1Dans quelle mesure une réflexion sur les politiques ou les interventions sociales, tirée en l’occurrence de l’expérience britannique, peut-elle éclairer la question de l’individu ? Il s’agit a priori d’une perspective oblique, mais qui semble néanmoins fructueuse. Oblique, dans la mesure où les politiques sociales procèdent traditionnellement au traitement de groupes cibles ou de catégories relativement homogènes de la population – les chômeurs, les parents isolés, etc. – auxquelles sont appliquées des dispositions et des régulations globales. Dès lors, tout porte à croire que la politique sociale enfouit l’individu dans le nombre – tout comme le risque social dissout les singularités individuelles dans la régularité des statistiques. Mais cette perspective est cependant féconde car la question de l’individu est indissociable de celle de l’Etat, et des politiques qu’il déploie. En effet, l’individu est toujours déjà un être social et, en particulier, une catégorie construite par l’Etat : l’Etat de droit bien sûr, mais aussi l’Etat social, pourvoyeur des protections sans lesquelles l’individu ne saurait exister en tant que tel (Castel, 2003). En ce sens, la dynamique émancipatrice qui a permis à l’individu de s’épanouir et de s’affranchir des rôles sociaux traditionnels en lui offrant de « se » réaliser et de choisir, voire « d’inventer » sa vie, a été tributaire, entre autres, des diverses interventions de l’Etat providence (Ehrenberg, 1991, 1995). Pas d’individu sans Etat, donc : c’est ce lien logique qui est désormais mis en crise et réinterprété. En effet, comment concevoir l’action de l’Etat étant donné les changements économiques et sociaux qui travaillent nos sociétés, et notamment l’essor d’un nouvel âge de l’individu, un individu plus autonome, sans doute, mais aussi plus vulnérable, qui évolue dans un environnement moins maîtrisable ? C’est cette question qui sous-tend désormais de nombreux débats relatifs à la protection sociale ; et c’est cette question que le gouvernement travailliste de Tony Blair s’emploie à résoudre en redéfinissant la nature et le contenu des relations entre l’individu et l’Etat.

2La politique sociale anglaise constitue dès lors un terrain d’observations particulièrement fertile. Là s’élabore en effet une nouvelle conception de la citoyenneté, du rôle de l’Etat et de la solidarité sociale. Là se dessine une « Troisième Voie », que ses promoteurs présentent volontiers comme la seule alternative convaincante aux positions classiques de la droite et de la gauche (Giddens, 1994, 1998 ; Blair, 1998). Certes, ce thème équivoque désigne avant tout une stratégie électorale tendant à recentrer le parti travailliste, rebaptisé pour l’occasion New Labour. Mais la « Troisième Voie » définit aussi un programme politique ambitieux, qui suppose une profonde remise en cause – voire un abandon – des valeurs et des objectifs associés traditionnellement au parti travailliste : égalité, justice sociale, redistribution, etc.1 « Le dessein que l’on a poursuivi au XX^e siècle a été de traiter les citoyens comme des égaux » indique en ce sens Tony Blair, avant d’ajouter que « l’enjeu des réformes du XXI^e siècle doit être de les traiter comme des individus »2. Traiter le citoyen comme un individu : cette formule ambiguë suggère un rééquilibrage du rôle respectif de l’Etat et du marché, mais elle dissimule, du même coup, une réforme substantielle des droits sociaux – ceux-là mêmes qui, dans le schéma marshallien, étaient venus parachever la construction de la citoyenneté moderne (Marshall, 1965, p. 71-134). Désormais les droits, et singulièrement les droits sociaux, sont adossés à cm système inédit d’obligations, qu’il incombe à l’individu de remplir. En d’autres termes, la jouissance des droits sociaux est soumise à l’exigence d’une contrepartie ou d’une contreprestation, dans le cadre d’une société de « participation » et de « réciprocité » (stakeholder society)3.

3En examinant plus particulièrement les nouveaux programmes sociaux (New Deals) destinés aux publics les plus vulnérables (chômeurs, parents isolés, etc.), on s’efforcera d’illustrer, mais aussi d’interroger cette redéfinition des rapports entre interventions collectives et projets individuels. Quelle en est l’origine, la signification ou la portée ? Par ailleurs, faut-il considérer comme un recul, si ce n’est une remise en cause de leur fondement même, le fait d’associer les droits sociaux à l’initiative et à la responsabilité des bénéficiaires ? Et n’est-ce pas là, finalement, une manifestation de l’injonction libérale à l’autonomie et à l’indépendance individuelles ? Nul doute, à cet égard, que ces nouveaux modes de prise en charge des populations précaires tendent effectivement à « responsabiliser » les bénéficiaires de prestations sociales et à les inciter à œuvrer pour leur propre relèvement. Mais il s’agit aussi, et peut-être surtout, d’encourager certains comportements (épargne, travail, stabilité familiale, civisme, etc.) considérés comme socialement et moralement satisfaisants. En filigrane des inflexions de la politique sociale britannique se détache finalement la figure singulière et paradoxale de l’« individu communautaire », un individu qui se définit moins par son aptitude à mener une vie indépendante que par sa participation au bien commun.

1. Du risque social à la responsabilité individuelle

4Les réformes intervenues depuis 1998 dans le cadre des différents New Deals procèdent du constat selon lequel les mécanismes classiques de la protection sociale sont désormais inadaptés, voire contreproductifs. Dans la plupart des pays européens en effet, chômage persistant, exclusion et nouvelles précarités imposent de rechercher une alternative aux formes usuelles de la protection des individus. L’enjeu consiste à repenser la couverture sociale de ceux qui ont rompu (presque) tout lien avec le marché de l’emploi, à reconsidérer la solidarité en dehors de la logique assurantielle mise en place par l’Etat social dans le cadre du salariat stabilisé. Suffit-il par exemple d’étendre le bénéfice des prestations d’assistance, ou faut-il rechercher d’autres formules ? En Angleterre, ces questions se sont posées avec d’autant plus d’acuité que les dépenses d’assistance, précisément, ont progressé de manière spectaculaire et ininterrompue sous les administrations conservatrices de Thatcher et Major4. Mais ces questions ont été posées sous une forme assez neuve. On enregistre ainsi une évolution significative des analyses élaborées dans les cercles académiques proches du Labour, et en particulier une remise en cause des approches structurelles de la pauvreté au profit d’une interprétation plus individualisante, voire psychologisante du phénomène. Mais, plus largement, ces questions vont être posées avec l’ambition d’adapter l’Etat social aux coordonnées d’une société moderne marquée, notamment, par l’essor d’un nouvel individualisme.

5Les analyses de Frank Field, spécialiste influent et futur ministre en charge de la réforme de la sécurité sociale en 1997-98, sont à bien des égards exemplaires de cette évolution des débats5. Son projet de réforme de la protection sociale se fonde sur une critique du ciblage des prestations sociales, héritage de période thatchérienne, tout en soulignant aussi les limites des programmes sociaux généreux que privilégient traditionnellement les Travaillistes. L’erreur de ces deux types de politiques, explique-t-il, est de sous-estimer le rôle de « l’intérêt personnel » (self-interest), qu’il considère comme un déterminant essentiel de la psychologie humaine. Politiquement, en effet, il faut veiller à ce que chacun ait intérêt à soutenir les mécanismes de protection sociale, ce qui incite à faire prévaloir la réciprocité sur la redistribution sans contrepartie. Par ailleurs, il est moralement souhaitable que les dispositifs de sécurité sociale travaillent à faire coïncider l’intérêt individuel et le « bien commun » (Field, 1996, p. 19-20). En ce sens, le développement des prestations sociales sous conditions de ressources est une orientation politique contreproductive et néfaste, que l’auteur dénonce vigoureusement. En effet, explique-t-il, de peur de perdre le bénéfice des prestations conditionnelles, les allocataires sont amenés à frauder, à dissimuler leurs véritables ressources ou à renoncer aux emplois mal rétribués auxquels ils pourraient prétendre. Autrement dit, de telles prestations « récompensent l’inaction, la prodigalité et le mensonge ». Dans ces conditions, la législation exerce une influence négative sur le « comportement » des bénéficiaires ; plus encore, elle menace d’altérer le « caractère » des individus, leur personnalité profonde, favorisant ainsi la constitution d’une véritable underclass, qui se nourrit de la générosité publique (ibid., p. 15-18). C’est pourquoi, conclut Field, « la forme de l’aide qui est offerte fait désormais partie du problème, et non de sa solution » (ibid., p. 31). Il s’ensuit qu’une réforme politiquement et moralement satisfaisante doit s’efforcer de rendre plus consistant le principe de la coopération sociale : c’est le sens de son plaidoyer en faveur d’un stakeholders welfare, qui suppose notamment une gestion « proactive » des allocations destinées aux plus démunis.

6Ce type de réflexion trouve dans la sociologie de Giddens un appui théorique solide, qui constitue aussi un élément de débat important. Celui que l’on présente volontiers comme l’un des principaux « gourous » de Tony Blair s’efforce de doter la « Troisième Voie » d’un socle intellectuel cohérent ayant des implications politiques concrètes. Son objectif consiste, dans une large mesure, à repenser les modalités de l’action publique dans le cadre d’une société moderne et globalisée. La globalisation désigne ici un phénomène de nature polymorphe, économique bien sûr, mais aussi politique, social et culturel, un phénomène qui radicalise « les conséquences de la modernité » et qui constitue, dès lors, la transformation majeure de la fin du XX^e siècle (Giddens, 2000, p. 122 sq.) Il s’agit en fait d’un ensemble de processus enchevêtrés – l’ouverture économique sur le vaste monde, l’essor de nouvelles technologies de l’information, la révolution communicationnelle, le développement d’une « économie du savoir », etc. – qui irriguent et renouvellent en profondeur la vie sociale.

7D’un coté, c’est la physionomie de nos sociétés qui se trouve bouleversée : la croissance économique est plus pauvre en emplois ; l’emploi lui-même se clive tandis que se développe un large précariat ; la classe ouvrière se défait à mesure que son substrat économique se dérobe. D’un autre côté, émerge une nouvelle figure de l’individu ou, plus exactement, ce que Giddens appelle un « nouvel individualisme ». Cet individualisme ne s’assimile en rien à une perte de repères, à la négation de l’esprit public ou à une privatisation de l’existence. Il ne résulte pas de l’influence des idées néolibérales ou de la généralisation des mécanismes de marché ; il ne procède pas, non plus, d’un quelconque relâchement moral, comme le suggèrent les tenants d’un conservatisme nostalgique6. Le « nouvel individualisme » n’est donc pas synonyme d’un repli sur l’espace privé ou d’un désengagement ; il signifie plutôt que les engagements individuels ne se rattachent plus à une quelconque tradition mais expriment un choix délibéré. En tant que tel, il s’inscrit dans la dynamique de nos sociétés, une dynamique qui provoque justement un effondrement de la tradition et de la coutume sur lesquelles étaient indexés les pratiques sociales et les comportements individuels. Désormais, en effet, « les différents’ théâtres’ sociaux sont complètement pénétrés et façonnés par des influences sociales très lointaines » (Giddens, 1991, p. 26-27). Dès lors, chacun se trouve pour ainsi dire plus libre : libre de peser sur le développement de sa vie personnelle et d’œuvrer pour son plein accomplissement ; libre aussi de choisir son propre « style de vie » (lifestyle), sans autre référence que sa propre expérience. Mais dans une société « détraditionnalisée », cette liberté s’accompagne également de tensions existentielles : elle impose en effet à chacun de gérer sa vie de façon plus active et plus « réflexive », de prendre en charge sa propre trajectoire biographique dans un environnement devenu par ailleurs plus incertain et plus risqué.

8C’est ce double mouvement – mutations structurelles de la société et individualisme – qui incite à corriger les mécanismes de l’Etat providence et à amender les principes dont il s’inspire. En effet, non seulement la globalisation limite les capacités financières de l’Etat providence, mais elle engendre également de nouveaux besoins et de nouveaux risques, pour les individus, mais aussi pour la collectivité. D’un côté, il faut répondre aux mutations du marché de l’emploi, consommateur de compétences très inégalement réparties. D’un autre côté, il faut éviter aussi l’enfermement des moins qualifiés ou des plus fragiles dans l’exclusion ou la dépendance. Or, parce qu’il a été conçu dans un contexte socio-historique radicalement différent, marqué, entre autres, par le plein emploi masculin, la stabilité des familles ou le recul de la pauvreté, l’Etat providence est mal armé pour répondre à ces enjeux. Bien plus : dès lors que les individus élaborent des stratégies imprévisibles et déconnectées de la tradition, les dispositifs de la protection sociale peuvent s’avérer pervers. Ils multiplient en particulier ce que les économistes appellent des situations de « hasard moral » – i.e. des situations où les individus redéfinissent seuls les risques pour lesquels ils sont couverts (Giddens, 1998, p. 115 ; Giddens, 2000, p. 33 ; Crowley, 1999, p. 139-141). Autrement dit, les choix que font les individus dans leur vie personnelle ont un coût qu’ils n’assumeraient pas, et qui resterait alors à la charge de la collectivité. C’est pourquoi, indique Giddens, « perçu par beaucoup comme le cœur de la politique social-démocrate, le welfare State crée aujourd’hui autant de problèmes qu’il n’en résout » (Giddens, 1998, p. 16). Pour limiter ces effets pervers et enrayer le processus de marginalisation sociale des moins qualifiés, il suggère alors d’associer étroitement interventions publiques et projets individuels autour d’une nouvelle économie du risque et de la responsabilité.

9Le programme établi par Giddens consiste tout d’abord à fonder le progrès social sur de nouvelles bases : non pas diminuer la protection collective, comme le suggèrent les analyses néolibérales, mais donner aux interventions de l’Etat un contenu plus « positif ». C’est le sens de la relecture qu’il propose des objectifs fondateurs de l’Etat social, les « cinq Géants » que Beveridge promettait de terrasser dans son Plan de sécurité sociale : le besoin, la maladie, l’insalubrité, l’ignorance et l’oisiveté (Beveridge, 1942). « Un bien-être positif remplacerait les préoccupations négatives de Beveridge par des objectifs positifs », indique-t-il : « à la place du besoin, l’Autonomie ; non pas la maladie, mais la Santé pour l’action ; au lieu de l’ignorance, l’Education comme partie intégrante de la vie ; plutôt que l’insalubrité, le Bien-être ; et à la place de l’oisiveté, l’Initiative » (Giddens, 1998, p. 129). La notion de risque social est donc élargie ou, plus exactement, la matrice des risques est transposée dans le registre des occasions qu’il faut favoriser et accompagner. Par conséquent l’« Etat d’investissement social », pour reprendre la terminologie de Giddens, ne se contente pas de réduire les risques (prévention) ou d’en atténuer les conséquences (compensation) : il s’emploie aussi à susciter la prise de risque (activation)7. Autrement dit ce positive welfare vise avant tout, non à réparer le passé, mais à préparer le futur, en donnant à chacun les moyens de se réaliser et de produire des résultats autonomes8. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Giddens souligne l’importance de l’investissement dans le capital humain et des politiques relatives à l’enfance, à la formation ou à la lutte contre l’exclusion : autant de politiques qui doivent permettre à chacun d’œuvrer pour son propre bien-être et son accomplissement, et qui figurent en bonne place dans l’agenda du New Labour.

10L’ambiguïté de ce programme, et des mesures de politique sociale qui s’en inspirent, résulte toutefois de ce que cette activation des interventions de l’Etat providence ne définit pas seulement un ensemble de droits ou de supports, dont chacun pourrait bénéficier pour se (re)construire. Ces droits s’inscrivent en fait dans une relation d’implication réciproque. En d’autres termes, il revient à chacun de se saisir des occasions et des moyens qui lui sont offerts, sans autre alternative. Si les politiques de la « Troisième Voie » tendent en effet à aider les individus à prendre en charge leur propre trajectoire de vie, il reste que tous doivent « accepter les responsabilités qui accompagnent leurs libertés actuelles » (Giddens, 2000, p. 47). Sous les auspices de ce positive welfare, le champ des obligations individuelles est alors coextensif au développement de l’individualisme. « Pas de droit sans responsabilité » (Giddens, 1998, p. 65) : tel est désormais le nouveau mot d’ordre de la politique sociale britannique, et le cœur du « nouveau contrat social » que Tony Blair entend instaurer.

2. « Work is the best welfare » : une Nouvelle Donne pour les pauvres

11L’articulation droit/obligation apparaît comme une pièce maîtresse dans la réforme de la protection sociale engagée par les Travaillistes depuis 1997. Il est vrai que le bénéfice des prestations sociales a souvent été subordonné à un certain nombre de conditions, notamment des conditions de ressources, parfois assorties de contrôles administratifs tatillons et vexatoires. Mais à la conditionnalité des prestations s’ajoute ici une exigence supplémentaire, fondatrice de la logique de la contrepartie : pas de droit sans devoir correspondant, un devoir-faire, si ce n’est un devoir-être. On note ainsi, sans surprise, que le versement des aides liées à la maternité est désormais soumis à l’exigence d’un suivi médical de l’enfant, comme dans de nombreux pays européens. Plus surprenantes, en revanche, sont les mesures prévoyant de remplacer les allocations familiales pour les enfants de plus de seize ans par une prestation conditionnelle associée à une évaluation de l’effort éducatif des parents, ou de subordonner le versement des allocations de logement à la bonne tenue des résidents à l’égard de leur voisinage (Lund, 1999). Mais c’est assurément l’obligation de travailler qui est rappelée avec le plus de force, notamment aux bénéficiaires de l’assistance sociale.

12L’ambition du New Labour consiste en effet à reconstruire l’Etat social autour du travail, car « l’emploi n’est pas seulement nécessaire pour obtenir un bien-être minimum, c’est aussi la meilleure politique qui a été inventée jusqu’à présent en faveur de la famille, contre le crime et contre la pauvreté »9. Tout un ensemble de mesures vise ainsi à rendre le travail « attractif », grâce à un système de boni et d’impôt négatif, mais aussi à favoriser le passage de l’assistance vers l’emploi (welfare-to-work). C’est le rôle qui a été assigné aux différents New Deals, des programmes inédits instaurés en direction des familles monoparentales, des personnes handicapées et des chômeurs, notamment les plus jeunes. L’étendue même de ces programmes signale, d’emblée, l’originalité de cette politique, qui tend à remettre sur le marché du travail des publics dont l’inactivité était jusqu’alors tenue pour normale ou légitime – les jeunes ou les personnes handicapées10. Mais c’est toutefois leur contenu qui témoigne vraiment de l’émergence d’une conception rénovée des droits sociaux. Ainsi, les programmes relatifs aux parents isolés et aux personnes atteintes d’un handicap, fondés initialement sur le volontariat, sont devenus au fil du temps plus contraignants. Désormais, le New Deal for Disabled People comprend par exemple des entretiens réguliers et obligatoires, à l’occasion desquels les bénéficiaires d’une prestation d’invalidité doivent établir le bien-fondé de leur droit et sont informés des possibilités qui leur sont offertes pour regagner le marché de l’emploi11. De même, les parents isolés – essentiellement des mères célibataires percevant l’assistance – sont maintenant assujettis à un suivi régulier par l’administration sociale qui s’efforce, là aussi, de hâter leur retour vers l’emploi et d’accompagner toute démarche en ce sens, notamment pour ce qui concerne la garde des enfants (Millar, 2000). Dans les deux cas il s’agit bien d’inviter et/ou d’inciter les allocataires à remplir la première de leurs obligations sociales : travailler.

13C’est ce même objectif qui sous-tend le nouveau programme de prise en charge des chômeurs, mais selon des modalités, cette fois-ci, sensiblement plus contraignantes. En effet, l’inscription dans le schéma du New Deal est absolument obligatoire, pour les jeunes sans emploi âgés de 16 à 24 ans comme pour les chômeurs de longue durée, auxquels ce dispositif a été étendu en 1999. Dans ce cadre, les allocations de chômage ne sont versées qu’à ceux qui souscrivent l’engagement formel de mener une action déterminée et planifiée pour retrouver un emploi. La procédure prévoit ainsi des entretiens réguliers avec un conseiller personnel (personal adviser), dont le rôle est non seulement de soutenir et de faciliter les démarches engagées par le demandeur d’emploi, mais également de veiller au respect des engagements qu’il a pris. Il s’ensuit que toute entorse au « contrat » passé avec le service de l’emploi entraîne des mesures coercitives. Quiconque se dispense par exemple de rechercher activement un emploi, ne répond pas à une convocation, ou refuse un travail sans motif légitime s’expose à des sanctions, allant de la suspension temporaire des allocations à leur suppression pure et simple (Fawcett, 2000). Si cette recherche s’avère infructueuse passé un délai de quatre mois, les chômeurs ont alors le choix entre quatre options : un emploi subventionné dans le secteur privé, une formation (étude ou apprentissage) à temps plein, une formation à temps partiel articulée à un emploi dans le secteur associatif, ou encore un emploi dans les services de l’environnement. Et, selon la formule officielle, « il n’y a pas de cinquième option » (Department of Social Security, 1998, p. 25). En d’autres mots, il est désormais impossible de percevoir des allocations de chômage sans offrir une contrepartie, soit directement sous la forme d’un travail, soit dans le cadre d’une formation censée améliorer, à terme, l’employabilité des demandeurs d’emploi.

14L’économie générale de ces réformes a suscité un certain nombre d’analyses critiques, qui dénoncent en particulier une remise en cause des avantages et des droits traditionnellement attachés à la citoyenneté sociale. En effet, selon la conception longtemps véhiculée par le Labour, les droits du citoyen, qu’ils soient sociaux, civils ou politiques, forment un ensemble homogène, et rien ne saurait donc justifier a priori que les uns soient assortis de conditions d’exercice plus restrictives que les autres. Autrement dit, les droits sociaux ne sont susceptibles de s’inscrire ni dans une logique contractuelle, ni dans une logique d’échange adossée à un mécanisme de type donnant-donnant. C’est pourquoi les interprétations les plus critiques de la « Troisième Voie » suspectent un abandon des valeurs traditionnelles du Labour. Elles soulignent aussi que la volonté de combattre la « dépendance » ou d’inciter les personnes désœuvrées à retrouver un emploi rappelle étrangement les mesures, d’inspiration néolibérale, prises par les gouvernements conservateurs à partir de 1979 (Dixon, 2000 ; Powell, 2000). D’autres analyses dénoncent par ailleurs une « américanisation » des débats relatifs à la pauvreté, marquée en particulier par l’introduction d’un discours normatif sur le comportement individuel et les obligations qu’il appartient à chacun de remplir (Lavalette, Mooney, 1999).

15Ces analyses critiques et ces analogies ne sont certes pas infondées, loin s’en faut. Mais elles sont peut-être trop hâtives, et parfois exagérément polémiques. Alan Deacon montre bien, par exemple, que la « Troisième Voie » anglaise déploie une politique sociale très différente de celle menée aux Etats-Unis12. De même, Tony Blair n’est pas – ou pas seulement – un « digne héritier » du thatchérisme, dont l’ambition serait de réduire à tout prix les dépenses sociales en dissuadant les pauvres de solliciter l’assistance (Dixon, 2000)13. La « logique de la réciprocité » que veut instaurer le gouvernement travailliste est irréductible à toute forme de workfare (l’assistance par le travail) qui mettrait l’accent exclusivement sur les devoirs de l’individu sommé, en quelque sorte, de travailler pour faire la preuve de son appartenance à la société14. Dans les différents New Deals, par exemple, les responsabilités que l’individu doit assumer sont indissociables de celles que l’Etat se reconnaît à son endroit, en matière de réinsertion, de formation, d’accompagnement personnalisé, etc. Le Livre Vert, qui prélude aux principales réformes sociales des néo-travaillistes, le souligne explicitement : « le gouvernement a la responsabilité de développer les occasions de trouver un emploi, et d’aider chacun à les saisir. Ceux qui sont en situation de les saisir ont la responsabilité de le faire » (Department of Social Security, 1998, p. 31). C’est pourquoi, conformément au schéma du positive welfare, l’entrée en vigueur de ces programmes coïncide avec un renouvellement et un élargissement de la gamme des services offerts par l’administration sociale.

16On note à cet égard un renforcement significatif des moyens humains et matériels (informatique, connections à Internet, etc.) dans les bureaux de main-d’œuvre, ou encore la mise en place d’une offre de formation diversifiée et de qualité en direction des jeunes ou des salariés en reconversion. Ajoutons à cela l’instauration d’un partenariat étroit entre le service de l’emploi (Employment Service) et les intermédiaires attitrés sur le marché du travail (entreprises de travail temporaire, cabinets de recrutements, etc.). Rémunérées selon leurs résultats, ces différents partenaires inaugurent alors des méthodes originales pour assurer aux chômeurs une réinsertion professionnelle rapide et pérenne15. Il faut souligner aussi que les New Deals sont articulés à un ensemble de mesures ciblées sur les quartiers les plus défavorisés. Se déploie ainsi une politique de « renouveau communautaire » qui fait appel à la participation des habitants et des associations, mais qui mobilise aussi des moyens financiers importants pour améliorer l’environnement ou les équipements collectifs, et pour favoriser le (re)développement économique. Enfin, les investissements consentis en faveur de la garde des enfants en bas âge (National Childcare Strategy) sont également emblématiques du nouveau partage des responsabilités que veut instaurer la « Troisième Voie ». En effet, non seulement cette stratégie est tout à fait inédite en Angleterre, où la garde des enfants est traditionnellement une « affaire de famille »16, mais surtout elle permet à l’Etat d’exiger en retour une participation accrue des bénéficiaires – en l’occurrence les jeunes mères relevant du New Deal for Lone Parents17. Dans cette perspective, les responsabilités dont l’individu est lesté ne sont que l’envers de celles que l’Etat prend désormais en charge.

17En ce sens, la figure de l’individu qui sous-tend le projet politique anglais n’est pas l’individu triomphant parce qu’autosuffisant, à l’instar de John Self, le personnage que dépeint Martin Amis dans Money, Money (2002). Il ne s’agit pas, en effet, de promouvoir le modèle de l’individu indépendant, qui compte sur ses seules ressources – fussent-elles limitées. « L’Angleterre est plus que la somme des ambitions personnelles ou une collection d’individus isolés », a récemment rappelé Gordon Brown devant un parterre de militants travaillistes : « C’est une communauté de citoyens qui ont, chacun, des obligations envers les autres »18. L’objectif affiché est bien la promotion d’une « société de réciprocité », une société où l’individu se définit moins par sa liberté, son autonomie ou ses préférences que par la densité de ses engagements envers autrui : l’Etat bien sûr, mais aussi la famille, les associations, le voisinage ou le quartier. Un individu qui n’existe pas séparé des autres, mais comme un élément de la « communauté », au bien-être de laquelle il doit contribuer par son travail et par la rigueur de son comportement19. Un individu, dès lors, qui n’est pas saisi (seulement) dans sa dimension économique – comme une charge éventuelle pour la collectivité ou, à l’inverse, un producteur potentiel – mais dans sa dimension morale. L’Etat devient alors l’instrument d’un tutorat indissociablement social et moral des individus, en veillant notamment à ce que les droits qui permettent à chacun d’exprimer sa singularité et de se réaliser en tant que personne soient exercés d’une façon qui soit soucieuse de l’intérêt des autres et du bien commun – ce que Giddens appelle la « civilité ».

3. Entre communautarisme et contractualisme

18Dans cette perspective, c’est bien un « individu communautaire », défini par sa relation aux autres et sa participation à la vie collective, que s’efforcent de promouvoir les interventions publiques. Une telle figure de l’individu présente d’incontestables affinités avec les idées et les préconisations des penseurs communautariens, qui défendent la thèse selon laquelle seule une restauration des liens communautaires peut réconcilier les besoins de l’individu et les nécessités de la vie collective, résoudre la tension entre les préférences et les obligations sociales de chacun. C’est, par exemple, le cœur des analyses de Amitai Etzioni : l’appartenance communautaire est à l’origine d’un nouvel ordre social et moral ; elle féconde la « civilité » en élargissant le spectre des devoirs que chacun assume, non comme des obligations ou des contraintes, mais comme des impératifs moraux (Etzioni, 1997). Et à la limite le lien étatique est alors appelé à se dissoudre dans le lien communautaire devenu, tout à la fois, le principal support social et identitaire des individus, et le gage de leur participation volontaire au bien commun. Autrement dit, autonomie individuelle et communauté se renforceraient mutuellement, délimitant du même coup, et de manière plus restrictive, le périmètre de l’action étatique. Mais là où Etzioni privilégie, semble-t-il, les processus informels du contrôle communautaire, les tenants de la « Troisième Voie » anglaise mettent l’accent sur le rôle incitatif de l’Etat dans le développement d’une citoyenneté « active », œuvrant dans le sens de l’intérêt général.

19En ce sens, la figure de « l’individu communautaire » n’est en rien une formule inédite, loin s’en faut. Elle procède d’une conception déjà ancienne des relations entre l’individu et l’Etat, forgée et enrichie tout au long du XX^e siècle par les auteurs qui se rattachent au New Liberalism, Leonard Hobhouse ou William Beveridge entre autres20. Ces réformateurs libéraux, très influents dans le développement de la politique sociale anglaise, sont partisans d’une intervention publique pour corriger les défauts du capitalisme. Mais ils considèrent cependant que l’Etat ne doit sortir du cadre étroit où l’avait enfermé un libéralisme de stricte obédience qu’à la condition de travailler au raffermissement de la morale civique (Collini, 1979 ; Harris, 1992). Il ne saurait donc y avoir de droits, et notamment de droits sociaux, sans obligations à la charge du bénéficiaire ni incitation explicite à œuvrer dans le sens de l’intérêt collectif. C’est pourquoi, tout au long du XX^e siècle, la politique sociale renvoie moins à un ensemble de droits fondamentaux, exprimant une vraie solidarité sociale, qu’à une panoplie de programmes ad hoc mettant l’accent sur le développement des individus. Et c’est ce qui explique aussi l’allure du welfare state d’après-guerre, un dispositif ambigu animé de logiques contradictoires. Universel dans son principe mais assurantiel dans sa technique, il pose le principe de la sécurité pour tous et incarne l’unité organique de la société, tout en invitant chacun à participer par son travail (et ses cotisations) au bien commun. Plus encore, « en assurant la sécurité, l’Etat ne doit pas supprimer toute stimulation, ni porter atteinte à l’esprit d’initiative ni au sens des responsabilités personnelles », indique Beveridge. C’est pourquoi, ajoute-t-il, « dans l’établissement d’un minimum national, il faudra laisser suffisamment de champ libre à l’effort individuel, et il faudra encourager ces efforts ». Autrement dit, non seulement la protection sociale procède du travail et exige donc que chacun participe au bien-être collectif, mais par ailleurs, fixée à un niveau minimum, elle s’efforce aussi d’entretenir une attitude active de la part des bénéficiaires21. En ce sens, la citoyenneté ne désigne pas tant des droits acquis par la naissance qu’un statut conquis par la rectitude morale (Harris, 1995). C’est encore cette idée que décline Marshall : « si on invoque la citoyenneté pour défendre le principe des droits, on ne saurait ignorer qu’incombent à la citoyenneté des obligations correspondantes, (...qui) commandent que nos actions soient inspirées par un sens aigu de la responsabilité à l’égard du bien-être de la communauté » (Marshall, 1965, p. 123).

20Par conséquent, la « société de réciprocité » (ou le welfare contractualism) a été imaginée et théorisée dès le début du XX^e siècle par des auteurs libéraux, ceux-là mêmes que mobilisent aujourd’hui les promoteurs de la « Troisième Voie » pour justifier le bien-fondé de leurs choix politiques (White, 2000). À lire Maggie Studholme, il y aurait d’ailleurs un élément de continuité saisissant entre le New Lib du début du XX^e siècle et le New Lab du début du XXI^e siècle, mais aussi entre Hobhouse et Giddens, deux sociologues très actifs sur la scène politique et qui, tous deux, placent leurs espoirs dans l’émergence d’une société où les individus sont appelés à devenir plus réflexifs et plus autonomes (Studholme, 1997).

21Rappeler l’existence de cette filiation intellectuelle n’a d’intérêt ici que pour souligner l’ambiguïté du chantier politique ouvert par le gouvernement britannique. En effet, « traiter le citoyen comme un individu », pour reprendre la formule de Tony Blair, évoquée tantôt, consiste à réaffirmer avec force l’existence d’un « contrat de citoyenneté », contrat au termes duquel les individus doivent gagner les droits dont ils disposent en respectant les obligations qu’ils ont envers les autres. En ce sens, le Nouveau Travaillisme opère une synthèse heuristique, mais néanmoins ambiguë, entre contractualisme et communautarisme. Plus exactement, la philosophie et la technique même du contrat sont mises au service de l’idéal communautaire.

22C’est une synthèse ambiguë dans la mesure où, tout d’abord, il s’agit moins d’une réactivation que d’un durcissement du schéma contractualiste – qui associe désormais droits et obligations dans le cadre rigide d’une implication réciproque des individus et de l’Etat. En effet, les dispositifs de protection sociale ne cherchent plus seulement à convaincre, mais bien à contraindre les individus à agir de façon vertueuse ; quant à la sécurité, elle n’est plus tout à fait reconnue comme une condition de l’appartenance sociale des individus puisque c’est celle-ci, manifestée par le respect de certaines obligations sociales, qui détermine à bien des égards celle-là. En ce sens, le principe contractualiste, qui fut associé naguère à une avancée sociale, participe désormais de la démarche inverse ; et ce qui était hier une concession au progrès ressemble fort, aujourd’hui, à une concession au néocapitalisme flexible22.

23Ambiguë aussi car l’accès (ou le retour) à l’emploi, qui surdétermine les obligations de chacun à l’égard de la collectivité, n’est pas ou plus – une garantie d’intégration sociale, surtout lorsqu’il s’agit d’emplois précaires, sans sécurité statutaire ni salaire suffisant. Or lorsque le New Labour se prévaut de résultats remarquables en matière de lutte contre l’exclusion sociale ou le chômage des jeunes, tout porte à croire en fait qu’il subventionne largement la flexibilité du marché du travail (Holden, 1999 ; Jordan, 2001)23. Cette critique ne condamne pas l’objectif même de cette politique, tant il est vrai que les « petits boulots » et les emplois faiblement qualifiés peuvent permettre l’insertion ou la réinsertion des publics les plus précaires et, partant, s’accompagner de bénéfices sociaux. Mais encore faut-il que ces emplois ne soient occupés qu’à titre provisoire, comme une étape sur une trajectoire de mobilité professionnelle (Esping-Andersen, 2001). C’est l’enjeu majeur de la politique d’activation des dépenses sociales, d’investissement dans le capital humain, bref de redistribution des chances – en lieu et place de la redistribution financière de naguère. Un enjeu à l’aune duquel on pourra aussi apprécier la crédibilité et la justesse du projet tendant à susciter davantage d’implication et d’engagement « civique » de la part des individus. En effet, la persistance ou le développement de formes d’appartenance incertaines et éphémères au monde du travail, qui atrophient les contacts humains et produisent de l’indifférence à autrui, entraverait à coup sûr l’épanouissement d’un « individu communautaire », soucieux du bien commun et de l’intérêt des autres (Sennett, 2000)24.

24Ambiguë, enfin, dans la mesure où le New Labour déploie une politique originale, sans doute, mais périlleuse, fondée d’une part sur une conception équivoque de la réciprocité, et d’autre part sur une conception exigeante de l’individu, comme « preneur de risques responsable » (Giddens, 1998, p. 100). Deux écueils donc, qui menacent de corrompre le projet de la social-démocratie anglaise. Equivoque de la réciprocité, tout d’abord, puisque le projet émancipateur côtoie l’autoritarisme moral, puisque le souci de liberté et d’accomplissement individuels menace parfois de basculer vers des formes insidieuses de domination. Dans la mesure où cette politique concerne avant tout la fraction la plus pauvre de la population, elle relève moins, en effet, d’un contrat social de réciprocité que d’une contrainte politique dominatrice. Ensuite, tout indique qu’en s’efforçant de donner à chacun les moyens de se réaliser et de s’accomplir, la politique sociale redéfinit les responsabilités respectives de l’Etat et de l’individu. A cet égard, on peut sans doute défendre la thèse selon laquelle le positive welfare participe d’une redistribution verticale des ressources et agit comme un opérateur de solidarité envers les plus démunis, puisque ceux-ci disposent alors de moyens plus importants pour accompagner et gérer leurs projets personnels. Mais en retour, c’est aussi l’individu qui est amené à supporter un surcroît de responsabilités, en étant incité à se prendre en charge et à participer adéquatement à la vie collective. Deux observations en découlent. D’une part, se prendre en charge c’est aussi ne pas rester à la charge des autres et c’est en ce sens, très largement, que l’« individu communautaire » doit être soucieux du bien-être collectif. Autrement dit, tout porte à croire que l’injonction à la responsabilisation organise en fait une sorte de solidarité à rebours, qui tend à soulager la collectivité du soutien des individus les plus fragiles25. Et d’autre part, que faire de ceux qui peinent ou qui échouent à se prendre en charge, à saisir la (seconde) chance qui leur est offerte ou à se comporter en gestionnaires avisés de leur trajectoire de vie ? Et quel sort faut-il réserver à ceux dont la trajectoire s’est brisée et qui réclament, non pas un surcroît de responsabilités, mais davantage de sollicitude ? Ces questions sont à l’origine des débats que suscite aujourd’hui la notion de « société de réciprocité ». Faut-il par exemple introduire une obligation d’assistance résiduelle, ou instaurer un revenu minimum de citoyenneté, sorte de « support » inaliénable, ajusté à une société de mobilité et de précarité26 ? Ces propositions alternatives soulignent à certains égards les limites de l’expérience britannique et suggèrent d’en redéfinir les termes : à l’application stricte de la réciprocité ou du donnant-donnant, elles opposent finalement un principe de solidarité, qui ne renvoie pas seulement à la responsabilité individuelle de chacun, mais qui rappelle que chacun est aussi responsable des succès et des échecs des autres.