, elle, se transforme. L’individu n’est plus supposé hériter une position sociale, il est rendu responsable de son acquisition par le biais d’une course scolaire (Dubet, Martuccelli, 1996). L’individu ne se « libère » jamais entièrement de l’emprise de son origine sociale, mais lorsqu’il est « rattrapé » par elle, c’est sous la forme d’une sanction vécue comme « personnelle ». Si aucun individu n’est l’auteur des épreuves auxquelles il est socialement soumis, chacun peut faire preuve d’initiatives importantes dans la fabrication de ses états sociaux.
4. Sociologie de l’individu, sociologie de l’individuation
38L’enjeu d’une sociologie de l’individuation est donc de rendre compte de la fabrication des individus à partir de quelques grands axes d’analyse (diachronique, synchronique, épreuves) afin de dégager de véritables modèles historiques. En fonction des stratégies de recherche ou des problèmes soulevés, l’analyse peut être plus ou moins « fine » ou en rester à un niveau plutôt « historique ». Mais il ne s’agit là que d’une affaire d’échelle. En revanche, dans tous les cas de figure, l’étude de l’individuation apparaît davantage comme une variante d’une sociologie politique sui generis que comme la glose sociologique d’une vision psychologique de l’individu7. Et dans ce sens, bien entendu, ce projet n’épuise nullement les différentes facettes d’une sociologie de l’individu – qui elle, doit se faire, au sens strict du terme, à partir de ses différentes dimensions (Martuccelli, 2002).
4.1. Excès et déficits
39Ainsi définie, l’étude de l’individuation est donc un projet à équidistance de deux autres grandes interrogations sociologiques sur l’individu. D’une part, elle prend ses distances par rapport à l’excès d’une perspective « classique » croyant pouvoir trouver au niveau d’une position déterminée dans la structure sociale, le principal (sinon le seul) facteur d’agrégation explicatif des trajectoires individuelles8. L’individu, conçu ainsi avant tout comme un « personnage social », est caractérisé par la forte correspondance entre ses dimensions subjectives et sa position sociale – l’une et l’autre apparaissant comme les deux faces d’un même ensemble. Comme l’écrira Parsons, la personnalité, le système social et la culture sont intimement imbriqués, ce qui permet justement d’établir des liens étroits entre les parcours individuels et les processus collectifs. En dépit des différences dans le domaine privilégié (la culture, la société, la politique, l’économie...), l’essentiel de ces démarches s’organise autour d’un principe commun : étudier l’individu consiste toujours d’une manière ou d’une autre à rendre compte du processus multiforme de socialisation. Les individus se construisent, sinon toujours en reflet, au moins en étroite relation avec les structures sociales. Or, si ce projet est toujours de mise, ses difficultés à rendre compte des individus contemporains sont de plus en plus manifestes. Les « déterminismes » sociaux sont désormais perçus comme étant trop « complexes » pour pouvoir être réduits à des corrélations « simples ». Les trajectoires individuelles deviennent davantage rebelles à certaines formes de standardisation, d’autant plus que l’idée même du suprême contenant sociologique, la société, voit ses frontières analytiques s’affaiblir.
40Mais d’autre part, l’étude de l’individuation se différencie également du « déficit » repérable dans une constellation plurielle d’analyses sociologiques ayant prêté davantage d’attention aux dimensions proprement « individuelles ». Derrière la notion d’« individualisation », notamment en Allemagne et en Angleterre, et d’une manière un peu différente et moins consensuelle en France, se répand l’idée que dans la mesure où la société (ou les institutions) ne sont plus censées transmettre de manière harmonieuse des normes d’action, il revient aux individus de donner un sens, grâce notamment à l’expansion de la réflexivité, à leurs trajectoires (Beck, 2001 ; Giddens, 1991 ; Dubet, 1994)9. Une des tâches majeures de la sociologie serait même dès lors de rendre compte des conséquences ambivalentes de l’injonction à devenir un individu. L’individualisation désigne donc un nouvel équilibre dans la relation entre la société et l’individu : si ce dernier devient un objet majeur de réflexion sociologique, ce serait parce que désormais les changements sociaux seraient mieux visibles à partir des « biographies » individuelles que des « sociographies » de groupes ou de classes sociales. Certains n’hésitant même pas à affirmer que l’individualisation des parcours sociaux serait désormais telle que « c’est à l’histoire individuelle plus qu’à la sociologie qu’il faut de plus en plus faire appel pour analyser le social » (Rosanvallon, 1995, p. 200).
41L’analyse sociologique doit certainement trouver un nouvel équilibre dans la relation entre l’individu et la société. Mais pour ce faire, l’étude ne peut en rester, comme c’est le plus souvent le cas dans les travaux sur l’individualisation, ou sur l’individu bricoleur, au constat d’une société devenue « incertaine » et transmettant une injonction plus ou moins commune d’individualisation qui se révèlerait écrasante pour certains (Ehrenberg, 1998). Pour analyser ce processus, il faut montrer de quelle manière chaque biographie est structurée sous la forme d’une série d’épreuves inégalement définies en fonction des différents états sociaux. Le processus est double : aux fortes tendances à la standardisation des étapes de la vie (bien soulignées entre autres par Beck), s’oppose une importante diversification sociale des épreuves en fonction des états sociaux (et non pas une injonction commune à être soi-même). Dans un seul et même mouvement, l’individuation est fortement marquée et scandée par des modèles institutionnels séquentiels et par le différentiel des manières dont les individus s’en acquittent successivement. Pensons à ce sujet, par exemple, à l’imbrication entre les trajectoires scolaires et professionnelles : en dépit d’un discours pour l’instant largement incantatoire sur le « chèque » de la « deuxième chance » ou sur l’idée d’allers et retours programmés entre le travail et la formation tout au long de la vie, le profil temporel des trajectoires des individus (le fait d’être « à l’heure ») devient un critère objectif important de leurs chances sociales. Les passages et les transitions, les « reconversions », voire les « ruptures biographiques », sont ainsi loin d’être anecdotiques.
42Il faut donc à la fois reconnaître la singularisation des trajectoires à l’œuvre (l’« individualisation ») et être capable de montrer de quelle manière les dissimilitudes éprouvées entre les situations communient néanmoins autour de quelques grands processus structurels (l’individuation).
4.2. Vers les modes historiques d’individuation
43Les modes d’individuation proposent une lecture de l’individu plutôt historique et politique que psychologique et culturelle. L’individuation contemporaine apparaît ainsi, par exemple, comme inséparable des formes d’intervention publique. Rien ne l’illustre probablement mieux que la diversité des voies d’individuation se décantant au travers de l’articulation entre la famille et le monde du travail, dont la pluralité de formes sociétales est étroitement dépendante des différents modèles de régulation publique (Esping-Andersen, 1999). Certes, ce processus a sa part d’ombre, là où ces interventions finissent, paradoxalement, et par le biais de politiques visant à permettre son individuation, par écraser l’individu, l’empêchant justement de se construire. Pourtant, et contrairement à une vulgate libérale, ce sont souvent les aides sociales qui ont permis, très pratiquement, à bien des individus de se rendre indépendants10.
44L’objectif spécifique de cet effort de saisissement sociologique est donc de cerner un ensemble significatif d’épreuves auquel est soumis l’acteur, et dont la répartition inéquitable permet de les associer à des figures particulières de domination (Martuccelli, 2001). La quantité ou la qualité des ressources se mesure à la fois au vu d’une trajectoire passée et en fonction de la situation présente de l’individu : ce n’est qu’au travers de leur rencontre qu’il est possible de se représenter le « type » d’acteur fabriqué. Mais dans l’étude de l’individuation l’accent est davantage mis, toute proportion gardée, sur les épreuves présentes – et leurs conséquences futures en termes de trajectoire – que sur le passé social incorporé ou intériorisé. Disons-le sans ambages : dans un projet de cette nature, le modèle de régulation sociale propre à une collectivité (Etat, marché, institutions, acteurs intermédiaires) est plus important pour comprendre le type d’individu fabriqué dans une société que l’« inconscient » ou la « prime éducation ». L’objectif d’un projet de ce type est donc, tout en revenant au programme le plus vénérable de la sociologie, de remettre en selle une autre manière d’appréhender l’individu, dans laquelle les dimensions « psychologiques » (en réalité, certaines représentations psychologiques, cognitives ou dispositionnelles) et les divers processus de socialisation ne seront pas ignorés, mais ne joueront qu’un rôle analytique complémentaire et subordonné.
45Dans l’étude des modes d’individuation, l’individu est au point de départ et d’arrivée de l’analyse mais il n’est jamais, vraiment, et pour paradoxal que cela puisse paraître, le véritable objet de l’étude. Au point de départ : c’est à ce niveau, y compris pour des raisons méthodologiques, que l’analyse s’enracine dans un premier moment. Au point d’arrivée : une fois l’excursus analytique accompli, ce sont bien les principales manières possibles dont on peut être un individu qui ont été décantées. Mais entre l’un et l’autre l’analyse envisage un nombre important de facteurs qui, même limités pour des raisons de recherche, n’en constituent pas moins la véritable chair de l’étude. Les facteurs de l’individuation (comme les appelait déjà Durkheim) ne se trouvent jamais au niveau de l’individu lui-même. Toute perception de soi, y compris dans ses absences les plus patentes, est structurée par des mouvements historiques et des processus sociaux.
46De la même manière que les démarches étudiant les diverses voies de modernisation ont eu pour vocation première de souligner la diversité des voies historiquement empruntées, une sociologie des modes d’individuation vise à terme à dégager quelques grands modèles de ce type. Une sociologie de l’individuation, loin de dissoudre la sociologie au niveau de l’individu, s’affirme comme une tentative pour écrire et analyser, à partir de processus historiques divers, la production sociétale des individus.
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Notes de bas de page
1 Bien entendu, il serait également possible de repérer des variantes d’une démarche de ce type dans bien d’autres études ou auteurs ; qu’il suffise ici d’évoquer les études d’Erikson et les façons dont il a su rendre compte de l’articulation entre la genèse de l’identité personnelle et les processus sociaux.
2 Pour de beaux exemples de ces démarches, cf. Godard, Bouffartigue, 1988 ; Pinçon, 1987.
3 Pour un bilan critique des insuffisances analytiques de la notion de classes sociales, cf. Dubet, Martuccelli, 1998, ch.3.
4 Pour des variantes d’une typologie de ce type, cf. entre autres, Hutton, 1985 ; Reich, 1993 ; Giraud, 1996 ; Castells, 1998 ; Lipietz, 1998 ; Beck., 2000.
5 Même si le projet d’étude des modes d’individuation proposé ici s’oriente dans une autre direction conceptuelle, sur bien des points nos analyses rejoignent le réexamen des inégalités que Sen (2003) a effectué à partir de la prise en considération des « capacités » effectives des acteurs. En revanche, quant à la manière de rendre compte des « sources de variation » individuelle, l’analyse proprement sociologique des modes d’individuation se différencie du projet d’économie et de justice propre à Sen qui souligne d’autres aspects que ceux que nous retenons (hétérogénéité des personnes, diversité de l’environnement, disparités de l’environnement social, relativité des perspectives, distribution au sein de la famille) ou les souligne autrement.
6 Les épreuves renvoient à une dimension indissociablement « institutionnelle » et « existentielle », à une sorte de « test » auquel sont soumis les acteurs, et non pas à un principe de constitution d’un modèle de justification comme c’est le cas avec la notion d’« épreuve modèle », chez L. Boltanksi et L.Thévenot (1991). Rappelons que pour ces auteurs, l’épreuve modèle est ce qui permet aux acteurs de se départager lors d’un conflit puisqu’elle permet de se mesurer à partir des équivalences établies entre les sujets et les objets. Certes, Boltanski et Chiapello sont revenus sur cette caractérisation, en plaçant davantage l’épreuve dans une tension — en fait, un continuum – entre des rapports de force et des ordres légitimes. Le gain analytique est considérable. Les épreuves deviennent ainsi, davantage que par le passé, une manière de cerner en acte les grandes tendances de la sélection sociale, au point qu’il serait même possible, de « définir une société (ou un état de société) par la nature des épreuves qu’elle se donne et au travers desquelles s’effectue la sélection sociale des personnes, et par les conflits qui portent sur le caractère plus ou moins juste de ces épreuves » (Boltanski, Chiapello, 1999, p. 76). Cependant, dans la mesure où la volonté primordiale reste toujours de lier étroitement – en réalité de subordonner intellectuellement – l’épreuve de force au travail de la critique, la notion d’épreuve, dans ses dimensions proprement « existentielles », reste sous-caractérisée.
7 C’est sans doute Elias (1975, 1991) qui a le mieux réalisé une sociologie de ce type, même si sa lecture historique, en s’inscrivant trop dans la dépendance d’une vision particulière de la modernité (la rationalisation wébérienne) et d’une représentation psychologique particulière de l’individu (dans l’étroit sillage des études freudiennes), l’a mené à privilégier, de manière souvent unilatérale et presque exclusive, le processus progressif d’intériorisation des contraintes au travers de la correspondance entre le polissage des mœurs et le monopole de la violence légitime par l’Etat.
8 Pour des visions classiques de ce modèle, cf. Parsons, 1951 ; Bourdieu, 1979.
9 Notamment pour Beck, l’« individualisation » serait liée à la seconde modernité et à l’émergence d’un « individualisme institutionnel » : les principales institutions de la société sont orientées vers l’individu, contraignant alors chaque personne à développer et assumer sa propre trajectoire biographique.
10 Cela étant souligné, cette représentation fortement durkheimienne de l’individu, reprise et infléchie récemment par Castel ne doit pas cependant devenir la seule conception des supports, et surtout, ne doit pas négliger, en amont et en aval, la constitution d’une large série d’états sociaux irréductibles à quelques positions de classe ou politiques publiques. Cf. Castel, Haroche, 2001.
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