1Dans le face à face franco-allemand du début des années cinquante, c’est sur le sigle CED que se concentrent les soupçons et ressentiments, car il recouvre des aspirations, une réalité et des non-dits dépassant largement le simple plan Pleven. L’organisation de la Communauté Européenne de Défense, le statut et les droits accordés à de futures divisions allemandes en son sein, mais aussi l’opportunité même d’un tel système de défense européen avec une participation allemande ont dominé les débats pendant quatre années, avant d’échouer à la fin du mois d’août 1954 avec le rejet de l’Assemblée nationale française. S’il est logique de se concentrer sur la question du nationalisme allemand dans le cadre de cette CED, il n’en est pas moins évident que ce projet n’a été à la fois qu’une étape dans la réflexion sur la participation de l’Allemagne fédérale à un système de défense occidental et qu’une forme envisagée parmi plusieurs possibilités d’organisation de cette participation. La solution finalement adoptée après l’échec de la CED, Bundeswehr « nationale » et intégration à l’OTAN, en a été une, évoquée dès le début et étudiée en parallèle.

2Le récit de la genèse de cette participation allemande à la défense de l’Occident commence habituellement par le déclenchement de la guerre de Corée le 25 juin 1950 ; mais on sait qu’en réalité l’attaque de la Corée du Sud par la Corée du Nord n’a fait qu’accélérer un processus déjà engagé. En effet, dès l’annonce de la doctrine Truman le 12 mars 1947, l’Occident a commencé à envisager l’utilisation d’un potentiel militaire ouest-allemand pour étayer le front à opposer à l’expansionnisme idéologique et politique de l’Union soviétique. Le pacte de Bruxelles, conclu le 17 mars 1948 et prévoyant une assistance militaire automatique entre les cinq États signataires (Grande-Bretagne, France et Benelux), nomme encore bien l’Allemagne comme agresseur potentiel, mais déjà dans un autre esprit que le traité de Dunkerque du 4 mars 1947. Enfin, le Pacte atlantique du 4 avril 1949, parce qu’il évoque la communauté atlantique de ceux qui font vivre l’héritage de la « civilisation fondée sur les principes de la démocratie, les libertés individuelles et le règne du droit », manifeste clairement contre quel ennemi est dirigée une alliance à laquelle l’Allemagne fédérale serait logiquement amenée à appartenir1.

3En 1949, deux nouvelles données contribuent encore à modifier le contexte et l’équilibre stratégique ; il s’agit, en août, du succès des tests de l’arme atomique soviétique et, en octobre, de la prise du pouvoir par les communistes en Chine. Ainsi la perception du danger pour l’Europe de l’Ouest et l’ensemble du « monde libre » se modifie-t-elle considérablement en quelques années et conduit les Américains, parmi les Alliés occidentaux, à envisager une révision de leur attitude sur la question du maintien de l’Allemagne dans son état issu de la démilitarisation de 1945 et confirmé par l’accord de Petersberg du 22 novembre 1949. Autrement dit se pose la question simple : « l’état-major américain peut-il accepter de négliger le potentiel humain d’un pays où 95 % de la population vote anticommuniste et de s’appuyer sur la France qui compte 25 % d’électeurs communistes et dont l’armée de métier est en Indochine ? »2. Le Congrès américain, qui doit voter les crédits pour l’envoi en Europe de renforts, estime majoritairement que pour défendre l’Europe le plus loin possible à l’Est, il faut utiliser les ressources humaines et économiques de l’Allemagne occidentale.

4Dans l’escalade de la perception du danger, l’attaque de la Corée du Sud par la Corée du Nord avec le soutien de la Chine et de l’URSS, fin juin 1950, provoque un renforcement de la cohésion occidentale et joue un rôle d’accélérateur tant dans la construction atlantique et européenne que dans le débat sur le réarmement de l’Allemagne. Alors même que le système de défense envisagé par le Pacte de l’Atlantique n’existe encore que sur le papier et que l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord en est au stade de l’élaboration, apparaît en effet avec évidence la fragilité du front opposable à Moscou le long de la ligne de démarcation entre les deux blocs : 22 divisions russes (220 000 hommes, 6 000 chars et de l’artillerie lourde) sont basées en Allemagne de l’Est, s’ajoutant aux 75 autres installées en Europe orientale et en Russie d’Europe, contre seulement 12 divisions de l’OTAN en Europe occidentale, dont 10 en Allemagne fédérale. Dans la perception de la menace au milieu de l’Allemagne divisée comme la Corée, il faut aussi compter les 70 000 hommes de la Volkspolizei encasernée, mise en place depuis 1948 en zone soviétique, dont les structures paramilitaires l’assimilent à une armée camouflée, facilement mobilisable pour une attaque contre l’Allemagne de l’Ouest. Adenauer rappelle sans cesse cette situation3.

5Aussi, en 1950, la guerre de Corée arrive-t-elle à point nommé pour le Chancelier, car elle donne soudain un écho à ses multiples requêtes déposées auprès des Alliés occidentaux par le biais des Hauts-commissaires pour obtenir, notamment au moyen d’une police fédérale, des forces équilibrant celles de RDA. Entre novembre 1948 où il soulève le problème de la police devant les Hauts-commissaires, et les deux célèbres mémorandums qu’il leur présente le 29 août 1950 pour réclamer un renforcement des troupes alliées en Allemagne fédérale et envisage une contribution allemande dans le cadre d’un retour à la souveraineté, le Chancelier a multiplié les démarches et les signaux dans ce sens4.

6Ainsi y a-t-il, avant l’initiative française d’octobre 1950, parallèlement une démarche anglo-américaine et une démarche ouest-allemande en vue de créer des contingents allemands. Dans ce cadre et sous la pression très forte des Américains assistés des Anglais5 - et à laquelle est sensible l’état-major français qui s’inquiète depuis plusieurs années de la montée du danger-, le nouveau chef du gouvernement français René Pleven présente le 24 octobre 1950 le plan proposant la création d’une Communauté Européenne de Défense avec une participation allemande. On ne saurait retracer ici les détails des longs débats qui conduisirent de la proposition française au rejet du projet par les députés quatre ans plus tard. Il faut néanmoins rappeler l’état d’esprit dans lequel ont été envisagées la mise en place de contingents allemands et la réponse aux attentes croisées des Américains et des Allemands. Tandis que, comme le rappelle Jean Monnet, Robert Schuman avait déclaré solennellement à l’Assemblée nationale lors de la ratification du Pacte atlantique en 1949 que « L’Allemagne n’a pas d’armement et elle n’en aura pas » car « il est impensable qu’elle puisse être admise à adhérer au pacte Atlantique comme une nation susceptible de se défendre ou d’aider à la défense d’autres nations »6, tandis que l’opinion française est hostile à un réarmement allemand, les diplomates et militaires français sont contraints en 1950 de trouver une solution pour associer l’Allemagne à la défense européenne sans pour autant lui rendre la souveraineté et l’égalité des droits sur les plans militaire et politique7. L’idée est de présenter un projet tenant compte des conceptions françaises plutôt que d’être entraînés nolens volens dans le réarmement8. Début 1953, il sera même précisé que c’était indispensable afin que les plans des Alliés n’apparaissent pas aux Allemands « comme une réhabilitation de leur pays et qu'ils incitent les nationalistes à relever la tête »9.

1) Évolution des positions face au projet d’armée européenne

7Inspiré par Jean Monnet soucieux de sauver le plan Schuman et d’imposer en Europe « une pensée neuve, forte et constructive pour mener de front la défense de l’Europe, le développement social intérieur et pour rétablir la paix en Orient »10, le principe fondamental du plan Pleven est d’intégrer des contingents allemands pour mieux les contrôler. Il prévoit la création d’une armée européenne formée de cinq ou six divisions, dans lesquelles les unités allemandes, de la taille du bataillon (c. a. d. la plus petite unité possible, environ 1 000 hommes) seraient intégrées à des unités alliées plus grandes, avec un état-major divisionnaire international ; le contrôle de l’armement allemand serait assuré par l’assemblée de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier devant laquelle serait responsable un ministre européen de la Défense. Mais l’Allemagne fédérale serait le seul pays à ne pas être autorisé à disposer d’une armée en dehors des contingents intégrés à l’armée européenne ; en outre, seuls les Allemands ne seraient pas membres de l’Alliance atlantique, n’auraient ni ministre de la Défense, ni état-major général et subiraient un contrôle allié sur leurs contingents11.

8Dans les dix-neuf mois s’écoulant entre l’ouverture des négociations sur la CED à Paris le 15 février 1951 et la signature du traité le 27 mai 1952, l’essentiel des tractations a consisté, pour les Allemands, à corriger le traité en en éliminant les clauses discriminatoires, et pour les Français, à freiner cette tendance de correction vidant le projet de sa fonction de camisole pour l’Allemagne. Le projet de traité publié le 1^er février 1952 établira une communauté disposant d’une armée intégrée sans aucune discrimination entre les pays membres et comportant des unités de base homogènes, les « groupements » ou combat groups de même nationalité et comptant environ 13 000 hommes. L’armée européenne comporterait ainsi une quarantaine de petites divisions nationales avec un uniforme européen, ce qui signifie un résultat beaucoup moins supranational et une présence allemande beaucoup plus égale en droit et numériquement plus importante que cela n’était prévu dans le projet français initial.

Perceptions allemandes du projet de réarmement, lecture française

9Si la participation de la République fédérale à la défense de l’Occident, quelque forme qu’elle prenne finalement, est considérée dès 1948 par Adenauer comme une nécessité face à la menace soviétique, elle fait aussi partie d’une double stratégie à long terme : prix à payer pour une plus vaste protection atlantique de l’Europe et de l’Allemagne occidentale, elle est aussi un instrument de reconquête de la souveraineté, et participe du renforcement de l’alliance dont on espère qu’elle soit un jour suffisamment armée pour obliger l’URSS à négocier sur la question allemande12. Cette stratégie s’inscrira dans le double-concept d’intégration et d’égalité en droit qui va dominer, au niveau européen et atlantique, les efforts du Chancelier pour l’établissement de nouvelles relations avec les Occidentaux13. Aussi, avant même de réagir au projet français d’armée européenne, Adenauer a-t-il déjà formulé très clairement des propositions et il s’appuiera en 1950 sur un rapport de son conseiller en matière de Sécurité, l’ancien général de blindés le comte Gerhard von Schwerin14. Dès le printemps 1949, Adenauer lance quelques ballons d’essai, évoquant la possibilité de l’adhésion de la République fédérale au pacte atlantique pour n’envisager ensuite la mise sur pied de troupes allemandes que dans le cas d’une extrême menace15. Juste avant que la menace se matérialise dans la guerre de Corée, il réclame aux Hauts-commissaires une police fédérale et, lorsqu’il s’entretient début juin 1950 avec les trois Hauts-commissaires séparément à son domicile de Röhndorf, il propose à Robertson puis à McCloy que soit déployée sur le territoire français une légion internationale comportant des officiers et des soldats allemands volontaires, ce qui pourrait se faire discrètement ; les Français ne pourraient « rien y trouver à redire étant donné qu’elle servirait à leur propre sécurité et qu’ils pourraient la contrôler »16. Cette proposition témoigne d’une sensibilité pour les réticences et la psychologie des Français – qui envisageront d’ailleurs cette solution début septembre 1950 pour éviter à tout prix la mise sur pied d’une force armée allemande selon le vœu des Américains. L’entretien d’Adenauer avec François-Poncet, le 8 juin, fait clairement apparaître l’opposition la plus ferme du représentant de la France à la création d’une police fédérale parce qu’elle serait comprise comme « le premier pas » vers une armée allemande et ne ferait « qu’agacer inutilement le Russe ». En revanche, François-Poncet défend une solution européenne envisageable à plus long terme, en espérant que le rapprochement politique et militaire suivra, dans un deuxième temps, le rapprochement économique17.

10A la suite des contacts très étroits entre Haut-commissariat américain et Chancellerie au cours de l’été 1950 et où sont envisagées les conséquences pratiques d’une invasion russe18, le Chancelier présente le 29 août deux mémorandums où d’un côté il pose publiquement le problème de l’asymétrie de la situation militaire, appelle à un renforcement des troupes alliées et suggère l’éventualité d’une contribution allemande, et, de l’autre, il évoque la nécessaire révision des rapports entre Alliés et Allemands de l’Ouest, étant donné qu’une contribution ouest-allemande à la défense de l’Occident ne serait possible que de la part d’une État souverain19.

11Au cours de ces semaines, les réactions du Haut-commissariat français reflètent, dans les grands traits, celles du gouvernement à Paris qui apparaît de plus en plus isolé par rapport aux autres alliés. Au-delà des refus opposés au Chancelier face à ses demandes de formation d’une police fédérale, ce n’est pas auà Haut-commissariat, mais Paris, qu’on prendra les décisions en la matière. François-Poncet et Bérard transmettent leurs impressions au Département et on voit combien le jugement de François-Poncet sur les choix de Adenauer est marqué par la relation personnelle dans laquelle l’empathie n’a d’égale que l’aigreur dans la déception. On voit aussi comment la sévérité dans le propos est proportionnelle à la hardiesse des requêtes et à l’aplomb du Chancelier.

12Dans la première phase, au début du conflit de Corée et tant que le Chancelier se tourne vers les Alliés, le jugement transmis à Paris par le Haut-commissariat est très positif : on y souligne la gravité de la situation, le sang-froid de Adenauer et de son gouvernement ainsi que le fait que le Chancelier se soit comporté « en allié » ayant eu tout à fait raison « d’attirer notre attention sur la faiblesse de nos moyens »20. Puis, lorsque Adenauer rend publiques ses demandes par le biais d’une interview au New York Times21, François-Poncet est beaucoup plus critique, dénonçant « l’emploi des mauvaises méthodes » et le ton de revendication du Chancelier face aux puissances occupantes22. Enfin, quand sont publiés les mémorandums, il y voit l’habilité du Chancelier. Il est cependant frappant que François-Poncet semble avoir, à New York, découvert avec surprise le « véritable problème » posé « à l’improviste » par l’Amérique « réclamant la participation de l’Allemagne à la future armée de la défense de l’Occident ». En effet, à Paris, on savait déjà très clairement avant la conférence que l’objectif des Anglo-Américains était tel. Soit le Haut-commissaire a été mal informé par son département, soit il a feint la surprise pour insister sur la nouvelle position de demandeur de Adenauer.

13Le changement de ton dans les rapports du Haut-commissariat repose sur le sentiment, partagé par Schuman, que cette nouvelle position adoptée par Adenauer est inacceptable pour les Alliés23 et sur le mécontentement personnel de François-Poncet à l’idée d’avoir été abusé par un Chancelier qui s’est sans aucun doute concerté avec les Américains24. Le retour au soupçon s’exprime dans la crainte de voir se recréer une armée allemande sans cadre européen, une crainte largement répandue à Paris25, et aussitôt réapparaît l’image de la boite de Pandore à nouveau inconsidérément ouverte par un politique allemand inconscient de la gravité de ses actes. Le Chancelier, devenu le champion du réarmement de son pays, aurait permis aux anciens officiers et aux anciens chefs nazis de revendiquer et d’élever la voix, quitte à mettre en péril l'avenir des institutions démocratiques. Il serait un apprenti sorcier : « 'Je n'ai pas voulu cela' en est déjà à dire le Chancelier, selon un précédent illustre »26.

14Le souhait d’Adenauer de voir s’intégrer les futures unités allemandes dans un ensemble supranational a été étayé par les propositions formulées par ses conseillers militaires qu’il a fait se réunir début octobre dans le couvent de Himmerod dans la Eifel. Le rapport qu’ils présentent le 9 octobre envisage la création de douze divisions allemandes, mais placées sous une direction atlantique ou européenne et destinées à s’intégrer dans une armée supranationale27. Le choix reste cependant ouvert entre la solution de l’OTAN et une éventuelle armée européenne. La solution du plan Pleven va offrir un compromis entre le projet américain d’intégration d’une armée allemande à l’OTAN et le refus de la France face à la mise en place de troupes allemandes sous quelque forme que ce soit. Le Haut-commissaire français, en soutenant personnellement le projet de l’armée européenne et en le présentant officiellement au Chancelier le 7 novembre, est représentatif de la conception selon laquelle il faut opposer un garde-fou à la renaissance d’une armée allemande indépendante qui réactiverait inévitablement une tradition militariste et nationaliste. Car il est clair que le plan Pleven a pour principal avantage de maintenir les contrôles exercés sur l’Allemagne par la Haute Commission alliée et de permettre l’inévitable réarmement allemand sans donner pour autant à la République fédérale sa pleine souveraineté28.

15Dans l’entourage du Chancelier, on a bien conscience des arrière-pensées contenues dans le plan Pleven et l’on y sait que le projet de Paris satisfait d’abord des intérêts français. C’est ce qu’expose en détail Walter Hallstein devant la commission des Affaires étrangères du Bundesrat le 15 mars 1951 : soulignant que le projet français reste très vague en de nombreux points, il insiste sur les clauses coercitives imposées aux unités allemandes29. Cela ne provoque pas de surprise car, depuis 1949 et surtout pendant l’été et l’automne 1950, les très fortes réticences françaises face à l’idée d’un réarmement allemand ont été l’objet de conversations entre Allemands et Américains. Tandis que les Hauts-commissaires sont chargés, au Petersberg, de négocier la question de la participation de l’Allemagne fédérale à l’OTAN, les négociations sur l’armée européenne se déroulent à Paris à partir du printemps 1951. Mais les progrès en sont ralentis par le junktim imposé par la France entre l’intégration européenne et la participation de l’Allemagne à la défense européenne ce qui a pour effet de reporter la réalisation de cette participation à l’achèvement de la CECA. A cela, Bonn répond par un autre junktim : le lien entre sa contribution à la défense et son retour à la souveraineté30. Cet entraînement de rouages que sont en quelque sorte les conditions successives posées de part et d’autre, expliquent le retard avec lequel est élaboré et signé le traité créant la CED ainsi que le lien établi entre le traité sur l’Allemagne du 26 mai 1952 et le traité sur la CED du 27 mai.

16On connaît aussi à Bonn les réticences des Français parce que le consulat général de la République fédérale à Paris en informe régulièrement la Chancellerie31. Jusqu’au milieu de 1951, Adenauer demeure convaincu que la France cherche à neutraliser l’Allemagne et il tend à accorder sa préférence à la solution de l’OTAN, n’acceptant la solution de la CED que sous la pression des États-Unis32. Il semble s’y rallier par la suite avec l’intention d’en tirer le maximum d’avantages mais en équilibrant encore la revendication de l’égalité des droits par un appel à un rapprochement franco-allemand dans le cadre européen. C’est le même schéma que début 1950, lorsque Adenauer s’est insurgé contre les conventions franco-sarroises en mettant en avant l’atteinte portée aux intérêts nationaux d’une Allemagne maintenue en tutelle, pour formuler dans le même mouvement sa proposition très ambitieuse d’une union des deux pays, France et Allemagne fédérale.

17Ainsi qu’il le rappelle dans ses Mémoires, l’accession à l’égalité en droit a été pour Adenauer la condition sine qua non de toute participation allemande à la défense commune et, devant la nécessité de celle-ci, un levier pour obtenir une révision rapide du contrôle, avec l’argument simple que « l’égalité dans les obligations implique l’égalité dans les droits »33.

18A partir de la mi-1951, le Chancelier plaide publiquement pour l’armée européenne tout en soulignant que la défense de l’Europe a aussi besoin du potentiel militaire des États-Unis34, ce qui tend à étayer deux analyses développées récemment dans la recherche : celle selon laquelle le Chancelier a toujours misé, du point de vue militaire, sur la poursuite de la protection américaine et l’intégration d’une armée allemande au sein du système atlantique, et celle mettant en avant que la dimension de la sécurité est loin d’être la seule prise en compte dans le jugement porté par la Chancellerie sur la CED : la dimension strictement militaire n’est ainsi pas plus déterminante que la dimension politique dans la poursuite de l’accès à la souveraineté, ni que la dimension européenne dans le projet d’ancrer l’Allemagne dans un ensemble européen structuré et intégré35. Ainsi, chaque mot pèse lorsqu’il déclare dans une interview que l’intégration de la République fédérale dans la CED est « la seule voie qui s’offre à l’heure actuelle »36.

19L’opposition globale du parti social-démocrate au projet d’armée européenne est connue ; néanmoins le SPD partage alors une bonne partie des objectifs de la majorité gouvernementale et en particulier l’idée qu’il n’est pas admissible que la République fédérale soit l’objet de mesures discriminatoires ni qu’elle n’accède pas à la souveraineté alors qu’elle participerait à la défense du monde occidental. C’est ce point de rencontre entre opposition et majorité qu’exprime la formule percutante de Carlo Schmid, prononcée au Bundestag le 18 janvier 1951 : « On ne peut pas nous traiter comme des vaincus et attendre de nous que nous réagissions en alliés »37.

20L’attitude sociale-démocrate face au projet de réarmement est double. D’un côté, le parti reste fidèle à la ligne définie en 1948 selon laquelle la défense de l’Allemagne doit être assurée par les occupants, sans participation allemande, et le SPD va être l’un des centres du mouvement anti-réarmement, avec les Eglises évangéliques, la confédération syndicale DGB et le mouvement des étudiants socialistes SDS. De l’autre côté, l’appel allié à une participation allemande est le signe que l’Allemagne est indispensable, ce qui permet de l’envisager comme un levier pour parvenir rapidement à l’égalité des droits38 : ce dernier point demeure pour Schumacher, à côté du rétablissement de l’unité nationale dans les frontières de 1937, l’objectif majeur de toute politique vis-à-vis des Alliés.

21Dans les longs débats sur le réarmement allemand, c’est cette dimension qui sous-tend les critiques formulées par la direction du parti contre les mauvaises intentions d’une France qui se cacherait derrière un projet européen pour servir ses intérêts nationaux et maintenir l’Allemagne fédérale dans un état de discrimination inacceptable ; en outre l’armée européenne se ferait dans le cadre de cette Europe « capitaliste, conservatrice et confessionnelle » que rejette Schumacher bien qu’il soit au fond convaincu du caractère naturel de l’ancrage occidental de l’Allemagne. Dans ce contexte de critique et de revendication, le SPD est la cible de jugements sévères des occupants qui y voient une nouvelle manifestation de cette violence nationaliste du chef social-démocrate. A cela s’ajoutent les tendances pacifistes, voire neutralistes, sensibles au SPD, qui font de l’opposition allemande un foyer de trahison potentielle de l’Occident. Mais, dans le même temps, parce qu’on redoute au SPD la création d’une armée qui conduirait inévitablement à la renaissance de la Wehrmacht et de ses valeurs et que l’on craint que cela soit perçu par Moscou comme une provocation belliciste, le SPD est incontestablement un allié objectif des membres du Haut-commissariat, leur livrant des arguments dans leurs efforts pour freiner les ardeurs du Chancelier et mettre en garde Paris contre une renaissance du militarisme allemand. Il y a ainsi une grande variété dans les jugements portés par le Haut-commissariat français sur les positions des socialistes et l’on arrive au fond à une réaction assez balancée : les socialistes sont malheureusement toujours hostiles au projet d’armée européenne mais ils sont heureusement aussi opposés à toute idée de neutralisation.

22Si la durée de négociations est proportionnelle aux réticences et aux désaccords politiques des négociateurs, cette règle se confirme pour le projet d’armée européenne. Mais s’il a fallu dix-neuf mois pour faire du plan Pleven le traité finalement signé, les débats intérieurs et les querelles ne commencent vraiment que dans la phase suivante, celle de la ratification par le parlement de chacun des pays participants ; c’est le cas en France où les oppositions se multiplient et les débats parlementaires donnent la mesure des contradictions, alors qu’en Allemagne, le nombre de partisans du projet européen s’accroît.

La dimension intérieure du débat français

23En 1952, les Français désirent une armée allemande « qui soit à la fois plus grande que l’armée russe et plus petite que l’armée française ». Ce raccourci, présenté alors dans la presse allemande39, résume dans quel esprit débutent en février 1952, deux mois après le débat de ratification de la CECA, deux nouvelles années de discussions et querelles intérieures sur un arrière-plan d’antipathie globale face à la l’idée d’une armée européenne. Les gouvernements français changent, Georges Bidault remplace Robert Schuman aux Affaires étrangères et surtout le contexte international évolue, avec la mort de Staline et la fin de la guerre de Corée. Pour simplifier, on retiendra que le MRP est le seul parti à soutenir la CED sans grandes réserves tout en accordant la priorité à sa dimension de sécurité par rapport à l’Allemagne et au traitement spécifique des forces allemandes40. Néanmoins, il y a aussi au MRP des adversaires du traité, soit par opposition au réarmement allemand, soit par refus de la supranationalité qui entamerait la souveraineté pour l’armée française41. Les autres forces politiques se répartissent dans l’opposition à la CED, avec d’un côté les adversaires a priori du réarmement allemand (les communistes, la droite nationaliste et systématiquement anti-allemande, une partie de la gauche qui a multiplié les contacts avec l’Allemagne et craint pour l’avenir de la jeune démocratie allemande42, et certains socialistes représentés en particulier par le ministre de la Défense jusqu’en 1951 Jules Moch43), et de l’autre les adversaires de cette supranationalité qui menacerait l’intégrité de l’armée française (on y compte notamment les gaullistes du RPF44). C’est en particulier en commission des Affaires étrangères du Parlement français que s’expriment le mieux les oppositions des gaullistes, communistes, radicaux et socialistes ; les arguments avancés, souvent violents, sont bien connus, la droite nationaliste française agitant depuis l’accord du Petersberg en 1949 le spectre du danger allemand tandis que les communistes accusent les gouvernements successifs de céder face à l’Allemagne et de tendre la perche aux tenants d’une politique revancharde45. Les critiques, au surcroît dans le contexte du conflit sarrois avec la République fédérale, trouvent un résumé dans une formule du général de Gaulle, le 6 juin 1952 : « ces traités sont pour notre pays des protocoles d’abandon »46. Dans le front anticédiste où s’illustre le Président Vincent Auriol, on trouve également la fronde de certains diplomates et la polémique se développe jusqu’au sein du Quai47.

Le Haut-commissariat et l’armée européenne

24Le Haut-commissaire François-Poncet et son adjoint Bérard se présentent comme des défenseurs de la CED et livrent régulièrement à Paris, par leur description des événements en Allemagne et par la réponse française qu’ils suggèrent, les arguments en faveur d’une armée européenne envisagée comme l’unique solution possible au problème du réarmement allemand. C’est avec inquiétude et une certaine dramatisation dans le ton que les deux diplomates tentent de conforter une position française qu’ils croient vaciller à Paris face aux surenchères allemandes dans la négociation.

25C’est surtout le cas d’Armand Bérard qui prend directement part aux négociations avec la partie allemande. Pendant l’été 1951, au moment des négociations entre Hauts-commissaires adjoints et Chancelier au Petersberg, le représentant français s’inquiète des revendications allemandes allant dans le sens de l’élimination du statut d’occupation et de la création de 12 divisions allemandes en attendant la mise en place de nouvelles relations entre Allemands et Alliés. Dans un long télégramme qu’il consacre au « réveil du nationalisme » et à l’influence de certaines personnalités « deutschnationales » au sein des équipes ministérielles, Bérard met en garde le Département en août 1951 contre l’idée de lever les contrôles encore imposés à l’Allemagne (« Il importe que le maintien de l'Autorité suprême ne soit pas un simple mot ») et souligne la « nécessité impérieuse » de n’accepter la participation de l’Allemagne à la défense occidentale que dans le cadre d’une armée européenne ; sinon, une armée allemande construite sur une base nationale servirait les intérêts des groupes nationalistes48. Ne disposant pas du pouvoir de décision, Bérard veut freiner Schuman dans sa disposition à céder face à ses deux Alliés qu’il va retrouver à New York à la mi-septembre. On retrouve exactement la même analyse sous la plume de François-Poncet49.

26Il est vrai que les négociations se déroulent dans un contexte intérieur, en Allemagne, où se manifestent de plus en plus ouvertement à la fois la revendication de la levée des contrôles alliés et l’affirmation d’intérêts nationaux et d’une fierté nationale à respecter. Si le Haut-commissaire peut transmettre à Paris de telles mises en garde, c’est qu’il dispose de rapports alarmants provenant notamment de son office militaire de sécurité. En septembre 1951, on y estime que l'idée de la participation allemande à la défense occidentale a rallié peu à peu les esprits soit par accoutumance, soit par acceptation d'une nécessité inéluctable, soit parce qu'elle a paru être le meilleur élément de marchandage avec les Alliés. Mais surtout, peut-on lire, cela « traduit dans bien des cas un renouveau du nationalisme allemand ». Et l’auteur d’évoquer « la brusque explosion des tendances nationalistes et militaristes qu'ont déclenchée la perspective du réarmement et l'espoir d'une ‘souveraineté recouvrée’ »50.

27Pour preuve de ce nationalisme militariste, les observateurs français relèvent « la lutte menée pour obtenir l'autorisation de la pratique du vol à voile » avec des « professions de foi nationales dépassant largement les seuls besoins de la cause à défendre » : dans ce cas particulier, l’excès constaté est sans doute à la mesure de celui, chez les occupants, qui a accompagné l’interdiction de ce sport depuis 1945. Néanmoins, les services du Haut-commissariat concèdent quelques mois plus tard qu’un « certain travail de décantation s’opère »51.

28Le Chancelier sait d’ailleurs admirablement jouer de la crainte française d’un danger nationaliste pour tenter de faire pression sur Paris. C’est le cas, fin 1952, lorsque les réticences se font plus nettes en France face au traité de la CED qu’il s’agit désormais de ratifier. Le 13 novembre, lors d’un dîner à Paris, Hallstein suit une consigne expresse de Adenauer et expose à Pleven et Monnet les inconvénients majeurs qu’amènerait l’échec de la ratification des traités : non seulement on laisserait échapper la chance d’initier une détente dans les relations franco-allemandes, mais aussi on verrait ressurgir « le danger de l’extrémisme de droite parmi la jeunesse allemande déçue dans ses espoirs européens »52. Le contenu de ce message de Adenauer rejoint presque mot pour mot celui que distille François-Poncet pour son ministre : n’a-t-il pas écrit, quelques jours plus tôt, que si les traités restaient lettre morte, la politique européenne du Chancelier « serait ruinée, peut-être irrémédiablement », les rapports franco-allemands « fortement compromis » et qu’il « lui serait difficile, dès lors, de tenir tête plus longtemps aux éléments nationalistes de droite et de gauche »53 ?

29Avec une telle formule d’extrême mise en garde, ce rapport laisse transparaître l’engagement du Haut-commissaire en faveur de la CED. Sa description des craintes allemandes au moment où éclate la « bombe Herriot » le 17 octobre 1952 contre la CED met en évidence sa propre désapprobation de l’attitude du chef des radicaux54. Puis, au cours des deux années de lutte intérieure en France, le Haut-commissaire va montrer la couleur, comme dans le cas, où les précautions diplomatiques ne sont pas imposées, d’une allocution qu’il prononce le 28 octobre 1953 en tant « qu’homme privé »55. Décrivant le projet conçu parce que « nous ne pourrions consentir au réarmement [de l’Allemagne] sous la forme d’une Wehrmacht renaissante », il plaide en faveur de la ratification du traité de la CED et met ses concitoyens en garde contre les conséquences prévisibles d’un rejet : une immense perte de prestige pour la France, une vague de réprobation aux États-Unis qui ont par deux fois sauvé la vie des Français, et l’interprétation que feraient les Allemands « de notre attitude comme la preuve que nous sommes dominés par une méfiance bien explicable mais stérile ». Enfin, son argument décisif est que le refus français de ratifier le traité n’empêcherait pas le réarmement allemand dans le cadre de l’OTAN mais « aboutirait, sans contrôle et sans limite, à la reconstitution d’une Wehrmacht et d’un Grand État Major, à un réveil de la tradition prussienne et du passé ».

30S’enhardissant au fil des mois, il ose une prise de position similaire dans ses rapports au ministre et met à nouveau en avant, au printemps 1954, la probable entente directe des Anglo-Américains avec les Allemands dans le cas d’une non-ratification. Et pour noircir cette perspective d’une entente qui se ferait nécessairement au détriment des intérêts européens, et insister sur « l’épreuve dramatique » que représente la ratification de la CED par la France, il ajoute : « On a conscience en Allemagne que, si l’intégration devait échouer, on risquerait de voir l’Allemagne retomber dans le nationalisme »56.

31Il tentera encore d’influencer les forces politiques françaises en évoquant le réarmement qui se ferait de toute façon, et « contre nous, sous la direction des officiers les plus réactionnaires »57. De ce point de vue, l’aversion du Haut-commissaire pour la solution atlantique est l’exact reflet de celle de Bidault qui va perdre le Quai en juin 195458.

L’échec de la CED et la solution OTAN

32Le 30 août 1954, l’Assemblée nationale française rejette finalement le traité de la CED par 319 voix contre 264 et 12 abstentions en en retirant, par le biais d’une motion préalable, le vote de ratification de l’ordre du jour. On est encore sous le choc de la chute de Dien Bien Phu le 7 mai 1954, et au sein même du nouveau gouvernement dirigé par Pierre Mendès France, il y a une majorité hostile au traité européen qui a subi tant de corrections qu’il en a perdu son attrait initial pour encadrer et maintenir l’Allemagne en tutelle. Les craintes du Haut-commissariat vont se réaliser l’alternative à la CED, la création d’une Bundeswehr participant à l’OTAN. En attendant la confirmation des craintes en matière de nationalisme, le résultat de l’hostilité à la CED semble être la renaissance d’une armée nationale allemande et la suprématie de l’OTAN, ou comme le formule un diplomate français : « bref, on eut moins d’Europe, plus d’OTAN et plus d’Allemagne »59.

33Si Adenauer a manifesté sa déception en parlant d’un « jour noir pour l’Europe »60, on sait aujourd’hui qu’à défaut d’être complètement feinte, la déception fut de courte durée et que la solution de rechange était prête, également poursuivie par la Chancellerie et l’office Blank61. Fixant la réaction gouvernementale dans son journal, Blankenhorn note pour sa part qu’il s’agit d’un « coup dur » pour le rapprochement des Européens et que la République fédérale cherchera encore une solution européenne, mais en excluant de se soumettre à une quelconque discrimination pour l’Allemagne, car c’est précisément cela qui « a été par le passé, le point de départ de ressentiments nationalistes »62. La façon dont le Chancelier envisage, lui, la poursuite des événements est plus élaborée et comporte quatre points. L’importance accordée à la reconquête de la pleine souveraineté la lui fait même envisager « éventuellement pour deux zones »63, ce qui revient à l’incroyable possibilité d’une solution différente dans la zone française. En outre, la solution de la Bundeswehr est conçue comme devant accompagner cette reconquête de la souveraineté. C’est de cette première ébauche du 31 août que sort finalement, le 1^er septembre 1954, la déclaration gouvernementale définissant en cinq points le nouveau programme du gouvernement fédéral en matière de politique étrangère : intégration, souveraineté allemande, participation sans discrimination à la défense occidentale, règlement de la question du stationnement de troupes et ouverture immédiate de négociations avec les États-Unis et la Grande Bretagne64. On sortira rapidement de l’apparente impasse par la conclusion des accords de Londres et de Paris à l’automne 1954.

34Après avoir été plutôt réticente face à la participation de soldats allemands à une armée européenne (et cela au moins autant par refus de voir de nouveaux soldats allemands dans l’absolu que contre le concept d’armée européenne en soi), l’opinion va progressivement adhérer à la solution dite « nationale » de la Bundeswehr avec participation à l’OTAN65 : cela est rendu possible par l’augmentation de la perception du danger et par un certain nombre d’assurances venant à bout du large mouvement Ohne mich66.

35Une fois acquis le principe de la création de la Bundeswehr sur une base dite « nationale » et l’adhésion de la République fédérale à l’OTAN, François-Poncet laisse encore une fois pointer sa déception en évoquant la ratification par l’Assemblée nationale des accords de Paris le 30 décembre 195467. Il insistera par la suite surtout sur la campagne menée par le SPD et les syndicats contre le réarmement et en faveur de la réunification.

36Si l’on récapitule l’évolution du Haut-commissariat français face à la question du réarmement allemand, allant de la désapprobation absolue aux craintes extrêmes, en passant par le soutien de la solution de la CED, on parvient à une conclusion révélant l’inconfortable contradiction de la position française. Dans la conviction et l’analyse du Haut-commissariat tel qu’il est dominé par la génération de François-Poncet et Bérard, la chose militaire allemande, sous quelque forme qu’on l’envisage pour faire participer l’Allemagne à l’effort de défense commun, est incompatible avec une véritable démocratisation de l’Allemagne. Car le militaire allemand recèle la graine du nationalisme destructeur. Or il apparaît avec insistance qu’une politique de démocratisation de l’Allemagne, sans aucun des attributs de la souveraineté, semble à François-Poncet le seul moyen d’éliminer le nationalisme allemand, ce qui sous-entend le maintien de l’Allemagne fédérale dans une situation de contrôle qui durerait longtemps. Tout recul dans cette politique lui paraît être la porte ouverte au retour du nationalisme et toute revendication allemande en ce sens est interprétée comme une preuve de ce nationalisme prêt à ressortir. Mais il est indéniable que chaque étape dans la poursuite de la souveraineté et d’une normalisation de la situation allemande est l’occasion de manifestations de nationalisme. Bien réelles, celles-ci sont aussi exploitées et mise au service de cette politique de la défensive qui est apparue avec évidence dans le dossier du réarmement.

37Pour éviter la réalité du nationalisme, il fallait maintenir l’Allemagne dans une situation d’occupation prolongée, sans contribution à la défense, c’est à dire dans une situation intenable dans le contexte. Les craintes et mises en garde françaises sont celles d’occupants acculés à accepter une évolution au fond inadmissible.

38La question du recrutement d’anciens militaires et de l’encadrement de nouvelles unités allemandes va alimenter des craintes qui ne sont pas non plus inconnues de la classe politique allemande. Dans la tentative d’identifier ce qui provoque ou entretient le soupçon de nationalisme, ici sous sa forme du militarisme, il faut maintenant observer cet ensemble de questions concernant le personnel qui va devoir participer à la contribution allemande à la défense commune. La perspective de faire de nouveau appel à d’anciens soldats ayant servi l’Allemagne hitlérienne et le problème des valeurs qui vont présider au choix ainsi qu’au fonctionnement des troupes allemandes apparaissent d’emblée comme les deux piliers de ce soupçon.

39Et ce, malgré les propos rassurants du Chancelier affirmant en 1950 : « Nous interviendrons avec tous les moyens que la loi met à notre disposition contre les forces qui veulent tenter de restaurer des temps passés » et faire « renaître l’esprit national-socialiste »68.

2) Le problème des anciens militaires et de l’encadrement

40Ces premières années sont marquées par l ‘ imbrication de deux débats aussi animés l’un que l’autre : d’un côté celui de la contribution allemande à la défense commune de l’Occident, dans le présent, avec la question du choix des soldats devant porter l’uniforme allemand et, de l’autre côté, celui de la participation passée de militaires au phénomène du nazisme avec la question de leur implication dans les crimes du régime. L’inévitable combinaison des débats a des conséquences de nature différente selon que l’on a, ou non, fait partie de la Wehrmacht et elle favorise des amalgames qui vont placer les anciens soldats dans une situation de double examen de conscience. Il s’agit pour eux non seulement de faire face à un passé très chargé mais aussi d’accepter ou de refuser de participer aux préparatifs du réarmement69. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les anciens militaires auraient attendu avec impatience la reformation d’unités militaires allemandes après la guerre, le premier mouvement de refus a été plutôt général parmi d’anciens soldats reprenant à leur compte les formules « plus jamais ça », « sans moi » voire « oui, mais », perceptibles dans l’ensemble de la population. En outre il est indispensable de nuancer le propos lorsque l’on parle « des » militaires et d’établir des distinctions dans la hiérarchie, entre les armes et selon le degré de participation au mouvement de résistance au nazisme.

41A la suite de la capitulation sans condition de la Wehrmacht les 7 et 8 mai 1945, les puissances victorieuses décidèrent la démilitarisation de l’Allemagne et, avec son règlement de détail fixé dans la loi n ° 34 du Conseil de contrôle allié, la dissolution complète de l’armée allemande. Cette dissolution toucha l’ensemble des troupes, des organismes, associations et groupements de l’armée, « les liquidant et les déclarant illégaux » (art. 1). Ainsi la Wehrmacht a-t-elle cessé d’exister après 1945, à la différence de la situation de 1918 où, malgré la démobilisation, furent autorisés l’entretien de formations armées, l’existence d’un état-major et de ministères de la guerre dans les Länder. Après 1945, il existe certes toujours quelques anciens soldats allemands portant l’uniforme parce qu’ils rendent des « services auxiliaires », de déminage par exemple, aux troupes d’occupation, mais il ne s’agit ni de forces armées, ni de groupes méritant le qualificatif de « paramilitaire ». Il semble bien qu’un terme définitif soit mis à l’existence de troupes allemandes, a fortiori sous commandement national70.

42L’article 3 de la loi de dissolution de la Wehrmacht ayant mis un terme à la situation juridique et économique des membres et anciens membres de l’armée, la conséquence immédiate pour les anciens militaires en est, jusque dans les années cinquante, l’absence de revenu et notamment de pension. Au-delà de la situation généralisée de misère ayant touché l’ensemble de la population allemande dans l’immédiat après-guerre, cela place les anciens militaires dans une situation particulière où non seulement, dans la rééducation, ils perçoivent le jugement extérieur comme les reléguant à l’état de parias incarnant la faute, mais aussi où le déclassement économique est vécu comme discriminatoire. Ce qui n’est pas propice à un examen de conscience et favorise le refuge dans l’amertume de payer pour les crimes commis par et au nom d’une communauté au service de laquelle, officiellement, on s’était placé. S’il était juste que le commandement en chef et l’état-major général de la Wehrmacht fût qualifié, au procès de Nuremberg, « d’association criminelle », d’aucuns ne l’acceptèrent pas plus qu’ils ne comprirent les mesures discriminatoires des autorités allemandes, et pas seulement alliées, auxquelles ils furent, eux et leurs familles, confrontés : difficultés pour trouver un logement, obtenir des cartes de rationnement, trouver un emploi civil ou même être autorisés à s’inscrire à l’Université. De la même façon que cela a pu marquer l’interprétation du passé immédiat, de telles mesures ont largement contribué, parmi les militaires mais aussi dans l’ensemble de la population (car la plupart des familles comptaient des militaires), à nourrir le refus de tout réarmement et le mouvement « ohne mich » auquel sera confronté le Chancelier lorsqu’il souhaitera le réarmement.

43A la Haute Commission alliée, on est bien conscient du problème et le Haut-commissaire François-Poncet ne manque pas de l’évoquer le 8 juin 1950 lorsqu’il expose à Adenauer son hostilité à la solution d’une police fédérale mais envisage, pour l’avenir, une participation allemande à une armée européenne. Selon Blankenhorn, François-Poncet aurait exprimé de la compréhension pour le mécontentement des officiers et membres de l’ancienne armée allemande et dit que le seul moyen de « les satisfaire pour le moment serait de payer une pension décente aux officiers et sous-officiers qui ne sont plus en mesure de travailler »71. De même, l’information est bien transmise au Département que les anciens militaires doivent être pris en considération en tant que foyer de mécontentement et on y évoque en 1951 leur « amertume qu’on fasse appel à eux après avoir jugé criminels leurs chefs, foulé aux pieds leurs années de souffrance et de lutte » ainsi que leur honneur72.

44En 1950, il est acquis que l’armée allemande, de la Reichswehr à la Wehrmacht, a participé par son obéissance, son respect de la tradition, sa fidélité au serment donné au Führer, mais aussi par ses valeurs et son mode de fonctionnement non-démocratiques, à l’affermissement du régime nazi et à la réalisation de ses projets militaires et criminels. A partir du moment où est aussi posé le principe que la reformation de troupes allemandes devra être placée au service de la défense de l’Occident et de ses valeurs de liberté et être soumise aux mêmes lois et principes démocratiques que la société des civils, la question fondamentale va être de savoir où trouver des officiers et sous-officiers en mesure de former et de commander des soldats à cette image. Si une minorité des anciens officiers a participé aux projets de renversement du régime et aux diverses tentatives d’attentat contre le Führer, l’encadrement de l’armée allemande n’a pas de réelle expérience de la démocratie. Certes les plus âgés ont connu le régime de Weimar, mais ils n’ont jamais voté ; tandis que les plus jeunes n’ont d’expérience que celle d’un régime autoritaire où l’armée était (avec une bonne part de méfiance de la part des dirigeants du parti) choyée et respectée.

Le Bureau Schwerin et l’Office Blank

45La première réflexion en vue d’une participation de la République fédérale à la défense de l’Occident s’organise sous l’autorité et la protection de la Chancellerie. C’est aussi dans cette petite structure qu’en l’absence d’un ministère de la Défense, est pensée l’organisation de ce qui sera la Bundeswehr. On s’arrêtera ici surtout sur la question des valeurs et du choix des personnes ainsi que sur celle, connexe, de leur perception et de leur acceptation par les autorités d’occupation. L’office (Dienststelle) portant le nom de son chef Theodor Blank débute par le bureau (Büro) du général Gerhard von Schwerin. Après le refus des Britanniques et des Français à l’idée américaine de recourir à l’organisation du général Reinhard Gehlen (qu’ils ont conservée et largement utilisée pour leurs services) les Britanniques proposent l’ancien général de blindés le comte Schwerin en raison de contacts avant-guerre ainsi que sur la recommandation de cercles de résistants et notamment de la comtesse Marion Dönhoff73. En effet, Schwerin avait été renvoyé de l’état-major en juin 1939 ; alors chargé des armées étrangères à l’Ouest, il avait alimenté le Foreign Office de nombreuses mises en garde et s’était notamment rendu à Londres, en civil, au printemps 1939, avec l’accord du général Beck, de l’amiral Canaris et du colonel Oster74. Il avait conservé ses contacts avec les cercles de résistance militaire et avait été mis aux arrêts pour n’avoir pas suivi les ordres du Führer lors de la bataille d’Aix la Chapelle en septembre 1944, traduit en conseil de guerre et envoyé en Italie. Très chaleureusement recommandé en 1950 par le Haut-commissaire britannique Robertson au Chancelier réticent75, Schwerin est chargé de remettre à ce dernier un premier rapport sur la situation au printemps 1950 et son « bureau » est créé en mai 1950 sous la responsabilité de Blankenhorn. Jusqu’au 12 septembre 1950, l’existence du bureau Schwerin n’est pas révélée au public, et les alliés, qui en restent officiellement encore au principe de démilitarisation, n’ont de contacts avec les membres du bureau Schwerin que par l’intermédiaire de leurs services secrets. Le groupe d’experts militaires allemands qui y travaille depuis l’été est inconnu du public.

46C’est notamment en raison des bons contacts de Schwerin avec Schumacher, mais aussi à cause de fuites dans la presse et de soupçons formulés à l’encontre du Chancelier, qui aurait recours aux vieilles méthodes du secret ayant accompagné le militarisme allemand, que Adenauer décide de retirer à Schwerin la direction du bureau, cherchant une personnalité civile du monde parlementaire qui n’aurait pas le double inconvénient d’être à la fois un militaire et un aristocrate issu d’Allemagne orientale. Début octobre 1950, il confie la direction du groupe d’experts conseillers en affaires militaires au député chrétien-démocrate Theodor Blank, ancien dirigeant du syndicat chrétien des salariés du transport et désormais numéro trois au syndicat des mineurs IG-Bergbau. Son expérience militaire se résume à cinq années et demi dans une unité de chasseurs blindés. Il reçoit le 23 octobre 1950, c’est à dire la veille de l’annonce du plan Pleven, le titre de conseiller du Chancelier, chargé des questions en rapport avec l’augmentation des troupes alliées. Les seuls collaborateurs de Schwerin conservés par Blank sont les militaires Axel von dem Bussche, Adolf von Kielmansegg et Joachim Oster qui ont tous trois participé, de très près ou de plus loin, à la résistance contre Hitler et en particulier à la conjuration menant à l’attentat manqué du 20 juillet 1944, à la répression duquel peu survécurent. Ce trait particulier est en effet un point commun et décisif des hommes participant aux réflexions qui mèneront à la mise en place de la Bundeswehr ; on le retrouve chez les autres généraux Adolf Heusinger et Hans Speidel, ainsi que de plus loin chez Wolf vom Baudissin76, qui se mettent quelques semaines plus tard au service de Adenauer tout en exigeant leur indépendance politique et en renonçant à une rémunération. L’appareil de l’office Blank, avant même de devenir un ministère de la Défense, va voir ses effectifs croître régulièrement, passant d’une quarantaine de personnes (pour moitié seulement des militaires) à l’époque du « bureau Schwerin » en 1950, à 1300 (dont plus de 1000 civils) en 195577.

47Theodor Blank est un interlocuteur des Hauts-commissaires parce qu’il dirige la délégation allemande à la commission mixte chargée à partir du 9 janvier 1951 d’examiner les recommandations des conférences de Bruxelles et de New York et d’étudier les différentes possibilités et modalités de la contribution militaire allemande. Il est apprécié des Hauts-commissaires, ce qui n’est pas tout à fait le cas des militaires de carrière de son office. Ainsi se méfie-t-on beaucoup du général Speidel et lorsque le Chancelier fait connaître plus précisément, en août 1951, les desiderata de son pays dans la négociation du traité de la CED, le Département informe poliment Bonn qu’une autre personne que Speidel serait bienvenue à Paris78. C’est « typiquement un général politique » et certes on est convaincu à Paris qu’il est un vrai Européen « mais avec l’arrière-pensée de jeter à terre l’habit européen, le moment venu, et de parvenir à la création d’une armée nationale »79. Bérard, chargé des contacts au Petersberg, souligne l’habileté dont Speidel a fait preuve pour se sortir avantageusement de situations délicates dans la Wehrmacht80. En revanche le général Heusinger, jugé comme « un excellent expert » qui « n’a pas d’ambition politique », est le bienvenu à Paris.

48La préférence accordée à Blank à Godesberg par rapport aux généraux tient non seulement aux personnalités mais aussi aux positions respectives face au plan Pleven et à la question de la souveraineté. Ainsi, les milieux militaires sont-ils jugés « beaucoup plus réticents » à l’égard du plan Pleven, ils sont « en contact étroit avec les milieux socialistes » et pour eux l’égalité des droits, au lieu d’être acquise progressivement, « doit être posée par l’Allemagne comme condition à sa participation »81. La « bonne volonté de M. Blank n’est pas en cause » lorsque le Haut-commissariat critique certains militaires de son office82. L’inquiétude porte plus sur le fait que certains des collaborateurs les plus réformateurs, comme le directeur du service de presse Axel von dem Bussche, voulant imprimer à la future armée un esprit nouveau et une éthique digne d ‘ une démocratie moderne, soient amenés à démissionner, alors que Theodor Blank s’efforce de « tenir en bride […] les plus agités », « les tenants de la tradition prussienne »83 dont la présence a été encouragée par les Américains en partie responsables du phénomène.

Le problème de la continuité du personnel

49« Si les événements nous placent devant la triste nécessité de reconstituer une force de défense allemande, au moment où l’Allemagne semblait se guérir de son penchant pour le militarisme, du moins est-il essentiel de ne pas permettre la reconstitution d’une caste militaire »84. Cette formule de Bérard exprime bien les deux problèmes de fond liés à la création d’unités allemandes qui, pour des raisons démographiques évidentes, seront constituées en partie d’anciens militaires : celui de la place et du positionnement de l’armée dans la démocratie et celui des valeurs qui y seront considérées comme déterminantes. Sur ce point se côtoient étroitement nécessaire rupture et continuité en partie inévitable85.

50Une difficulté fondamentale est le fait que soient développés dans toute armée, mais particulièrement chez les militaires allemands, l’attachement à la tradition, le principe de l’obéissance aux ordres et la fidélité au serment donné aux supérieurs. Que Hitler ait obtenu plus ou moins aisément - et dans le cas de certains, qu’il ait extorqué-le serment des membres de la Wehrmacht sur sa propre personne, le 2 août 1934, a joué un rôle non négligeable dans la stabilité et la durée du régime et a empêché - et pour quelques-uns seulement, retardé - l’entrée en résistance par le refus d’exécuter les ordres86. Le débat sur la fidélité au serment au Führer, qui avait déjà commencé dans les camps de prisonniers à la fin de la guerre, opposa alors plusieurs conceptions des modèles devant dominer dans une armée démocratique : celui de l’officier qui fut exemplaire au combat parce qu’animé par un idéal anticommuniste, deutschnational et probablement nazi « en toute bonne foi », celui qui a fait son devoir sans être nazi mais est resté en dehors de toute activité politique, ou celui qui a connu le « sursaut de la conscience » et a désobéi aux ordres87.

51Au début des années cinquante, la question de la loyauté des militaires se pose de deux manières. D’un côté, il s’agit de former un encadrement qui soit radicalement en rupture avec la tradition d’obéissance telle qu’elle s’est développée en Allemagne dans un groupe et une catégorie sociale placée en dehors et au-dessus de l’ordre des civils. Or, la résistance active de militaires contre le nazisme, avec la participation de soldats aux projets d’élimination du Führer, est alors encore majoritairement rejetée par les anciens militaires de carrière qui, par respect du serment, considèrent à plus de 60 % le complot et l’attentat du 20 juillet comme une trahison88. D’un autre côté, il s’agit en 1950 de former un encadrement allemand qui soit loyal face aux alliés occidentaux et ne cherche pas à se soustraire aux obligations que lui impose cette alliance, bref qui ne « trahisse » pas : aussi l’anticommunisme des futurs officiers est-il, pour les Américains, un critère de recrutement au moins aussi important que les compétences militaires89.

52Participant du débat autour de la juste commémoration de l’attentat du 20 juillet 194490 et de celui lancé par le mouvement de refus du réarmement, la question de l’honneur militaire déborde le cadre des anciens soldats et atteint les médias et la population ; aussi n’est-il pas surprenant de voir le Chancelier tenter, en décembre 1952, de réduire l’acuité de cette question de la loyauté, de désamorcer le débat sur le déshonneur de la Wehrmacht et de rendre acceptable la formation de nouvelles troupes allemandes : pour cela, il loue les mérites de tous les soldats allemands, quitte à mettre entre parenthèses l’implication de l’armée dans certains crimes. Dans un discours au Bundestag, le 3 décembre 1952, il lie étroitement réhabilitation et démocratisation91, jugeant nécessaire la concession à une opinion qui demeure majoritairement convaincue qu’« on ne peut pas faire de quelconques reproches aux soldats allemands quant à leur comportement dans les pays occupés lors de la dernière guerre »92. Le Chancelier termine son discours de réhabilitation du soldat allemand par les mots décisifs : « Notre tâche commune doit être de réunir et mêler intimement les valeurs la démocratie et les valeurs morales de la chose militaire allemande ».

53C’est bien là que se situe le défi à relever pour rendre compatibles démocratisation et réarmement de l’Allemagne. Si l’on y est fort attentif au Haut-commissariat, c’est aussi que l’on y sait qu’il ne serait pas aisé de reconstituer une armée en tenant à l’écart tous les anciens militaires93. Aussi s’inquiète-t-on de l’influence, au sein même de l’office Blank, d’anciens à l’esprit peu novateur alors que l’idée majeure des réformateurs, autour de Kielmannsegg, est de faire du soldat un « citoyen en uniforme » en introduisant un facteur de responsabilité, non seulement technique, mais morale et civique envers l’État démocratique94. Cette conception reflète assez fidèlement l’opinion de la population ouest-allemande qui estime à 60 % (et 72 % des hommes) que la formation des militaires doit être changée par rapport à la tradition et à près de 70 % que les soldats doivent avoir le droit de vote95.

54Les principes présidant au recrutement de nouveaux militaires allemands sont simples et expriment le nouvel esprit que l’on tente alors d’imposer à une armée où vont nécessairement servir certains anciens officiers de la Wehrmacht : il ne doit plus y avoir d’homogénéité sociale dans la nouvelle armée ; le corps des officiers doit refléter le plus possible la structure sociale de la population générale ; le mérite doit être déterminant à tous les stades de la promotion ; les militaires ne doivent pas jouer un rôle à part dans la société et les règles prévalant dans l’armée sont celles de l’État de droit96. Le Haut-commissaire, évoquant une fois encore la querelle entre « les Anciens et les Modernes », rend finalement hommage aux derniers qui ont mis en avant le lien entre la discipline et la responsabilité, faisant que l’on « ne puisse plus invoquer l’obéissance passive pour justifier des atrocités »97. C’est là une accusation peu voilée dirigée contre les généraux qui ont conseillé Adenauer en 1950 ; car on pouvait lire dans le memorandum de Himmerod, parmi les conditions d’une participation allemande à la défense commune contre la menace de l’Est, la libération des Allemands condamnés comme criminels de guerre « à condition qu’ils n’aient agi que sur ordre et ne se soient pas rendu coupables d’actes condamnables selon les anciennes lois allemandes »98.

55Les crimes de guerre et la question de la culpabilité de la Wehrmacht se trouvent à l’arrière-plan des débats sur la contribution allemande. En effet, après que les procès des membres de l’état-major à Nuremberg en 1948 et la condamnation d’officiers de haut rang eurent provoqué une certaine émotion dans les milieux d’anciens militaires, après que les procès contre plusieurs généraux dans les différentes zones eurent conduit avec un certain succès à l’organisation de collectes de fonds en 1949/50, la question de l’exécution des détenus et celle du maintien en détention de militaires condamnés pour crimes de guerre apparaît comme un obstacle à la participation des anciens militaires au réarmement de l’Allemagne.

56Le Chancelier va relayer les demandes de libération anticipée pour les généraux détenus dans les prisons de Landsberg, Werl et Wittlich. En avril 1951, il déclare au Bundestag souhaiter que les Alliés « adoucissent le traitement des prisonniers et les libèrent le plus vite possible », le nombre des officiers vraiment coupables étant « extrêmement réduit »99. D’abord très réticent car conscient de l’indécence de la démarche, Adenauer cède à la multiplication des demandes de grâce pressantes. Il suit finalement le mouvement, à l’évidence pour contrecarrer l’agitation des groupuscules d’extrême droite auprès des anciens militaires et profiter du fait que les Américains soient demandeurs de réarmement pour obtenir une mesure de clémence manifestement populaire. Elle fut toujours présentée par les experts militaires allemands comme une condition incontournable pour obtenir le soutien des militaires au réarmement.

Le débat autour des criminels de guerre

57La réticence à l’idée de lier, par le biais du thème de l’honneur des soldats, le problème de la contribution allemande à celui des officiers condamnés est attestée par des courriers et témoignages mais aussi par l’absence de cette question dans les mémorandums d’Adenauer d’août 1950. A ce moment, une partie de la presse a déjà fait sienne la métaphore de Paul Sethe présentant des soldats allemands marchant au pas devant la prison de Landsberg comme l’expression non pas d’une incongruité mais d’une situation inadmissible dans l’esprit de soldats allemands. A ce moment également, la commission des grâces mise en place par le Haut-commissaire McCloy a avancé ses travaux et les Américains accordent des réductions de peine aux détenus de Landsberg, ce qui conduit à la libération, fin août, de dix-neuf d’entre eux, dont l’industriel Friedrich Flick, l’ancien Reichsbauernführer Richard Walter Darré et l’ancien chef de la presse Otto Dietrich100. Quelques semaines plus tard, McCloy cède aussi à la pression de nombreuses personnalités pour accorder six semaines supplémentaires de remise de peine à l’ancien diplomate Ernst von Weizsäcker. Sa peine, déjà réduite de sept à cinq ans, devait prendre fin en décembre 1950. Les pressions sont venues de la classe politique, mais aussi de la presse et des Eglises.

58L’automne 1950 est alors marqué par les nombreuses prises de position issues de partis conservateurs comme le DP et la WAW, mais aussi par l’interpellation des Alliés, au Bundestag, par les groupes parlementaires CDU/CSU, SPD, FDP, DP et BP s’inquiétant de la rumeur de nouvelles exécutions prévues à la prison de Landsberg et s’insurgeant implicitement contre la justice des vainqueurs. Au FDP on reprend volontiers l’argument, courant dans les groupuscules d’extrême droite, selon lequel les personnalités condamnées ne seraient pas personnellement concrètement responsables des meurtres commis. Aussi, quand Adenauer est reçu par les Hauts-commissaires le 16 novembre 1950 et soulève prudemment la question d’une clémence alliée, ses interlocuteurs comprennent qu’il propose en quelque sorte un marché mais ils se voient aussi contraints de rappeler au Chancelier que « l’Allemagne devrait de temps en temps se souvenir que, hélas, les crimes de guerre ne sont pas une invention »101.

59McCloy, que concerne la prison de Landsberg située en zone américaine, est par la suite l’objet de très nombreuses pressions et même de menaces de mort102. Durant le mois de janvier, il prend des avis, s’entretient avec Adenauer puis avec une délégation de députés du Bundestag conduite par Carlo Schmid et s’indigne de voir les Allemands ne pas percevoir l’énormité de ce qui s’est passé, tandis que des manifestations réclament dans les rues la clémence pour les détenus. Les représentants des Églises évangéliques demandent que les peines de mort soient commuées en peines de prison. Et le président Heuss, assailli de requêtes et de courriers, s’adresse à McCloy pour demander que les condamnés à mort ne soient pas exécutés. Et lui aussi met en rapport l’attitude des Alliés sur ce dossier et celle des Allemands sur leur contribution à la défense commune103. La décision américaine d’intervenir sur le sort des prisonniers de Landsberg, le 21 janvier 1951, vise manifestement à éliminer ce facteur de perturbation du projet de défense commune. L’effet escompté transparaît dans les phrases - suggérées par les généraux Heusinger et Speidel – que prononce publiquement le lendemain le général Eisenhower, commandant en chef de l’OTAN tout juste nommé : « Je ne crois pas pour ma part que le soldat allemand en tant que tel ait perdu son honneur ». Car il existerait « une véritable différence entre, d’un côté, les soldats et les officiers de l’armée régulière allemande et, de l’autre, Hitler et sa clique de criminels »104.

60La clémence des occupants américains vise aussi à améliorer les dispositions des milieux de l’industrie sidérurgique allemande au moment des débats sur la réalisation de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier à laquelle est particulièrement attaché Mc Cloy : c’est ainsi que peut être interprétée la grâce qu’il accorde, à la surprise générale, à l’industriel Alfried Krupp ainsi qu’à huit de ses directeurs et qui provoque un tollé d’indignation dans les pays des trois Alliés105. Toutefois, malgré cette clémence, immédiatement utilisée par les autorités est-allemandes pour dénoncer la restauration en Allemagne fédérale, McCloy n’a pas cédé sur sept dossiers et, après plusieurs recours et malgré de nouvelles pressions, les sept condamnés non graciés seront pendus dans la prison de Landsberg le 7 juin 1951.

61Cette affaire a occupé moins directement le Haut-commissariat français ; mais les prises de position et réactions qu’elle a suscitées en Allemagne ont fait l’objet de rapports et de jugements très négatifs. Les deux principaux motifs de l’indignation du Haut-commissaire français à ce sujet sont ce qui fonde son jugement global sur l’Allemagne d’après-guerre : l’ingratitude des Allemands et le renouveau d’un nationalisme dans sa version « égoïste », c’est à dire apparenté à celui des nationaux-conservateurs qui accordaient la priorité absolue aux intérêts d’un État national fort.

62C’est cette fois plus la déception qu’expriment les rapports que le souhait de dénoncer les dangers d’une trop grande et trop rapide magnanimité alliée envers les Allemands. Car l’affaire des condamnés de Landsberg a incontestablement révélé l’incapacité de certains en Allemagne à mesurer, selon le terme de McCloy, « l’énormité des crimes » commis avec la complicité et le soutien logistique de nombreuses institutions, dont la Wehrmacht qui a, dans certains cas comme dans celui du massacre de Babij Jar près de Kiev, activement participé aux meurtres des SS.

63L’argument de l’obéissance aux ordres, auquel on recourt alors communément en Allemagne pour dédouaner les militaires, joue ici un rôle essentiel dans le refoulement de la culpabilité ; mais on est surpris par l’interprétation que François-Poncet donne de cette réaction : elle s’expliquerait par le fait que « surtout, ils ne sauraient être coupables puisqu’ils sont Allemands. Que des tribunaux étrangers jugent et condamnent des Allemands, voilà ce qui soulève l’indignation ! »106. Or cette façon de présenter le rejet de la justice du vainqueur, largement répandu en effet, suggère que ce rejet ne viserait pas le vainqueur en tant que vainqueur mais se ferait au nom d’une germanité intouchable, ce dont on a peine à trouver trace dans les prises de position en faveur des condamnés. Le représentant français impose à la réalité une coloration völkisch qui modifie la portée de son diagnostic pourtant juste sur le fond : « Ce peuple, loin de comprendre que son intérêt lui recommande de ne pas s’identifier avec des brutes sanguinaires, s’applique, comme à plaisir, à se confondre avec eux ». A côté de ce nationalisme « profond (qui) remonte un peu plus, chaque jour, à la surface », il dénonce l’ingratitude du public allemand qui n’aurait « su aucun gré » des grâces de McCloy car elles « lui ont paru toutes naturelles ». Le danger est décelé dans le lien avec la question de la souveraineté, les Allemands, « dédaignant de se faire des amis, ne recouvrant une pleine conscience d’eux-mêmes que dans l’arrogance, la récrimination, le reproche et l’injure à l’adresse de l’étranger ».

64L’opinion sondée dans les années 1951/52 met bien la libération des criminels de guerre en relation avec le réarmement de l’Allemagne et, en septembre 1952, une majorité estime que les personnalités encore emprisonnées le sont injustement. L’accusation de crimes de guerre se semble se reporter sur l’ensemble des soldats allemands : ainsi 50 % des personnes interrogées se déclarent d’accord avec l’assertion : « le réarmement de l’Allemagne reste hors de question tant que le soldat allemand est considéré comme un criminel de guerre »107. Cette réalité de l’opinion publique conforte les observateurs alliés dans leur jugement sur les grandes difficultés à faire face au passé immédiat. Parce que quasiment chaque famille est touchée par la question du déshonneur du soldat, se retrouve ici la même incapacité à prendre de la distance que lorsqu’il s’agit d’admettre que, si des civils allemands ont subi des bombardements, ils les ont subis après que d’autres civils, dans les pays voisins, ont été victimes de malheurs causés par des soldats allemands. Ce type d’aveuglement nourrit la qualification de « nationalistes égoïstes » par les occupants.

3) Méfiance face aux associations d’anciens militaires

65Parmi les prescriptions de la loi n ° 34 du Conseil de contrôle portant sur la dissolution de la Wehrmacht se trouvait aussi, dans l’article premier, l’interdiction de « toutes les associations placées au service du maintien de la tradition militaire en Allemagne ». Cela avait signifié pour les anciens militaires l’impossibilité de se rapprocher pour former des groupes qui pourraient aussi assurer la défense de leurs intérêts spécifiques ; face aux conséquences sociales auxquelles furent confrontés les soldats et à la nécessité de faire fonctionner la solidarité, l’ancien amiral Gottfried Hansen entreprit des les premiers mois de l’après-guerre de mettre en place en zone britannique un réseau d’entraide pour les militaires, leurs familles et les orphelins. Avec le soutien du pasteur Niemöller notamment, ainsi que de l’ancien président de la province du Schleswig-Holstein Theodor Steltzer, Hansen développa une intense activité de lobbying afin d’obtenir pour les anciens militaires le paiement de leurs pensions et un accès facilité au marché du travail pour leur permettre de gagner leur vie.

66Cet engagement pour la défense des intérêts des anciens militaires reposait sur la crainte de Hansen que la détresse et le dénuement ne conduisent les anciens militaires sur la voie du radicalisme politique et ne les enferment dans une pensée antidémocratique. Même si la situation était quelque peu différente, il ne fallait surtout pas que se reproduise l’évolution consécutive à la Première guerre mondiale où les militaires, a priori hostiles à l’ordre démocratique, en devinrent les ennemis les plus actifs108. Ainsi l’amiral Hansen réussit-il à mettre en rapport bon nombre d’anciens officiers, ce qui conduisit à la formation d’un véritable cercle, le cercle Hansen, rassemblant de petits groupes formés localement dans les auberges autour des Stammtische et insistant pour que leurs membres se tiennent à l’écart de toute activité politique. Ce cercle réussit à rassembler rapidement une centaine de personnes mais l’éparpillement des groupements de défense et le fossé entre les générations perdurent. C’est la loi n ° 16 de la Haute Commission alliée, du 19 décembre 1949, et portant sur l’élimination du militarisme, qui régularise la situation : corrigeant la loi n ° 34 tout en conservant l’esprit de lutte contre le militarisme, elle donne un cadre légal aux associations d’entraide matérielle (Notgemeinschaften). Hansen entreprend alors de rassembler au niveau fédéral les différentes associations et crée le 12 juillet 1950 la fédération des anciens membres de la Wehrmacht ayant droit à une pension et de leurs survivants, souvent abrégée Bund der Versorgungsberechtigten (BvW) et comptant 85 000 membres reliés par l’organe der Notweg.

67Les diplomates français insistent très tôt sur les dangers liés à la suspension du paiement des pensions et François-Poncet note en juin 1950 que les autorités françaises furent les premières à tenter d'assouplir ces dispositions dans leur zone – avec « l’avantage d'enlever aux anciens militaires tous motifs de protestation »109. La méfiance reste de rigueur, car si les associations d’anciens ont « pour le moment » un caractère inoffensif, elles pourraient « s'avérer dangereuses » si elles contribuaient à entretenir en Allemagne « le vieil esprit militariste et les passions nationalistes ».

68Un an plus tard, en septembre 1951, Adenauer tente de dédramatiser et de rassurer : il y a dans tous les pays des associations d’anciens combattants et l’important est qu’en Allemagne elles se situent, comme elles le font déjà, dans un rapport loyal avec l’État actuel et se tiennent en dehors de toute dépendance par rapport à un parti politique110. Mais Bérard voit les choses comme François-Poncet : il y a toujours eu dans la population allemande des « âmes de lansquenets », que ce soit dans les armées royales françaises ou dans la SS, et ce sont les mêmes que l’on peut retrouver dans les contingents allemands de la défense commune. Il juge que ces anciens militaires sont demeurés nazis « sinon ouvertement, du moins de cœur, parce que la doctrine du parti répondait à leur tempérament et à leur conception de la vie »111. Il concède néanmoins qu’il faut reconnaître que, « jusqu'à présent », les éléments modérés ont réussi à prévaloir dans les associations d'anciens militaires. Selon l’office militaire de sécurité du Haut-commissariat, l'influence des milieux militaires risque de devenir prépondérante parce que le gouvernement fédéral espérerait trouver dans les associations un appui à sa politique militaire, ce qui est vrai. Mais si l’on estime à l’office de sécurité que l’activité des associations de militaires présente « le danger du militarisme [qui] redevient un des problèmes préoccupants de l'actualité »112, c’est surtout en raison de la renaissance et du développement du Stahlhelm.

69C’est à la fin de l’année 1950 qu’est refondée, d’abord sous l’appellation « Bund der Frontsoldaten », l’association Stahlhelm qui avait été créée après la Première guerre mondiale « pour lutter contre les ennemis intérieurs de la patrie allemande » et notamment contre le bolchevisme113. Elle fait vite l’objet de la surveillance des alliés ainsi que des services du ministère fédéral de l’Intérieur114. C’est moins comme repère de nazis que comme foyer du militarisme de tradition prussienne et antidémocratique que le Stahlhelm semble dangereux. En effet, il a été dès sa création l’un des groupements favorables au retour de l’Allemagne à une forme de gouvernement autoritaire, est devenu, sous l’appellation « d’association patriotique », la troupe de protection des nationaux-allemands du DNVP115 et s’est progressivement radicalisé. Fort d’un million de membres dans les années vingt, son choix du Président Hindenburg comme président d’honneur exprima moins l’attachement à la fonction suprême dans la République qu’au chef militaire qui souhaita une restauration et transforma progressivement les institutions de la République. Le chef du Stahlhelm, Franz Seldte, avait quant à lui incarné la pensée réactionnaire des nationaux-allemands et la disposition des ultraconservateurs à collaborer avec les nazis : après sa participation en 1929, aux côtés de Hugenberg et de Hitler au Reichsausschuss contre le plan Young, Seldte avait scellé ce front de la droite nationale en participant le 11 octobre 1931 au front de Harzburg qui servit de marchepied à Hitler. Comme le chef du DNVP Hugenberg qui prit le portefeuille de l’Économie, Seldte accepta d’être ministre du Travail dans le cabinet formé par Hitler le 30 janvier 1933.

70Avec cette tradition, le Stahlhelm éveille le soupçon du nationalisme en 1950 pour au moins quatre raisons : il véhicule des valeurs autoritaires, il a toujours œuvré contre la démocratie, il s’est rendu coupable d’aider les nazis à accéder au pouvoir et il a partagé l’illusion des nationaux-allemands d’être capables de tenir Hitler en laisse. L’ancien ambassadeur de France à Berlin François-Poncet fait très bien la différence entre nationaux-allemands et nazis ; il décrivit lui-même, dans ses Souvenirs d’une ambassade à Berlin publiés en 1946, la façon dont les relations s’étaient envenimées avec les SA au début des années trente116. Après la suppression, le 19 juin 1933 de l’association Scharnhorst, la plus importante filiale du Stahlhelm qui assurait son recrutement dans la jeunesse, c’est tout le Casque d’Acier qui fut dissout le 26 juin 1933, « avalé, bon gré, mal gré, par le parti nazi », malgré l’opportunisme du dirigeant du Stahlhelm, Seldte, qui se rallia le 27 avril 1933 au national-socialisme.

71Après 1945, c’est la tradition prussienne que le Stahlhelm tente de faire revivre dans sa nouvelle lutte contre le communisme. L’observation attentive du mensuel de 8 pages, intitulé Der Stahlhelm et publié par l’association à partir du 1^er octobre 1951, montre les relents passéistes indéniables des valeurs et objectifs mis en avant, ; l’accent est parfois national-allemand, parfois völkisch : à côté des valeurs telles la camaraderie, le courage, la fidélité, l’honnêteté, le travail consciencieux, se trouvent aussi des titres d’articles tels « le service dans le Casque d’Acier est un service rendu au peuple », « nous renouons avec la tradition », « pour un peuple libre et conscient de sa germanité », ou encore « appel : camarades ! Il est temps ! ». L’appel aux femmes est également éloquent : « Femmes allemandes, aidez-nous à terminer l’œuvre par laquelle vos maris et vos fils de la nation recouvrent la sécurité pour mener une vie qui mérite d’être vécue, une vie pour l’Allemagne – et que dans le malheur nous vainquions ! Frontheil ! »117. François-Poncet ne se méprend d’ailleurs pas en notant, avec les nombreux rapports des observateurs de Land, que le Casque d’Acier rénové utilise les symboles bien connus du Reich wilhelminien que Hindenburg était parvenu à imposer à nouveau, par la voie détournée des pavillons maritimes, contre les couleurs de la République Noir, rouge et or. Ainsi la première conférence de presse du Stahlhelm s’est déroulée « dans une salle décorée d'un grand drapeau de guerre de l'Allemagne impériale et d'un portrait du roi Frédéric II de Prusse »118.

72Parmi les voix qui s ‘ élèvent contre les agissements du Casque d’Acier, celle du SPD souligne le danger pour les associations de soldats contre lesquelles le parti n’a pas trop à redire : en assistant à des réunions telles « le jour du Stahlhelm » à Giessen, à la mi-juillet 1953, elles risquent « d’être amenées tout doucement là où elles ne veulent pas aller ». Aussi, les sociaux-démocrates invitent les millions de soldats non membres d’associations à refuser le pathos national des discours des associations contaminées par le Stahlhelm.

73Après un premier émoi partagé en octobre 1951 par les Britanniques et, dans une moindre mesure, par les Américains qu’Adenauer tente de rassurer119, on note au Haut-commissariat français en 1952 que l’organisation Stahlhelm n'est pas parvenue à reprendre une influence marquante dans la nouvelle Allemagne. François-Poncet concède que les manifestations turbulentes et le choix de l’emblème du grand Reich puissent être « considérées comme le fait d'une minorité d'exaltés » ; toutefois, elles demeurent « inquiétantes »120. Mais il accepte de douter du danger réel présenté par l’association dont il reconnaît qu’elle exerce « une influence très limitée parmi les membres de la Wehrmacht », qu’elle « souffre de vieillissement et n'attire pas les jeunes générations »121.

4) Permanence de la pensée militariste dans la population ?

74Après les douze années de national-socialisme succédant à deux décennies où la République a été assaillie par ses adversaires attachés aux valeurs militaires, il est légitime de s’interroger sur les sentiments profonds de la population ouest-allemande face à la chose et aux valeurs militaires à partir de 1949. Autrement dit, l’œuvre de rééducation menée par les puissances victorieuses après la catastrophe nationale de 1945 a-t-elle modifié en profondeur le rapport des Allemands à l’armée ?

75Cette question a deux aspects, selon que l’on s’arrête au groupe particulier et sensible des anciens soldats ou que l’on s’interroge sur l’état de l’opinion publique en général. La notion de militarisme connaît alors des nuances. Le militarisme, au sens strict, qualifie soit la prépondérance de l’armée et de l’élément militaire dans une société, soit un système politique s’appuyant sur l’armée, voire un gouvernement militaire. Au sens plus large, le terme sert à qualifier le goût des armes et de la guerre ainsi que la propension d’une société à chercher son expansion à l’aide des armes. Même si l’association n’est pas automatique et que le contraire peut être vrai, le terme est aussi souvent lié à un goût pour des formes autoritaires et centralisées de gouvernement ; ce fut le cas dans l’Allemagne wilhelminienne, pour les tenants de la révolution conservatrice et pendant les douze années de national-socialisme où furent survalorisées les valeurs militaires.

Le militarisme des militaires

76Cette formule un peu incongrue a un sens si, dans le militarisme, on voit la fidélité aux valeurs d’un régime autoritaire, c’est à dire l’inverse de la démocratie. S’interroger sur la permanence d’un militarisme chez les militaires signifie s’interroger sur le succès de la démocratisation de l’armée. En effet, réformer la formation militaire et décréter un nouveau positionnement de l’armée dans l’État et la société sont une chose. Le retournement des valeurs et l’acceptation des principes et règles de la démocratie par les militaires de carrière en sont une autre. Aussi est-ce dans le groupe des anciens et nouveaux militaires que se pose d’abord la question de l’extinction ou de la renaissance du militarisme. Il y a eu, au sein de la Wehrmacht, une diversité d’attitude face au national-socialisme : on a ainsi pu identifier quatre groupes d’importance inégale, les « Nursoldaten » détachés de la politique, les nazis convaincus ainsi que les nazis de salon, les sceptiques et enfin le groupe très réduit des opposants122. Les mois de captivité ont par la suite provoqué des réactions tout aussi diverses, entre la tendance à se réfugier dans le passé, plus fréquente chez les soldats les plus âgés, et celle à réviser sa vie et changer d’orientation, plus nette chez les jeunes où sont nées certaines vocations politiques, y compris chez des sociaux-démocrates. La rupture et l’indispensable et salutaire retour sur soi ont été facilités par la fin subite du sentiment d’appartenance collective à un groupe que le terme de « camaraderie » avait toujours recouvert et vanté. Cependant, la rééducation imposée par les alliés n’a pas toujours été aussi efficace que ces derniers pouvaient l’attendre, notamment à cause des condamnations des membres de l’état-major.

77Dans les années cinquante, les anciens militaires demeurent un groupe fragile en raison de la difficulté de résoudre le dilemme posé par l’obéissance totale du soldat et par l’indispensable désobéissance aux ordres criminels, tels ceux donnés sur le front de l’Est contre les commissaires du peuple ou contre des groupes de civils. Il faut en effet du temps pour que soient digérées des leçons comme peuvent en donner des gradés tels le général Dethleffsen qui expose en 1953 que la meilleure tradition prussienne veut que l’obligation d’obéissance « ne supprime ni la responsabilité face aux subalternes qui nous sont confiés, ni l’exigence de ne faire que ce dont on peut répondre devant Dieu et devant sa conscience »123. La fragilité de ce groupe social est également liée à l’isolement des anciens soldats : certains gradés essaient de le rompre par le biais des académies évangéliques afin d’empêcher les anciens militaires de suivre le chant des sirènes qui leur chuchotent les mérites de l’honneur, de l’obéissance et propagent la légende selon laquelle le nazisme aurait été abattu par les traîtres à leur serment. Aussi est-il encore trop tôt, au milieu des années cinquante, pour juger de la réalité de la démocratisation des esprits parmi les anciens militaires et il faudra attendre la mise en place de la Bundeswehr pour disposer d’informations plus précises. Il est cependant avéré que le mouvement Ohne mich a touché les anciens militaires et qu’il ne s’agit pas d’un groupe qui aurait, de manière massive et homogène, plaidé pour le réarmement allemand.

78Il faut enfin relever que la question de la fidélité des militaires à leur serment a une répercussion particulière sur l’attitude des alliés face à eux : il s’agit de l’interrogation sur leur fiabilité, autrement dit sur le risque qu’ils trahissent l’Occident. Ce soupçon, selon lequel les membres de l’ancienne armée ne seraient pas sûrs, s’exprime dans une inquiétude face aux contacts de certains militaires avec l’Est. Il est vrai que les associations d’anciens soldats, et certaines personnalités en particulier, sont la cible d’une propagande plus ou moins discrète venue de la RDA, en faveur de la réunification et contre le réarmement de la RFA. Quand est organisée en décembre 1952 une rencontre à Stuttgart par l’ex-colonel Ernst von Reichenau, avec 120 généraux et officiers supérieurs et vantant les contacts avec l’Est, François-Poncet y voit la preuve que certains dirigeants de l’ancienne Wehrmacht « conservent la nostalgie de Rapallo »124.

La pensée militariste dans l’opinion

79Le discrédit jeté sur les militaires est, pour la population allemande, l’un des effets conjoints de la catastrophe de 1945, de la débâcle de la Wehrmacht et de la politique de rééducation menée par les Alliés. Cela met un terme à plus de cinquante années où, depuis la dernière décennie du XIXe siècle, la chose militaire jouissait d’un grand prestige en Allemagne et apparaissait comme le signe de sa capacité à conquérir « une place au soleil ». Si certains nostalgiques ont applaudi à l’idée de voir réapparaître des uniformes allemands après 1950, la grande majorité de la population fut choquée par les premières déclarations de Adenauer en faveur d’une participation allemande à la défense. Le Président fédéral lui-même, Theodor Heuss, déclare en décembre 1949 qu’il est « absolument contre une Wehrmacht allemande »125 et les différents partis, majorité et opposition au Bundestag, réagissent très vertement à l’idée d’un réarmement, en raison notamment de l’opposition de la population126.

80Comment s’étonner de l’hostilité de la population face à l’idée même d’un réarmement après qu’on lui eut, avec justesse, dépeint les crimes commis sous un régime utilisant l’armée allemande, qu’on eut, avec justesse, entièrement désarmé et démilitarisé le pays, qu’on eut démantelé l’appareil de production de l’industrie de l’armement et qu’on eut, depuis cinq années, poussé la démilitarisation de l’Allemagne jusqu’à interdire la pratique de l’escrime et du vol à voile ? Le refus de voir le pays participer à la défense de l’Occident s’exprime particulièrement dans les sondages de l’année 1950. C’est encore plus le cas pour le refus de se voir soi-même, ou de voir un proche, faire partie de nouvelles troupes allemandes. Le résultat le plus impressionnant est celui d’un sondage de l’institut Emnid, réalisé fin 1950, et qui montre que 73,4 % des personnes interrogées répondent « Non » à la question « Considérez-vous qu’il serait juste que vous redeveniez soldat ou que votre mari ou votre fils redevienne soldat ? »127. Entre 1950 et 1952, près de 60 % de la population interrogée s’expriment régulièrement contre l’idée de revêtir à nouveau un uniforme allemand et ces résultats ne sont, souvent, pas publiés128. Mais, dans ce mouvement des « sans moi » (« Ohne mich »), les proportions se modifient dès lors qu’est envisagée l’attaque de la République fédérale « par l’Est » ; les années passant, même si beaucoup sont conscients du risque qu’un conflit oppose des Allemands de l’Est et de l’Ouest129, l’évolution des chiffres montre un tassement progressif du rejet. Toutefois, au moment où est créée la Bundeswehr, plus d’un tiers de la population reste encore hostile au réarmement de l’Allemagne fédérale130. Le Chancelier Adenauer espère, au cours de ces années, lever les réticences de la population allemande par la perspective de relations nouvelles avec les Alliés qui accorderaient sa souveraineté à l’État ouest-allemand. C’est bien ce qu’il donne à comprendre à Robert Schuman dans sa lettre du 23 août 1951 quand il évoque le lien entre l’accueil de l’Allemagne comme un partenaire égal en droit dans le concert des nations et sa contribution à la Défense, lui donnant la possibilité de « participer, en tant que peuple libre et respecté dans le cercle des peuples occidentaux, et avec les mêmes obligations que les autres, à la réalisation des grandes tâches communes »131.

81Au Haut-commissariat français, on suit de près l’évolution de l’opinion allemande, regrettant le refus de participer à la défense commune et saluant le recul de la tendance ohne mich132. Néanmoins, l’atténuation progressive du mouvement de rejet est aussi jugée suspecte, comme le suggère un rapport de l’office militaire de sécurité qui explique dès septembre 1951 le revirement de l’opinion « soit par accoutumance, soit par acceptation d'une nécessité inéluctable, soit parce qu'elle a paru être le meilleur élément de marchandage avec les Alliés ». Mais aussi « et c'est là sans doute le symptôme le plus inquiétant, (il) traduit dans bien des cas un renouveau du nationalisme allemand »133. Il est vrai que 1951 est une année marquée par l’agitation accrue de l’extrême droite.