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Matériaux pour une sociologie de l’individu

 | 
Vincent Caradec
, 
Danilo Martuccelli

Première Partie. L'individu et ses supports

Ouverture

Texte intégral

1Le problème posé par les supports peut être envisagé comme la traduction sociologique d’une question existentielle incontournable. A travers la notion de « supports », il s’agit en effet de repérer et de rendre compte des manières effectives par lesquelles les individus parviennent à se tenir face au monde - constante trans-historique de la condition humaine. Pourtant, cette question universelle va prendre une acuité nouvelle dans la modernité, au fur et à mesure que les liens sociétaux vont se substituer aux liens communautaires et que, de plus en plus, l’individu va se retrouver face à lui-même. C’est dans ce contexte que la notion de supports acquiert un intérêt analytique et permet de dessiner une problématique proprement sociologique.

2Une première manière d’appréhender la notion de « supports » consiste à la considérer comme un équivalent des notions de « capital » ou de « ressources ». Cette approche, si elle a le mérite de rappeler les inégalités structurelles entre individus et permet, par exemple, d’élaborer les deux figures idéal-typiques de l’individu « par excès » et de l’individu « par défaut » (Castel, Haroche, 2001), se révèle cependant insuffisante. Dans cette perspective, en effet, la problématique proprement existentielle, et fondatrice d’une sociologie de l’individu stricto sensu, se trouve bannie au seul profit de considérations sur le différentiel de moyens d’actions dont disposent les acteurs - et dont découleraient, de façon plus ou moins immédiate, les capacités des individus à être des individus. Par là, on donne aux « supports » une fonction trop consciente, trop maîtrisée, trop limitée - au point qu’il est même parfois difficile alors de cerner vraiment ce que ce baptême conceptuel apporte à la conception, désormais bien établie, des ressources d’action et notamment aux facteurs socioéconomiques.

3Pour cerner les supports dans leur véritable signification subjective, il faut renoncer à la volonté d’établir une « liste » de facteurs pouvant en jouer le rôle, une fois pour toutes et pour tous les acteurs (Martuccelli, 2002, ch.1). C’est en effet une gageure que de vouloir établir a priori les supports spécifiques d’un individu. C’est sur ce point, d’ailleurs, que la notion, pourtant déjà bien présente dans les auteurs classiques - et en tout premier lieu chez Simmel - n’en défie pas moins une certaine pratique de la sociologie. En fonction des contextes sociaux, des trajectoires individuelles, des histoires collectives un nombre fort large de facteurs peuvent, tour à tour, y jouer ce rôle. Et ceci d’autant plus, que la notion de supports, dans sa charge existentielle irrépressible, ne se limite guère à une dimension proprement active comme l’association indue avec la notion de « capital » le laisse entendre. À bien y regarder, les supports de l’individu s’établissent dans un clair-obscur sui generis mi-actif, mi-passif ; parfois les acteurs sont conscients de leurs supports, mais bien d’autres fois, ils ignorent largement leur rôle ; ils se définissent par une forme d’action plutôt indirecte ou oblique que directe ; ils sont à la fois très efficaces pratiquement ou symboliquement et pourtant, et non sans paradoxe, ils sont souvent impossibles à instrumentaliser au gré de l’individu.

4Mais, en dépit du caractère décisif de cette valence subjective dans le saisissement des supports, la notion n’en a pas moins une signification sociale générale. Dans la tradition occidentale moderne, la reconnaissance des supports apparaît en effet par moments comme une altérité à la représentation dominante de l’Individu souverain, maître et seigneur de lui-même, autosuffisant et susceptible de se tenir, seul et comme une sorte de monade de l’intérieur de lui-même. Contre cette imagerie anthropologique, une sociologie des supports vise à imposer, non pas une autre représentation, mais à mettre en accord les modèles et les idéaux avec les existences réelles. En cela, le dégagement des supports, au-delà de leur stricte signification personnelle, ouvre inévitablement vers un regard attentif sur leur différentiel de légitimité. L’inflexion opère donc en deux temps. D’un côté, il s’agit de reconnaître que tous les individus ont des supports et de l’autre côté de prendre acte que tous les supports ne disposent pas, et de loin, du même degré d’acceptation sociale.

5C’est à une exploration de cette notion, y compris sous la forme de prises de position critiques, qu’invitent les textes qui suivent. Au-delà de la diversité des thèmes étudiés (la variété des supports des individus vieillissants ; l’expérience des individus précarisés dans la société française contemporaine ; l’existence des individus vivant dans les quartiers en marge des grandes villes du Tiers-Monde ; l’étude des publics cibles des politiques culturelles à visée sociale ; le succès et les ambivalences du support « ethnique »), une préoccupation commune relie toutes ces réflexions : celle de mieux circonscrire l’utilité de la notion de supports et de différentiels de supports au travers de ses limites et promesses analytiques.

Bibliographie

CASTEL R., HAROCHE C., Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

MARTUCCELLI D., Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002.

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