1Dans un interview à l’hebdomadaire Der Spiegel, le Chancelier Adenauer déclare le 6 octobre 1954 qu’il ne sait pas ce que va devenir l’Allemagne après que lui-même aura disparu ou se sera simplement retiré des affaires1. Coquetterie du vieux politicien réputé pour avoir monopolisé le pouvoir de manière autoritaire et n’avoir pas favorisé sa succession, ces propos dramatisants sont tenus dans le contexte du nouvel arrangement des accords sur l’avenir de l’Allemagne après l’échec de la CED en France : ils ont aussi pour fonction de mettre en condition opinion publique, classe politique et élus qui vont devoir ratifier les nouveaux accords avec les Alliés. Surtout, de la même manière que les occupants estiment que la démocratie demeure fragile en Allemagne, Adenauer considère que le succès de l’implantation de celle-ci est lié à sa personne et qu’en barrant l’arrivée des socialistes au pouvoir, il a empêché que l’Allemagne fût précipitée dans une politique la menant à sa perte2.

2Cela explique l’ambiguïté de la position du Haut-commissariat français quant à la solidité de la démocratie en Allemagne et à la confiance à accorder aux Allemands. D’un côté, on y est tenté de faire confiance et d’aider Adenauer à implanter la démocratie parlementaire, de l’autre on exprime les doutes les plus forts sur la réalité de la démocratisation de la vie politique ouest-allemande. Les principales interrogations concernent deux questions : les effets de la situation économique et le problème de la continuité du personnel politique. C’est une nouvelle variation autour du thème de la permanence contre le renouveau, du nationalisme contre son dépassement.

1) Le rôle de l’évolution économique

3La formule du « miracle économique », généralement utilisée pour qualifier le formidable essor de l’économie ouest-allemande au cours de la première décennie de l’histoire de la République fédérale (1949-1958), a été l’objet de discussions. Le renouveau économique, dans le cadre du système de l’économie sociale de marché introduit par le ministre fédéral de l’Économie Ludwig Erhard selon les principes de l’ordolibéralisme, a d’abord été marqué par un développement chaotique jusqu’en 1951/523.

4Les deux grandes difficultés qui s’imposent d’abord ne peuvent être maîtrisées que par la conjonction de choix de politique économique judicieux et d’une évolution favorable de l’économie mondiale. Elles sont perçues comme des dangers d’autant plus grands que l’histoire allemande a, dans les années vingt et trente, été m arquée par ces fléaux qui ont contribué au naufrage de la première démocratie allemande et créé un grand traumatisme psychologique. Outre les gênes causées par le coût de l’occupation alliée et par les limitations encore imposées à l’économie allemande, notamment en matière de devises, qui ne s’élimineront que progressivement, il s’agit d’abord du péril inflationniste dû aux effets de la réforme monétaire de 1948 : production et consommation ont soudain fait des bonds en avant tels que le taux d’inflation a atteint les hauteurs inquiétantes de 7,9 % en 1951. C’est la conjonction de la stabilisation des salaires, d’excédents budgétaires et de la baisse des prix mondiaux qui permet de dégager des bénéfices importants augmentant la capacité d’investissement des entreprises et assurant un relèvement solide de l’ensemble de l’économie. Entre 1953 et 1955, le taux d’inflation descend à 1,7 % et même, en 1954, à 0,1 %.

5Le deuxième péril identifié dans ces premières années est le fort taux de chômage, conséquence à la fois de l’augmentation de la population active avec l’afflux massif de réfugiés et expulsés de l’Est et du refus de Erhard de recourir aux mesures interventionnistes réclamées par les syndicats et les partis d’opposition. C’est cette fois la conjonction du boom économique dû à la guerre de Corée et de la conjoncture mondiale favorable qui donne une impulsion massive aux exportations allemandes, accélérant ainsi le développement de l’industrie de transformation notamment. Le chômage, qui a atteint en 1951 un taux de 10,4 %, c’est à dire plus de 2 millions de personnes, et a touché particulièrement la population déracinée et prolétarisée, baisse ensuite régulièrement pour atteindre 5,6 % en 1955. Le handicap de départ qu’ont constitué les masses de réfugiés va devenir un atout et permettre l’extension des capacités de production. C’est l’augmentation très forte des exportations ouest-allemandes, se conjuguant au développement des investissements, qui permet les taux de croissance inouïs que l’économie ouest-allemande atteint entre 1953 et 1955 : le taux le plus bas est 7,4 % en 1954 et monte à 12 % en 1955 (après déjà 10,4 % en 1950 ainsi que 8,9 et 8,2 % en 1951/52).

6En 1949 apparaissent les premiers symptômes d’une crise, alors que l’année 1948 a vu la création de 600 000 nouveaux emplois compensant la perte de 370 000. Mais ce n’est qu’en 1950, avec les difficultés de production dans le secteur du charbon, que François-Poncet exprime son inquiétude. Auparavant, il s’est fait l’avocat d’une levée des entraves imposées à l’économie allemande, estimant que si la concurrence allemande est « redoutable » pour la production française », l’essor économique de l’Allemagne est néanmoins fatal et que l’intérêt de la France, au lieu de tenter vainement d’arrêter cet essor par des mesures de contrainte et des plafonds de production, est de s’associer à ce développement4. On trouve là la trace de la pensée de Monnet et Schuman mais aussi un lointain écho des principes suivis par les Etats-Unis dans leur politique d’aide économique envers le Vieux continent : mieux vaut favoriser l’essor des partenaires pour mieux en profiter soi-même.

7Par la suite le Français s’associe aux remontrances de ses collègues britannique et surtout américain qui s’inquiètent du « laisser-aller » de la politique économique ouest-allemande. A partir de la mi-1950, le Haut-commissariat américain s’inquiète de voir gaspiller les fonds du plan Marshall (ERP) et plaide pour une intervention exceptionnelle du gouvernement dans l’économie, telle que la préconise l’opposition sociale-démocrate : contrôle des prix, établissement d’un catalogue de priorités pour les importations jugées vitales, planification partielle, limitation du déficit budgétaire5.

8Dans la crise qui, en plus de l’inflation et du chômage, se manifeste par l’insuffisance de la production d’énergie et l’aggravation du déficit de la balance des paiements, on estime au Haut-commissariat français, en janvier 1951, que le ministre Erhard et le Chancelier ont volontairement laissé s’installer la pénurie de charbon et qu’ils refusent d’intervenir par pur calcul, espérant que l’opinion se révoltera contre la Haute Commission et obtiendra une réduction des contingents de charbon à exporter6. Dans les choix et méthodes de Erhard, François-Poncet voit un choix politique dans lequel l’Allemagne égoïste reprendrait une vieille tradition du premier après-guerre, utilisant les crédits étrangers pour s’approvisionner largement en matières premières et équiper son industrie, « sans se soucier des dettes qu’elle contractait ». S’il concède à l’Allemagne qu’avec le chômage, « elle a des excuses », il déconseille à ses créanciers d’oublier « les leçons du passé ». Cette référence au passé intervient une nouvelle fois au moment où, du côté allemand, on cherche à modifier le rapport entre vainqueurs et vaincu ; ici au printemps 1951, dans le cadre du projet de contribution allemande à la défense commune, le ministre des Finances Schäffer critique le système existant des frais d’occupation pris en charge par l’Allemagne fédérale, et représentant 6,3 % du revenu national. Le passage du régime d’occupation à un régime contractuel devrait mettre fin à la fixation unilatérale et exagérée de son montant7, François-Poncet estime, lui, que les sommes ne sont pas extravagantes et y voit « un prétexte pour récriminer contre les Alliés et revendiquer l’égalité des droits ».

9Au printemps 1951, le gouvernement fédéral prend finalement des mesures interventionnistes dont se réjouissent les Alliés car elles sont propres à endiguer un mouvement social provoqué par la hausse des prix. L’inquiétude des observateurs s’estompe surtout en raison de la vitalité de l’industrie allemande et des signes plus nets de son redressement. L’augmentation des exportations est très forte (+ 18 % au seul mois de mars 1951) et, dès avril, le bilan de la République fédérale auprès de l’UEP est créditeur. Aussi l’ascension économique ouest-allemande devient-elle un facteur de confiance, les risques pour la démocratie disparaissant à mesure que se consolide le redressement ; et on souligne au Haut-commissariat le bénéfice qu’en tire, à raison, le Chancelier au crédit duquel la population met ce redressement de l’économie.

10Toutefois, même si la population se réjouit de cette amélioration, ses difficultés matérielles sont alors loin d’être éliminées. Les statistiques montrent qu’en moyenne, au début des années cinquante, trois foyers doivent encore se partager deux logements et que seulement la moitié de ces logements disposent d’un réchaud de cuisine. La loi fédérale sur la construction de logements, votée à une majorité écrasante en 1950, permet certes une amélioration rapide de cette situation, mais le niveau de vie demeure très modeste. Aussi n’est-il pas surprenant que, fin 1951 encore, il n’y ait que 2 % de la population sondée qui estime que la période actuelle soit celle où l’Allemagne a été « au mieux ».

11Les observateurs peuvent trouver inquiétant que 42 % considèrent alors que la meilleure période pour l’Allemagne a été les années de paix du nazisme (1933-1939) et que 45 % citent la période impériale, avant 1914. Il faudra attendre 1959 pour que le rapport s’inverse nettement, 42 % estimant désormais que la période actuelle est meilleure, le nombre de ceux jugeant que cela allait mieux sous Hitler tombant à 18 %8. Pour le début des années cinquante, le nombre encore très élevé de ceux qui considèrent que la situation matérielle était meilleure dans la période hitlérienne d’avant-guerre est problématique parce qu’il semble indiquer qu’environ la moitié de la population allemande ne voit pas le lien étroit entre d’un côté les mesures économiques hitlériennes - et en particulier celles qui, par les grands travaux et le développement forcé de l’industrie de guerre, ont permis de faire baisser le taux de chômage - et de l’autre l’idéologie du régime avec ses mesures d’exclusion des Juifs de la vie économique. Ces chiffres et surtout leur évolution rapide peuvent être considérés comme la preuve que l’analyse faite par les Occidentaux dès après l’hiver très dur de 1945-46 était juste : ce n’est qu’en permettant un redressement économique de l’Allemagne que l’on éviterait que la population demeure ou se précipite dans l’extrémisme politique. Que cette analyse ait été plus motivée par la crainte de voir les Allemands de l’Ouest écouter les sirènes du bolchevisme ne change rien au fait qu’elle se révèlera également juste dans leur rééducation politique par rapport à l’idéologie nazie.

2) Réelle démocratisation ou passivité ?

12Dès 1953, il est indiscutable que le redressement économique et les débuts de la prospérité jouent un rôle déterminant dans le comportement électoral de la population. Les résultats des élections au Bundestag du 6 septembre 19539 sont à interpréter comme une large adhésion aux choix économiques de la CDU. On assiste à la fois à un renforcement de la position du parti de Adenauer et au début du processus de concentration du système des partis qui conduira à la disparition progressive mais rapide des petits partis et groupuscules protestataires et extrémistes. C’est par ce biais que s’est ancrée la démocratie en Allemagne fédérale.

13Au Haut-commissariat français, en saluant en 1954 les effets positifs du redressement économique sur la vie politique, on estime que la prospérité semble « commencer à monter à la tête des Allemands »10. Pourtant, de très fortes incertitudes quant à la réalité et la solidité de la démocratisation de la vie politique ouest-allemande ont dominé dans les premières années. L’une des raisons en sont les débuts plutôt chaotiques du parlementarisme au niveau fédéral, le premier Bundestag étant le plus agité de l’histoire de la République fédérale avec un nombre très élevé d’altercations, d’insultes et d’exclusions. Dès la campagne électorale de 1949, la dureté et parfois la grossièreté avec laquelle se qualifièrent les adversaires firent craindre que les travaux du Bundestag ne fussent que la poursuite des mœurs et joutes parlementaires de l’époque de Weimar11. Si l’apostrophe de Schumacher qualifiant Adenauer de « Chancelier des Alliés », fin 1949, est célèbre, innombrables sont pendant les premiers mois les « noms d’oiseaux » que s’échangent les députés, à tel point que le président fédéral Theodor Heuss évoque ces écarts dans son premier discours du Nouvel An tout en estimant que ce ne sont probablement que des défauts de jeunesse, les balbutiements de la vie parlementaire. Dès la deuxième législature, le processus d’apprentissage est bien avancé et les mœurs parlementaires pacifiées.

14Le second motif d’inquiétude des premières années est l’apparente dépolitisation de la population. La concentration des citoyens sur l’amélioration de la vie matérielle s’accompagne chez beaucoup d’un certain désintérêt pour la vie politique, dont l’un des signes est le nombre relativement élevé d’abstentionnistes lors des premiers scrutins (21 % au niveau fédéral et jusqu’à 40 % aux élections régionales. Ce phénomène s’explique certainement par l’expérience traumatique d’hypermobilisation politique à l’époque nazie, en même temps que la disparition de la vie démocratique. Des sondages de l’année 1949 montrent que, malgré la rééducation menée pendant les années de stricte occupation, une grande partie de la population assimile la politique et les partis à ce qui a été connu jusqu’alors et les rejette en conséquence. Les occupants observent avec pessimisme le peu d’engagement des citoyens dans la vie politique. Quand François-Poncet examine l’indifférence et les distances observées, il n’y voit pas un signe de rejet de la politique en raison du passé immédiat, mais un signe que la population serait « désorientée » car « privée d’un Führer »12. Comprenant qu’elle cherche à se tirer des difficultés de l’existence et à profiter de la vie, il s’étonne que le seul « idéal auquel elle semble être sensible » soit la réorganisation pacifique de l’Europe dans un Occident solidaire.

15La recherche a montré que l’implantation et l’acceptation du système parlementaire ont été beaucoup plus rapides qu’on ne l’a craint, des chercheurs américains mettant en avant que la passivité apparente de la population n’a pas empêché son information et que, se conjuguant au fait que cette population demeurait cultivée, ce fait aurait accéléré le processus de soutien au régime parlementaire et à ses institutions13. D’autres études montrent que l’analyse de l’opinion des années cinquante contredisait déjà en partie les jugements selon lesquels la population serait restée passive et n’aurait fait que « tolérer » le régime14. C’est ce dernier type de jugements qu’émet François-Poncet qui craint en 1950/51 que cette population, « dénuée de sens politique », ne soit en train de « glisser peu à peu sur la pente qui la ramène à ses anciens maîtres », qu’elle soit sensible à la brutalité de langage des hommes politiques donnant l’impression que « Hitler, dans les coulisses, donne encore le ton »15. Ce n’est qu’en 1952 qu’un soulagement se fait sentir, l’indifférence des Allemands aux affaires publiques étant « sans doute […] la manifestation d’un trait constant du tempérament national bien plutôt qu’une marque de dédain vis à vis des institutions de la République de Bonn »16.

16Les choses se retournent alors : notant le bon fonctionnement des institutions parlementaires et la haute tenue des débats au Bundestag et au Bundesrat, le Haut-commissaire se désole alors de la comparaison avec la France : au spectacle « de nos crises ministérielles », les Allemands ne peuvent que « se rengorger » et se féliciter de la stabilité gouvernementale de la République fédérale17. Une nouvelle fois, des différends franco-allemands, avec la question de concurrence et de statut à conserver, en particulier au sujet de la Sarre, viennent parasiter la perception française de la vie politique ouest-allemande. Aussi lors des élections de 1953 où les Allemands ont « brillamment subi leur test de maturité démocratique », quand la presse allemande critique la politique sarroise et européenne de la France, François-Poncet s’insurge contre une classe politique allemande qui reprocherait à la France « de ne pas s’abandonner avec une inconscience de barbare à l’enchantement du mythe européen, comme on l’a fait soi-même pour se laver d’avoir cédé à l’ivresse pangermaniste, ou pour s’arracher à la fascination du néant »18.

17La question nationale demeure donc également présente dans le problème de la démocratisation de l’Allemagne, dans le questionnement sur la capacité de cette partie de l’Allemagne à s’engager durablement dans une évolution en rupture avec le passé immédiat et, aussi, avec la première expérience démocratique de Weimar. A priori, le succès de l’implantation de la démocratie parlementaire, patent après trois années grâce notamment au puissant renfort du redressement économique, parle en faveur d’une telle rupture et semble démentir une continuité propice à un renouveau du nationalisme allemand sous sa forme antidémocratique et autoritaire. Néanmoins, malgré l’hommage rendu à la démocratisation du pays, les soupçons de nationalisme se déplacent : on se demande si la démocratisation pourrait servir le nationalisme allemand sous sa forme de fierté nationale, de la soif de reconquérir, par égoïsme national et sans tenir compte des souffrances récentes des partenaires, une souveraineté nationale. Cette interprétation est d’autant plus intéressante qu’elle se combine à une dénonciation, celle de la fuite dans le fait postnational où l’Europe servirait d’expédient.

18L’ambivalence des jugements perdure jusqu’à la fin de la période étudiée ici, où, bien que l’on prenne note au Haut-commissariat de la concentration du système des partis et de la stabilisation du régime19, on estime toujours que l’avenir est « enveloppé de mystère », appelant à « se rappeler que l’Allemagne est le pays des décisions brusques, déconcertantes, des emballements collectifs foudroyants »20.

3) Continuité du personnel politique et restauration dans la fonction publique

19Ces craintes se nourrissent d’un fait. La continuité partielle du personnel politique et administratif, ainsi que l’inachèvement de la dénazification dans des secteurs de la société – dont certains, comme la justice, ont été largement épargnés – ont été un problème majeur de la première décennie d’après-guerre, dénoncé par des contemporains, mais qui n’a été que récemment étudié dans une acception élargie du terme d’élites dirigeantes21. Tandis que pour les postes de responsables politiques une compromission trop forte avec le régime nazi a généralement signifié un point final à la carrière, il n’en a pas été de même pour une grande partie des membres de la fonction publique. Dès les débuts de l’occupation, les Alliés avaient déjà été confrontés à ce problème difficile à résoudre dans la mesure où il fallait combiner dénazification et besoin urgent de personnel compétent et formé aux tâches et responsabilités administratives.

20Avec la création de la République fédérale, le problème se pose de manière plus aiguë et sans solution satisfaisante : c’est le constat du groupe d’experts chargé par Adenauer fin 1948 de faire des propositions pour résoudre le problème du personnel dans la mise en place d’une administration fédérale. La réponse est claire et elle met en valeur que, puisque le personnel non compromis est déjà utilement utilisé dans des postes bien pourvus, le potentiel de personnes compétentes est extrêmement réduit si l’on renonce toujours à utiliser du personnel épuré, ayant été peu compromis, ou de manière seulement formelle, avec le régime précédent. Un exemple éloquent est donné par le cas des 26 personnes compétentes retenues pour occuper les postes de hauts fonctionnaires dans le futur ministère fédéral de l’Intérieur : un seul d’entre eux n’a eu aucun lien avec le nazisme, quinze autres venant du ministère de l’Intérieur du Reich et huit du ministère de l’Intérieur de Prusse22.

21Cette question de la réutilisation des élites, mais aussi des simples fonctionnaires, repose le problème de la dénazification. Tandis que les jugements prononcés à Nuremberg en octobre 1946 furent souvent compris comme fondés non pas sur le droit, mais sur la seule victoire, et contribuèrent, avec la notion de culpabilité collective, à nourrir une grande résistance à la vérité et à l'idée de complicité, la façon dont fut menée la dénazification de la masse de la population ne fut pas propre à écarter d’une future activité des Allemands compromis avec le régime23.

22La seconde question fondamentale est de savoir si l’on pouvait envisager une possible conversion d’anciens serviteurs du nazisme aux valeurs et aux règles de fonctionnement de la démocratie. C’est au fond la question centrale de l’immense entreprise de dénazification et qui sous-tend l’ensemble de la politique des Alliés occidentaux à l’égard d’une Allemagne que l’on va traiter, avec vigilance mais confiance, en partenaire. Ainsi s’agit-il, avec le problème de la restauration dans la fonction publique, non pas d’une seule, mais de deux questions : qui a été compromis ? Mais aussi qui est désormais prêt, dans l’administration, la justice et l’armée, à accepter de servir loyalement un État de droit24 ?

23Si le problème du retour d’anciens nazis dans les administrations est qualifié de « préoccupant » par les services du Haut-commissariat français en 1950, on y note que leur réintégration « n’a été ni massive, ni incontrôlée »25. Néanmoins, François-Poncet et son adjoint s’émeuvent, comme leurs collègues anglais et américains, de l’extrême bienveillance de certains juges envers des agitateurs, anciens nazis, poursuivis après-guerre pour insulte à la mémoire de victimes ; cette bienveillance est à l’image de celle manifestée envers de réels criminels, poursuivis pour les crimes commis sous le régime nazi26. Quant à la présence de nazis dans l’administration, elle est évoquée par Bérard qui qualifie « d’insouciance » l’attitude du gouvernement fédéral ayant décidé d’utiliser les personnes compétentes, même si elles ont été nazies27. Tandis que le président Heuss reste en alerte - lui qui a voté la loi des pleins pouvoirs en 1933 estime devoir, selon ses propres termes, consacrer le reste de sa vie à réparer cette faute.

24Quelques cas célèbres d’anciens hauts fonctionnaires nazis chargés de responsabilités en République fédérale provoquent de très vives critiques au début des années cinquante et alimentent le diagnostic d’une véritable restauration dans le service public allemand. Le plus célèbre est celui du juriste Hans Globke qui occupe de 1949 à 1953 les fonctions de directeur de département puis, pendant dix ans, celles de secrétaire d’État à la Chancellerie. Le nom de ce collaborateur de Adenauer, jugé de grande qualité et irremplaçable28, est lié au commentaire des lois de Nuremberg de 1935, qu’il a cosigné au ministère de l’Intérieur du Reich avec le secrétaire d’État Wilhelm Stuckart ; s’il ne figure pas sur la liste des membres du parti NSDAP, c’est, semble-t-il, parce que sa candidature y aurait été refusée en 1940 par Bormann en raison des liens de Globke avec l’Église catholique et le Zentrum29. C’est d’ailleurs par des catholiques le présentant comme un informateur de la résistance au ministère de l’Intérieur du Reich que Globke a été recommandé à Adenauer, de même que l’ont fait Heinemann et Kaiser30.

25Outre l’autre cas connu et déjà évoqué dans cette étude, celui du ministre des réfugiés nommé en 1953, Theodor Oberländer, accusé d’être responsable d’exécutions massives en 1941 à Lemberg (Lvov) et dont le passé aurait été qualifié de « brun foncé » par Adenauer lui-même31, il y a un certain nombre d’autres cas moins connus de fonctionnaires dont la biographie comporte des points délicats susceptibles d’être un obstacle à leur réemploi. Ainsi un collaborateur du ministre Kaiser, le secrétaire d’État Thedieck. A la demande de personnalités belges, Adenauer demande à Kaiser, fin 1949, de renoncer à la collaboration de celui qui fut le représentant du gouvernement allemand dans les cantons de Eupen et Malmédy rattachés au Reich par l’Allemagne nazie32. Mais Kaiser conservera Thedieck auprès de lui.

26Au-delà de ces cas particuliers, une loi d’amnistie, votée en 1951 tant par les partis au gouvernement que par l’opposition sociale-démocrate, scelle la réintégration d’anciens fonctionnaires épurés dans la fonction publique. En effet, en 1949, la loi fondamentale a prévu dans l’article 131 qu’une loi déterminerait la condition juridique des personnes, y compris les réfugiés et expulsés, qui, ayant été au service de la fonction publique au 8 mai 1945, « ont quitté cette dernière pour des raisons indépendantes du droit de la fonction publique […] et n’ont pas été jusqu’à présent réemployées ou ne l’ont pas été dans des conditions correspondant à leur ancienne situation ». La loi entrant en vigueur en mai 1951 permet à 150.000 fonctionnaires ayant perdu leur poste dans le cadre de la dénazification de réintégrer les cadres, le texte prescrivant aux administrations d’utiliser 20 % de leur budget pour cela. S’ajoutant au fait qu’une certaine continuité a pu être observée dans l’organisation de l’administration33, cette loi de l’article 131 a été perçue comme une réhabilitation des fonctionnaires du régime nazi, comme a pu l’être la réutilisation de soldats dans le cadre du réarmement allemand34.

4) Le cas particulier des diplomates et la question de la continuité lors de la création du Auswärtiges Amt

27A la suite de la première révision du statut d’occupation, le 6 mars 1951, levant l’essentiel des contrôles alliés sur les relations de l’Allemagne occidentale avec l’étranger, le gouvernement fédéral confirme dans sa séance du 13 mars 1951 la création d’un ministère des Affaires étrangères, Auswärtiges Amt. Adenauer cumule la nouvelle fonction de ministre à celle de Chancelier et le professeur Hallstein est nommé secrétaire d’État, Blankenhorn prenant la direction des affaires politiques du nouveau ministère.

28Or, quelques mois plus tard, début septembre 1951, cinq articles sont publiés dans la Frankfurter Rundschau sous le titre inspiré du prologue de Faust, « Vous voilà qui revenez encore… » - Ihr naht euch wieder…35. Le quotidien de gauche y dénonce une véritable restauration dans la diplomatie ouest-allemande. Si à la suite des travaux de la commission d’enquête du Bundestag chargée de vérifier ces allégations, on conclura que la présence d’anciens nazis au nouveau Auswärtiges Amt est moins systématique que ne le suggéraient les articles, il demeure que 66 % des hauts fonctionnaires de ce ministère sont d’anciens membres du NSDAP. Avec cette série d’articles reprenant en grande partie des informations déjà diffusées dans la presse36 s’installe alors le soupçon que, selon les termes de Fritz Erler, l’esprit de la Wilhelmstrasse à Berlin perdurerait dans les bureaux de la Koblenzerstrasse à Bonn37. C’est à la demande du SPD, le 12 octobre 1951, qu’est mise en place la commission d’enquête n ° 47 du Bundestag, dont les travaux durent du 24 octobre 1951 au 18 juin 1952, et qui présente son rapport par la voix du social-démocrate Hermann Brill. Tandis que les accusations portées par les articles Ihr naht euch wieder… y sont globalement qualifiées « d’inexactes, incomplètes et déformées », il en ressort que quatre des vingt et une personnes accusées sont considérées comme ne devant pas rester dans la diplomatie en raison de leur implication dans des décisions nazies. Ainsi Herbert Dittmann, le chef du personnel choisi par le Chancelier pour remplacer Wilhelm Haas, est-il envoyé en congé, les trois autres (Malte von Bargen, Wilhelm Melchers et Heinz Trützschler von Falkenstein) étant réintégrés après examen de leur dossier par les services du ministère de l’Intérieur en vue d’une procédure disciplinaire38.

29Le Chancelier qui a déjà annoncé en mars 1951 que, dans le futur ministère, les diplomates allemands « ne viendraient pas uniquement des réserves de l’ancienne école »39, répond aux accusations de restauration en 1952 avec le même argument de l’inévitable recours aux anciens, la diplomatie allemande ayant besoin, comme les autres administrations, de personnes compétentes. Herbert Blankenhorn, qui est chargé de la mise en place de la nouvelle administration des affaires étrangères, évoquera néanmoins à plusieurs reprises « la forte méfiance du Chancelier » envers les membres des services diplomatiques40. Il est vrai que la question du recrutement des diplomates est l’une de celles où le gouvernement s’attire le plus facilement les remontrances des Alliés qui avaient obtenu des Allemands, début 1950, la garantie qu’aucun ancien nazi ne serait diplomate, ou qu’au moins ce serait le cas pour le personnel consulaire et des représentations économiques à l’étranger41.

30Les diplomates étrangers, et notamment français, observateurs de ce problème en Allemagne ne peuvent pas ne pas comparer la façon dont le corps diplomatique allemand a été dénazifié avec l’épuration du personnel des affaires étrangères français. Tandis que le problème ne s’est pas posé pour les administrations des deux autres puissances d’occupation, la France a dû épurer son corps diplomatique conformément au décret du gouvernement d’Alger du 26 avril 194442. Au regard des 83 sanctions graves concernant un sixième du corps mais les deux tiers des ambassadeurs, le secrétaire général du CNR déclara en mars 1945 que le ministère des Affaires étrangères a été « l’un des rares Départements où l’épuration a été effective ». Néanmoins, un certain nombre des sanctions disciplinaires furent revues, par le jeu des recours gracieux ou contentieux, dans les années suivantes, ce qui permit la réintégration de nombreux diplomates. D’autres, qui s’étaient retirés pendant les années de la collaboration, purent rejoindre les cadres sans difficulté. André François-Poncet avait, pour sa part, désapprouvé la campagne d’épuration menée par les résistants français à partir de l’été 1944 et qui avait écarté un certain nombre de ses amis politiques de la fonction publique43.

31Au Haut-commissariat, c’est Armand Bérard qui suit de près la question du personnel diplomatique allemand et de sa continuité. Avant même la publication des articles de la Frankfurter Rundschau, il rend compte pendant l’été 1951 de l’étendue du problème : on est frappé par la précision des informations qu’il porte à la connaissance du Département et par le peu d’illusions qu’il se fait quant à la signification que pourraient avoir les liens de certains diplomates avec les cercles de résistance conservateurs44. Ainsi Bérard juge-t-il que l’insistance sur la poursuite de la prise en compte des frontières de 1937, qu’il qualifie de manière un peu abusive comme la « thèse du rétablissement des frontières de 1937 lancée par Hallstein » à une réunion de la Haute Commission, provient des éléments conservateurs de l’ancienne Wilhelmstrasse qui « sont maintenant rentrés en force » dans le nouvel office des affaires étrangères. La présence de ces éléments conservateurs « de nuance jadis deutsch-nationale, aujourd’hui d’orientation FDP » s’expliquerait surtout par le fait que le recrutement des cadres ait été pris en main par Blankenhorn « lui-même ancien membre du parti nazi »45. François-Poncet reprend cette analyse en estimant, fin mars 1952, que la Koblenzerstrasse devrait être rebaptisée au plus vite Wilhelmstrasse, « tant les habitudes de pensée nationaliste et le style de l’ancien Auswärtiges Amt y ont repris racine »46.

32François-Poncet dédouane le Chancelier dans la responsabilité du recrutement, Adenauer étant jugé victime d’une « insidieuse politique du personnel » menée par ses subordonnés. Prolongeant l’analyse de Bérard qui voit au AA l’origine de l’insistance pangermaniste sur les frontières de 1937, il estime qu’une des causes majeures du différend franco-allemand sur la Sarre se trouve dans cet esprit entretenu au Auswärtiges Amt.

33La thèse du complot, particulièrement défendue dans les premières années de la République fédérale mais qui connaîtra une nouvelle vigueur dans les années soixante, semble s’estomper avec la stabilisation politique et économique de l’Allemagne occidentale. Et en 1954 un quart de la population estime que les anciens nazis ont une influence certaine sur la politique, 33 % jugeant leur influence faible et 16 % nulle47. Si ces chiffres ne permettent pas de savoir quel jugement de valeur elles cachent, ils montrent toutefois que les différents scandales dans la presse ont atteint a population et qu’elle est, dans l’ensemble, plutôt informée de la reconversion réussie d’un certain nombre d’anciens membres du parti sans pour autant dramatiser le phénomène.

34Les recherches les plus récentes, et sûrement aussi les plus sévères dans leurs conclusions48, confirment le constat établi dans les décennies précédentes : si une continuité est indiscutable quant au réemploi dans les différentes administrations de fonctionnaires ayant déjà servi le régime précédent – qu’ils fussent diplomates, juges, ou hauts fonctionnaires d’un quelconque ministère – il paraît tout aussi établi que les anciens nazis se sont volontairement et volontiers coulés dans le nouveau système et l’ont servi loyalement. La crainte d’une possible restauration a bien existé dans les premières années de la République fédérale. Lors de la création de la Bundeswehr, propre à susciter les plus grandes inquiétudes en raison du réemploi de personnels dans un secteur considéré comme particulièrement sensible, on s’appliqua à prendre les mesures de précaution négligées pour les autres secteurs. Une commission d’expertise des personnels, mise en place en 1953, fut chargée d’examiner le passé personnel des officiers de la future armée ; et permit peut-être d’éviter le complot antidémocratique craint par le Haut-commissaire français.

35En lien direct avec la problématique de la continuité ou de la rupture se pose naturellement la question de la mémoire et du rapport au passé dans la jeune Allemagne fédérale.