1La notion d’individu « travaille » la sociologie contemporaine. Mobilisée un peu partout et tous azimuts, incriminée ou exaltée, définie ou imprécise, elle semble devenir l’horizon d’une « nouvelle » représentation de la vie sociale1. Certains s’empressent même d’affirmer que les changements sociaux seraient désormais plus visibles au niveau des trajectoires individuelles que des grands groupes sociaux... Au vu de ce qu’a été l’histoire de la sociologie, le renversement est tout simplement sidérant. Comment expliquer que l’« individu » se trouve ainsi projeté sur le devant de la scène sociologique alors que pendant si longtemps il est resté à l’arrière-plan ?

1. La fin du personnage social

2La réponse, dans ses grandes lignes, peut être exposée de la manière suivante (Dubet, Martuccelli, 1998). Si la sociologie – en particulier dans la tradition fonctionnaliste et marxiste – a répugné aussi longtemps à s’intéresser aux individus, c’est qu’elle considérait que ce niveau d’analyse n’était pas le sien, qu’il était du ressort de la psychologie avec laquelle s’était opérée une sorte de répartition du travail scientifique. Pour la sociologie, les individus n’étaient que l’envers des structures sociales – du « social incorporé ». C’était l’époque où des notions telles que « classe », « rôle » ou « habitus » (de classe) étaient au cœur du raisonnement sociologique et paraissaient suffisantes pour penser la société – et les individus en société ; l’époque aussi où l’on considérait que l’opérateur magique de la socialisation « ajustait » les individus – les agents sociaux – à leur place dans la société.

3Rien n’a mieux illustré cette perspective d’interprétation que l’épure du personnage social. Le personnage social est non seulement la mise en situation sociale d’un individu, mais plus profondément, la volonté de le saisir intellectuellement à partir de sa place dans la société, parfois sous forme de corrélations statistiques, d’autres fois sous forme d’une description topographique des milieux sociaux. C’est cela qui a été pendant longtemps la grammaire proprement sociologique de l’individu. Chaque individu a sa place, et sa place fait de lui un exemplaire à la fois unique et typique des différentes couches sociales. L’individu est placé dans des espaces sociaux à composante relationnelle qui « génèrent » un ensemble de « forces » modelant ses conduites (et peu importe alors la notion employée pour désigner ces espaces sociaux – système, configuration ou champ).

4Or, cette vision des choses est progressivement entrée en crise. Elle est apparue de moins en moins pertinente, au fur et à mesure que la représentation d’une société intégrée s’est effritée, et parce que s’est imposée l’idée que ce qui caractérise la société contemporaine – qu’on la baptise modernité radicale, seconde modernité, post-modernité ou encore hyper-modernité – c’est la distance, l’écart, le décalage entre le système social et le « monde vécu », entre l’objectif et le subjectif (Martuccelli, 1995).

5C’est autour de cette conscience d’un écart entre les individus et le système, trait constitutif de la modernité elle-même – que certains traduisent en le sous-analysant encore et toujours dans le langage de la « crise » – que la sociologie de l’individu a trouvé son terreau. En tout cas, de manière plus ou moins consciente, c’est bel et bien pour penser cet écart que les sociologues se sont mis à parler de « distance au rôle », d’« expérience », de « subjectivité » ou de « construction identitaire ».

6Reconnaissons pourtant qu’un tel déplacement de la grille interprétative ne fait pas l’unanimité parmi les sociologues, et que nombre d’entre eux continuent encore à faire référence à l’ancienne épure du personnage social. Néanmoins, il est possible d’affirmer, sans faire outrage à la vérité, que depuis quelques décennies, le modèle explicatif associé au personnage social s’est progressivement sinon vraiment défait, au moins considérablement affaibli. D’ailleurs, sa déstabilisation apparaît comme une conséquence paradoxale de la pratique sociologique elle-même. Après avoir établi des corrélations simples et significatives entre les positions et les individus (des corrélations qu’elle avait su arrêter à temps), la sociologie est entrée dans un processus actif de déconstruction critique de ses propres catégories et notamment des corrélations statistiques qu’elle avait forgées pendant des décennies. Les « déterminismes » sociaux sont ainsi désormais perçus comme étant trop « complexes » pour pouvoir être réduits à des corrélations « simples », et les trajectoires individuelles sont bien davantage que par le passé cernées par ce qu’elles comportent d’atypique.

2. Autour de l’individu

7Au fur et à mesure que l’on a assisté au déclin de l’ancien modèle, on a vu progressivement se dessiner le portrait d’un homo sociologicus nouveau qui a fait pièce à la conception « hypersocialisée » propre au personnage social mais qui a constitué aussi une alternative à la version « hyposocialisée » présente dans l’individualisme méthodologique. Cependant, si ce processus ne prend tout son sens et toute sa visibilité qu’aujourd’hui, il s’inscrit dans une descendance historique qu’il faut garder en mémoire.

8L’intérêt croissant de la sociologie pour l’individu a connu en effet deux versions originelles éloignées dans le temps et dans l’espace. La première est repérable dès les années soixante et soixante-dix aux Etats-Unis et peut être largement associée à ce que Gouldner (1971) aura baptisé comme la « crise de la sociologie occidentale ». La deuxième a plutôt été produite en Europe tout au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix et elle peut être, en dépit de ces variantes, associée au thème de l’individualisation.

9À partir des années soixante, en effet, la sociologie américaine effectue un important détour par l’individu sous différentes formes dont le point de départ est souvent une mise en question de l’harmonie établie par le modèle du personnage social. Ce sera notamment la forte correspondance entre les dimensions subjectives et objectives qui sera au centre des remises en question. Mais, comme on le sait, les variantes de cette critique ont été considérables, dans des travaux menés sous l’inspiration de la phénoménologie, de l’interactionnisme ou de l’ethnométhodologie, même si, à terme, et au-delà de leurs différences, toutes ces perspectives ont fini par complexifier en profondeur la relation entre l’individu et la société.

10Il faudra attendre vingt ans pour qu’un phénomène aussi puissant intellectuellement se développe en Europe. La notion d’individualisation, notamment dans son usage en Allemagne et en Angleterre, vise à analyser un processus à travers lequel, comme Beck (1986) l’a notamment souligné, les principales institutions de la société comme l’éducation, les droits sociaux, les droits politiques et civiques, mais aussi les opportunités de participation au marché de l’emploi ou aux processus de mobilité sociale, sont orientés désormais vers l’individu et non plus vers les groupes ou les familles. L’objectif et le résultat de ce processus sont que les individus sont contraints de développer une biographie propre : chaque personne doit développer en tant qu’individu son propre modèle de conduite (formation, travail, mobilité, famille). Il est clair que, pour ce mouvement analytique, l’individu n’est nullement une « monade ». Quelle que soit la conscience qu’il peut avoir de ces processus, il est le produit, aujourd’hui comme hier, d’une manière complexe de faire la société, et son sentiment d’individualité est toujours le produit des manières dont les institutions opèrent sur lui.

11Sans être acceptés par tout le monde, les points soulevés par cette représentation sont devenus, sinon majoritaires, du moins partagés par de nombreux sociologues contemporains. Certes, en France, le mouvement a pris davantage la forme d’une discussion sur les dispositions plurielles de l’acteur (Lahire, 1998 ; Kaufmann, 2001), d’un modèle – lui-même divers et non exempt d’imprécision – selon lequel les individus devraient désormais « bricoler » le sens de leur parcours afin de se fabriquer comme sujets (Touraine, 1997 ; Dubet, 1994 ; Singly, 2003), ou encore, d’une série de réflexions sur la dimension proprement identitaire (Singly, 1996 ; Dubar, 1991, Kaufmann, 2004), mais on peut pourtant l’inscrire, en partie au moins, en résonance avec l’évolution, plus générale que nous venons de retracer.

12En tout cas, ces deux grands mouvements théoriques, outre-Atlantique et plus récemment en Europe, fort différents dans leurs démarches et leurs conclusions ont voulu, l’un comme l’autre, à plusieurs décennies d’intervalle, mettre à mal une correspondance qui, pour pertinente qu’elle s’avère à un certain niveau de la réalité sociale, ne parvient pas ou plus à rendre compte de bien d’autres niveaux. Dans ce sens, une sociologie s’intéressant à l’individu est avant tout une sociologie qui répare une dette analytique.

13Cet ensemble de perspectives est en train de modifier en profondeur notre représentation de l’individu. Sans chercher à être exhaustif et en passant rapidement sur les importantes divergences qui existent entre les auteurs, on peut brosser rapidement le portrait du nouvel homo sociologicus qui se dessine actuellement dans la sociologie française. Cet homo sociologicus est en quête de lui-même, de son « intériorité », conformément à l’impératif d’authenticité auquel il est soumis, et il se construit à distance des rôles, comme Sujet ; il est « relationnel », en ce sens qu’il est ouvert sur autrui et que c’est dans le dialogue avec les autres qu’il va poursuivre la quête de lui-même ; il est « pluriel », en ce sens qu’il est issu d’une série de socialisations contradictoires ; il se construit dans l’extériorisation de soi, à travers son expressivité, en matérialisant des « traces » ou des « preuves » de soi ; il se définit à travers le récit qu’il se fait de lui-même, par le biais de son identité narrative. Enfin, cet individu est fondamentalement « inachevé » : alors que, dans la vision classique, la socialisation était pensée comme le propre de la prime enfance, elle a peu à peu été étendue aux autres périodes de la vie avec l’apparition de notions telles que celle de « socialisation secondaire » (Berger, Luckmann, 1986), puis celle de « construction identitaire » (Dubar, 1991). L’identité individuelle, désormais, est considérée comme se construisant tout au long de la vie (Strauss, 1992 ; Kaufmann, 2004 ; Caradec, 2004).

3. Défi et ouvertures

14Face à cette préoccupation de plus en plus marquée de la sociologie pour l’individu, et au-delà d’un indispensable travail d’éclaircissement critique de ses différentes dimensions (Martuccelli, 2002), un certain nombre de questions se posent. Deux d’entre elles nous semblent particulièrement centrales. D’une part, l’interrogation, non pas tant sur l’exhaustivité prétendue de ce nouveau modèle de représentation de l’individu, que sur la pertinence générale d’une perspective analytique de ce type. D’autre part, les voies et surtout les niveaux qui s’offrent à la sociologie pour étudier l’individu.

15En premier lieu, et aussi étrange que cela puisse paraître, une sociologie de l’individu risque constamment, étant donné sa vocation proclamée, d’apparaître comme trop standardisée et commune à tous les acteurs. C’est sans doute, à bien y regarder, le paradoxe liminaire de cette démarche. Ce qui est supposé rendre les individus différents les uns des autres, et donc à terme expliquer leur individualité, ne peut qu’être saisi soit au travers d’une dissolution de la sociologie dans une série de portraits individuels empêchant toute autre cumulativité que descriptive, soit sous la forme, déjà plus prometteuse, d’une série de conditionnements cependant trop globaux et communs et s’imposant d’une manière peu différenciée à tous les individus. Tout au plus, mais pas toujours, et afin de tenir compte de la diversité sociale, ces travaux introduisent-ils des distinctions s’appuyant largement sur des différences sociographiques plus ou moins naturalisées (classes, âges, genre, groupes ethniques). Mais là où l’ancienne épure du personnage social faisait de ces milieux de véritables principes explicatifs, dans bien des essais sociologiques contemporains, ils ne sont convoqués que de manière « molle » et analytiquement peu réfléchie, en tant que variations contextuelles. La sociologie de l’individu ne sera possible qu’une fois levée cette première hypothèque.

16En deuxième lieu, une sociologie s’intéressant à l’individu doit d’emblée définir son véritable niveau d’analyse. Le risque, en quelque sorte complémentaire du précédent, serait de vouloir trouver au seul niveau de l’individu (par le biais notamment des dispositions incorporées ou du travail de l’acteur sur lui-même) le cœur analytique de la sociologie. Bien entendu, toutes les démarches actuelles ne prennent pas une forme aussi extrême. En fait, pour la plupart des auteurs, il ne s’agit que d’étudier, encore et toujours, les conséquences de la modernité sur les individus. Mais pour d’autres, parfois d’ailleurs les mêmes, le foyer analytique de la sociologie bascule du côté de l’individu : c’est son activité de « bricolage », ou les plis du social qui le constituent, qu’il faut alors étudier. En fait, il s’agit à terme d’un projet analytique faisant de l’« individu », et non plus de la « société », le cœur de l’interprétation sociologique. Bien entendu, dire de manière globale que ces démarches négligent les niveaux macro-sociologiques n’est que partiellement vrai et parfois injuste. Au cœur de leur projet intellectuel, se trouve justement la volonté de rendre compte autrement, c’est-à-dire par le biais de l’individu, de la vie sociale dans son ensemble. Dans ses meilleurs moments, ces démarches cherchent à établir un nouvel équilibre analytique dans la relation entre l’individu et la société. Il n’empêche. À bien y regarder, et à moins que certaines mises en garde indispensables n’y soient introduites, le danger y est constant d’assister à une véritable dissolution de la sociologie.

17Manquer de vigilance sur ce point serait d’autant plus dommage que l’individu est un terrain riche pour une discussion approfondie entre la sociologie et d’autres disciplines, dont l’horizon ultime pourrait être une réorganisation des sciences humaines et sociales autour d’une anthropologie historique, à vocation universelle, encore largement à inventer, et susceptible de parvenir à une nouvelle synthèse entre des corpus disciplinaires aujourd’hui par trop étanches. Cela concerne bien entendu, les philosophes ou les psychologues, l’anthropologie autant que la littérature, la biologie et les sciences cognitives. Avouons cependant qu’avec chacune de ces disciplines, la discussion a désormais pris cm retard inquiétant.

18Cependant, le renouveau actuel de l’étude de l’individu n’invite nullement à estomper, au moins pour le moment, et dans l’attente d’une difficile mais peut-être nécessaire nouvelle synthèse, la frontière de la sociologie et des autres disciplines mais, au contraire même, à la renforcer. À condition de bien comprendre que ce renforcement passe inévitablement par un durcissement de la spécificité de son regard analytique. La question du social est plus que jamais au cœur de la sociologie. Quels que soient les bouleversements à venir dans la conception de l’acteur, le cœur de la sociologie réside dans le saisissement du mode d’être spécifique de la vie sociale. Et d’ailleurs, la ligne ultime et actuelle de démarcation des sciences sociales se trouve à ce niveau. Au moment où les anciennes frontières vacillent, où se modifie en profondeur la séparation entre l’humain et le non-humain, la question de la pertinence historique du regard sociologique lui-même se pose. Pourtant, la spécificité de l’objet des sciences sociales n’est pas abolie, autant du point de vue de leur objet formel que de leur objet matériel, pour reprendre un langage désormais désuet. L’origine de la pluralité et de la diversité ne sont pas ainsi à situer dans l’individu lui-même, mais dans la nature spécifique de la vie sociale. C’est dans ce mouvement général que doit être replacé le tournant sociologique actuel vers l’individu. Son étude ne doit plus se faire en revenant à une théorie désormais incantatoire de la société ni en partant d’une « pure » théorie de l’individu, où il s’agirait de faire « revenir » la sociologie vers l’acteur en lui octroyant une tâche de totalisation. Le projet théorique d’une sociologie de l’individu ne sera possible que par un double renoncement, et au primat exclusif de l’analyse positionnelle, et à la volonté de faire de l’individu lui-même le centre de l’analyse. Ce n’est qu’en évitant cet excès et ce défaut, qu’elle pourra véritablement se constituer.

19Par le biais de différentes thématiques et perspectives, ce sont ces questions qui sont débattues dans cet ouvrage, organisées autour de trois grandes problématiques : ce qui permet à l’individu d’exister en tant qu’individu (Première partie : « L’individu et ses supports ») ; les dimensions et les ressorts collectifs de sa représentation (Deuxième partie : « Représentations contemporaines de l’individu ») ; les interrogations que sa réalité pose à l’analyse sociologique (Troisième partie : « La sociologie à l’épreuve de l’individu »).

20Les contributions rassemblées2 autour de ces trois espaces de discussion ne s’inscrivent nullement, comme le lecteur pourra en juger sur pièces, à l’intérieur d’un quelconque paradigme. Au contraire, au-delà du souci commun de s’engager dans une réflexion sur les défis que l’orientation analytique vers l’individu pose à la sociologie et de mettre cette interrogation sur l’individu à l’épreuve de matériaux empiriques, ce sont des pistes parfois alternatives qui sont proposées, quelquefois même des désaccords qui se trouvent exprimés. L’exercice se révèle une discussion sans concessions ni complaisance sur les possibilités et les limites d’une sociologie de l’individu.