Chapitre III. Un notable républicain au temps des choix ?
p. 201-281
Texte intégral
I. De la députation aux portefeuilles ministériels : l’exercice direct du pouvoir
1À l’issue du scrutin il ne fait aucun doute que le ministère Brisson – qui tente de gouverner selon la logique de la conjonction des centres – est en sursis en raison de l’impatience des radicaux qui, comme les opportunistes dix ans plus tôt, enragent de ne pas tirer avantage de leur score électoral. Emmenés par Clemenceau, c’est une fois encore sur la question du Tonkin qu’ils font tomber le ministère. Grévy appelle Freycinet qui, avec le soutien de Clemenceau, s’oriente vers une politique de « radicalisation et/ou de démocratisation » de la République, c’est-à-dire d’ouverture en direction des radicaux. Cette configuration, dont la clé de voûte réside en la personne du général Boulanger, inquiète les opportunistes et une partie de la droite. En raison de sa popularité, il paraît impossible de se débarrasser de ce militaire ambitieux sans provoquer la chute du ministère. Le Baron de Mackau, président de l’intergroupe de l’union des droites, assure Rouvier de sa neutralité bienveillante. Cette entente informelle provoque une polémique, mais permet la formation d’un gouvernement opportuniste dont le maître mot est l’apaisement. La droite, en échange de son appui, souhaite un ralentissement dans la laïcisation des écoles et le maintien du budget des Cultes dans sa valeur du moment. Devant les termes de ce « pacte », on comprend les enjeux liés au choix du ministre de l’Instruction publique et des Cultes. Pour occuper ce poste, il faut un opportuniste suffisamment libre à l’égard de l’anticléricalisme pour satisfaire Mackau et les siens, sans pour autant donner l’impression que les républicains renient et/ou sacrifient la laïcité à la politique politicienne. C’est donc sans hésitation que le gambettiste Rouvier s’arrête sur Eugène Spuller dont le profil politique correspond aux attentes.
A. Le premier portefeuille ministériel : une conjoncture délicate
2Ces dernières années, Spuller a affiché sa position en se déclarant favorable à la création d’une « droite républicaine » en soutenant l’initiative du vieux député bonapartiste de l’Eure, Edgar Raoul-Duval1. Le 11 décembre 1885, ce dernier déclarait à la tribune que : « ceux qui ont le plus particulièrement intérêt à la constitution d’un parti de droite dans la République, ce sont les républicains eux-mêmes »2, déclenchant sur les bancs de la droite comme de la gauche de très vives réprobations. La gauche dans une presque unanimité n’est pas favorable à cette évolution qu’elle considère contre nature. Au milieu du brouhaha, Spuller d’une voix ferme et d’une phrase concise manifeste son assentiment d’un « c’est exact ! » dont il faut prendre la mesure. En officialisant son accord avec ce type de démarche capable de transformer radicalement le paysage politique cristallisé autour des références formelles à la Révolution, il rompt avec l’idée de l’impossible réconciliation entre « la France moderne » et celle de « la réaction ». L’évolution de sa pensée est à mettre en relation avec la crainte que suscite chez lui la progression des idées radicales et sociales dans l’électorat. Or, c’est la volonté de maintenir l’ordre social établi qui est à l’origine de la doctrine de la droite républicaine où, pour la première fois, des députés de droite acceptent le cadre du jeu institutionnel3.
3La peur suscitée par la montée des revendications sociales et l’augmentation des scores électoraux des radicaux et des socialistes inquiètent Spuller et dictent désormais son placement politique sans pour autant constituer une rupture dans ses conceptions républicaines.
1. Délégué des chambres aux États-Unis
4Depuis les élections législatives de 1885, Spuller devenu « simple » député de province n’est plus aussi directement lié aux mouvements de la scène parisienne où les radicaux et les intransigeants paraissent désormais en mesure de régner en maîtres. Cette situation produit des effets dans le camp opportuniste qui ne cesse de se diviser.
a) L’inauguration de la statue de la Liberté : expérience « diplomatique » ou « placardisation » ?
5Spuller, tout en participant aux grands débats politiques du moment et sans rien changer de son comportement à la Chambre, montre quelques signes d’abattement lié au constat d’impuissance dans laquelle se trouve son groupe. La chute du Cabinet Brisson est inévitable et Freycinet apparaît comme le plus à même de lui succéder. Les relations entre les deux hommes ont connu un net fraîchissement depuis la défection de Freycinet en 1881. De plus, Spuller n’approuve pas l’expérience de « démocratisation » de la République qu’ambitionne ce ministère et il a conscience de l’impossibilité pour lui et ses compagnons politiques d’accéder dans l’immédiat à des postes gouvernementaux. Le score des radicaux aux dernières législatives encourage un mouvement de contestation sociale dont les grèves de Decazeville incarnent l’apogée. Les troubles et revendications sociales occupent une large place dans le débat politique et inquiètent Spuller qui, comme il l’a réaffirmé en 1884 considère que seul l’affermissement et le développement du régime républicain sont en mesure de résoudre la question de la misère4.
6Pour lui, les revendications sociales et nationalistes, défendues par les radicaux et par la présence de Boulanger au ministère de la guerre, constituent un péril pour les institutions. Fidèle à sa pratique, il se sert de La République française et de la tribune de l’Assemblée pour diffuser sa conception de nécessaire unité. À cause du recul des opportunistes sur la scène politique et de problèmes internes à la rédaction du journal, son champ d’action se trouve considérablement réduit et, à l’exception de quelques prises de position en 1886, il n’est pas aussi impliqué dans le jeu politique que les années précédentes.
7C’est dans ces conditions particulières du point de vue de la restructuration du champ politique que s’inscrit son voyage aux États-Unis à l’occasion de l’inauguration de la statue de la Liberté.
8La Chambre vote l’envoi d’une délégation officielle pour prendre part aux festivités organisées par les États-Unis au mois d’octobre 1886. Spuller qui, depuis plusieurs années, envisage une reconversion dans une carrière diplomatique et qui voue aux États-Unis une admiration profonde, pose sa candidature. Nommé comme simple délégué des Chambres sans titre particulier, il s’embarque en octobre avec la délégation officielle. Cette nomination, malgré son caractère honorifique, doit également se comprendre comme une sorte de mise à l’écart par rapport à la scène politique nationale. Car, même si la presse relate quotidiennement les faits et gestes de la délégation, Spuller n’ayant aucun titre particulier et ne jouissant pas de soutien tangible, excepté dans La République française, n’est pas l’individu dont on parle. De plus, cet éloignement le coupe de l’arène parlementaire où il avait une présence quasi quotidienne depuis la fin de l’Empire. Ainsi, en acceptant de le désigner, une partie de la Chambre semble chercher davantage à se débarrasser de lui qu’à lui témoigner une marque de reconnaissance. Mais dans la situation politique issue de 1885 pouvait-il espérer mieux ?
9Toutefois, sa correspondance témoigne de son enthousiasme, même si sa situation de simple membre lui pèse. Depuis le milieu de la décennie 1870, il est habitué à ne pas être un parmi les autres. Il exècre cette situation tant il aspire désormais à mettre en valeur et à faire reconnaître son implication dans les luttes politiques françaises au moment de la fondation du régime. S’il construit lui-même – ou du moins participe de la construction de son image de second –, ce n’est pas seulement par humilité, mais aussi dans le but d’acquérir la légitimité politique qui lui fait encore défaut. Même s’il se loue de l’accueil réservé à la délégation française, il regrette sa position subalterne par rapport à des hommes tels Ferdinand de Lesseps. « Nous souffrons un peu d’être dans les bagages du grand français, qui n’est venu que pour aplanir les difficultés que New York oppose au percement de l’isthme de Panama qui serait sa ruine ». Outre que cette position froisse visiblement sa susceptibilité, il regrette que ses interventions, considérées comme marginales, ne soient pas, ou très peu, relayées dans la presse : « il faut vous dire que je passe ma vie à prononcer des allocutions, des discours, à porter des toasts ou à y répondre. Et pas de sténographes ! (…), Eh bien tout cela est perdu »5.
10Ainsi, même loin du sol national, il persiste à se comporter en homme politique usant de toute situation pour s’affirmer à la fois sur la scène nationale et internationale ; ce faisant, il tente d’inverser le processus de marginalisation qui a présidé à sa nomination dans la délégation.
b) L’incident à propos de la loi du 22 juin 1886 et la correspondance avec Joseph Reinach
11Malgré la perte de la majeure partie de ses discours prononcés en Amérique, certaines de ses prises de position ont traversé l’Atlantique. La presse modérée ne prête qu’une attention ténue à son voyage. En revanche, les radicaux et les intransigeants parisiens ne désarment pas et perpétuent la cabale anti-Spuller, débutée dès le début des années 1880, aussi scrutent-ils avec intérêt tout ce qui le concerne.
12Les journalistes américains portent un vif intérêt à la politique menée par la jeune République française. Et, en cette année 1886, ils s’interrogent sur les raisons qui ont conduit au vote de la loi du 22 juin sur l’expulsion des princes et des bonapartes. Spuller, malgré des réticences liées à sa volonté d’apaiser les tensions entre « les deux France », s’est – compte tenu des derniers résultats électoraux – déclaré favorable à cette loi. Il est prié par un reporter du New York Herald de se prononcer sur cette question. Spuller ne parle pas l’anglais6, de même, la plupart des journalistes qui l’interrogent parlent peu ou mal le français. La communication est donc difficile et la compréhension approximative est lourde de contresens. Il semble que ce soit ce qui s’est passé dans le New York Herald où le reporter place dans la bouche de Spuller des propos présentés comme suit dans Le Moniteur universel :« Il [Spuller] aurait dit que la durée de leur expulsion dépendait entièrement du pouvoir exécutif de la République et qu’en présence de la donation faite par le duc d’Aumale à la France du magnifique domaine de Chantilly, il serait impossible au gouvernement d’accepter une donation aussi splendide et d’obliger le donateur à rester en exil ; il croit en conséquence que le jour même où paraîtra le décret qui autorisera l’acceptation de cette donation un autre décret permettra au duc d’Aumale de rentrer en France et (…) qu’il était plus que probable que tous les princes exilés seraient ultérieurement autorisés à rentrer, s’ils ne font aucune tentative pour troubler la République »7. Ces propos, ainsi relatés, sont une reconnaissance du caractère absurde et inique de la loi. Aussitôt la presse intransigeante, mais aussi conservatrice – particulièrement Le Gaulois –, se déchaîne contre Spuller. La République française, percevant le danger de ces paroles, entre dans le débat et soutient Spuller. J. Reinach, qui dirige le journal, lui envoie un télégramme pour lui demander de démentir. Mais Spuller n’a pas conscience de l’enjeu soulevé par cette question, et il se contente de se défendre mollement. Pour lui, les choses semblent aller de soi : comment peut-on lui attribuer de tels propos ? Cela confine à l’absurde. Et comme souvent, il refuse d’entrer dans le débat et se contente de répondre à Reinach dans le cadre d’une correspondance privée « ce n’est pas à mille lieues ni à dix mille lieues de mes amis que je les abandonnerais pour faire les affaires d’un parti qui n’a jamais été le mien »8.
13Quoi qu’il en soit, en France, au travers de cette polémique, c’est la politique de tous les modérés qui est mise en cause. À peine rentré à Paris des journalistes se pressent chez lui pour obtenir des informations sur son voyage, mais surtout pour recueillir son opinion sur ses paroles. Dans ces diverses interviews, il apparaît serein et construit son argumentaire de façon à apaiser le débat. Il invoque la responsabilité de la barrière de la langue et stigmatise les méthodes journalistiques américaines9. Il ne tient pas à prolonger un débat qui embarrasse le jeu politique, particulièrement à un moment où le régime connaît une nouvelle phase de perturbation, liée en grande partie à la personne du général Boulanger.
14À compter de son retour en France, Spuller fait de la lutte contre Boulanger le thème principal de son action politique et, fidèle à ses habitudes, c’est par l’unité qu’il entend vaincre « le général d’opérette ». Cette attitude lui ouvre la voie vers un poste ministériel.
2. Au ministère des Affaires étrangères
15Floquet renversé, le président Carnot fait à nouveau appel à son ami Tirard pour en finir avec le boulangisme et présider à la réussite de l’exposition universelle. Le ministère est majoritairement composé d’opportunistes mais les radicaux effrayés – et momentanément assagis – par la nuit du 27 janvier, soutiennent sa formation. Tirard s’entoure de trois anciens présidents du Conseil – Freycinet (à la Guerre), Fallières (à l’Instruction publique), Rouvier (aux Finances) – et de grandes figures comme Constans (ministère de l’Intérieur) qui a la charge de mettre un terme définitif aux menées boulangistes. Il confie le portefeuille des Affaires étrangères à Spuller qui accède enfin aux fonctions pour lesquelles il paraît destiné depuis son entrée en politique. Toutefois, il semble que son nom ne se soit pas immédiatement imposé : « Monsieur le Président Carnot a fait le tour de l’Europe pour trouver un ministre des Affaires étrangères, et il est rentré bredouille de son voyage. Comme il fallait un ministre tout de suite, on a pris le candidat qui se présentait le premier, et Monsieur Spuller, député de la Côte-d’Or, a été choisi »10. Cette affectation suscite – tant chez les intransigeants que chez les conservateurs – un mécontentement qui s’appuie une nouvelle fois sur la question de la nationalité de Spuller11. La plupart des nationalistes s’insurgent contre la présence aux Affaires étrangères d’un homme dont ils se sont convaincus de l’origine étrangère. Il est probable que plus que cet argument, ce soit le type de République qu’incarne Spuller qui soit en jeu. Sa nomination, toutefois, ne suscite pas que des oppositions et des journalistes, des hommes politiques et des diplomates s’en félicitent12.
16Spuller, politiquement proche de la majeure partie des membres du nouveau gouvernement, se reconnaît dans leur action – même si plusieurs fois il se révèle plus consensuel que Thévenet, ministre de l’Instruction publique et des cultes13 – et dans le discours d’introduction prononcé par Tirard qui définit comme objectif « d’assurer le maintien de l’ordre légal et le respect dû à la République ». Cette déclaration profondément légaliste sous-tend la lutte contre les derniers soubresauts du boulangisme – en recourant à la loi14 – et la réussite de l’exposition universelle qui doit amener les puissances européennes à reconsidérer la République et à l’intérieur ressouder le peuple français en ralliant au régime toutes les catégories sociales.
17Dans tous les domaines, ce Cabinet se présente comme un gouvernement d’apaisement ; il est d’ailleurs particulièrement bien accueilli par le Vatican qui se félicite de sa composition : « Spuller dont la présence dans le cabinet est d’ailleurs un motif de plus de se rassurer. (…), En somme le nouveau ministère vaut bien mieux que l’ancien pour les intérêts religieux »15.
18Cette relative « bonne entente » fait hurler l’extrême-gauche au cléricalisme, bien que dans ce domaine le gouvernement Tirard ne montre aucun signe de faiblesse et, par exemple, sanctionne vigoureusement les prélats qui ont tenté d’influencer le scrutin législatif de 1889. Appliquer et faire respecter les lois de la République sont des mots d’ordre qui conviennent à Spuller ; aussi c’est sans se renier qu’il applique cette politique déjà expérimentée par le Cabinet Rouvier.
a) Une politique d’apaisement entre diplomatie et fermeté
19Lorsque Spuller entre en fonction, la situation internationale connaît quelques difficultés liées à la question coloniale, à la Triple alliance et aux positions de la Russie. À cela s’ajoutent la situation politique de l’Italie et l’abdication du roi Milan de Serbie qui fait craindre une déstabilisation de la région des Balkans. Dans toutes ces questions, la France n’est pas particulièrement menacée car l’Allemagne alertée par le boulangisme semble disposée à éviter les polémiques pouvant conduire à la guerre.
20Dans cette configuration, la politique du ministère des Affaires étrangères peut se concevoir comme une gestion diplomatique beaucoup plus que comme le développement de perspectives nouvelles mais risquées, que le faible soutien dont dispose le ministère n’autorise de toute façon pas. Spuller prend donc la direction d’un ministère où l’apaisement ne devrait, en principe, pas rencontrer de problème. Fidèle à sa conception d’une France indépendante et puissante, il privilégie la diplomatie et fait preuve de circonspection sans renoncer aux prérogatives du pays. Dans les divers télégrammes qu’il échange avec les ambassadeurs, si son ton est constamment favorable à la discussion, il n’hésite pas, lorsqu’il considère les positions de la France menacées, à demander à ses représentants d’adopter une attitude dissuasive16.
21La conduite de Spuller peut se résumer en deux mots : fermeté et diplomatie, surtout quand il s’agit de l’Angleterre – dont il redoute l’entrée dans la Triple alliance – et dont la politique coloniale s’oppose à celle de la France, notamment en Égypte. Il recourt au même langage en ce qui concerne l’Allemagne avec qui il veut éviter toute source de conflit, sans pour autant laisser sans réponse les événements politiques qui vont à l’encontre des traités17. Il s’emploie donc à appliquer à la lettre les orientations politiques – du « respect dû à la République » – définies par le président du Conseil dans son discours de présentation aux Chambres. Toutefois, son attitude est jugée trop rigide, aussi à la chute du Cabinet est-il remplacé par « l’ondoyant »18 Ribot.
22Ainsi, ce qui peut caractériser le passage de Spuller aux Affaires étrangères, c’est le maintien de ce cap tant dans le domaine des relations des pays européens entre eux que dans la délicate question des affaires coloniales où se mêlent de surcroît les rapports avec le Vatican.
b) Les colonies entre grandeur d’État et diffusion des Lumières
23Dans le domaine des affaires coloniales, Spuller n’occupe pas – sinon par le titre – le premier plan. Il doit compter avec Eugène Étienne, ancien sous-secrétaire d’État aux colonies dans le ministère Rouvier, qui retrouve son poste dans le second cabinet Tirard. Le président du Conseil l’a rattaché au commerce et lui a donné la possibilité de siéger au conseil des ministres. Ainsi, sans l’appellation, il dispose des pouvoirs d’un ministre. Il inspire une politique nouvelle pour la première fois fortement axée vers l’économie.
24Mais l’empire colonial est encore en devenir. Les nouvelles conquêtes et expansions se font sur l’initiative privée de militaires, de missionnaires, d’administrateurs et d’explorateurs. Mais, sous l’influence d’Étienne, une autorité centralisatrice commence à apparaître. Sa présence ne laisse à Spuller qu’une marge de manœuvre restreinte. Néanmoins, les relations cordiales entre deux anciens fidèles de Gambetta ont facilité une situation qui aurait pu offenser Spuller particulièrement attaché à ses prérogatives. Il semble qu’il accepte de jouer le jeu, même s’il ne se désengage pas de la question et suit avec intérêt l’évolution des rapports entre Paris et Londres dont les aspirations coloniales provoquent régulièrement des tensions diplomatiques.
25Convaincu, comme Gambetta avant lui, de l’intérêt qu’il y a pour un pays à se constituer un empire colonial, il a toujours soutenu Ferry dans cette entreprise tant à la tribune de l’Assemblée que dans La République française. En 1884, il est favorable au Cabinet au sujet du Tonkin19, en 1885 il relaye les positions de Ferry qui souhaite s’exprimer à la tribune sur la nécessité d’agir à Madagascar20 et condamne l’attitude de l’extrême gauche emmenée par Clemenceau qui refuse de voter les crédits nécessaires à cette expédition21.
26Spuller soutient la création d’un empire colonial français et se réserve en tant que ministre la délicate gestion des relations avec l’Église au sujet des ordres missionnaires. Sa pensée dans ce domaine se résume en une phrase : « l’anticléricalisme n’est pas un article d’exportation »22. Dans les colonies, il est partisan d’une coopération qui, en servant les intérêts de l’Église, favorise les positions et la grandeur de la France. Bien que pour lui la religion soit synonyme d’obscurantisme et gène au libre exercice du suffrage universel, elle est néanmoins un facteur d’ordre indispensable à la pacification des populations indigènes.
27Le Vatican et une partie des évêques de France – comme Monseigneur Freppel – accueillent avec bienveillance le nouveau ministère. Spuller entretient des relations d’une extrême courtoisie avec le Nonce apostolique M. Rotelli et ne manque jamais de témoigner son respect à Monseigneur Rampolla – Cardinal secrétaire d’État –, signes de rapprochement qui ravissent le Saint-Siège : « Le rapprochement du ministre des Affaires étrangères de France et de Monseigneur Rampolla me paraît de bon augure pour la pacification religieuse de la France »23.
28Spuller entend faire de l’Église catholique l’alliée de la France à l’extérieur. Dans l’audience hebdomadaire, il rappelle au Nonce, « l’importance que la France accorde à toutes les questions religieuses, spécialement en Orient, (…) [et exprime] le vif désir du gouvernement français de se voir favoriser en cette occasion par le Saint-Siège ».
29Avec la nomination d’un religieux français, Spuller cherche à assurer les positions de la France en Orient tout en profitant des difficultés existant entre l’Italie Crispiste et le Saint-Siège et insiste – chose paradoxale pour un partisan de la laïcité – sur l’idée que « c’est l’honneur de la France que de défendre le catholicisme en terre sainte »24.
30Cette attitude différenciée à l’égard de l’Église n’est pas spécifique à Spuller. L’organisation dont fait preuve l’Église catholique dans ce domaine pallie la faiblesse de l’administration française. De plus, cette manière de penser sert les intérêts du pays à l’étranger et favorise à l’intérieur les tentatives de rapprochement entre le temporel et le spirituel. Mais, en contrepartie, elle accentue la fracture dans le camp républicain. En effet, les radicaux et les intransigeants s’opposent à la création d’un empire colonial et dénoncent les compromissions de la République avec le Vatican. Spuller, déjà considéré comme clérical depuis ses prises de positions à l’égard de Raoul-Duval, devient la cible de la presse d’extrême-gauche qui ne voit en lui que le trait d’union entre les différents ennemis de la France25.
31En dépit de ces accusations, la politique de Spuller aux Affaires étrangères n’a pas été une politique de faiblesse à l’égard de l’Allemagne ni même du Vatican, comme en atteste sa volonté de faciliter un rapprochement durable avec la Russie, dont l’entrée possible dans le camp de la Triple alliance isolerait définitivement la République sur la scène internationale.
c) Rapprochement avec la Russie : une alliance souhaitée contre la menace allemande
32En 1889, les relations franco-russes sont plus détendues qu’au début de la décennie. Le lancement du premier emprunt russe en 1887 a modifié le regard des politiques et des financiers sur la République. De plus, les deux pays partagent un intérêt commun à contenir l’expansionnisme de l’Empire de Guillaume II. Si, en 1881, Gambetta refusait un tel rapprochement pour ne pas irriter Bismarck, désormais, sous l’effet du boulangisme et de la ligue des patriotes, nombre de républicains se déclarent, pour une part non négligeable, favorables à une entente franco-russe.
33Spuller y est assez réceptif, mais dans des formes qui ne risquent pas de contrarier la détente qui s’opère entre la France et l’Allemagne. Lorsqu’il entre en fonction, il reste à dénouer la question née de l’incident d’Atchinoff26 perpétré deux jours avant sa nomination. Cette affaire témoigne de la modération qui existe désormais entre les deux puissances. D’emblée, la Russie informe l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg que cet incident relève exclusivement de l’initiative privée d’Atchinoff. Il faut traiter l’incident avec diplomatie car les plus hautes instances politiques de la Russie ont entamé un rapprochement avec l’Allemagne en raison, notamment, des liens familiaux qui unissent les deux familles régnantes. Malgré la bonne volonté de Giers, attestée par les termes cordiaux de sa publication au journal officiel27, la presse russe se déchaîne contre la France. En France aussi l’émotion est vive et, le 28 février, le ministre est interpellé à la Chambre avant de voter un ordre du jour où « elle s’associe aux sentiments de sympathie pour la Russie exprimés par le gouvernement »28. Grâce à la volonté affichée par les deux pays de ne pas surévaluer cet incident, l’affaire se clôt assez rapidement.
34Spuller demeure inquiet des signes tangibles de rapprochement de la Russie avec l’Allemagne, à un moment où l’attitude de l’Angleterre laisse craindre son entrée dans la Triple alliance. À l’automne 1889 le bruit court d’un voyage officiel du tsar à Berlin. La diplomatie française est inquiète des résultats de cet entretien, sans être en mesure de se déterminer, car un autre bruit circule au sujet de la venue incognito d’Alexandre III à Paris pour visiter l’exposition universelle29, et que parallèlement la Russie multiplie les signes envers la France30. Spuller accorde la plus grande importance à la rencontre des deux souverains et presse son ambassadeur de « le tenir au courant »31 :«Y a-t-il des probabilités pour que le Tsar arrive à Potsdam ou à Berlin le 27 de ce mois, comme l’annoncent les journaux ? Veuillez me répondre par le télégraphe afin que je sois en demeure d’en informer M. Herbette en temps utile. Il est entendu qu’aucun membre de l’ambassade, y compris les attachés militaires, ne devra quitter Berlin avant nouvel ordre »32.
35À son ton, on sent une inquiétude réelle quant à l’issue de ce voyage. S’il ne souhaite pas une alliance avec la Russie dans le but de préparer une revanche, il la croit indispensable pour assurer la sécurité militaire de la France. Dès le début de sa visite en Allemagne, le Tsar s’emploie à dissiper les craintes de la France en faisant montre de respect et d’intérêt pour son représentant33.
36Le souhait affiché du gouvernement et de Spuller de réinscrire la France dans le concert des nations demeure donc réalisable. L’exposition universelle de 1889 tombe à point nommé pour remplir cette fonction.
d) L’exposition universelle : « Le point culminant de ma carrière publique »34
37Il y a déjà plusieurs années que Spuller porte un grand intérêt à la commémoration du centenaire de la Révolution française – que les autorités ont décidé de coupler avec la tenue d’une « Exposition universelle internationale » – comme l’atteste son recueil de textes Hommes et choses de la Révolution. La France républicaine veut faire de cet anniversaire la consécration du nouveau régime enraciné dans le passé, relu comme prestigieux, de la Révolution française. En instaurant une filiation directe entre leur mode de gouvernement et cet épisode fondateur de l’histoire politique moderne de la nation, ils se posent en héritiers, mais aussi comme les artisans ayant finalisé un programme énoncé voilà cent ans. La Révolution de 1789 ne peut plus être considérée comme une parenthèse : « On [la] place maintenant dans le plein courant de l’histoire générale de l’Europe et spécialement dans le courant régulier de notre histoire nationale »35.
38Pour Spuller, comme pour beaucoup d’opportunistes, cette fête doit permettre de réconcilier les différentes tendances politiques en faisant apparaître en pleine lumière les avancées et les progrès – scientifiques, politiques et sociaux – inhérents au nouveau régime. Elle doit aussi afficher aux yeux de l’Europe monarchiste, la force et la stabilité d’une République qui doit trouver sa place dans le concert des nations. Quand il rédige ses articles, Spuller ne sait pas qu’il sera dans le gouvernement au moment de cet événement d’envergure internationale, surtout à la tête d’un ministère aussi prépondérant dans l’organisation. S’il ne lui appartient pas de s’investir directement dans la mise en scène des progrès scientifiques, son ministère doit gérer deux aspects importants : la présentation des territoires colonisés et l’accueil des représentants étrangers, dont dépend en grande partie la manière dont ils relateront leurs visites. En quelque sorte, une partie du prestige de la France repose entre ses mains.
39Si le sous-secrétaire d’État aux colonies gère pour une large mesure les questions qui y sont relatives, le ministre des Affaires étrangères a un rôle important à tenir pour associer toutes « les Frances » à cette grande fête36. Spuller mobilise tout le personnel diplomatique pour unir à la métropole l’ensemble des Français résidant à l’étranger37. Le centenaire de la Révolution doit être construit comme l’élément central de la mémoire de la nouvelle France. Aussi tout est fait pour que l’exposition universelle établisse les performances de la France dans tous les domaines – industrie, sciences, progrès, arts etc.38. Le succès est incontestable. Environ 25 millions de personnes venues du monde entier arpentent les allées de l’exposition.
40L’apaisement souhaité par le gouvernement se voit en acte par la présence lors de la cérémonie d’ouverture (5 mai) de l’évêque de Versailles, (qui peut s’interpréter comme un signe avant-coureur du toast d’Alger). Malgré cet effort, les monarchies boudent ostensiblement l’événement. Seul le Shah de Perse effectue un voyage officiel. La République lui réserve un accueil prestigieux – discours, banquet, bal – sous la présidence de son ministre des Affaires étrangères et la presse relate largement tous les faits et gestes du souverain39.
41L’exposition universelle de 1889 est incontestablement un succès. Outre qu’elle favorise le score très favorable des républicains aux élections d’octobre, elle permet l’union nécessaire à la fin du boulangisme, mais aussi prépare les esprits à l’alliance Franco-Russe et jette les bases du Ralliement en faisant voir les forces réelles de la République. Elle marque également le point d’orgue de la présence de Spuller au ministère des Affaires étrangères. Même si son action fut davantage celle d’un traitement des affaires en cours dans le sens de la normalisation des relations avec les pays concernés (Allemagne, Italie, Belgique, Angleterre) qu’un véritable bouleversement dans la manière de penser les relations de la France avec ses voisins. À l’inverse, sa pratique fut plus innovante dans le domaine de l’Instruction publique.
3. La gestion de l’Instruction publique et des Cultes
42Que le premier poste de ministre qu’accepte Eugène Spuller soit celui de l’Instruction publique (mai 1887) n’est pas le fruit du hasard. L’éducation est un thème prépondérant de sa conception républicaine – « cette sollicitude constante de l’éducation de la démocratie par elle-même m’a dominé »40. Pour lui : « la question de l’éducation nationale embrasse toutes les autres ; elle les dépasse en importance ; elle fournit le moyen de les résoudre. C’est pourquoi l’instruction à répandre est le premier de tous les devoirs d’un gouvernement. C’est aussi pourquoi le ministère de l’Instruction publique est le premier, le plus important, le plus populaire de tous les ministères dans un pays libre »41.
a) De la lutte contre les conservateurs au danger du radicalisme : modification de la structure de la lutte
43Au vu de ces déclarations, il dut vivre son accession à ce ministère comme le point d’orgue de sa carrière.
44L’importance qu’il accorde à la question de l’instruction s’explique par le lien direct qu’il fait entre la diffusion du savoir et le devenir de la démocratie42. Il considère que le devenir du suffrage universel – et donc du régime – est lié au degré d’indépendance acquis grâce à l’instruction par les électeurs. Aussi entend-il relier « l’une à l’autre deux grandes institutions qui ne peuvent plus être séparées, l’enseignement universel et le suffrage universel »43. Spuller estime que seul le développement de l’instruction permettra de s’opposer à l’emprise qu’exerce l’Église – cette « association qui tend au maintien, à la perpétuité de l’ignorance » – sur les citoyens. Instruire les individus, c’est leur donner les moyens de penser en dehors du cadre traditionnel propagé par les cléricaux, aussi corrélativement c’est un procédé indispensable à la naissance d’un ordre social nouveau44.
45Spuller est convaincu qu’en dehors de l’instruction le devenir de la République n’est pas envisageable. C’est pourquoi il s’investit dans la lutte menée par Jules Ferry pour créer un système scolaire obligatoire, laïque et gratuit. L’instruction telle qu’il l’entend n’est pas une entreprise visant seulement à éduquer les individus pour les rendre maîtres de leur libre arbitre, il y introduit une dimension politique qui, à bien des égards, s’apparente à une arme contre le cléricalisme45. Son attitude s’explique pour une large part par la conjoncture. Le combat pour la laïcisation de l’école s’inscrit dans le prolongement du 16 mai et de la lutte contre le cléricalisme. Lorsqu’il accède au ministère de l’Instruction publique, la situation politique de la France s’est sensiblement modifiée. D’abord, les lois sur l’enseignement ont été votées et le danger clérical, sans avoir totalement disparu, n’est plus aussi fort que par le passé. Mais, surtout, désormais le camp républicain n’est plus un front uni, les opportunistes essuient sans relâche les attaques des radicaux et des socialistes. Les frontières entre les différents groupes politiques restent fluides et des initiatives, comme celle du député Raoul-Duval, font apparaître comme potentiellement possibles des rapprochements qui inquiètent nombre de républicains, y compris chez les modérés. Spuller se déclare favorable au ralliement qui pose la question « de savoir si la République sera ouverte ou fermée »46.
46C’est à la lumière de cette nouvelle donne qu’il convient d’examiner sa politique pour comprendre sa position modérée et modératrice envers l’Église sans qu’il renonce à faire appliquer dans leur intégralité les lois républicaines en vigueur. Ainsi, ses ministères pourraient-ils se traduire par modération et légalisme.
b) La défense des grands thèmes et le respect des lois républicaines. La pratique du discours
47Sur ce thème les sources abondent. Nous disposons de l’intégralité de ses circulaires et instructions officielles, de correspondance et de discours et de ses articles dans La République française.
48La politique scolaire de Spuller s’inscrit presque totalement dans les grandes lignes de la définition opportuniste. Il ne serait donc pas d’un grand intérêt de l’étudier du point de vue idéologique – hormis ses efforts en faveur de « l’esprit nouveau ». C’est pourquoi nous avons choisi de centrer notre réflexion sur sa méthode et sur son comportement dans la gestion des différentes crises auxquelles il a dû faire face en tant que ministre de l’Instruction. Tout l’intérêt réside dans l’importance de cette question à ces dates et des enjeux politiques qui la sous-tendent. Enjeux importants dans la mise en place de la politique d’apaisement souhaitée par Spuller. Cette volonté d’apaisement est un trait constant de ses deux passages à ce ministère ; il n’est pas nécessaire de les traiter séparément. Ses objectifs comme sa méthode ne varient pas et il vit sa deuxième nomination comme la continuation du chantier ouvert dans le Cabinet Rouvier : « Je crois cependant avoir réussi, à six années-et-demie d’intervalle, à rattacher si étroitement l’une à l’autre mes deux administrations que, bien loin de les distinguer et de les opposer entre elles, on serait plutôt tenté de les réunir et de les confondre »47.
49L’école qu’entend fonder Spuller est un lieu d’égalité des chances où doivent se côtoyer toutes les catégories sociales. Profondément attaché à l’égalité naturelle, il souhaite : « que personne ne naisse avec un signe de déchéance originelle »48.
50Sa longue expérience à l’Assemblée nationale, où il siège régulièrement dans les commissions, semble avoir conditionné, d’un point de vue pratique, la manière dont il aborde le travail ministériel. Il entretient avec ses interlocuteurs une correspondance régulière – au cours de ces deux ministères, il produit plus de six cents circulaires49 – où, en plus d’indiquer les directives, il demande régulièrement de procéder à des enquêtes et de faire remonter au Cabinet toute sorte d’informations. Cette collecte de renseignements doit lui permettre d’adapter les réformes avec la réalité existante. Le nouveau ministre a conscience du traumatisme que représentent pour certains Français les transformations scolaires des années 1880-1882. Maintenant que la structure est en place, il entend rallier les diverses opinions en faisant preuve de modération, en ajustant le dispositif pour lui ôter ses aspects intransigeants50. Comme il témoigne de préoccupations identiques dans les cabinets Rouvier et Casimir-Perier, on peut dégager des thèmes caractéristiques de son action. Nous savons que sans être antireligieux – il était déiste – il possède une réelle croyance en la science et dans les progrès qui y sont inhérents : « Une démocratie vraiment digne de ce grand et beau nom n’existe pas sans la liberté, et la liberté n’est pas sans la science »51. Profondément marqué par les théories scientifiques relatives aux avancées médicales et hygiénistes, il cherche dans cette voie les méthodes permettant d’améliorer les conditions de vie et d’accueil des élèves52. Ainsi, en 1894, il rédige une circulaire relative à la gestion de l’infirmerie dans les écoles normales, révélatrice de son scientisme. Il se prononce sur le lieu, mais aussi sur la manière dont il convient de gérer la distribution de médicaments comme dans les cas infectieux en précisant aux recteurs : « [qu’il] attache (…), la plus grande importance à ce que toutes les mesures prophylactiques que la science met à notre disposition soient prises pour préserver les élèves, dans la mesure du possible, des maladies qui peuvent les atteindre et pour éviter la propagation de celles qui se transmettent »53.
51Il semble que, pour lui, les écoles doivent être des lieux concentrant les apports de la science, des lieux pilotes, précurseurs de ce qui doit s’étendre à l’ensemble de la société civile grâce au développement du régime républicain.
52L’école est la formatrice des citoyens de demain, elle doit remplir une fonction politique. C’est pourquoi Spuller accorde un vif intérêt au contenu des programmes en général et, particulièrement, à la lecture et à l’enseignement de la morale. Cet intérêt est visible au travers de ses circulaires, mais un autre élément permet d’en prendre la mesure. Dans la publication de son recueil Au ministère de l’Instruction publique, il consacre un chapitre complet (XXIII) à la lecture, ce qui n’est pas surprenant de la part d’un homme qui n’hésitait jamais à conseiller : « lisez, lisez sans cesse »54. Moyen d’élever l’esprit et de le rendre libre, la lecture est le complément indispensable de toute instruction car elle ouvre les individus sur l’histoire, la philosophie, sur des mondes différents. Aussi, s’il insiste sur le sérieux à accorder à l’enseignement des auteurs classiques – « la meilleure école de philosophie et de littérature »55 –, ce qu’il veut surtout c’est « susciter le goût de la lecture », y compris par « des ouvrages de lecture amusante, des récits de voyage ». Autant de styles différents capables de donner à chacun les moyens de sa propre détermination. Mais s’il cherche à libérer les hommes de « l’obscurantisme qui les asservissait jusqu’ici », il ne souhaite pas les rendre complètement autonomes. Sa vision de l’école est politique, elle est avant tout le pilier du régime censé en assurer la pérennité. Par conséquent, l’enseignement d’une morale républicaine est aussi important que celui de la littérature, dont le choix n’est pas neutre, il reste « sous le contrôle »56 des recteurs.
53Le débat sur le fondement d’une morale laïque naît de la loi du 28 mars 1882 et s’étend sur toute la période 1870-191457. Pour les républicains, cette morale ne doit pas être pensée comme une morale de substitution à la morale religieuse mais comme le fondement de principes moraux pour tous sans distinction d’appartenance religieuse ou d’athéisme. Ils ne posent pas ce problème seulement du point de vue philosophique et le « présentent toujours sous le double aspect philosophique et politique »58, car l’école doit avoir des principes dans lesquels chacun peut se reconnaître.
54Spuller adhère à cette conception de la morale laïque qui lutte contre le cléricalisme, mais ne souhaite pas éradiquer la religion. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une conférence pour le centenaire de la mort du prêtre Lhomond qu’il expose le plus clairement sa définition de la morale : « La morale, en effet, surtout quand on s’adresse à des enfants, ne doit pas, ne peut pas être enseignée dogmatiquement et suivant des règles toutes théoriques et abstraites ; la morale doit plutôt leur être montrée et enseignée à tout propos, à l’occasion de n’importe quel fait d’histoire, sur toute question intéressant la vie. Les applications de la morale sont de tous les instants, il devrait en être de même de son enseignement ».
55Pour lui, l’apprentissage théorique de la morale ne saurait suffire, il doit être couplé à des actes concrets et volontaires. Ainsi, l’école, l’instruction – et donc la philosophie et la politique – se fondent dans la morale qui a pour but de préparer une nouvelle génération de citoyens républicains unis et solidaires.
56Mais sa conception de l’Instruction publique – pour les classes supérieures – ne se limite pas à cette dimension politique et philosophique. Il considère qu’elle est également le lieu dans lequel les générations à venir doivent être initiées à l’économie afin de contribuer au développement de la patrie dans une optique libérale59. Même dans ce domaine, l’école doit participer à l’avènement d’une France nouvelle.
57Mais, au moment où Spuller accède au portefeuille de l’Instruction publique, l’unité des républicains n’est plus qu’une chimère. Outre les divisions désormais presque classiques entre les différentes tendances, les idées socialistes gagnent du terrain et inquiètent les fondateurs du régime par leur revendication égalitaire et donc, leur refus de l’ordre social républicain. Spuller est hostile au socialisme, particulièrement « celui qui est d’importation germanique » à qui il reproche sa « méconnaissance de la dignité humaine ». Pour lui, la société n’a rien à attendre de l’opposition entre les différentes catégories sociales qui la composent, c’est pourquoi il souhaite faire de l’école un lieu de brassage de : « toutes les forces vives de la démocratie et par là, il faut entendre tout le monde, depuis les plus favorisés sous le rapport de la naissance, de la fortune et des lumières jusqu’aux plus humbles, aux plus déshérités ».
58Il s’oppose à la théorie selon laquelle la question sociale est une question en soi et considère qu’elle : « est avant tout une question morale [et que] c’est dans l’éducation publique qu’il faut chercher et trouver la solution (…), il faut se hâter de former une génération nouvelle qui rende aux vérités morales la prépondérance légitime qu’elles doivent avoir sur les intérêts matériels (…). Pour former et pour élever cette génération nouvelle ce n’est pas trop de l’union et de la cohésion de toutes les forces vives de la démocratie »60.
59Spuller – comme tous les opportunistes – aspire à construire le régime par des méthodes légales sans jamais recourir à la violence qui met en péril la démocratie. Même s’il a conscience du ralliement de plus en plus franc des électeurs à la République, il considère que : « la démocratie française ne se compose encore que de foules inconscientes et impatientes, qui ressemblent à des vagues que l’on voit sur l’Océan, assez fortes pour tout porter mais aussi pour tout engloutir. C’est désormais sur ces foules que nous avons à travailler car c’est sur elles qu’il faut agir. Dans ces foules obscures, aussi peu maniables que les éléments, réside la plus puissante de nos forces mais aussi le plus grave de nos dangers. (…), c’est une tâche rude et longue que celle de l’éducation des foules »61. Il compte donc instrumentaliser l’école pour s’en servir comme arme dans le jeu politique particulièrement contre l’extrême gauche et les socialistes.
60La formation des nouvelles générations doit, dans son hypothèse, donner naissance à une nouvelle élite non plus fondée sur la naissance, mais seulement sur « les droits de l’intelligence et du mérite »62. Ce faisant il annonce après Gambetta l’avènement des « couches nouvelles » desquelles il est lui-même issu. Toutefois, son appel à la méritocratie, et donc à l’égalité théorique des chances, ne s’adresse qu’aux hommes et même s’il souhaite associer étroitement les femmes à la construction de la France moderne, il ne veut en aucun cas leur reconnaître l’égalité.
61De la même manière, il ne reconnaît pas aux instituteurs et aux professeurs les avantages qu’il défend pour les autres catégories sociales de travailleurs, particulièrement dans le domaine syndical.
c) Refus du syndicalisme pour les instituteurs
62Le 20 septembre 1887, il rédige une circulaire à l’attention des préfets63 relative aux vœux émis par le congrès des instituteurs avant même que ne lui soient parvenus de façon officielle les résultats de cette assemblée. Cette précipitation atteste de sa défiance à l’égard de la naissance d’une fédération ou d’un syndicat d’instituteurs. Il se trouve face à un dilemme car il connaît la puissance électorale que constitue le corps enseignant et le besoin qu’en ont les républicains de gouvernement, particulièrement maintenant qu’ils sont contestés sur leur gauche et que les élections de 1885 ont permis aux conservateurs de regagner du terrain. Aussi, même s’il n’est pas question pour lui de transiger sur le vœu du congrès, il use de diplomatie pour ne pas provoquer la rupture qui se profile entre le gouvernement et les instituteurs. C’est à la fois en raison de leur poids électoral et de leur rôle d’éducateur indispensable à la consolidation du régime que Spuller prend des précautions à leur égard.
63De la même manière, il dédouane « la pensée des instituteurs qui ne [lui est] pas suspecte » et incrimine les hommes politiques : « qui se groupent autour d’eux et inévitablement se mêlent à eux (…) et cherchent à s’en emparer au profit de leur cause ». Par ce discours, il stigmatise l’attitude des radicaux et, dans une moindre mesure, des socialistes dont les idées progressent parmi cette catégorie de fonctionnaires. C’est pourquoi lorsque le congrès demande « autonomie – fédération – syndicat professionnel », Spuller considère cette tentative comme un danger de première importance pour la définition des prérogatives de l’État sur son personnel : « l’autonomie des fonctionnaires a un autre nom, elle s’appelle l’anarchie et l’autonomie des sociétés de fonctionnaires, ce serait l’anarchie organisée. (…) Que serait ce qu’un État dont les propres agents eux-mêmes ne relèveraient plus que pour recevoir leurs traitements et leurs pensions de retraite ? (…) il n’y aurait plus en France des fonctionnaires gouvernés et protégés par l’État, mais des sociétaires gouvernés et protégés par leur comité central. Quel est le gouvernement qui accepterait ce programme de désorganisation universelle ? ».
64Pour lui, les fonctionnaires sont « naturellement » protégés par l’État et en contrepartie sont entièrement à son service64. Par ce biais, le ministre plaide en faveur du respect des procédures hiérarchiques défendant ainsi les prérogatives de l’État, mais aussi les siennes propres. Cette position rigoriste apparaît de manière récurrente dans de nombreuses circulaires. Sa vision méritocratique de l’exercice du pouvoir explique cette conception de l’organisation des services d’État. On retrouve donc ici la notion d’ordre inhérente chez Spuller qui, tout en aspirant à l’égalité, ne définit pas ce mot dans les mêmes termes que l’extrême-gauche et ne conçoit l’organisation sociale que de manière très hiérarchisée. Attaché au respect de la loi, en la défendant, il se défend lui-même. Il redoute l’avènement d’une société telle que la définissent les radicaux, mais il pense qu’en s’appuyant sur la loi telle que la République opportuniste la définit, les questions notamment dans le domaine social se résoudront d’elles-mêmes. Cette patience nécessaire passe par le respect de l’ordre et donc, de la hiérarchie. C’est pourquoi, face aux aspirations du corps enseignant, il réagit immédiatement en rappelant fermement les fonctions qui sont les siennes : « C’est au Ministre seul, et par l’entremise des chefs hiérarchiques, que les requêtes et réclamations individuelles ou collectives des fonctionnaires de l’Instruction publique doivent être adressées. Entre eux et le Parlement, le Ministre est l’intermédiaire désigné par la loi elle-même. Il ne peut donc admettre des démarches et des procédés qui auraient pour effet, de le dessaisir, en quelque sorte, des questions qui font partie essentielle de ses attributions, et de le dispenser de devoirs qui sont parmi les premiers de sa charge »65.
65Si cette définition de la fonction ministérielle participe de la défense de ses propres attributions, elle témoigne parallèlement de son attachement au respect de la loi, attachement qui lui fut quelquefois difficile d’honorer en raison de l’incompréhension suscitée, y compris dans son propre camp, et le conduit, comme au moment de l’affaire de Châteauvillain ou des fabriques, à froisser les catholiques et l’Église pour faire appliquer, pour cette seule raison qu’elles avaient été votées démocratiquement, des lois dont il n’était pas réellement partisan.
d) Ordre et respect de la loi. Étude de la crise de Chateauvillain
66À chacun de ses passages au ministère de l’Instruction publique, Spuller eut à gérer des crises qui découlent de situations antérieures à son entrée en fonction. Parmi celles-ci, l’étude de sa gestion de l’affaire dite de Chateauvillain (Isére) atteste de sa rigueur et de son indéfectible volonté de faire respecter les lois de la République. Même si cela perturbe momentanément la réalisation de la politique d’apaisement et réactive les hostilités des catholiques militants à l’égard du régime, « Je défends une politique qui n’est pas encore comprise »66.
67La présidence du Conseil est au moment des faits de Chateauvillain exercée par Goblet. Ce gouvernement fait preuve d’une grande fermeté à l’égard des menées cléricales et entretient de mauvaises relations avec Rome67. L’intransigeance du cabinet et les prétentions des catholiques, ravivées par le boulangisme, replacent la question religieuse au centre du débat politique alors que les républicains opportunistes pensaient désormais la régler grâce aux lois laïques existantes. C’est en raison de ces dangers cumulés que l’affaire de Chateauvillain a considérablement embarrassé les opportunistes dont beaucoup, comme Spuller, aspiraient à l’apaisement.
68En soi cette affaire est un pur conflit d’autorité. Le gouvernement Goblet, en vertu d’un décret de 1812, refuse l’existence de lieux de culte non reconnus par l’État. Or, au lieu-dit la Combe des Eparres sur la commune de Chateauvillain, M. Giraud ne répond pas aux injonctions du Préfet Balland qui lui demande de procéder à la fermeture de la chapelle sise dans l’enceinte de son usine qui emploie essentiellement des femmes68. Le 4 avril 1886 à 16 heures, lorsque les forces de l’ordre se présentent pour procéder à la pose des scellés, les ouvrières se rebellent avec à leur tête le curé Guillaud et Fischer, directeur de l’usine. Ce dernier tire sur la police qui riposte. Le bilan est lourd, une femme tuée, quatre gendarmes blessés.
69Dix-neuf personnes sont déférées devant le tribunal correctionnel de Bourgoin69 mais, après enquête, le crime de rébellion étant établi, l’affaire est renvoyée devant une cour d’Assises. L’interrogatoire du curé de Chateauvillain révèle que « l’usine était gérée comme un couvent »70 et des témoins affirment que le curé a « engagé les ouvrières à combattre jusqu’au bout »71. « Il est aujourd’hui évident qu’une émeute cléricale avait été organisée par le curé Guillaud »72.
70L’affaire divise le pays ; toute la presse s’en fait l’écho et « la guerre religieuse » recouvre l’intensité du début de la décennie73. Pour Le Temps (4 avril 1886) « la guerre prêchée par Mgr Fava, évêque de Grenoble, commence à porter ses fruits ». Spuller ne cède à la pression ni de la rue ni de la Chambre où il doit répondre à de multiples interpellations74. Malgré l’ambiance électrique et, en dépit de la présence d’une foule considérable, le procès se déroule dans le calme. Le verdict est clément : deux cents francs d’amende et paiement des frais pour le curé Guillaud et pour Fischer reconnus coupables avec circonstances atténuantes. Les autres prévenues sont toutes acquittées. De nombreux républicains sont indignés et « considèrent la défaillance du procureur comme un scandale judiciaire »75. Néanmoins, le verdict marque pour un temps la fin de l’affrontement de la France républicaine et de la France catholique et ce, en grande partie grâce à l’équipe gouvernementale de Rouvier qui expose sa volonté de mener une politique d’apaisement.
71Mais les conservateurs de l’Isère ne désarment pas et cherchent à instrumentaliser cet événement pour défier le régime. Ils bravent la loi, les scellés de la chapelle de l’usine sont arrachés et le culte y est à nouveau célébré. Le nouveau gouvernement se refuse à recourir aux méthodes violentes de son prédécesseur, sans pour autant capituler devant ces provocations. Le ministre de l’Intérieur Fallières fait preuve de détermination, sans donner à cet événement une dimension publique76. Sa prudence sur cette question est partagée par tous les membres du nouveau gouvernement, comme en témoigne l’attitude de Spuller, qui en tant que ministre de l’Instruction et des Cultes, doit gérer les rebondissements de cette affaire.
72Son installation à ce ministère satisfait le Nonce et le Saint-Siège qui ont soutenu, face à Fallières, sa nomination en raison de ses bonnes dispositions à l’égard de l’Eglise77. Le Nonce se montre convaincu qu’en raison des « signes »78 donnés par Spuller, il lui sera facile de l’influencer d’autant qu’il « est communément pensé qu’il ne fera rien, ce qui va à contre-courant de son discours prononcé, et pas qu’un peu, à la Chambre des députés, lorsqu’il aborde la question du budget des Cultes »79. Les rebondissements de l’affaire de Chateauvillain – dans le courant du mois de juillet 1887 – laissent apparaître ce que Spuller entend par modération et le Nonce comprend qu’en réalité sa définition n’est en rien de la faiblesse quand il s’agit de défendre les droits de la République.
73L’évêque de Grenoble nomme l’abbé Guillaud desservant de la commune de Champareillan (Isère). Pour les républicains, et les radicaux en particulier, cette nomination qui s’apparente à une promotion est une provocation à l’égard du régime. À nouveau cette affaire prend des aspects politiques, envenime les relations de l’Église et de l’État et menace le Cabinet. Spuller est interpellé à la Chambre par Rivet qui demande des comptes au gouvernement au sujet de cet « avancement scandaleux »80, le forçant ainsi à se prononcer sur ses intentions. Le ministre réagit promptement et donne lecture à la tribune de la lettre, adressée à l’évêque de Grenoble, où il exprime son « profond regret » concernant cette nomination et demande le déplacement rapide de l’abbé, sans quoi il serait contraint de faire appliquer « sans provocation comme sans faiblesse »81 les lois concordataires. Spuller a recours à un langage mesuré et ferme, mais son attitude ne suffit pas à calmer la colère des radicaux qui ne voient en lui qu’un homme « qui ne perd jamais une occasion de s’asseoir sur les genoux de l’Eglise »82. Par cette stratégie politique, bien plus que la personne de Spuller, ce sont l’ensemble du gouvernement Rouvier et sa politique d’apaisement qu’ils condamnent. Pourtant, l’attitude de Spuller montre qu’il cherche sincèrement à calmer la question religieuse. S’il se refuse à appliquer la méthode violente de Goblet, c’est pour éviter de sombrer dans la politique des compromis qui pourrait s’avérer néfaste pour les institutions. Ce qu’il souhaite, c’est l’application totale des lois de la République par la discussion et par « une égale bonne volonté, une réciprocité parfaite et non douteuse »83, de part et d’autre. C’est ainsi qu’il présente son action face aux interpellations de l’extrême-gauche. Il rejette les accusations de bienveillance à l’égard de l’Église et, tout en réaffirmant que rien ne s’opposait à la nomination de l’abbé Guillaud, il rappelle que « la prudence faisait un devoir à l’évêque de Grenoble de ne pas le placer sans [l’]en prévenir »84 et que, s’il persiste dans ce choix, il recourait au droit que lui donnent les lois concordataires. Cette attitude ne satisfait ni les conservateurs cléricaux, ni les radicaux qui, par voie de presse, l’accusent soit de cléricalisme et de trahison, soit d’anticléricalisme. En dépit des attaques, il persiste à rechercher la conciliation. Mais l’évêque de Grenoble refuse de rencontrer son ministre85 bloquant ainsi la situation. Spuller ne peut désormais qu’exiger le déplacement de l’abbé. Cependant, le ministère tombe avant que cette question ne soit réglée.
74Par la gestion qu’il fait de cette crise, Spuller montre qu’il ne place rien au-dessus des lois de la République : « dans la République, il ne peut rien y avoir au-dessus de la loi, rien, pas même le peuple, qui doit obéissance à la loi, fût-elle injuste, tyrannique et mauvaise, jusqu’à ce qu’elle ait été changée »86, même si d’un point de vue personnel, il est probable qu’il aspirait davantage à la conciliation. Mais il fait la différence entre ce qu’il pense en tant que citoyen, ce que lui imposent ses responsabilités d’homme d’État – même si cela lui nuit87 – et l’art de gouverner qui : « est l’art de négocier et de transiger. La politique ne comporte pas de solutions absolues. Elle ne vit, elle ne peut vivre que de solutions relatives »88. C’est selon cette définition que Spuller mène l’ensemble de son action ministérielle. Mais cet « art de gouverner » par « une politique de clémence et de concorde, (…) dans un esprit d’apaisement et d’union »89, s’il avait fait ses preuves dans les premières années de la République, à un moment où les républicains se sachant menacés restaient unis dans la lutte contre « la réaction », ne fonctionne plus dès lors que le régime paraît à peu près stable. Spuller ne semble pas prendre la mesure de ces changements qui le poussent insensiblement sur la touche, par l’instauration d’un clivage entre sa manière de penser la République où – « un gouvernement national a pour premier devoir de travailler pour la nation tout entière »90 – et la situation nouvelle de division du parti. Cette dissension cristallise sur sa personne les haines de l’ensemble de la classe politique toutes tendances confondues.
75En ce sens, sa façon d’aborder la question religieuse, au travers de l’affaire des fabriques comme de l’interpellation Cochin, illustre le divorce entre sa conception de la politique et la configuration politique nouvelle qui s’affirme.
e) Spuller et le Vatican : l’affaire des fabriques
76Si Spuller prend le soin de publier la majeure partie des dépêches et circulaires qu’il signe lorsqu’il occupe le portefeuille de l’Instruction publique, il n’en est pas de même en ce qui concerne ses décisions dans le domaine des Cultes. Les deux volumes qu’il consacre à cette publication intitulée « Au ministère de l’Instruction publique » ne font d’ailleurs pas mention de cette seconde responsabilité. On constate en les étudiant que les quelques textes qui relèvent du traitement des Cultes ne sont pas spécifiés comme tels. Ils sont publiés seulement s’il s’agit de discours faits à la tribune – le plus souvent dans le cadre d’une interpellation.
77Spuller édite ces volumes vers la fin de sa vie. Nous analyserons ultérieurement les raisons qui président à ce type d’initiative, mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’il ne s’agit ni d’un oubli, ni même d’un quelconque manque d’intérêt, comme en atteste la publication en 1893 – avant son entrée au gouvernement – de L’Évolution politique et sociale de l’Eglise91, ouvrage dans lequel il rassemble ses articles parus entre 1890 et 1892 dans La République française traitant des relations nouvelles à instaurer entre l’Église et l’État. A cette date, il ne cache pas son scepticisme à l’égard des intentions réelles des « conservateurs de la Chambre [qui] sont des hommes de désordre et de révolution »92. Néanmoins, il se prononce favorable au Ralliement qui lui paraît indispensable pour affermir définitivement le régime et pour lutter contre le danger de l’extrême-gauche.
78Au cours de ses deux passages au ministère de l’Instruction publique et des Cultes alors qu’il est partisan d’une politique d’apaisement en vue de la paix religieuse, il doit gérer des polémiques qui traduisent un climat d’agitation et constituent un frein à sa politique. Son attitude permet à l’historien de découvrir à la lumière de ses actes et en dehors du débat de l’époque, le sens premier de sa pensée quand il parle d’apaisement.
79Sans renoncer à ses idées, qu’il qualifie le 3 mars 1894 « d’esprit nouveau », il fait preuve de fermeté à l’égard des objections de l’épiscopat, ce qui met en lumière les tiraillements qui l’agitent entre apaisement et responsabilités politiques. Le second aspect prime incontestablement sur le premier.
80Nous allons traiter séparément deux événements qui sont pourtant concomitants – le nouveau règlement des fabriques et la déclaration de l’esprit nouveau – seulement parce qu’il s’agit pour Spuller de deux faits distincts. C’est cette distinction que nous allons étudier pour comprendre comment ce ministre attaqué de toutes parts ne se contredisait pas en agissant avec fermeté et détermination, tout en prêchant l’esprit nouveau.
81Depuis son entrée en politique, Spuller n’a jamais fait preuve de complaisance à l’égard du « parti noir » et participe à la lutte pour l’affermissement du régime contre « le cléricalisme, un vrai parti politique, le centre et le lien de tous les partis que nous avons à vaincre »93. Il est vrai qu’il n’occupait pas de responsabilités gouvernementales lorsque la question était au centre du débat politique. Néanmoins, au moment où il accède à des portefeuilles, si elle paraît d’une moindre intensité, elle pose des problèmes délicats à gérer en raison de la volonté affichée des opportunistes de mener une politique d’apaisement et de l’opposition cumulée de l’extrême-gauche et des conservateurs à l’égard de cette politique du « compromis ». Ces tensions ont déjà nui à la tentative d’apaisement engagée par le gouvernement Rouvier mais c’est fort de cette expérience dans ce domaine que Spuller reprend la direction du ministère de l’Instruction publique et des Cultes dans le Cabinet Casimir-Périer (3 décembre 1893-29 mai 1894.)
82Ce gouvernement affiche sa résolution de calmer la question religieuse faisant ainsi écho à une demande de certains conservateurs qui, depuis l’initiative de Raoul-Duval, souhaitent la création d’une droite républicaine94 et ce, à un moment où le Saint-Siège – en conflit avec le royaume d’Italie sur la Question romaine – cherche à s’entendre avec la France qui reste la protectrice des missions d’Outre-mer. Signe majeur de cette nouvelle attitude à l’égard de « la fille aînée de l’Église », le Pape Léon XIII publie l’encyclique « Au milieu des sollicitudes », le 16 février 189295, où il appelle les catholiques au « Ralliement ». Pour Spuller, cette annonce constitue un tournant qui « doit être considéré comme l’événement capital de la fin du dix-neuvième siècle. À mes yeux ce qui donne à cet événement toute son importance, c’est qu’il est la conséquence presque immédiate et pour ainsi dire forcée, du triomphe définitif de la République »96. Pour lui, c’est la question de savoir si la République sera ou non le régime de tous les Français : « Trop de républicains ont cru pendant trop longtemps que la République était et devait être leur chose, leur fief, leur domaine exclusif et jalousement fermé. (…) Cette idée de la République gouvernement des partis a fait son temps. (…) Par définition, la République (respublica) est la chose de tout le monde. (…) La République fermée est tout simplement impossible, tandis que la République ouverte est naturellement, invinciblement nécessaire »97. Il appelle aussi à la prudence : « La démocratie républicaine ne peut se dissimuler que si l’on désarme devant la République, on est loin de désarmer devant les républicains, et que c’est surtout pour en exclure les républicains, que l’on entre dans la République »98. Mais ceux qui se déclarent « franchement républicains. Ceux-là, nul n’aura le droit de les exclure. (…) Cela est possible avec les soldats de l’ancien parti conservateur ; cela est même nécessaire : la fondation définitive dans ce pays est à ce prix car un gouvernement régulier, un gouvernement d’avenir, ne peut s’établir qu’à la condition de réduire à leur plus strict minimum les oppositions inconstitutionnelles et irréconciliables qu’il rencontre devant lui et dont il doit à tout prix se délivrer. Mais cela est très difficile, sinon impossible, avec les chefs des anciens partis »99.
83Permettre l’entrée des catholiques dans la République rejoint ses souhaits de faire de celle-ci le régime de tous les Français. Ainsi, tout en redoutant le Ralliement qui risque de n’être qu’une politique d’entrisme dévastatrice, il exhorte son parti à accueillir les ralliés sincères : « Il est parfaitement clair que, ne pouvant restaurer la monarchie, les catholiques veulent entrer dans la République et s’en emparer. Je ne mâche pas les mots…. Eh bien, puisqu’ils veulent venir à nous, nous devons les accueillir de bonne grâce sans les faire trop passer par les épreuves de néophytes et les laisser se morfondre sous le porche (…) la première politique à suivre avec l’Église, c’est de ne lui donner aucune occasion de pousser des gémissements »100. Pour lui, rejeter le Ralliement équivaut à mettre le régime en danger : « Si l’Église, prenant les devants, se met à exciter les foules dans ce qu’elles appellent leurs revendications sociales, les anciens conservateurs n’ont qu’à bien se tenir. (…) il est certain, en effet, que les principes généraux de [1789] sont, à l’heure qu’il est, battus en brèche avec un redoublement de vigueur par tous les socialistes. Que ce soit le socialisme prétendument scientifique de Karl Marx ou que ce soit le socialisme chrétien des hommes qui prétendent s’inspirer des enseignements de l’Église, peu importe : il y a une poussée évidente contre la liberté du travail et même contre le principe de la propriété, comme l’a entendu et compris la Révolution, et l’évolution sociale de l’Église ne peut que donner des forces nouvelles à cette poussée »101.
84En dépit de cette méfiance, Spuller, comme la majeure partie des membres du gouvernement de Casimir-Périer, poussé dans cette voie par sa peur de la question sociale, tient envers l’Église un discours dont le maître mot est modération. Mais les circonstances politiques héritées du gouvernement passé ne leur permirent pas de réaliser leur programme dans une atmosphère de quiétude. À peine la nouvelle équipe se met-elle en place et alors que les débuts du ministère se présentent sous les meilleurs auspices, la question religieuse se repose avec acuité au travers de la question « des fabriques »102.
85Le régime administratif et financier des fabriques avait été défini par le décret du 30 décembre 1809. Le 5 avril 1884, une loi restreint l’obligation des communes à l’indemnité de logement due aux curés ou desservants à défaut de presbytère et aux grosses réparations des édifices consacrés au culte. Et, par l’article 70, cette loi exige que le budget des fabriques soit communiqué au conseil municipal qui désormais doit émettre son avis. Cette loi paraît inacceptable à beaucoup de prélats et ne satisfait pas non plus nombre de républicains qui demandent à ce que les comptes des fabriques soient plus clairs, afin que les communes, qui en assument une lourde partie, soient en mesure de les apprécier. Cette volonté de soumettre les fabriques à la tutelle administrative déclenche une vive polémique. Certains républicains – parmi lesquels les radicaux – ne souhaitaient pas laisser perdurer une comptabilité qui semblait se soustraire au contrôle de l’État. Après diverses propositions et débats, le 5 décembre 1891, la Chambre adopte à une large majorité une loi soumettant les fabriques aux règles de comptabilité des autres établissements publics. Les catholiques ne réagissent pas immédiatement, en raison de la dernière phrase du texte qui leur laisse espérer une possible consultation. Les instances religieuses attendent beaucoup de la mise en forme du règlement « qui pouvait atténuer ou aggraver considérablement la loi »103. Mais, en dépit des revendications, notamment du nonce Mgr Ferrata, le gouvernement se refuse à la négociation aux motifs que le décret de 1809 avait été fait par l’autorité civile sans l’intervention de l’autorité ecclésiastique et rédige seul le « règlement sur la comptabilité des fabriques » publié au Journal Officiel, le 27 mars 1893. L’innovation importante de ce texte consiste à soumettre les comptes des fabriques à la juridiction des conseils de préfecture et de la cour des comptes104. C’était une étape supplémentaire dans ce siècle qui fait des Cultes un service public et apparente ses représentants à des fonctionnaires.
86Pour l’Église, il s’agit d’une ingérence de l’autorité civile dans les affaires religieuses, mais l’épiscopat apparaît divisé105. Pour les archevêques de Paris, Rouen, Toulouse et l’évêque d’Orléans : « la loi et le règlement constituent un nouvel et grave attentat contre la liberté de l’Église et contre les intérêts des fabriques, pour lesquelles ils seront une cause de dommages, d’ennuis et de difficultés sans nombre », alors que les archevêques de Bordeaux et de Cambrai et les évêques de Bayeux et de Dijon, au contraire : « tout en réprouvant l’ingérence illégitime de l’État, sont d’avis, (…) qu’il sera facile de la surmonter, le nouveau règlement n’entraînera rien de sérieusement grave, et que si les conseils de fabriques ne se laissent pas épouvanter par les apparats des règles prescrites (…) il n’y aura aucune innovation importante dans la gestion de leurs biens »106.
87Cette division de l’épiscopat ne favorise pas la protestation collective. De son côté, le Saint-Siège veut éviter, à l’approche des élections législatives, de donner des armes aux anticléricaux. Néanmoins, il s’engage à ne pas abandonner cette embarrassante question107. Et, le 14 juillet 1893, en accord avec le Pape et suivant les conseils des cardinaux Mgr Langemieux et Richard, l’archevêque de Paris adresse une lettre en termes modérés au ministre des Cultes108, qui témoigne des intentions de l’Église de pacifier ses relations avec l’État. Mais, malgré les promesses du président du Conseil Dupuy, la réunion de la commission mixte au sujet du règlement n’est pas proposée au Parlement109. La loi n’étant pas encore entrée en vigueur, il était difficile au gouvernement d’en contester l’efficacité. Dans ces conditions, la controverse ne cesse de rebondir au cours des cinq premiers mois de 1893 pour éclater précisément au moment où le ministère Casimir-Périer s’installe.
f) Spuller et le Saint-Siège : faire respecter la loi
88Spuller déplore les conditions responsables de la chute du ministère et, alors qu’il négocie la composition du suivant, il écrit dans La République française ces lignes qui définissent son orientation politique : « La politique d’apaisement n’est pas morte parce qu’une coalition de parti dans la Chambre n’en veut pas. Elle a pour elle le Pape, elle avait pour elle le gouvernement qui vient de tomber ; (…) elle a gardé toutes les sympathies du pays ; elle a gardé aussi son caractère de nécessité, ce qui est encore plus, s’il est possible, que le pays lui-même ; car la nécessité, la force des choses, s’imposent à tout le monde, même au pays »110.
89Rassurées par cette prise de position ainsi que par la déclaration d’investiture de Casimir-Périer111, les autorités ecclésiastiques voient s’installer avec espoir la nouvelle équipe ministérielle sans se départir d’une certaine méfiance112. De la même manière, le retour de Spuller au ministère de l’Instruction publique et des Cultes, les satisfait car il est connu pour sa modération et son attachement déjà ancien à la politique d’apaisement : « Le ministre des Cultes Spuller fut le premier homme d’État français qui eut le courage de répondre franchement à l’appel du Pape et de dire publiquement que l’anticléricalisme avait fait son temps »113. Si la majorité des républicains modérés partage cette opinion positive sur le nouveau gouvernement, « qui est de nature à inspirer confiance aux républicains et au pays »114, ce n’est pas le cas des radicaux et de leur presse qui, très hostiles aux opportunistes et à Spuller en particulier, réactivent la polémique au sujet de sa nationalité et ironisent sur le devenir de cette équipe115.
90Les trois ministres concernés par la gestion de cette question, le président du Conseil, le ministre de l’Instruction publique et le ministre des Finances (Burdeau)116 font preuve de bonnes dispositions à l’égard des revendications de l’Église et considèrent ce problème plus politique que fiscal. En conséquence, il déclare au nonce faire « tout son possible pour résister aux prétentions du fisc »117, et Spuller, en accord avec lui, envoie à tous les évêques de France une circulaire dans laquelle il annonce la mise en place de charges fiscales très légères pour les fabriques118. Dans ce texte rédigé en termes modérés, Spuller demande une stricte application de la loi, tout en laissant la porte ouverte à de possibles négociations119.
91Cette prise de position satisfait le nonce120 et quelques prélats, comme le cardinal Richard121, mais ne convient pas aux conservateurs qui souhaitent le retour au décret de 1809 et se tournent vers le Vatican dans l’espoir d’y trouver un soutien122. De son côté, l’extrême-gauche voit dans cette lettre aux évêques la preuve du cléricalisme du gouvernement et, particulièrement, celui de Spuller. De tous côtés, on redoute la reprise de la guerre anticléricale. Pour tenter d’y échapper, le Saint-Siège fait un geste envers le gouvernement. Le cardinal Rampolla envoie au Nonce une lettre, qu’il lui demande de communiquer aux ministres, dans laquelle le Saint-Père fait état de sa satisfaction pour le nouveau règlement123. Mais cette démarche ne suffit pas à calmer les critiques et nombre de prélats français, soutenus par de nombreux députés conservateurs. Sans respecter les positions et les directives de Rome124, certains écrivent à Spuller pour lui faire part de leur désaccord au sujet « du règlement »125. Simultanément, un mouvement de résistance prend forme dans certains diocèses et, en dépit du petit nombre de conseils de fabriques qui protestent contre la loi – 488 sur 40 000126 –, il connaît un très grand retentissement politique et gêne profondément le gouvernement car les radicaux exigent une position ferme à l’égard de tous ceux qui refusent de se soumettre à la loi.
92Face à l’attitude des évêques réfractaires, Spuller tente de convaincre le Nonce que, s’ils persistent dans cette voie, il lui sera impossible de rester sourd aux demandes des radicaux et qu’en pareil cas toute réforme du règlement deviendrait de fait impossible, car il ne saurait lui-même tolérer que quiconque bafoue les lois de la République. Il est alors partagé entre son souhait d’apaisement et son obligation de faire respecter les lois. Ce tiraillement apparaît nettement à l’occasion d’un entretien avec Mgr Ferrata, le 17 janvier 1894, lorsque le nonce lui expose les aspects contestables de la loi sur les fabriques ainsi que les dangers que son application fait courir au gouvernement, face à la position des monarchistes qui usent de cette polémique pour « faire obstacle à la politique du Saint-Siège »127 et des radicaux qui cherchent à nuire au gouvernement.
93Spuller est réceptif à ces arguments mais, tout en comprenant les troubles que ce texte fait naître chez les religieux128, il insiste sur le fait qu’il n’agit pas ici en son nom mais en tant que ministre de l’État français et qu’en tant que tel, « il se trouvait face à la loi et ne pouvait pas faire autre chose que l’appliquer »129. Fidèle à ses principes, il demeure persuadé qu’en dehors de la loi, la paix sociale est menacée et rien n’est possible. Pour lui, les hommes qui gouvernent n’ont qu’un devoir impératif : faire appliquer les textes qui garantissent l’existence même de l’État : « le gouvernement de la République ne manquerait jamais de veiller avec la plus parfaite exactitude au maintien des droits et des prérogatives de l’État »130. C’est le principal argument qu’il oppose aux adversaires du régime qui refusent le nouveau règlement au prétexte que l’Église n’a pas été consultée. Il rappelle que jamais ce règlement ne fut le résultat d’une négociation avec l’épiscopat, car il dépend « de l’autorité souveraine de l’État. (…) [qui] considère que le règlement des questions relatives au temporel du culte, lui appartient exclusivement »131. Dans un régime républicain, seule la loi de l’État est souveraine : « le gouvernement de la République ne connaît pas les lois canoniques : ce ne sont pas les lois canoniques qui nous gouvernent ».
94En cela, son discours se rapproche beaucoup de celui des radicaux, mais il diverge sur l’attitude que doit adopter l’État. Pour lui, il ne doit plus faire preuve d’intransigeance. Aussi, tout en refusant de composer, il plaide en faveur d’une nouvelle phase de relation établie entre droit et modération. L’État a « exercé et continuera à exercer [le droit] dans sa plénitude, sans fléchir, sans s’abaisser avec une inflexible modération. (…) Il ne faut pas qu’il y ait ici la moindre méprise ; (…) le gouvernement sera de la plus inflexible modération et de la plus grande énergie dans la défense des droits de l’Etat »132. Ce discours qui provoque les rires et les moqueries de l’extrême-gauche dérange le nonce. En parlant ainsi Spuller avait conscience de nuire à ses relations avec les ecclésiastiques, mais que pouvait-il faire d’autre face à cette interpellation inopportune ? Répondre en termes conciliants lui aurait fait perdre la majorité de la Chambre car les radicaux hostiles à l’homme autant qu’à l’Église n’auraient pas toléré qu’il préjuge des résultats d’une loi qui n’était pas encore appliquée. Dans ces déclarations, il n’y avait pas que la volonté « d’obtenir la faveur des radicaux »133, sa volonté de faire appliquer et respecter la loi n’était pas énoncée que de manière stratégique, comme en témoigne l’attitude qu’il adopte face à l’archevêque de Lyon Mgr Coullié, qui, au mois d’avril 1894, défie le régime en conseillant publiquement aux fabriques de son diocèse de rédiger leur budget selon les anciennes règles.
g) La sanction aux ecclésiastiques désobéissants : le cas de Monseigneur Coullié de Lyon
95Le changement de ton paraît d’autant plus offensif que Mgr Coullié est tout juste de retour de Rome, ce qui laisse penser qu’il dispose de l’aval du Vatican. Forts de cette interprétation, les journaux conservateurs, comme L’Autorité ou encore La Libre parole, se saisissent du débat et appellent l’ensemble des fabriques à suivre ses instructions. Les évêchés de Grenoble, Montpellier, etc.134 se rallient à leur tour. Cela incommode le Saint-Siège135 et le gouvernement de Casimir-Périer. En effet, cette « fronde » épiscopale se produit quelques semaines seulement après la secousse provoquée par le discours de Spuller au sujet de l’esprit nouveau. Le ministère se trouve menacé sur sa gauche qui crie à la trahison136 et menace d’interpellation à la Chambre. Il est certain que ce danger pèse considérablement sur les décisions de Spuller ; toutefois, il ne faut pas seulement voir dans sa politique ferme une tactique politicienne, dont le seul but est de se maintenir au pouvoir. La manière dont Spuller gère le cas de Mgr Coullié témoigne, avant tout, de son refus de capituler devant les prétentions de l’Église en matière de pouvoir temporel.
96Les discussions qui aboutissent, le 19 avril 1894, aux sanctions de privation de traitement et renvoient le prélat de Lyon devant le Conseil d’État, si elles paraissent disproportionnées et arbitraires à la droite conservatrice137, ne semblent pas suffisantes pour calmer les radicaux qui voient dans cette affaire la solution permettant de faire tomber le gouvernement. Pourtant, le ministre de l’Instruction, soutenu par le président du Conseil, ne fait preuve d’aucune faiblesse. À peine les sanctions édictées, il rédige une circulaire aux évêques leur demandant de lui faire parvenir, dans un délai de huit jours, une copie des instructions communiquées aux fabriques. Cette circulaire que le nonce juge rédigée en « termes hautains »138 choque l’épiscopat qui considère que Spuller outrepasse ses attributions. Pourtant, le ministre, enclin à calmer le débat religieux, demande également à tous les évêques de lui transmettre leurs observations au sujet du nouveau règlement. Parallèlement, il confie au nonce son souhait de rechercher ensemble les solutions, mais à la condition que les conseils de fabriques respectent la loi en vigueur, faute de quoi il serait obligé de les poursuivre139. Cette précision énergique réjouit la presse d’extrême-gauche – sans que cela la fasse changer de ton à l’égard du ministre auteur de l’esprit nouveau. Pour leur part, les journaux modérés critiquent le ministre qui arrivé avec un programme d’apaisement, agit comme au pire moment de la guerre religieuse. De plus, cette circulaire « fait sur l’esprit du Saint-Père la plus pénible impression »140. Comment en était-on arrivé à une telle situation de la part d’un ministre qui, depuis plusieurs années, œuvrait pour pacifier les relations de l’Église et de l’État ?
97L’élément-clé de cette crise réside dans la situation politique dans laquelle se trouve rapidement le ministère Casimir-Périer. Il affiche d’emblée sa volonté de mener une politique d’apaisement qui provoque le mécontentement des radicaux et des conservateurs royalistes. Les premiers voient dans ce programme une nouvelle trahison des opportunistes prêts à tout pour ne pas prendre en compte les revendications sociales. Pour les seconds, s’opposer au gouvernement est un moyen de lutter contre la politique du Saint-Siège qui, par l’encyclique Au milieu des sollicitudes, condamne définitivement les possibilités de restauration monarchique. Dans cette configuration, la marge de manœuvre de Spuller est étroite au regard de ses intentions initialement affichées. Pour chaque camp, il devient l’homme à abattre ; les uns pour sauver la République, les autres pour permettre un retour à l’ancien régime. Ainsi, chacun oscille entre espérance et opposition face à ses décisions et reste très éloigné de l’idée que Spuller se faisait de l’apaisement.
98Pour lui, cette politique de pacification religieuse est indispensable pour enraciner le régime et pour lutter contre les prétentions de l’extrême-gauche. Cependant, il n’est pas prêt à laisser l’Église empiéter sur les prérogatives de l’État. Selon lui, la loi, bonne ou mauvaise, s’impose à tous et doit être appliquée dans l’attente d’un changement ou d’une amélioration. Foncièrement hostile à tout acte de rébellion qui met en péril l’ordre social établi, il se présente ouvert à la discussion, à la concertation, mais dans le strict cadre de la loi. Son action répressive s’exerce dans le cas étudié ici sur les tenants d’un pouvoir spirituel primant sur le pouvoir temporel. Mais, au moment où il prend ces dispositions, il n’a pas seulement en tête de limiter les prétentions des cléricaux. Son action s’adresse aussi – et surtout – de manière détournée aux socialistes et aux anarchistes qui : « se figurent que les hommes peuvent et doivent être lâchés à travers le monde sans frein ni règle, comme des bêtes féroces, (…) ce serait soumettre l’humanité à un état qui n’a jamais existé. (…) La soumission aux lois est le vrai fondement de toute société libre. (…) la soumission, c’est le commencement de la perfection »141.
99La progression de ces nouveaux courants politiques, alors que les conservateurs royalistes sont sur le déclin, convainc Spuller de la nécessité impérieuse – pour sauvegarder sa définition de la République et sa lecture de la Révolution française – d’ouvrir le régime aux ennemis d’hier, ce qui permet à la fois de contenir l’Église et de l’utiliser dans la lutte contre l’extrême-gauche qu’il souhaite exclure de l’exercice légitime de la politique. Et c’est pour parvenir à ce résultat que le gouvernement ne peut faire preuve d’aucune faiblesse dans l’application de la loi. Mais cette attitude ne satisfait aucun camp.
B. La crise de « l’esprit nouveau »
100Avant d’aborder la constitution du ministère de Casimir-Périer, revenons brièvement sur les conditions dans lesquelles se tiennent les élections législatives d’août-septembre 1893. Le scrutin se déroule dans une atmosphère tendue qui fait à la fois suite à la mort du Général Boulanger et au scandale de Panama ; deux événements qui agitent en profondeur la classe politique française en exercice depuis l’avènement du régime républicain.
1. « La combinaison Spuller »
101Le scandale de Panama éclate à l’automne 1892, alors que le pays entre dans une année électorale142. La publication des noms par les journaux (nationalistes et boulangistes) jette l’opprobre sur l’ensemble des parlementaires. Toutefois, jamais dans la presse ni dans la commission d’enquête le nom de Spuller n’est cité, alors que certains de ses proches comme Rouvier, Hébrard sont atteints par cette affaire. Spuller, récemment élu sénateur de la Côte-d’Or, n’a pas eu à affronter ce difficile scrutin pour les républicains de gouvernement, mais, député à l’époque des faits, il fut soupçonné. Cette secousse dans le monde politique ne parvient pas, en dépit de l’espoir des nationalistes et des socialistes, à ébranler les fondations du régime. Les électeurs ont découvert les collusions de la sphère financière et de la sphère politique et se saisissent du scrutin législatif pour manifester leur méfiance en matière d’argent. Si des motifs liés au Ralliement et à la politique d’apaisement expliquent pour partie l’affaiblissement de la droite conservatrice, ce scrutin se caractérise surtout par un renouvellement profond du personnel politique dans son ensemble143. Les républicains, avec plus de trois cents sièges, sont majoritaires au Parlement, mais ils sont très divisés à la fois sur l’interprétation du scrutin et sur la politique à mener. Une polémique s’engage par le biais de la presse républicaine. Spuller y prend part pour réaffirmer que, selon lui, rien n’a changé depuis 1871 et qu’aujourd’hui comme hier « il faut à la France un gouvernement (…) pour l’élever, la conduire, la régler, la contenir, la modérer dans sa fougue, la ranimer dans ses défaillances, pour lui assurer enfin, au sein de la liberté, l’ordre sur lequel doit reposer une société paisible et laborieuse comme la nôtre et le progrès sans lequel il n’est pas d’ordre véritable »144. Cet appel aux aspects conservateurs ne satisfait pas l’ensemble des républicains modérés, ni a fortiori les radicaux. Ainsi, au cours de la législature, les alliances mouvantes génèrent une forte instabilité.
102Lors de la rentrée des Chambres, le Cabinet Dupuy se trouve donc dans une configuration inédite, difficile à gérer. En novembre, abandonné par les ministres proches des radicaux, il démissionne. Inquiété par l’importance de la question sociale qui a structuré la campagne électorale, le Président de la République Carnot souhaite barrer la route au socialisme et à l’anarchisme. Le pouvoir doit donc être remis entre les mains d’un homme de discussion et de consensus. Aussi demande-t-il à Casimir-Périer – alors président de la Chambre – de former le gouvernement. Celui-ci était probablement « l’un des hommes les plus capables de grouper autour de lui les chefs de la majorité »145, mais tourmenté par la nouvelle composition de la Chambre et par la rivalité qui l’oppose à Carnot146, il décline la proposition. La tâche de Carnot se révèle difficile ; sollicités, Brisson et Bourgeois se récusent également. C’est alors qu’il pense à Spuller. Ils se connaissent depuis la Défense nationale, mais ils n’ont jamais été intimes. Plus tard, ils ont siégé ensemble au Conseil général de la Côte-d’Or et figuré sur la même liste aux législatives de 1885. Mais, en dépit de leur proximité politique, ils n’ont pas transcendé la barrière sociale qui les sépare.
2. La consécration de la confiance ou le ministère Casimir-Perier
103Membre du Parlement depuis dix-sept ans, précurseur de l’opportunisme auquel il est resté fidèle, Spuller est reconnu comme un personnage politique intègre et appliqué : « Son honnêteté est au-dessus de tout soupçon. La gravité de sa conception politique et le sérieux un peu pesant de son travail empêcheront qu’on sourie par avance du gouvernement qu’il va essayer de former »147.
104Auteur de l’Histoire parlementaire de la Seconde République et président de la commission d’enquête sur les ouvriers (1884) il a, à de multiples reprises, exposé ses positions sur la question sociale. Certes, depuis l’affirmation d’un électorat d’extrême-gauche, il ne défend plus avec Gambetta « qu’il n’existe pas de question sociale », mais il persiste à refuser d’y voir une question spécifique qui n’apporterait qu’une division néfaste de la société française : « Nous disons au peuple, dont nous sommes issus, auquel nous restons attachés, ne pouvant pas séparer notre cause de la sienne : c’est tous ensemble, unis et associés dans un même mouvement de confiance et de fraternité sociale que nous devons nous acheminer vers les régions supérieures d’un plus grand bien-être et d’une plus sérieuse amélioration morale »148.
105En lui confiant, dans les derniers jours du mois de novembre 1893, la mission de former le ministère, le Président Carnot sait qu’il s’adresse à un homme que les discours tenus par les socialistes et par les anarchistes inquiètent désormais davantage que les velléités du parti clérical moribond. De plus, depuis plusieurs années, Spuller s’est déclaré favorable à la paix religieuse.
106C’est donc à un proche politiquement, à un homme rodé à l’exercice du pouvoir et à un grand connaisseur du jeu politique national que le Président confie la formation du Cabinet contraint d’apprivoiser la nouvelle Chambre. Ce n’est pas seulement en vertu de ses qualités personnelles que Carnot se tourne vers Spuller. Avec un parcours politique commencé à l’époque de la lutte contre l’Empire, il incarne une certaine définition de la pensée républicaine. Cet intime de Gambetta, ce collaborateur de Ferry, fait figure de père fondateur du régime. Avec lui c’est l’esprit de l’ancienne génération, pourtant victime du scrutin de 1893, qui se réinstalle à la tête de l’État. Aussi cette nomination marque-t-elle dans la carrière politique de ce représentant des « couches nouvelles », la consécration de la confiance.
107L’offre qui lui est faite est diversement accueillie par la classe politique. Les organes opportunistes souhaitent que : « Spuller mène à bonne fin la tâche qu’il a acceptée avec son dévouement habituel »149. Les radicaux et les nationalistes – tendance Barrès – sont, pour leur part, indignés par cette nomination. Ils se déclarent hostiles à Spuller et à ce qu’il incarne et disent s’inquiéter de la future politique extérieure du pays. Pour eux, désigner Spuller « à la présidence du Conseil est offensant pour la Russie et plus funeste à notre pays que la perte d’une bataille », car c’est compromettre la signature de l’alliance Franco-Russe à laquelle ils sont particulièrement attachés pour lutter contre la Triple alliance. C’est donc avec virulence qu’ils dénoncent cet « anglomane qui est aussi germanophile »150 et la tentative de formation d’un « Cabinet Anglo-Allemand »151. La presse conservatrice réagit comme à chaque changement de ministère, oscillant entre raillerie et mépris. Néanmoins, il faut désormais tenir compte des ralliés, parmi lesquels certains accordent quelque confiance à cette expérience152.
108La lecture de la presse, si elle illustre les diverses tendances politiques et donc reflète surtout l’éclatement et les antagonismes de la classe politique française en cette fin d’année 1893, témoigne aussi des difficultés que doit affronter Spuller. En dépit de sa partialité et des réserves qu’elle nous impose, elle demeure le seul matériel permettant de tenter de cerner l’état d’esprit de Spuller. Notre recherche dans les fonds d’archives de ses proches ne nous a pas permis de connaître dans quelles dispositions il se trouve. De plus, il n’a guère abordé, dans ses écrits, les premiers moments de cet épisode ministériel que l’historiographie nomme « la combinaison Spuller »153 qui peut être divisé en deux étapes.
109Spuller est mandé à l’Elysée le matin du 29 novembre 1893. Aussitôt, il se rend au domicile de Raynal, puis de Burdeau autour desquels il souhaite construire l’armature de son équipe154. Tous deux acceptent sur le champ. Les trois hommes se partagent les principaux portefeuilles : « Spuller se réserverait la présidence du Conseil, le ministère de l’Instruction publique ou celui des Affaires étrangères, en marquant une préférence pour le premier. M. Burdeau a accepté les Finances et M. Raynal l’Intérieur »155. Une partie des journaux annonce cet arrangement, mais reste réservée quant à sa réalisation. Conscients du peu de fiabilité de leurs informations que seuls, « MM. Carnot et Constans pourraient nous fixer » et, malgré les démarches effectives de Spuller dont bruisse le tout-Paris, ils sont nombreux à considérer que Spuller se leurre « dans son beau rêve » quand « à l’heure présente, il se croit encore président du Conseil »156. En effet, chacun sait que Carnot n’a sollicité Spuller qu’après avoir enregistré plusieurs refus. Si Spuller incarne une certaine définition de la République, il demeure aux yeux de la nouvelle génération, désormais majoritaire à la Chambre, un homme politique obsolète. Les conditions de ses réélections à la députation depuis 1885 et l’échec du ministère Tirard attestent le processus de marginalisation du jeu politique, dont son élection au Sénat peut être lue comme le signe perceptible. Depuis plusieurs années, sa présence sur la scène politique revêt davantage l’apparence d’une carrière de notable provincial que celle d’un homme politique d’envergure nationale. Si sa nomination inquiète et/ou fait sourire, elle est surtout une surprise interprétée comme un pis-aller : « L’idée macabre de M. Carnot de ressusciter M. Spuller a produit un premier mouvement de profonde stupéfaction. On ne pouvait y croire. Personne n’avait vu cette indication se dégager des élections générales »157.
110Spuller semble avoir rapidement compris que son passé ne lui permettait pas de pousser plus loin ses démarches, car les nationalistes de tout bord s’opposeraient à chacune de ses décisions. Probablement déçu et blessé du peu de reconnaissance faite à l’ardeur et à la longévité de son engagement politique, il ne renonce pas et change radicalement de stratégie. Puisqu’il ne peut pas être président du Conseil, tant pis, il agit de manière à être l’homme qui a dénoué la crise, qui a trouvé la meilleure solution pour le pays, tout en s’assurant une position-clé dans le futur gouvernement. Il se tourne donc vers Casimir-Perier et se fait fort de vaincre ses réticences. Ce revirement est en réalité un échec, car il témoigne de son manque de surface politique et de son impossibilité à fédérer les républicains sur son nom, mais c’est aussi la preuve persistante de son infirmité sociale à briguer de telles responsabilités. Venu d’en bas, il s’est imposé mais il demeure aux yeux de beaucoup de parlementaires un administrateur, en aucune façon il n’est perçu comme digne et capable d’occuper l’une des plus hautes positions de l’État.
111Aussi, pour effacer de son parcours politique cette tache, il reconstruit dans ses discours, puis dans ses écrits, les événements selon une interprétation plus flatteuse pour lui : « Cette combinaison aurait réussi, je n’en doute pas, si j’en avais poursuivi la réalisation ; elle n’a pas abouti, tout simplement parce que jamais, à aucun moment, je n’ai voulu faire autre chose que ce que j’ai fait »158. Il se présente comme l’homme ayant réussi à convaincre le plus digne d’entre tous d’accepter les responsabilités qui lui incombent. Il insiste sur son propre rôle et sur la double légitimité de Casimir-Perier ; légitimité électorale d’abord, mais aussi légitimité sociale. « Ce choix [de Casimir-Perier] indiquait visiblement la volonté formelle (…) de se conformer aux indications du suffrage universel. (…), songez, Messieurs, dans quel rang de la société il est né, quel grand nom parlementaire est le sien et comme il le porte dignement ». Par ce type de déclaration, il apparaît qu’il a conscience que l’origine sociale est origine et source de légitimité politique et donc, de sa propre illégitimité. Se déclarer en accord avec ce comportement l’autorise à donner cette version de la « combinaison Spuller » dans laquelle il se met en scène comme étant avant tout au service des intérêts de la nation : « Pourquoi ai-je décliné non pas cette mission de confiance, mais les conséquences même de cette mission ? En voici la raison. Je dois d’abord vous déclarer (…) que vu les circonstances politiques où nous étions alors (…) je n’ai eu qu’une pensée dominante : rendre la Chambre à elle-même, en dissipant le malentendu qui s’était produit dans ses premières séances. Je regardais, en effet, comme nécessaire que ce fût en quelque sorte la Chambre elle-même qui constituât le premier cabinet de la législature, en se conformant aux volontés du suffrage universel. Voilà pourquoi (…) j’ai usé pour faire revenir M. Casimir-Perier sur sa décision première. (…) J’ai voulu obéir à la volonté souveraine de la France »159 et « Je me suis effacé dans l’intérêt de la République, devant la personnalité éminente de M. le président du Conseil »160.
112Vouloir « obéir à la volonté souveraine de la France » est la plus valorisante des interprétations lui permettant de dissimuler son propre échec. Cette explication ne va pas de soi car, depuis les débuts de la Troisième République, ce n’est pas la première fois que le candidat incarnant les aspirations des électeurs n’est pas porté à la présidence du Conseil et ce même s’il occupe « le perchoir », comme en atteste le cas de Gambetta que Spuller ne peut ignorer.
113Cependant, il demeure exact que c’est en partie grâce à son implication et à ses démarches qu’est résolue la crise de novembre 1893. Casimir-Perier se laisse convaincre, mais il n’est plus question de lui confier le portefeuille des Affaires étrangères car, même s’ils sont majoritaires à la Chambre, les républicains savent qu’ils auront besoin du soutien des radicaux, irréconciliables avec la politique extérieure de l’ancien ministre de Tirard. Mais son rôle dans les négociations qui aboutissent à la formation du gouvernement ne permet pas non plus de le reléguer dans une position subalterne. C’est donc naturellement que Spuller « l’instituteur politique et moral de la démocratie »161 reprend le ministère de l’Instruction publique et des Cultes.
3. Ministre de l’Instruction publique, une fonction qui s’impose à l’image qu’il incarne
114Ayant beaucoup écrit et parlé sur ce thème, une large partie des républicains lui accorde dans ce domaine une légitimité incontestable sur laquelle il compte pour établir les bases de sa nouvelle nomination. Celui qui en 1879 écrivait « tout l’avenir de notre démocratie est dans l’éducation, (…) elle est la réforme maîtresse (…) tout le problème des destinées de la Révolution se réduit à savoir qui aura le gouvernement des esprits dans le monde moderne »162 se sent particulièrement en droit de rappeler qu’il « a donné la preuve, au mois de novembre dernier (1893) de l’ardeur et de la sincérité de [ses] convictions dans ce domaine ».
115Spuller reconstruit cet épisode en s’appuyant sur des faits ; néanmoins, il les réinterprète, lorsqu’en 1894 il déclare que c’est en raison de son engagement antérieur en faveur de l’instruction et donc, de la légitimité qui en découle, qu’il pouvait réclamer ce portefeuille : « J’ai demandé pour toutes récompenses des efforts que j’avais pu faire pour dénouer la crise parlementaire, de me permettre de retourner au ministère de la rue de Grenelle afin d’y reprendre la tâche que j’avais commencé sept ans auparavant dans l’intérêt de notre grande démocratie »163. Même si Spuller traduit à sa convenance les raisons qui président à son retour au ministère de l’Instruction publique, il demeure vrai que sa conception de l’éducation du peuple convient à un gouvernement qui entend lutter contre les progrès des idées socialistes et anarchistes, en replaçant la question sociale en dehors du cadre politique.
116M. Carnot comme Casimir-Perier savent que cet ancien acteur du vote des lois scolaires, ce militant énergique de « l’article 7 », ne se trouve plus dans le même état d’esprit. Lors de sa première expérience dans le Cabinet Rouvier, il s’est employé à expliquer que le vote des lois laïques impliquait que l’on avait changé d’époque et que l’on ne devait plus imposer, mais expliquer. En revenant rue de Grenelle, Spuller veut mener une politique « de même inspiration et [ayant] les mêmes visées que la précédente ». La manière dont il insiste sur les erreurs et les incompréhensions des socialistes montre que pour lui, désormais l’ennemi est à gauche. Un livre comme L’Évolution politique et sociale de l’Église et ses articles favorables aux positions de Léon XIII témoignent de ce changement de perspective. Il est donc bien, en dépit de ses réticences et de ses craintes sur l’évolution de Rome, l’homme capable de lutter contre les dangers de l’extrême-gauche.
117Ce changement d’adversaire que Spuller s’emploie à présenter comme découlant naturellement « de l’opinion [qu’il a] de tout temps professée »164 est perçu comme un revirement politique majeur à la fois par ses compagnons de route et par la nouvelle génération. Lui qui, dans les premières années de la République, était considéré comme à la gauche de Gambetta paraît trahir les positions qu’il défendait alors. À force de prêcher l’union des républicains sans comprendre que la pérennisation du régime en était le principal obstacle, en s’alignant sur la conception de Ferry selon qui le péril était désormais à gauche, celui qui partageait la harangue de Gambetta « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », devient suspect de cléricalisme. Ranc écrivait maintenant de ce pilier de la crise du 16 mai : « on dirait vraiment que le Pape lui appartient »165.
118Son retour à l’Instruction publique est donc dans une large mesure critiqué par les républicains, sans pour autant satisfaire les partis conservateurs. Dans ces conditions, Spuller savait que le moindre faux-pas lui serait fatal.
4. Le piège de « l’esprit nouveau » ou le consensus de la critique
119Le gouvernement était issu de l’alliance des opportunistes et des progressistes. Proches des opportunistes dans l’idéal, ces derniers se séparent d’eux par la méthode et aspirent à les exclure de la direction des affaires dans l’espoir inavoué de les remplacer. Les radicaux, inquiets de leur éviction dans les grandes villes au profit des socialistes et de l’échec de certains de leurs chefs, inclinent à l’unité tout au moins temporairement. Le gouvernement, ne disposant pas d’une réelle majorité, était tributaire des renversements d’alliance.
120Aussitôt investi, il se trouve en proie à une grande agitation. Le 9 décembre 1893, l’anarchiste Vaillant lance une bombe à la Chambre des députés. Le gouvernement, pour montrer sa détermination, répond immédiatement par le jugement et la condamnation à mort de Vaillant. Ce faisant, il prouvait son attachement aux institutions à un moment où ses opposants en doutaient publiquement en s’appuyant sur les incertitudes suscitées par le discours d’investiture de Casimir-Perier.
121Mais aussitôt, deux événements, en eux-mêmes sans grande gravité, monopolisent le débat politique. L’affaire des fabriques relançait la question de la paix religieuse, inquiétait les ralliés et provoquait la rupture des radicaux. Ces derniers s’estiment trahis et, pour sonder les dispositions du gouvernement, relancent la question sociale par le biais de la loi sur les syndicats qu’ils souhaitent voir étendue aux personnels d’État. En tant que principal employeur de l’État, le ministre de l’Instruction publique et des Cultes se trouve au premier rang des attaques et des sollicitations.
122Cette ambiance oblige Spuller à dévoiler rapidement le fond de sa politique, sans lui laisser le temps d’expliquer, de convaincre.
123Ces demandes et revendications antagonistes de la part d’individus qui plaçaient en lui une certaine confiance – fondée, il est vrai, sur de l’incompréhension – le conduisent à tous les décevoir. Il semble qu’il ne fut pas conscient de ce processus. Peut-être est-ce en partie pour cela qu’il persista à mettre en pratique, sans jamais en dévier, le programme qu’il énonçait depuis de nombreuses années ?
124Au début de mars 1894, Spuller peine à sortir de la crise provoquée par l’entrée en vigueur de la nouvelle loi sur la comptabilité des fabriques. Son attitude, considérée comme cléricale par les uns et intransigeante par les autres, aboutit à un mécontentement général.
125Son attitude dans cette crise n’est pas une rupture dans la politique qu’il défend depuis déjà presque dix ans, notamment. À la Chambre comme dans La République française, il ne cesse de développer les motifs de son adhésion à la nouvelle orientation politique désirée par le Saint-Siège. C’est d’ailleurs dans le but d’en montrer la continuité qu’il publie L’Évolution politique et sociale de l’Église qui est conçue comme un livre programme.
126Il s’agit de ses articles parus sur ce thème entre 1890 et 1892. Ils sont précédés d’un avant-propos, du 27 novembre 1892, où il expose ses craintes et ses idées pour préserver la République de deux dangers inédits : le Ralliement et la propagation des idées socialistes. À sa lecture, il apparaît que Spuller savait qu’il risquait d’être taxé de cléricalisme, y compris par les membres de son parti ; mais il se déclare prêt à les braver dans le seul but de remplir les exigences que lui imposent ses devoirs d’homme politique et de citoyen. « Il n’est pas d’un homme public de s’émouvoir des iniquités de la polémique et je n’ai pas à me défendre ici d’être ou de ne pas être clérical. Je cherche la vérité et je la dis : c’est là tout mon souci et tout mon devoir. (…), après quarante années d’études incessamment poursuivies avec la plus grande bonne foi, du joug de toute religion positive, la cause de l’Église n’est pas la mienne. Telle est cependant la violence des passions soulevées par la guerre à soutenir contre le cléricalisme, que toute modération à l’égard de l’Église expose celui qui en use à passer pour clérical ».
127Spuller avait conscience que cet ouvrage risquait de lui nuire, mais il se résout à le publier car il a « la conviction bien intime et bien profonde qu’il peut servir encore à l’instruction politique de [son] parti : [il la lui] offre comme un nouveau témoignage de [son] indéfectible attachement à sa cause »166. La République prise entre les ambitions de l’Église et celles de l’extrême-gauche risque de voir pervertir sa philosophie première. Ces deux « groupes » en prétendant soit se rallier, soit posséder la définition légitime du régime ne pensent, selon lui, qu’à étouffer le régime à leur profit. Et ce danger lui paraît d’autant plus grand que les deux écoles, pourtant antagonistes, peuvent non se réunir, mais du moins lutter sur le même terrain – celui de la question sociale – et menacer ainsi les bases libérales du régime issues des théories de 1789 : « il y a une poussée évidente contre la liberté du travail et même contre le principe de la propriété, comme l’a entendu et compris la Révolution, et l’évolution sociale de l’Église ne peut que donner des forces nouvelles à cette poussée »167. « Il n’est pas difficile de prévoir que l’Église qui abandonne les rois va se retourner du côté des foules afin de se retremper dans leur sein »168. C’est là le sens de l’Encyclique Rerum Novarum : « L’Église fait un pas du côté des foules, maintenant que détachée des princes et des monarchies, il lui faut un autre point d’appui ; et c’est là ce qu’il faut bien voir et méditer »169.
128Spuller a été impressionné par les nombreux congrès sociaux catholiques et par les prédications à forte résonance sociale des prêtres soumis à la direction du Pape170. Il craint que l’Église ne s’empare du peuple par un programme socialiste et ne le soulève contre la République. C’est pour éviter cela qu’il exhorte les républicains à recevoir les ralliés sincères, non « sans faire acte de discernement et de jugement. Ceux-ci entrent dans la République pour la servir : il faut les accueillir avec joie. Ceux-là frappent à la porte de la République pour la saper : il faut les remettre sur la route »171.
129Il souhaite que l’Église professe désormais seulement dans les lieux de culte ; ce qu’il considère être l’unique moyen pour empêcher le piège de la multiplication des partis cléricaux dont la séparation de l’Église et de l’État selon lui, résulterait inévitablement172. Il redoute davantage les partis inspirés du socialisme chrétien que ceux de type monarchiste conservateur. L’Église, à son tour, se tourne vers les foules qui, elles-mêmes, la sollicitent, comme en témoignent les pèlerinages des ouvriers français à Rome entre 1882 et 1891 auxquels Léon XIII a répondu par « la fameuse encyclique « De condione opificum » qui annonce que la question sociale passe au premier rang des préoccupations de l’Église »173. Pour Spuller, même si l’Église nie son propre glissement vers les théories socialistes, en voulant dissuader les expériences comme celles d’Albert de Mun, il demeure effectif car « les répugnances de Léon XIII à se servir de tel ou tel mot ne sont, à vrai dire, d’aucun intérêt. Du moment qu’il se laisse appeler le Pape des ouvriers, bon gré mal gré, il fait du socialisme chrétien »174. Cette attitude du Pape, auquel s’allient les conservateurs, constitue à ses yeux le problème politique crucial de la période. Les partis conservateurs ne font plus recette, comme l’ont montré les élections de 1893. Spuller pense que, dans leur immense majorité, les Français aspirent à la paix religieuse, aussi accepter les ralliés sincères et la création d’une droite républicaine permettrait de réduire à néant les aspirations des conservateurs – en faisant que « désormais la religion se tienne dans les temples et n’en sorte plus »175 – et de déjouer le piège du Ralliement qui, sans le garde-fou du Concordat de 1801 « qui si défectueux qu’il soit, si caduc qu’on se le représente »176 dote l’État d’un droit de police indispensable sur les Cultes.
130Sa position est, somme toute, relativement simple. Il considère la République fondée177 aussi ; en s’appuyant sur les droits de l’État, sur les lois laïques et sur le Concordat, elle n’a plus rien à redouter des conservateurs. Son principal adversaire se trouve désormais sur sa gauche et il redoute une union, même ténue, entre les débris du parti conservateur et les masses grossissantes de l’extrême-gauche178. C’est donc dans une volonté de préservation des institutions en vigueur qu’il souhaite la réalisation de la politique d’apaisement. Accueillir les ralliés sincères n’est pas pour lui un changement de programme. C’est seulement continuer la politique de républicanisation de la nation179.
131Il y a chez Spuller une continuité de pensée : défendre la République par l’union de tous les républicains, mais les rangs des républicains sont appelés à grossir sans cesse180.
132Ainsi, en prônant l’apaisement qui autorise le ralliement, il ne pense pas que soient justifiées les accusations de trahison dont il est la cible de la part des radicaux, mais aussi de ses proches comme Arthur Ranc181. Pour lui, il ne fait que poursuivre encore et toujours la même politique et c’est ainsi qu’il faut comprendre « l’esprit nouveau » qu’il proclame à la tribune le 3 mars 1894 ; ce « gros mot qui va envenimer les luttes entre républicains »182.
133Le ministre répond à une question du député de la Seine, Denis Cochin, au sujet d’un arrêt du conseil d’État portant annulation d’un arrêté du maire de Saint-Denis qui interdisait sur la voie publique l’exhibition de tout emblème religieux183. Cette nouvelle affaire se produit alors que le gouvernement peine à sortir de la crise des fabriques. Spuller semble gêné, mais il ne peut se dérober. Aussi, fidèle à ses principes, il répond en faisant usage d’un argumentaire profondément légaliste qui, dans la première partie de son discours, laisse penser sur les bancs de la gauche que les avertissements envoyés au gouvernement ont été entendus. En effet, le ministre insiste sur « la plénitude du pouvoir municipal » avec laquelle a agi M. Walter, maire de Saint-Denis, et rappelle « la parfaite légalité de la décision municipale en ce qui touche le droit d’interdiction de toute cérémonie religieuse en dehors des édifices affectés au culte ». Et se déclare convaincu de l’importance qu’il y a pour garantir l’ordre et la paix publique que « seule l’autorité publique ait le droit de juger si telle manifestation extérieure est ou n’est pas permise, peut ou ne doit pas être tolérée ». Ce qui constitue l’une des prérogatives essentielles de l’État.
134Spuller déclare valide la première partie de l’arrêté du Maire de Saint-Denis. Soucieux du maintien de la paix publique, il s’accroche aux textes de lois assurant les prérogatives de l’État. Mais, s’il est en accord avec le premier article de l’arrêté, il se déclare opposé à l’article 2 qui interdit l’exhibition de tout emblème religieux sur la voie publique et, en accord avec le Conseil d’État, il estime que « le Maire a excédé ses pouvoirs ». Cette décision va donc dans le sens traditionnellement voulu par Spuller de maintenir les droits de l’État, ce qui explique le maintien du premier article, néanmoins dans les circonstances politiques actuelles le gouvernement a voulu montrer : « qu’il était temps de s’inspirer dans les questions religieuses du principe supérieur de la tolérance, (…) je déclare qu’il est absurde dans une société bien réglée, qu’on se dispute pour des affaires religieuses, qu’on se querelle à propos d’emblèmes religieux. Je dis qu’il est temps de résister à tous les fanatismes, quels qu’ils soient, de lutter contre tous les sectaires à quelques sectes qu’ils appartiennent. Je dis que sur ce point vous pouvez compter à la fois sur la vigilance du gouvernement pour maintenir les droits de l’État et sur l’esprit nouveau qui l’anime et qui tend à réconcilier tous les citoyens dans la société française ».
135En déclarant l’esprit nouveau, Spuller renvoie dos à dos cléricaux et anticléricaux, en un mot, tous ceux qui ne veulent pas de la République libérale et conservatrice mise en place par les républicains de gouvernement. Pour ce déiste, la religion doit être une affaire personnelle ; aussi, du moment qu’elle respecte ce postulat, la République lui doit protection en vertu du principe inaliénable de la liberté de conscience.
136Mais à peine le mot était-il tombé de sa bouche que sur tous les bancs on entra en effervescence. On demandait au ministre de s’expliquer sans que personne ne semble prêt à entendre ce qu’il avait à dire. Aussitôt, à la demande de Henri Brisson et avec l’aval du gouvernement, la Chambre transforme la question en interpellation. Casimir-Perier insiste même « pour que la discussion ait lieu immédiatement ». Spuller devait donc répondre sur le champ à la tempête que venaient de soulever ces deux mots qui dans son esprit résultaient d’une longue réflexion. Il devait répondre aux propos blessants et aux accusations de trahison qui sont immédiatement proférés du côté gauche de l’hémicycle.
137Il entendait par esprit nouveau, la mise en place nécessaire « d’une politique différente de celle qui a prévalu jusqu’à ce jour ». Si la réaction violente des radicaux s’explique à la fois par l’hostilité qu’ils vouent au ministre et par leur opposition à la politique conduite par Rome, celle de Brisson, ami de longue date de Spuller, témoigne du refus des anciens – Brisson, Scheurer-Kestner etc. – de renoncer à défendre la République de l’ennemi qu’incarne le cléricalisme. Même s’ils ne se montrent pas hostiles au Ralliement, ils refusent d’abandonner le terrain face aux revendications impérialistes de la religion. L’interpellation de Brisson est donc très explicite et ne cherche que l’éclaircissement de cette question : « Je demande donc à Monsieur le ministre (…) de bien vouloir expliquer, à la tribune, ce qu’il entend par cet esprit nouveau qui anime, à la différence des Cabinets qui l’ont précédé, le gouvernement qui est sur ces bancs »184. La rupture avec les gouvernements précédents induite par ces deux mots, apparaît donc aux compagnons de route de Spuller comme une trahison à l’égard de l’esprit républicain insufflé par les tombeurs du césarisme185.
138Contraint de s’expliquer immédiatement, c’est un homme blessé, par la violence des invectives, qui monte à la tribune. Il sait qu’il dispose du soutien des deux principaux personnages de l’État. Pourtant, ce n’est que brièvement qu’il évoque ce point. Dans son discours, il s’emploie surtout à dissoudre le malentendu en rappelant que ses conceptions n’ont pas changé. S’il parle aujourd’hui d’un esprit nouveau, c’est seulement : « que ce qui était possible, nécessaire en 1877, n’est ni possible ni nécessaire en 1894, et que telle politique que nous avons dû faire autrefois serait aujourd’hui dangereuse »186. Fidèle à la politique opportuniste de Gambetta, la seule chose nouvelle qu’il perçoive dans son attitude « c’est d’oser le dire [car] le pays n’en est plus sur la question religieuse au point où il en était il y a dix ou quinze ans ». Non que la nation se soit complètement déchristianisée sous l’effet de l’enracinement du régime, mais l’Église a changé de tactique et cherche maintenant à se rapprocher des foules par le biais de la question sociale pour en reprendre la direction187. Cet argument que l’on feint sur la gauche de prendre pour une nouveauté, Spuller le soutenait déjà dans ses articles notamment, entre 1890 et 1892188.
139Néanmoins, il semble qu’il se soit laissé emporter par la virulence du débat. Si certains voient dans son attitude, non celle d’un homme politique, mais celle d’un philosophe189 et sans qu’il ne dise davantage dans ce discours que ce qu’il défendait dans La République française, le condensé qu’il en fait contient tous les éléments nécessaires à ses adversaires pour hurler à la trahison, à l’abandon « de l’esprit ancien de la République ». Spuller semble perdre le contrôle de ses propos lorsqu’il évoque « la politique vexatoire, tracassière » à laquelle la République soumet encore trop souvent l’Église et, au travers d’elle la liberté de conscience. Sur les bancs de la gauche, les députés excédés traduisent ces phrases comme la preuve du revirement du ministre qui désormais nie les méthodes qui hier encore ont permis de sauver le régime des prétentions de l’Église. Aussi la « tolérance » réclamée par Spuller n’est pour eux que le signe de l’abdication devant Rome ; « du pacte passé avec l’Eglise »190.
140En dépit du soutien immédiat de Casimir-Perier, cette séance de la Chambre marque la fin de la vie politique d’Eugène Spuller, alors même que sa majorité votait l’ordre du jour du président du Conseil et donc, la confiance au gouvernement191. La puissance de la polémique fut telle que Spuller ne put exposer sereinement ses positions. Au-delà de ces conséquences, cet épisode révèle surtout la distance existant entre ses positions et celles majoritaires dans le camp républicain au milieu des années 1890.
141Les idées exposées par Spuller sont-elles le signe de son incompréhension et/ou inadaptation au milieu politique et à ses évolutions ou au contraire indiquent-elles une certaine compétence à anticiper sur les évolutions nécessaires de la République à un moment où le champ politique connaît la plus notable restructuration de la période postérieure à 1871 ?
5. La sortie du jeu politique
142Spuller redoute que l’Église ne s’empare du peuple et ne l’utilise contre la démocratie. Mais, en dépit de ses explications, la plus grande partie des républicains lui reproche de réitérer la faute commise par le premier Empire, la monarchie absolue, puis la constitutionnelle et le Second Empire. Ce point de vue est partagé par de nombreux républicains de gouvernement qui refusent cette méthode sans pour autant considérer que son auteur fasse preuve de trahison. Scheurer-Kestner incarne cette position : « Spuller était allé trop loin, il ne voulut pas se dédire. Je connaissais parfaitement son état d’esprit ; (…) il voyait avec une inquiétude aussi grande que nous monter la vague d’une République catholique. Mais il se flattait qu’à force d’habileté, nous en viendrions à bout. Il estimait qu’en nous mettant en travers de ce mouvement, nous risquions d’être submergés. De là ses coquetteries avec le catholicisme. Loin de provenir d’une confiance aveugle dans la destinée de la République acceptée par les cléricaux, les écrits et les discours de Spuller lui étaient dictés par la crainte de voir le parti républicain perdre la direction des esprits en France. Voilà sa véritable pensée »192.
143Dès la fin de la séance du 3 mars, le tout-Paris est agité par les propos du ministre et la presse y accorde une place de choix. Spuller ne subit pas seulement des attaques, néanmoins la plupart des soutiens qu’il reçoit proviennent d’organes généralement hostiles à la République, ce qui n’est pas fait pour apaiser les tensions et paraît même relever d’une tactique politique : « les uns par leurs soupçons, les autres par leurs éloges (…) travaillent ainsi de concert à miner l’autorité des hommes actuellement au pouvoir »193. Pour la plupart, les journaux conservateurs se déclarent satisfaits des paroles de Spuller, mais ils font une interprétation très différente du sens voulu par leur auteur. Pour exemple, Le Figaro publie des articles où l’on évoque « le courage du ministre »194 et la nécessité de sa politique, tout en publiant parallèlement des caricatures où l’on voit Spuller conduire Marianne à l’autel, légendée : « Que j’entre dans l’Église, ça n’est pas possible, ça, ma petite Marianne ! Mais, après la cérémonie, viens me retrouver en face au café »195. Ce faisant, ils entretiennent la colère des républicains qui considèrent que le but ultime de Spuller est de faire entrer l’Église dans la République196.
144Pour leur part, les partisans du Ralliement sont satisfaits, mais ils n’accordent pas pour autant carte blanche au ministre et demandent davantage. Ils veulent le départ de Dumay – son directeur de Cabinet – que Spuller avait défendu dans la séance du 3 mars. Selon eux, s’il reste en place, le ministre en dépit de ses bonnes intentions aura les mains liées197. D’ailleurs, les propos de Spuller à l’occasion de l’interpellation de Baudry d’Asson, le 10 mars 1894, leur paraissent être la preuve de son caractère changeant qui procède maintenant de manière à se faire pardonner le discours de l’esprit nouveau et à se réconcilier avec les radicaux. Pourtant, en agissant de la sorte, Spuller ne fait que défendre l’État laïque en appliquant les lois en vigueur. Sans renoncer à instaurer un esprit nouveau, il refuse que celui-ci se confonde avec un quelconque signe de faiblesse et, comme en 1892, il persiste à penser : « L’apaisement ! certes, oui. Mais l’apaisement sans la dignité qui donc en pourrait vouloir ? »198.
145Malgré la tourmente, Spuller poursuit la politique à laquelle il a adhéré dès le milieu des années 1880. Toutefois, il ne reste pas sourd aux critiques et son attitude au cours des semaines qui suivent montre qu’il a conscience des risques auxquels elle l’exposait. Sa situation devient difficile car sa politique est discréditée par la violence des invectives dont il est la cible. Au milieu des nombreuses accusations qui lui sont adressées, il semble particulièrement affecté par celle suggérant qu’en parlant de la sorte, lui, le fidèle « Achate », a trahi la mémoire de Gambetta. Aussi les rares fois où il répond à ses détracteurs, c’est sur ce thème qu’il construit sa défense199. Il se définit comme le continuateur de la pensée de Gambetta, non seulement il se présente comme le vrai défenseur de la politique opportuniste – face à Scheurer-Kestner notamment et face aux accusations de trahison des radicaux –, mais aussi il réaffirme son statut d’héritier. En s’appuyant sur la légitimité que lui confère cette position, il cherche également à se parer de la force d’anticipation que la mémoire collective attribue désormais à Gambetta.
146Cette défense ne satisfait pas la majorité de ses contradicteurs et embarrasse même une partie de ses rares soutiens. Pour un ancien orléaniste comme Casimir-Perier, comment se porter indéfectiblement au secours d’un ministre qui entend continuer la politique du « fou furieux » ? De plus, le gouvernement comprend que Spuller en parlant de l’esprit nouveau a été trop loin et surtout trop vite et que la question sociale, qui agite la société et le débat parlementaire, risque de briser la politique du centre chère au président du Conseil. Le 22 mai 1894, le gouvernement, abandonné par une partie des républicains modérés, tombe et avec lui s’achève la vie politique active de Spuller. Dupuy revient aux affaires et s’appuie sur la même majorité du centre, mais Spuller est évincé de la scène politique. Il n’est plus qu’un sénateur parmi tant d’autres, en seulement quelques heures il est définitivement passé de la lumière à l’ombre.
147Comment un changement aussi ténu dans sa manière d’envisager la politique religieuse a t-il pu occasionner une sortie aussi rapide et définitive ?
148La politique d’esprit nouveau divisa les républicains modérés alors qu’en la prônant, Spuller pensait les unir dans une lutte égale contre les prétentions cléricales et les dangers nés des revendications sociales de l’extrême-gauche. En proposant de modifier la forme du combat anticlérical, il rompait avec la tradition républicaine qui avait jusqu’ici assuré la victoire et l’unité du parti dans les périodes de crise. Plus qu’une simple orientation nouvelle sur une question somme toute annexe dans une société fondée sur la laïcité, Spuller parut aux yeux de ses contemporains œuvrer pour une politique fondée sur une alliance nouvelle qui trahissait les fondements même de la République. S’il est vrai qu’en agissant ainsi, il voulait favoriser le Ralliement, ce n’était pas pour ouvrir le régime aux cléricaux, mais pour les museler. Selon lui, l’échéance est proche et ses inquiétudes se réaliseront dès le prochain scrutin législatif : « La question des ralliés ne se posera vraiment qu’aux élections de 1898 : c’est là ce qui explique l’indéfectible patience de Léon XIII. (…) Il pousse le triomphe des ralliés et les radicaux le prépareront »200. Il considère que, faute de permettre l’entrée sous surveillance des ralliés sincères, la lutte entre l’Église et l’État encouragée par les radicaux va à nouveau diviser le pays comme aux pires heures de l’Ordre moral et conduire à sa fin la République conservatrice. En dépit de toutes les voix amies qui s’élèvent pour lui dire qu’il se trompe et que l’Église est toujours le principal ennemi de la République, il persiste dans ses positions et s’exclut ainsi lui-même du jeu politique.
149Le résultat des élections de 1898 a montré qu’il se trompait ; en effet, Méline rencontra les mêmes oppositions. Mais Spuller n’était plus là pour constater l’échec de ses prévisions.
150On ne peut comprendre ces changements à l’égard de l’anticléricalisme sans analyser son comportement depuis la crise boulangiste tant du point de vue de son action politique que de sa position dans le milieu journalistique. Au cours de ces dix années, Spuller est au centre d’un processus de marginalisation produit par des évolutions, des mutations dont il a conscience mais auxquelles il ne peut s’adapter tant par rigueur morale que par manque d’anticipation.
II. Transformations structurelles et pertes de repères : politique, journalisme et histoire
151L’échec de Spuller dans la Seine en 1885 marque un tournant dans sa carrière. Il doit désormais séjourner longuement en province pour se faire apprécier de son électorat et augmenter ses chances de réélection. En raison de l’éloignement et des difficultés de communication, la régularité de ses fréquentations avec les hommes politiques et les journalistes parisiens se trouve profondément modifiée, sa vie sociale est bouleversée. De plus, Spuller a une santé fragile. Les nombreuses années passées à travailler en dormant peu, sortant beaucoup, l’ont – à l’instar de Gambetta – prématurément vieilli et, depuis la mort soudaine de son ami, il semble quelque peu désabusé par l’orientation que prennent le régime républicain et la société française. Lui qui ne jure que par « l’union des républicains » assiste impuissant aux divisions et querelles incessantes. Et tout en étant conscient de ces transformations des règles du jeu politique sous l’effet des mutations sociales, il demeure arc-bouté sur ses positions, sur sa définition de la politique et de la République. C’est de ce refus et/ou de cette impossibilité de changer que résulte directement son éviction de la scène nationale en 1894.
A. Désunion républicaine et jeux politiques
152Au soir du second tour des législatives de 1885, la nouvelle Chambre compte 383 républicains et 201 conservateurs mais, dans la Seine, les opportunistes sont laminés. L’axe de la majorité républicaine passe sensiblement plus à gauche qu’en 1881. Cette usure politique des opportunistes s’explique par l’exercice du pouvoir, mais aussi par la crise économique, le Tonkin, la montée du boulangisme et le début des affaires de corruption. De plus, leur tournant à « droite » est un facteur à charge car il leur faut retrouver une place sur un échiquier politique en pleine transformation sous l’effet conjugué de la montée des extrêmes et des prémices du Ralliement. Ces modifications dans un jeu politique jamais complètement stabilisé depuis la chute de l’Empire changent en profondeur les questionnements politiques à la Chambre. C’est dans cette période troublée que débute l’ascension du « brav’général ». Sans revenir après tant d’études sur l’ébranlement que constitue l’épisode boulangiste dans la vie politique française, nous étudierons cet épisode seulement au travers des positions de Spuller.
1. L’incarnation de l’opportunisme et l’affaire boulangiste
153Eugène Spuller continue de jouir d’une notoriété importante dans le milieu politique et au sein des populations, il incarne l’opportunisme en raison du rôle qu’il occupa au côté de Gambetta. Ce simple portrait témoigne en lui-même de l’aspect vieillissant de l’image publique de Spuller.
154Arc-bouté sur son leitmotiv de l’indispensable union des républicains, il ne semble pas comprendre la dynamique en cours. Pour les nouveaux entrants dans la carrière, cette union n’est utile qu’en période électorale lorsque le danger conservateur se fait sentir alors que pour lui elle doit être constante201. Il lui paraît important de le rappeler au moment où les conservateurs peuvent s’allier au général Boulanger. Ce risque est présent à l’esprit de nombreux républicains, y compris parmi les radicaux, aussi doit-on se demander pourquoi ses appels à l’union ne sont pas entendus et pourquoi ils participent directement de sa marginalisation au sein des républicains.
155Cela procède essentiellement de ce qu’il entend par « parti républicain ». Pour lui, la République doit être le régime de tous les Français et, maintenant qu’elle est défendue par les institutions, que la laïcité est acquise et que l’influence du parti conservateur régresse, il aspire à faire une pause pour permettre le Ralliement. C’est cette position qu’il développe dans un long article le 17 décembre 1888202. Il veut désormais accroître le nombre de citoyens se reconnaissant dans une République « libérale et de gouvernement » pour lutter à la fois contre les lambeaux des partis monarchistes et contre les prétentions sociales des partis radicaux et de l’extrême-gauche qui, à ses yeux, se situent « en dehors de la République », « ne sont pas des hommes de progrès » et « menacent la République ».
156Les radicaux sont offensés du parallèle fait entre eux et les conservateurs. Certes, ils se distinguent des républicains de gouvernement, mais seulement pour donner au régime par la voie des urnes, une orientation différente, sociale. Ils n’envisagent pas d’utiliser le vote pour s’emparer du pouvoir et abattre la République. Aussi, quand ils entendent l’ancien compagnon de route de Gambetta prôner l’ouverture de la République à ses pires ennemis tout en voulant les en exclure, eux qui se revendiquent des précurseurs de 1848, la rupture est totale.
157Or, l’attitude des radicaux dans la crise boulangiste convainc Spuller de la justesse de ses conceptions car, en participant à son ascension, ils trahissent le postulat de base de la République : « qui est à tout le monde et ne peut se résumer, se personnifier dans un homme, quels que soient ses mérites et ses services. La République, c’est la loi et la loi est par nature impersonnelle »203.
158Cette nouvelle donne le disqualifie dans le jeu politique où l’opportunisme tel qu’il l’incarne n’est plus la planche de salut qu’il était du temps de Gambetta. L’opposition conservatrice muselée, la véritable opposition se fait désormais entre républicains. Le combat lui-même a changé, il ne s’agit plus de se battre pour sauver le régime mais de lutter pour sa définition – libérale ou sociale.
159Pour la première fois depuis 1879, un vrai schisme se produit entre le peuple républicain et les tenants de la République opportuniste. Les populations qui vivent sous un régime républicain depuis plus de vingt ans ne semblent plus faire preuve de patience. C’est pourquoi son discours sur l’installation du régime qui de lui-même résoudra la question sociale, porte à faux en regard des revendications et des attentes de nombreux électeurs. Spuller en était conscient, mais il se révéla incapable d’en prendre la réelle mesure. Pour lui, il convient d’abord de parfaire l’aspect politique des institutions et de réduire à l’impuissance les conservateurs avant de penser au bien-être social. Il redoute autant les prétentions de l’extrême-gauche que le discours de plus en plus socialisant de l’Église. Une possible union sur ce thème entre ces deux camps, pourtant antithétiques, lui fait craindre pour l’avenir de « sa » République et le crispe sur ses positions.
160La crise boulangiste apparaît à cet égard comme un catalyseur de sa crispation sur les thèmes fondamentaux de la République opportuniste qui peu à peu se coupe de sa base. Crise dont, en dépit de certaines incompréhensions essentiellement liées à la question sociale, il avait assez perçu les enjeux, les leurres et surtout les dangers.
a) Étude de ses articles contre Boulanger parus dans La République française
161La montée du boulangisme provoque une désunion totale entre opportunistes et radicaux qui, après avoir beaucoup œuvré pour faire de ce soldat un ministre, se flattent de ses aspirations sociales et de ses désirs de revanche. Deux thèmes qui alarment Spuller qui continue de penser avec Gambetta, au sujet des provinces perdues : « pensons-y toujours, n’en parlons jamais ». Il s’inquiète de ce que la guerre comme le progrès social trop rapide ne ruine à nouveau le régime et ne replace la France dans une situation proche de celle où elle se trouvait au sortir de 1871.
162Fidèle à sa manière de combattre les problèmes politiques, il entre dès 1885-1886 en opposition contre ce personnage aux allures de César et contre ses principaux soutiens : les radicaux d’abord, les conservateurs ensuite. Mais s’exprimer à la tribune ne suffit pas, car le général Boulanger est extrêmement aimé des foules. Il faut donc parler au peuple pour le convaincre que « Boulanger, ce n’est même pas une médiocrité, c’est une nullité »204 qui met en péril le régime. Pour cela, il se tourne vers La République française qu’il avait quelque peu désertée en 1885. Avec l’aval de Reinach qui dirige alors le journal, il entreprend une campagne d’envergure contre le ministre de la Guerre qui ne prendra fin qu’avec la mort en exil de ce « général d’opérette ».
163Spuller se méfie de l’entrée de Boulanger au Cabinet Freycinet, mais il s’inquiète surtout à partir du ministère Goblet qui, selon lui, court à l’échec et fait le lit du boulangisme : « C’est cette chute-là qui nous sera préjudiciable. Remarquez, en effet, que le général Boulanger reste : il sera toujours là, tout prêt ; (…) c’est là le péril »205. La crise boulangiste commençait et avec elle resurgissait la question cruciale de la revanche.
164La popularité du général ne cesse de croître, il aspire désormais à faire cavalier seul, ce qui irrite particulièrement les radicaux qui se sentent floués. Pourtant, ils restent méfiants à l’égard de l’union avec les opportunistes. Lors d’une élection partielle au conseil municipal de Paris, le candidat opportuniste est battu par un radical au cri de « l’opportunisme, voilà l’ennemi ! ». Spuller, dans un article du 24 mai 1887, déplore les divisions et regrette « de battre ou être battu par des républicains », car il redoute que cela ne fasse, comme en 1851, le jeu des antirépublicains. Les ambitions du général lors des élections partielles d’août 1888 confortent ses craintes. Quatre sièges de députés sont à pourvoir. Boulanger se porte candidat dans trois départements. Pour Spuller, la preuve est faite que le pantin a échappé à ses créateurs et que ses prétentions politiques sont incompatibles avec la démocratie : « c’est bien le plébiscite personnel qu’il recherche et qu’il poursuit depuis si longtemps. (…) Il ne s’agit plus de la personne et du rôle politique de Boulanger, mais bien de cet inquiétant état d’esprit que l’on a désigné sous le nom de boulangisme et qui a permis à nos adversaires irréconciliables de nos institutions libres et démocratiques de prétendre que la France se détache de la République et s’apprête à se jeter de nouveau dans le pouvoir personnel ».
165Face à ce danger, il répète encore et toujours que seule l’union est capable de déjouer ce piège. Pour lui, ce ne sont pas les électeurs qui sont responsables de la situation, mais les dirigeants des partis démocratiques qui « croient la République hors de cause et se divisent ».
166Il multiplie les articles anti-Boulanger où il appelle les conservateurs sincères à se rallier, à ne pas « se laisser berner par Boulanger » qui ne se rapproche des monarchistes que pour les détruire. Car, s’il est maintenant clair que le général est favorable à une restauration, « qui peut dire de quel roi ou empereur Boulanger sera le maître ? ». Aussi, en prévision des prochaines élections partielles ou plénières, il souhaite l’entrée la plus massive possible de tous ceux qui hier combattaient le régime, mais qui n’ont pas aujourd’hui d’autre choix que de s’y rallier sous peine de disparaître avec les partisans de Philippe VII qui vient « de passer la main (…) et est l’agent de Boulanger ». Or « il est manifeste que Boulanger ne pense qu’à imiter Bonaparte » et que l’orléanisme se fait manipuler, car c’est le prince Jérôme « qui est l’inspirateur de Boulanger ». Spuller pense qu’il est évident que le jeu de Boulanger n’est pas terminé et, comme les monarchistes, les bonapartistes seront à leur tour trahis par cet aventurier césariste.
167Parallèlement, il attaque la position des radicaux qui, lors des élections partielles, ont été confrontés au péril boulangiste et persistent pourtant à demander avec lui une assemblée constituante qui est « avec la révision et la dissolution le troisième point du boulangisme ». Il s’inquiète de plus en plus de l’ascension de Boulanger, élu député de la Seine le 27 janvier 1889 en remplacement de Hude décédé ; pour lui cette élection équivaut au 16 mai qui « avait groupé tous les opposants à la République autour du cléricalisme et qui sont désormais groupés autour de Boulanger ». Mais, alors que les conservateurs et l’extrême-gauche donnent à cette élection un caractère national et la traduisent comme un oui ou un non fait à la République, Spuller attaché à l’idée d’une France une et indivisible, et toujours méfiant envers le peuple de Paris, prêche l’union tout en rappelant que « Paris n’est pas la France ».
168Pour lui, toute cette agitation traduit le fait que tous les adversaires de la République se groupent derrière « le pseudo-républicain Boulanger ». Mais c’est compter sans la loi républicaine et sa force maintenant que le régime est protégé par la constitution. Après le 27 janvier, il restera la loi républicaine « quel que soit le candidat élu, il ne sera pas au-dessus des lois »206. En dépit de cette confiance affichée dans la loi, il mène dans La République française une campagne assidue contre tous ceux qui appellent à l’abstention : « s’abstenir, vous savez ce que c’est, c’est se suicider comme républicain »207. Il soutient ardemment le candidat républicain que les frères ennemis de l’opportunisme et du radicalisme se sont finalement résolus à choisir en commun208.
169La campagne électorale se déroule dans une atmosphère fiévreuse et, au soir du 27 janvier, Boulanger est élu. On sait les événements de cette nuit qui faillit perdre la République209.
170Mais, si la nuit du 27 au 28 janvier 1889 marque une rupture dans l’ascension fulgurante du général, elle ne constitue pas pour autant sa mort politique, particulièrement au moment où le scrutin législatif approche. La classe politique apeurée par la vague annoncée en faveur de Boulanger vote, en juillet 1889, une loi interdisant les candidatures multiples. La réponse de Boulanger ne se fait pas attendre. Le soir même, il déclare que, faute de pouvoir se présenter plusieurs fois à la députation, il se présentera aux conseils généraux et que ces conseils représenteront la voix de la France. Il pose sa candidature dans plus de quatre cents cantons parmi lesquels Sombernon, canton du ministre des Affaires étrangères du Cabinet Tirard. La campagne s’annonçait donc symboliquement importante.
b) La confrontation directe : les élections au conseil général de Côte-d’Or
171En posant sa candidature dans le canton de Sombernon, Boulanger fait un geste hautement symbolique. En se présentant contre Spuller, le général et ses « lieutenants » de droite comme de gauche ont un double dessein. Battre la figure la plus emblématique du gambettisme permettrait pour les boulangistes radicaux, de montrer que le peuple des campagnes se désolidarise de l’opportunisme et aspire à l’avènement d’une République sociale. Pour les boulangistes conservateurs, devancer Spuller prouverait que les ruraux renouent avec les partisans de la restauration. Ces interprétations antagonistes sont autorisées par le flou qui règne autour des intentions politiques du général. Mais une autre raison motive cette candidature. Spuller occupe le ministère des Affaires étrangères. Aussi, pour tous les boulangistes, le vaincre serait un avertissement au gouvernement à quelques mois du renouvellement de la Chambre. Spuller a conscience de cet enjeu : « la candidature Boulanger dans notre canton est une attaque directe au gouvernement de la République dont je suis membre »210.
172Brillamment réélu en Côte-d’Or, aux législatives de 1885, Spuller aborde la campagne avec sérénité, mais la lutte sera réelle car « le parti réactionnaire est assez fort dans le canton de Sombernon »211 et se prononce en faveur du général. Le ministre bénéficie du soutien du Progrès de la Côte-d’Or et du Petit Dijonnais. La campagne est rude car les boulangistes dépêchent des agents électoraux pour recouvrir les affiches de Spuller et tentent d’intimider les électeurs212.
173Comme au mois de janvier, Spuller fustige le sens premier de cette candidature : « Ce que l’on veut, c’est une manifestation hostile à la République, sous le nom d’un homme en ce moment sous le coup d’un mandat de justice. Qui fera cette manifestation ? N’en doutez pas, Citoyens, ce sont les ennemis de la République. Boulanger ne peut compter sur d’autres voix que les voix de la réaction ». Pour lui, il ne fait plus de doute que Boulanger n’est pas républicain et dupe les électeurs : « Il pose sa candidature dans 80 cantons contre 80 républicains, et il ose demander les suffrages des républicains ! Il a enfin jeté le masque : c’est un traître, c’est un instrument aux mains de nos ennemis ». Spuller connaît l’enjeu de cette élection, c’est pourquoi il emploie des thèmes nationaux et non régionaux, comme le voudrait un tel scrutin. Agitant le spectre du césarisme, il fait à son tour vibrer la corde du nationalisme : « Ma personne n’est rien dans cette lutte : la République est tout. C’est la République qu’il faut défendre : vous voterez dimanche comme un seul homme pour le conseiller général sortant qui porte son drapeau. J’ai confiance en vous. Soyez unis et nous serons invincibles »213.
174Au soir du scrutin, les résultats sont sans appel. La candidature de Spuller totalise 1088 voix contre 414 à Boulanger et 82 divers214. Ce résultat reflétait celui de la France. À l’échelle nationale Boulanger n’était élu que douze fois ; la crise boulangiste était terminée, les républicains pouvaient aborder plus sereinement les élections législatives de l’automne.
175Dans cette période de quatre ans, il est à noter que la lecture des articles de Spuller montre qu’il avait rapidement compris la nature aventurière du général Boulanger et avait mis en garde radicaux et conservateurs contre leur instrumentalisation. Il dénonçait son césarisme, son goût pour le pouvoir personnel. C’est pour rendre à jamais impossible le césarisme, qu’il prône le ralliement de tous les hommes de conviction à la République, quelle que soit leur origine politique ou religieuse. Ce n’est qu’à cette condition – l’union encore et toujours – que la République pourra s’enraciner et durer. Pour cela, il faut mener une politique de compromis, de tolérance, c’est-à-dire une politique opportuniste. L’esprit nouveau est présent dans cette définition. Mais cette politique, dite aussi d’apaisement, que Spuller mène et conseille depuis 1887, n’est pas appréciée par l’ensemble des républicains. Son entêtement dans cette voie est responsable de l’écart qui se creuse entre lui et le parti, et le marginalise.
c) De la députation au Sénat (1889-1892) : consécration ou refuge ?
176À quelques mois des élections législatives de 1889, le résultat des cantonales rassure Spuller sur son assise électorale et sur son poids dans le parti républicain de Côte-d’Or. Le scrutin législatif se déroule d’ailleurs sans encombre : il est réélu dans la deuxième circonscription de Beaune, au premier tour par 9 908 voix sur 10 224 suffrages exprimés215.
177Sa réélection se fait sur un programme purement opportuniste, dans lequel il appelle à la stabilité de la République « pour passer enfin à l’action, c’est-à-dire aux réformes » où il plaide en faveur de l’union en se déclarant « l’adversaire résolu de toute politique de division » et demande « une République large et honnête, tolérante envers les personnes, ouverte à toutes les bonnes volontés ».
178Dans cette profession de foi apparaissent des signes témoignant des ruptures entre de nombreux républicains et lui. En prenant la peine de préciser son attachement ancien et indéfectible à la République, il montre qu’il sait que sa prise de position en faveur des ralliés lui est reprochée. « Je me présente donc à vos suffrages avec mon passé, mes opinions, mon caractère, après plus de vingt-cinq ans de travaux et de lutte pour la cause de la démocratie républicaine, dans les rangs de laquelle je suis né et que j’ai toujours servie. (…) ; je suis républicain ; je n’ai jamais été et je ne puis être que républicain »216.
179Les attaques virulentes, dont il a été la cible depuis la chute du ministère Rouvier ainsi que les divisions des républicains, le conduisent à s’interroger sur son avenir politique. En ce sens, la possibilité qui s’offre à lui de se présenter au Sénat est une aubaine.
180L’occasion se présente en 1892, lorsque meurt Joigneaux, le sénateur de la Côte-d’Or. Les républicains, certains de la victoire, proposent deux candidats, Spuller et Bidault (radical), qui ne jouissent pas d’une égalité de chance.
181Spuller, député de cette circonscription, possède une confortable assise dans les milieux républicains régionaux, comme atteste sa fiche confidentielle rédigée par la gendarmerie à l’intention des services du préfet : « Eugène Spuller : couleurs et attitudes politiques : républicain modéré. Antécédents : ami particulier de Gambetta ; le nom de Spuller est si commun, il est tellement lié à tous les événements politiques qui se sont produits depuis de longues années qu’il est superflu de rappeler ses antécédents, comme il est également superflu de rappeler sa valeur personnelle que tout le monde connaît et reconnaît non seulement en France mais à l’extérieur. Par son talent, par son honnêteté, par sa loyauté politique M. Spuller exerce une grande influence, considérable dans le département de la Côte-d’Or »217. Bidault, pour sa part, ne dispose pas de la totale confiance des radicaux « à cause de son passé réactionnaire »218. De plus, la tendance des délégués sénatoriaux de l’arrondissement de Beaune est nettement favorable à Spuller. Sur 298 électeurs, 218 appartiennent au parti républicain et se partagent en 160 modérés pour seulement 58 radicaux219. Aussi, en vertu de cette configuration, les responsables de la Préfecture estiment que « Spuller aura (…) une très imposante majorité »220.
182Il aborde donc ces élections l’esprit serein : « Cette élection sénatoriale va assez bien à ce que l’on me dit de tous côtés ». Et il s’en trouve satisfait car il souhaite être élu pour rejoindre le calme des lambris du Sénat qui contraste avec l’agitation bruyante de la Chambre des députés : « je serais bien content de passer au premier tour, je serais plus tôt délivré de ce genre particulier de cauchemar que donne la fièvre électorale, bien qu’à mon âge et après tant d’épreuves successives, on n’ait plus le sang aussi chaud et l’humeur aussi vive qu’autrefois »221. En ce sens, c’est un homme fatigué et un peu las qui aspire à entrer au Sénat. Il envisage d’ailleurs cette promotion comme : « la seconde partie de [sa] vie ». Mais, s’il voit ici une coupure, presque une rupture, dans la façon de pratiquer la politique, il se défend de vouloir modifier sa conception de la politique : « Né dans la démocratie, élevé par elle et pour elle, honoré depuis seize ans de sa confiance comme député, je continuerai au Sénat la vie de travail, de vigilance et de fermeté, la vie de combat contre la réaction et d’efforts incessants vers le progrès républicain que j’ai commencée à la Chambre. (…), Je ne détruirai pas ce que j’ai voulu élever ; je m’appliquerai au contraire dans cette seconde partie de ma vie, à consolider et à développer les institutions libres et libérales de la République, gouvernement nécessaire et définitif de la démocratie française. Ma méthode politique sera la même ».
183Comme lors des législatives de 1889, il réaffirme son attachement indéfectible à la politique opportuniste. Et s’opposant aux revendications des radicaux et de l’extrême-gauche, il affirme ne pas vouloir entrer au Sénat « avec l’arrière-pensée de le supprimer », ni même pour demander son élection au suffrage universel. Depuis la lutte du 24 février 1875, Spuller s’est rallié – avec Gambetta – à l’idée d’un Sénat considéré comme « le grand conseil des communes de France », une sorte de garde-fou contre les mouvements parfois brutaux de l’Assemblée législative. Pour lui : « le Sénat a mieux fait que de prouver son utilité, il a démontré sa nécessité ». Et ce n’est pas maintenant que les cléricaux reprennent une lutte acharnée contre les institutions et que les radicaux et l’extrême-gauche gagnent du terrain parmi les électeurs que ce partisan de l’ordre et de la République libérale voudrait se séparer d’un instrument permettant de faire contrepoids à l’Assemblée nationale et sans lequel ce pays entrerait dans une phase de mandat impératif.
184Ainsi sa profession de foi est-elle davantage un programme politique de caractère national qu’un projet de type régional comme le veut la tradition qui sépare les campagnes législatives des sénatoriales. Il pratique donc une certaine confusion des genres qui atteste de sa volonté de continuer à jouer un rôle sur la scène politique nationale. De fait, il ne consacre que quelques phrases au problème de la création d’un Crédit agricole indispensable « pour venir en aide aux travailleurs des campagnes ». Encore précise-t-il que ces préoccupations sectorielles « ne sont pas les seules à entreprendre ». Il préfère orienter sa présentation sur les questions qui détermineront la France de demain, qui permettront de sortir des incertitudes du présent liées aux revendications sociales. C’est là le problème crucial car maintenant que le débat pour ou contre la démocratie n’est plus vraiment d’actualité, il considère que c’est par ce biais que les ennemis de la République essayent de la perdre : « A l’heure qu’il est, personne, pas même l’Église, ne se refuse à travailler pour la démocratie ; loin de là, il est à craindre que dans leur ardeur à soutenir les justes revendications de ceux qui peinent et qui souffrent, les promoteurs trop bruyants des améliorations qui intéressent le plus grand nombre, ne dépassent le but et ne portent atteinte aux vrais, aux seuls principes sociaux qui sont les principes de la Révolution française ; ces principes-là, je suis de ceux qui veulent avant tout les défendre et les maintenir : ils sont la pierre angulaire de notre démocratie, libre, égale et fraternelle. C’est faire fausse route, à mon avis, que de s’en écarter pour courir après d’autre prétendue liberté que nos pères n’ont ni reconnues ni revendiqués et dont on cherche à se servir pour battre en brèche tout l’édifice de notre société moderne »222.
185Depuis le milieu des années 1880, cette préoccupation est centrale dans sa pensée et explique son engagement en faveur des ralliés. Aussi, comme lors de sa première campagne électorale en 1876, il accorde une grande importance à la définition des mots et fait de « sa » conception de la République la « vraie » continuation de celle définie par les hommes de 1789. Mais cette attitude est source de difficultés. Des opportunistes de la première heure, comme Ranc ou Scheurer-Kestner, partagent cette interprétation, mais ne sont pas d’accord avec lui sur la manière de parvenir à sa réalisation. Alors que Spuller regarde la progression des idées radicales comme étant le principal danger et propose pour y faire face d’apaiser la lutte contre la religion, eux estiment que le combat contre les prétentions cléricales demeure le principal terrain de lutte. Cette manière d’apprécier la situation politique est largement majoritaire chez les opportunistes qui n’acceptent pas que le plus proche « des lieutenants » de Gambetta tienne désormais un tel discours : cela s’apparente, selon eux, à de la traîtrise.
186Spuller est conscient de cette cassure ; aussi pense-t-il (probablement avec raison) que sa réélection à la députation présente beaucoup d’incertitudes. Le Sénat lui apparaît donc comme une garantie de rester en politique en étant au-dessus de la mêlée. Cela est d’autant plus plausible qu’en cette année 1892, il jouit dans son département du capital confiance créé par son net succès aux législatives de 1889 et il faut tirer parti d’une mauvaise organisation des radicaux qui ne sont pas en mesure de lui opposer un candidat bénéficiant de l’entière confiance de son camp. Son calcul est exact puisqu’au soir du premier tour – le 24 avril 1892 – il est élu avec une confortable avance. Malgré tout, ses inquiétudes se révéleront justifiées à l’occasion des élections générales de 1894. Mais, pour l’heure, il peut se montrer satisfait de la victoire des idées qu’il incarne plus que tout autre223.
187Ce succès, qui lui permet d’échapper à la campagne des législatives qui s’annoncent difficiles pour les républicains modérés, peut être interprété de deux façons différentes. Cette élection peut être vue comme la consécration de sa carrière politique. Ce fils du peuple – comme il se plaît lui-même à le rappeler – dépourvu de capitaux économiques et sociaux est parvenu aux plus hautes responsabilités de l’État, à la force du poignet et en révélant ses qualités de gestionnaire public. Il incarne donc cette République des élites qui « n’admet que les mérites de l’intelligence et du travail »224. En atteignant ce niveau de responsabilité, il confirme l’avènement des couches nouvelles jadis souhaité par Gambetta. Mais cette médaille a un revers qui montre que, par cette élection, il sort du jeu politique actif car le débat politique véritable se tient dans l’enceinte de la Chambre des députés. Son aspiration à en sortir indique sa compréhension du jeu politique et la connaissance qu’il a de la vulnérabilité et de la perte d’influence des positions qu’il symbolise.
188Pour un temps, Spuller peut se réjouir mais, après la chute du ministère lorsqu’il réintègre sa place au Sénat, les conséquences de « l’esprit nouveau » et de l’état de division dans lequel se trouve le parti républicain font de lui un homme épuisé qui n’a plus la même capacité pour apprécier les transformations politiques et économiques en œuvre dans sa société et dans les divers jeux – politique et journalistique – auxquels il a participé depuis presque quarante ans.
189À dater de ce moment, sa sortie est presque définitivement consommée.
2. Les mutations de la presse de parti : l’exemple de la République française
190Eugène Spuller s’est toujours considéré à la fois comme homme politique et journaliste, cette fonction étant à ses yeux d’une importance bien supérieure. Le lien qui l’unit au journalisme et à La République française relève directement de sa manière de concevoir la démocratie. Aussi, dans ses articles comme dans ses discours et conférences, son objectif ne varie pas : instruire le peuple, pour instruire le suffrage universel. Mais, dans ce domaine comme en politique, il connaît des difficultés suscitées par les évolutions et les mutations en cours et rencontre des obstacles.
a) De la presse de parti à la presse politique : l’autonomisation du champ journalistique
191Entre 1880 et la fin du siècle, le milieu journalistique connaît de très importants changements qui modifient considérablement son profil. L’évolution débutée sous l’Empire s’accentue considérablement avec la loi sur la liberté de la presse (21 juillet 1881) qui ouvre l’ère de la liberté de parole225. En accordant cette liberté, la loi encourage un accroissement brutal des titres et du personnel, modifiant considérablement la composition de la profession en la fortifiant et ouvre la voie de la professionnalisation. Désormais, on entre dans la filière journalistique pour y faire carrière et le nombre de fils de famille décroît considérablement226 ; il se produit donc une sorte de « prolétarisation » du journaliste qui, par le développement des rédactions, devient peu à peu l’élément d’un ensemble et perd son statut d’homme maître de son expression227. Ce mouvement est corrélatif de la multiplication des associations de journalistes qui, en se rassemblant, cherchent à la fois à défendre leurs intérêts, à se protéger en cas de problèmes juridiques mais, aussi et surtout, à délimiter leur propre champ, donc à lui donner une existence tangible indispensable à une reconnaissance sociale. Les associations participent donc amplement du processus de professionnalisation228.
192La loi de 1881 marque le triomphe des libéraux qui par la prolifération de la presse, cherchent à contrebalancer la puissance de certains titres inféodés à un parti politique. Les journaux de tendance « fait-diversière » s’imposent progressivement comme la principale lecture des couches populaires – traditionnellement délaissées par les quotidiens – aux dépens de la presse politique plus élitiste229. Le journalisme qui visait à instruire le citoyen électeur se trouve noyé dans la masse des parutions. Aussi, dans une période où le marché de la publicité est limité, ces journaux sont-ils contraints de s’adapter sous peine de disparaître230. La République française, intitulée « Journal fondé par Gambetta » et notoirement connue comme l’organe des opportunistes, n’échappe pas à cette dynamique. Son aspect austère, ses articles longs rédigés en petits caractères et son contenu très pédagogique, ne correspondent plus à la demande du lectorat. Par ailleurs, au moment où la transformation de la presse commence à s’opérer, le journal connaît des difficultés liées pour partie à la disparition du tribun. Les querelles de succession, sur fond de réformes et de pertes d’influence des opportunistes à la Chambre, provoquent une récession financière et un recul de son autorité sur la scène politique nationale.
b) La fin du journal de Gambetta au service du gambettisme. Crise interne, rivalités et inimitiés
193La République française est déstabilisée par la mort de son fondateur et doit s’adapter à la baisse numérique de l’Union républicaine perceptible depuis 1881. Selon Scheurer-Kestner qui, par son Journal inédit, est une source incontournable pour appréhender la vie du journal : « La République française ne représentait plus la politique d’une majorité parlementaire et, après avoir perdu l’homme dont depuis dix ans elle reflétait les idées, il aurait fallu pour la faire vivre, autre chose que le ressassement d’idées devenues caduques »231. Les querelles de personnes – liées à des ambitions antagonistes quant à la succession de Gambetta – expliquent le flottement qui se produit tant dans la gestion économique que dans la ligne éditoriale du quotidien.
194Après la mort de Gambetta, c’est le conseil d’administration – dont Spuller est membre – qui s’impose par rapport à la rédaction et se préoccupe des réformes à faire dans la direction politique. Scheurer-Kestner affirme de plus en plus bruyamment son désir de démissionner. Pour choisir son successeur, le conseil d’administration cherche du côté des membres fondateurs, mais tient Spuller à l’écart. Pourtant, il aspirait à ce poste. Inquiet à l’approche des élections, il voyait dans la direction du journal un moyen de demeurer dans le champ politique en cas de revers à Paris et dans la Côte-d’Or. Mais l’opposition du conseil était totale : « Spuller ne pouvait pas comprendre qu’on ne le choisissait pas ; mais les autres n’en voulaient pas plus qu’en avait voulu Gambetta. Spuller fit quelques jours plus tard l’aveu de ses ambitions en me disant « il n’y a qu’un seul directeur politique possible, c’est moi ! ». Je ne me suis jamais expliqué pourquoi on refusait à Spuller la situation à laquelle il tenait tant et à laquelle il avait réellement droit, si l’on écarte ces réformes que tout le monde désirait pour donner au journal un peu plus d’allure et un peu moins de solennité. Mais la répugnance à son endroit était unanime ». Si Scheurer-Kestner feint de ne pas comprendre les raisons de ce refus, ce n’est que par respect pour la mémoire de ces hommes dont il s’emploie, tout au long de son journal, à ne jamais montrer les mesquineries en masquant les rivalités de personnes qui, plus que tout autre facteur, président aux mauvais résultats du journal. Le refus de confier la direction de la rédaction à Spuller découle directement des oppositions préexistantes. Certes, la politique défendue par Spuller n’a jamais totalement été celle des principaux gambettistes, mais nombre d’entre eux refusent surtout de le voir gagner en influence dans le parti républicain – comme ce fut le cas en 1876. Ils craignent qu’en étant à la direction du journal et par le travail acharné dont il s’est montré capable, il ne soit en mesure de prendre la tête du courant opportuniste. De plus, un nouveau facteur à charge entre en jeu. Les mutations en cours dans le champ de la presse imposent des réformes, or, Spuller, qui incarne et défend l’ancienne manière de faire du journalisme, c’est-à-dire un journalisme de parti, ne paraît pas à même de les réaliser. « C’est (…) Spuller qui avait donné au journal la lourdeur qu’on lui reproche, et le système pesant qui s’y était incarné »232. Pour Spuller « aussi longtemps que [l’on] maintiendrait la grande République à 3 ou 2 sous, il faudra en faire un journal de doctrine »233.
195Le conseil tergiverse de longs mois et la solution semble enfin trouvée lorsque Challemel-Lacour, libéré de ses obligations gouvernementales, accepte de s’en charger. Il projette des réformes ambitieuses, redresser la situation financière et modifier l’aspect et le contenu. Ce programme éloignait le quotidien de l’objectif qui avait présidé à sa naissance : servir le parti opportuniste. Devant l’opposition que suscite son projet, Challemel-Lacour se désiste et le journal vivote ainsi encore deux années : « Alors c’est une combinaison Joseph Reinach qui succède [en 1886] à notre société dont les actionnaires, toujours bons enfants, consentent à rester, avec la nouvelle administration ».
196Spuller accueille la nomination de son ami avec soulagement. Tant que courait le nom de Challemel-Lacour, il se savait menacé234. Cette passation de pouvoir signe, néanmoins, la fin d’une époque pour La République française car avec la nouvelle équipe les réformes se succèdent et le journalisme de parti n’est plus à l’ordre du jour. Rapidement le contenu, plus que la forme, est modifié. Les méthodes employées par Spuller pour construire et développer un article ne correspondent plus aux attentes de la rédaction. Progressivement, il est marginalisé au sein même de la rédaction à laquelle il avait consacré une large partie de sa vie.
c) Une conception journalistique obsolète : la question de la signature des articles et une difficile adaptation aux nouvelles contraintes du champ
197À peine entré en fonction, Reinach se déclare favorable à la signature des articles. Par cette réforme le journal renonçait à son principe fondateur qui était non pas de favoriser la mise en valeur d’un individu, mais d’engager un esprit collectif et une responsabilité d’équipe au service de l’opportunisme. Ce quotidien était avant tout un organe de parti. La signature en mettant en relief les rédacteurs, en les laissant seuls face à l’exposition et la défense de leurs idées, favorise les ambitions personnelles aux dépens de la défense des intérêts du parti.
198Spuller informe aussitôt Reinach de son hostilité à cette innovation ; « Je vous signale sur le fait l’inconvénient de la signature. Croyez-moi, mon cher ami, c’est la mort de la presse de parti, de la presse de doctrine, de la presse vraiment noble et digne »235. Il redoute que les collaborateurs utilisent le journal à des fins personnelles. Il est bien placé pour connaître les avantages que l’on peut acquérir dans la presse et la manière de les transformer dans le jeu politique. Il utilisa lui-même ce procédé en 1876 quand il signait ses premières affiches électorales « Eugène Spuller, rédacteur en chef de La République française ». Ses craintes sont nourries par une pratique jugée personnelle. Malgré son intervention, cette nouvelle façon de faire est adoptée.
199Spuller a conscience que ce mouvement est irréversible, mais il s’entête et persiste à pratiquer le journalisme qu’il a toujours fait : « Quant à moi, je résisterai jusqu’au bout, tant que j’aurai une plume à la main et des idées dans la tête ! »236. C’est cet acharnement, ce refus et/ou cette impossibilité à accepter les transformations en œuvre dans le champ journalistique qui conduisent en moins de sept ans (1886-1893) à son éviction définitive des colonnes et des instances dirigeantes du journal237.
200Son maître mot demeure l’instruction de la démocratie alors que la presse s’oriente vers le traitement de l’information aux dépens de l’analyse pédagogique, comme en témoigne l’apparition des reporters ou l’importance prise par les faits divers238. La République française subit cette évolution. Peu à peu ses colonnes s’ouvrent à des sujets dits « d’informations » alors que l’espace réservé au traitement des questions politiques ne cesse de diminuer. Spuller, pour impuissant qu’il soit face à ces modifications, informe Reinach de son désaccord dans un langage où apparaît nettement sa déception : « Si vous voulez mon opinion, je trouve le journal plus vivant – à la manière où l’on entend aujourd’hui la presse – mais je le trouve aussi tout à fait mort au point de vue politique. De politique il y en a le moins possible, à ce qu’il semble. Rien ne manque dans la feuille, excepté la politique, j’entends la politique raisonnée, discutée, la politique d’exposition des idées et des doctrines, la politique à l’usage du parti, la politique qui fait des opinions et recrute des adhésions. On a si peur d’être long aujourd’hui que l’on n’ose plus rien écrire ; songez donc, si l’on allait faire penser un peu le public au lieu de le distraire et de l’amuser »239.
201Il déplore la voie empruntée par la majeure partie des journalistes : « Le journalisme de nos jours cesse peu à peu d’être éducateur pour redevenir exclusivement informateur. (…) [Les journalistes] font consister leur mission dans cette tâche d’informateurs à outrance (…). Je préfère, Messieurs, les journaux qui instruisent leurs lecteurs à ceux qui les passionnent, les journaux qui, au lieu de les échauffer, les éclairent ». Refusant de se conformer à cette « presse moderne »240 et se sachant « tout à fait en dehors du programme »241, il continue à proposer à La République française des articles rédigés sur le mode ancien, c’est-à-dire longs, documentés, didactiques qui, en dépit de son ancienneté et des services rendus à ce journal, sont régulièrement coupés ou plus simplement refusés. Peiné par une telle attitude, il déplore qu’on ne lui rende pas la justice à laquelle il estime avoir droit242. Néanmoins, l’enjeu lui paraît si important qu’il refuse de céder. Aussi, à chaque refus d’article, il entre en discussion avec Reinach pour défendre la nécessité et l’intérêt de sa méthode243. « Quand donc cessera-t-on de traiter le public en enfant gâté à qui l’on n’ose plus donner de nourriture substantielle, sous prétexte qu’il préfère les fruits verts et les sucreries ? »244. Cependant, pour des raisons financières, il est forcé de se plier à certaines contraintes. Mais il n’accepte que du bout des lèvres et tout en envoyant toujours le même type d’article, il prend le soin de les accompagner d’une lettre dans laquelle il indique les coupures qui peuvent être faites245. Mais ces concessions ne suffisent pas et le conflit entre les administrateurs du quotidien et lui s’intensifie.
202Parallèlement, dans ses fonctions politiques, il est chaque jour davantage la cible des radicaux et sa position au sein des opportunistes ne cesse de se lézarder. Et cela, quoiqu’il soit au zénith de sa carrière comme en témoignent sa nomination dans le gouvernement Tirard (1889) et sa contribution pour sortir de la crise provoquée par la chute du ministère Dupuy (1893). Est-ce en raison de la consolidation de ses fonctions politiques qu’il se désengage progressivement de la gestion du journal ou bien est-ce parce qu’il a acquis la certitude qu’il n’y a plus de débouchés pour sa conception du journalisme dans La République française ?
203Il semble surtout que les polémiques incessantes entre le conseil d’administration et lui ont fini par l’atteindre moralement. Face aux refus répétés de ses solutions et de ses articles, Spuller choisit de signer une procuration en blanc à Reinach.
204La République française n’est plus un organe de parti : Spuller se désintéresse de sa gestion quotidienne, même s’il lui reste sincèrement attaché sur le plan sentimental.
d) Fidélité et perte des repères
205C’est cet attachement sentimental qui explique pour partie que Spuller n’ait jamais réellement cherché à proposer ses services ailleurs. Mais sa persévérance est également motivée par le fait qu’en continuant à rédiger ses articles selon l’ancienne méthode, « il fait tout ce [qu’il] peut pour maintenir à cette déjà vieille République française le caractère que ses fondateurs ont voulu lui donner » : « Je satisfais ainsi à un devoir de conscience autant qu’à un besoin de mon cœur »246.
206De plus, il semble que Spuller ait eu conscience des difficultés qu’il aurait pour se faire admettre au sein d’une autre rédaction. D’abord, il est journaliste et homme politique ; cette double position est, en raison des transformations en œuvre dans la presse, de plus en plus difficile à assumer. De par son statut politique, son arrivée dans une nouvelle rédaction serait interprétée comme une orientation opportuniste de l’organe d’accueil. Or, l’opportunisme est en recul à la Chambre et par conséquent dans la presse, particulièrement à un moment où celle-ci entame un processus de professionnalisation qui implique un travail de distanciation à l’égard du champ politique. Aussi, sous l’effet de ce mouvement, il est difficile désormais de faire une carrière en étant présent dans deux champs qui tendent à s’autonomiser. Malgré de très nombreuses relations dans le monde de la presse, Spuller ne serait assurément pas le bienvenu dans les grandes rédactions parisiennes. Ensuite, il sait que les transformations engagées à La République française ne lui sont pas propres ; quitter ce journal ne lui permettrait pas davantage d’exercer son métier sous la forme qui lui est reprochée ici : « sans doute on me ferait les mêmes observations, critiques et reproches »247. Il semble d’ailleurs qu’il n’entreprenne aucune démarche en ce sens avant que le journal ne passe sous la direction de Méline et que son exclusion soit effective. À cette date, il préférerait même la disparition du journal de Gambetta que cette mutation à laquelle il est dans l’incapacité de s’opposer se contentant de déplorer que « le journal tombe à une heure où sa politique triomphe dans l’opinion ».
207Dès lors, il ne se préoccupe plus du devenir du journal, mais son devenir personnel lui pose un problème crucial : « Ce que je vois de plus dur pour moi dans l’avenir, c’est que, si je n’arrive pas à me faire une situation quelconque dans une autre feuille, mes dernières années s’écouleront dans la gêne et la pauvreté, comme s’y est écoulée ma jeunesse »248. Et c’est bien cet argument financier qui paraît en définitive expliquer qu’il ait essuyé tant de revers de la part du comité d’administration sans jamais se résoudre à partir.
3. Le journalisme désormais insuffisant à financer l’activité politique de Spuller
208Spuller utilisait les revenus qu’il tirait du journalisme pour financer ses entreprises politiques. Depuis que La République française est entrée dans une phase de modernisation, il connaît des problèmes pécuniaires qui ont des répercussions sur sa « carrière » politique. Plus les réformes s’accomplissent et plus son travail est décalé par rapport aux attentes publiques, plus il se trouve dans la gêne. Il est contraint d’écrire davantage, ce qui rend difficile le partage de son temps entre journalisme et politique. De plus, l’incertitude liée à la publication de ses articles génère de l’incertitude quant aux revenus dont il dispose pour faire face aux frais nécessaires à son engagement politique. Ainsi, fin 1888, alors qu’il fait campagne pour sa réélection à la députation en Côte-d’Or, il demande le paiement de ses honoraires du mois d’août car : « partout où l’on se trouve, on dépense et la semaine prochaine, à l’occasion de la réception de Monsieur le Président de la République à Dijon, il faudra avoir le gousset garni »249. De la même manière en 1892, il souhaite son règlement pour couvrir les frais des élections sénatoriales qui « si peu [qu’elles] coûtent, entraînent toujours quelques dépenses »250.
209Au cours des sept dernières années de sa collaboration au journal, les questions financières ne cessent d’être un problème sans toutefois devenir complètement inextricables, en raison de son amitié avec Reinach. Il parvient, en acceptant quelques corrections et modifications, à publier assez régulièrement ses articles, mais il est souvent contraint d’abandonner les articles politiques au profit des critiques littéraires et des séries. Cette nouvelle orientation lui coûte, car il considère qu’en matière politique, c’est à lui « qu’il revient de dire les choses, non pas à cause du talent qu’[il] pourrait y apporter, mais à cause de l’expérience et de l’autorité qu’elle donne »251. Mais il n’a pas le choix, soit il accepte d’évoluer pour s’adapter aux nouvelles formes d’écriture, soit il sombre dans la précarité financière.
210Avec la reprise du journal par Méline, le mode de fonctionnement sur lequel il a assis l’ensemble de « sa et/ou ses carrière (s) » est désormais impossible. Les relations entre l’activité de journaliste et l’activité politique qui étaient sa principale ressource ne sont plus tenables.
211C’est donc ce qu’il est que menace et condamne à disparaître le processus d’autonomisation des champs. Il faut maintenant faire un choix : être journaliste ou homme politique. Spuller est-il réellement en mesure de choisir ?
a) Vieillissement social et fin de carrière
212Au milieu de toutes ces transformations, c’est la désillusion qui semble être le sentiment prédominant chez Spuller. Il est vrai que les dix dernières années de sa vie sont marquées par l’impossibilité, de plus en plus manifeste de conserver les positions acquises. Après vingt ans de labeur quotidien pour s’imposer dans l’arène politique, c’est un homme usé par l’âge et la maladie, profondément affecté par la mort de Gambetta ainsi que par les orientations nouvelles de la société qui doit à nouveau lutter pour conserver ses positions et défendre ses idées.
213En politique, il resta fidèle à ses principes, en dépit des controverses, des attaques et des défections de ses amis. Dans son activité de journaliste, il agit selon une méthode proche, si l’on excepte quelques compromis. Lui qui, sa vie durant, a pratiqué et défendu la politique opportuniste, c’est-à-dire une politique de composition, s’avère incapable de se l’appliquer à lui-même. Et au risque d’être « pris pour un vieillard qui radote et rabâche », il persiste à défendre sa conception d’une presse au service des partis. Pour lui, presse et politique sont tellement liées que se plier aux évolutions « sous prétexte de nouveauté et de satisfaire au goût du public », c’est mettre en danger la République elle-même. « On a trop sacrifié à la mode, à l’engouement d’un jour. (…) La vraie tradition républicaine, celle de Gambetta, ne s’accommode que très difficilement de ces métamorphoses successives, ». « Que deviendrons-nous si ce parti devient lui-même de plus en plus ignare et stupide ? ». Cette mutation de la presse est globale et son attitude témoigne de sa perte de repères dans un milieu qu’il pensait connaître. Il se sent dépassé par toutes ces évolutions : « Peut-être ne suis-je qu’un vieil homme de temps disparus qui, regrettant des choses tombées, ne sait plus se reconnaître dans une époque de mœurs nouvelles et au milieu de générations qu’il ne connaît plus ». Désabusé, il ne renonce pas pour autant à combattre même s’il connaît par avance l’issue de la lutte. Lorsque Reinach quitte La République française en 1893, la configuration politique ne lui est pas favorable, la puissance des radicaux lui fait comprendre que ses idées sont en recul dans l’opinion publique. Inquiet, il cherche des soutiens pour se reclasser dans une rédaction et questionne Reinach à propos de La Revue bleue : « Puis-je espérer y placer de la copie ? Les honoraires sont-ils rémunérateurs ? »252. La forme brutale et presque irraisonnée de cette recherche soudaine témoigne de ses appréhensions et de sa méconnaissance de la nouvelle donne.
214Le départ de Reinach signe la fin de l’activité de Spuller dans le journalisme, seulement quelques mois avant que son discours sur l’esprit nouveau ne provoque sa mise à l’écart du champ politique. Cette simultanéité atteste sa perte de repères ainsi que son impuissance à surmonter les transformations politiques et journalistiques. Faute de pouvoir demeurer un journaliste faisant de la politique ou un homme politique écrivant dans les journaux, il se retrouve cantonné au Sénat et, après environ trente années de vie publique, il retourne à un anonymat relatif. Pour échapper à ce processus de marginalisation, il se tourne vers l’intensification de la rédaction et de la publication de livres, ce qui lui permet à la fois d’espérer figurer encore dans le champ politique et de garantir ses revenus.
b) De l’article aux livres : l’intensification du travail d’historien
215En regardant la liste des œuvres publiées par Eugène Spuller, on constate, d’une part, un lien étroit entre son « métier » de journaliste et la rédaction d’ouvrages et, d’autre part, la concomitance de son travail dans ces deux domaines. Sa collaboration à des journaux débute vers le milieu des années 1860 et son premier livre est publié en 1869. C’est donc dès le commencement de son apparition sur la scène parisienne qu’il joue de sa plume en la mettant au service de son parti, mais aussi de sa propre « carrière » politique. C’est en grande partie grâce à elle que le nom de ce jeune provincial sans capitaux s’est progressivement imposé dans le parti et c’est par la plume qu’il a fait son entrée à la Chambre des députés en 1876.
216Entre 1869 et 1896, il publie seize ouvrages qui se répartissent en travaux historiques ; L’Allemagne du grand Interrègne à la bataille de Sadowa ; Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus, Étude d’histoire politique et religieuse ; Histoire parlementaire de la Seconde République suivie d’une Petite histoire du Second empire ; Lamennais. Étude d’histoire politique et religieuse ; Royer-Collard ; Hommes et choses de la Révolution ; Joseph de Maistre ; et des recueils d’articles, discours et circulaires : Conférences populaires, première série ; Conférences populaires, deuxième série ; Figures disparues, portraits contemporains littéraires et politiques, première série ; Conférence sur la vie et les œuvres de François Rude ; Au ministère de l’Instruction publique 1887 ; Figures disparues, deuxième série ; L’Éducation de la démocratie, troisième série des conférences populaires ; L’Évolution politique et sociale de l’Église ; Figures disparues, troisième série ; Au ministère de l’Instruction publique, 1893-1894.
217Spuller utilise principalement l’édition pour compiler ses travaux parus dans les journaux, ses écrits ministériels et ses conférences. Six de ces publications seulement s’apparentent à un travail de recherche même si, sous couvert de méthode scientifique, elles sont en réalité conçues sur un mode politique plus proche d’une prise de position en faveur de la démocratie que d’un travail d’historien.
218C’est en 1876, alors qu’il accède à la députation, qu’il publie sa première étude sérieuse : « Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus, étude d’histoire politique et religieuse ». La politique française est alors presque entièrement occupée par le débat qui oppose les tenants d’une République laïque aux partisans d’une restauration soutenue par la religion catholique. La question religieuse, au centre de laquelle se trouvent les jésuites – et les problèmes inhérents à leur hostilité militante face au nouveau régime – envahit la presse, la tribune de l’Assemblée et la majeure partie des allocutions publiques. Aussi, quand il consacre un volume au père fondateur de cette congrégation, son travail est intimement lié à la situation politique du moment. Ce livre naît d’un concours de circonstances. Spuller est sollicité par la rédaction de La République française pour rendre compte de l’ouvrage du catholique J. Huber, professeur de philosophie à l’université de Munich : L’Ordre des Jésuites considéré dans sa constitution, sa doctrine et son action politique, récemment traduit en français253. Spuller se refuse à un simple commentaire et entreprend une série d’études qui le conduisent à « contrôler ses affirmations, vérifier ses recherches afin de pouvoir [se] prononcer sur la solidité de ses jugements » ; son Ignace de Loyola est né. En écrivant ce volume, il estime remplir des fonctions analogues à celles qu’il pratique quotidiennement dans les journaux et recourt au même « ordre, enchaînement et intérêt propre à la méthode historique ». À un moment où l’activité de journaliste n’est pas reconnue comme un métier en soi, Spuller, par la technique rédactionnelle qu’il emploie, se considère comme historien et non comme un journaliste prétendant faire œuvre d’historien. Il n’existe, selon lui, aucune distinction entre ces formes d’expression, les deux partagent un objectif commun : instruire le peuple en « préparant les esprits libres à la résistance », en donnant à chacun les informations nécessaires à la connaissance de ses ennemis afin de pouvoir mieux les combattre254. L’ensemble des travaux que nous avons répertoriés comme historiques résulte tous de cette ambition. Cette démarche témoigne à la fois de sa passion pour l’écriture qui ne s’est jamais démentie et de sa croyance dans ce mode de circulation des idées. Spuller est conscient que, depuis les lois Guizot, l’analphabétisme régresse et que, sous l’effet de la modernisation de l’édition et des transports – qui se traduisent par la baisse des coûts de publication et une meilleure diffusion des ouvrages –, un nombre sans cesse accru d’individus accède à cet outil de propagande. Écrire, c’est, pour lui, être au service du parti. Travailleur acharné dans le jeu politique, il fait preuve de la même rigueur, du même sérieux dans son travail d’écriture.
219Spuller accorde une grande importance à son activité d’écrivain, mais sa passion pour ce type de travail ne doit jamais faire oublier la nécessité qu’il y avait pour lui à écrire. Cela est particulièrement manifeste lorsqu’on regarde les dates de publication de ses ouvrages. Sur seize livres rédigés en vingt-sept années, douze sont publiés après 1885, c’est-à-dire lorsqu’il rencontre des difficultés pour faire passer ses articles dans La République française et lorsque ses revenus issus du journalisme sont en diminution. Il est donc obligé de trouver une source de financement susceptible de se substituer aux pertes, faute de quoi il ne pourrait se maintenir dans ses fonctions politiques. Contraint d’agir rapidement, il opte pour les recueils, type de publication rémunérateur qu’il avait déjà expérimenté et en sept ans (1886-1893) il publie huit volumes dans lesquels il rassemble des articles, discours et conférences prononcés antérieurement.
220Ce procédé ne lui demande pas un lourd travail et il lui assure un apport financier qui compense la perte liée à l’évolution de la presse. Néanmoins, il remplit deux autres fonctions importantes. D’abord, chacun des recueils de ses articles est précédé d’un prologue dans lequel il expose son travail mais aussi les raisons, toujours en rapport avec l’actualité politique, qui y président. En instrumentalisant de la sorte l’avant-propos de ses publications, il contourne les difficultés qu’il rencontre dans la presse quotidienne et peut ainsi continuer d’exposer ses opinions. Ces nombreuses pages sont tour à tour des conseils quant aux orientations politiques, des explications, des justifications de ses actes. Cette méthode offre un autre avantage qui est de lui permettre de présenter l’ensemble de ses articles comme une œuvre unifiée et non comme un ensemble décousu, rédigé sous l’emprise de l’actualité et voué à disparaître. Ainsi, il entend montrer la construction d’une pensée et d’un engagement politique au service de la démocratie tout en fournissant les bases de son passage à la postérité. Ses motivations pour l’écriture se répartissent entre passion255, intérêts politiques, intérêts personnels et nécessités financières. Spuller vivait de et par l’écriture.
221L’analyse de sa bibliographie donne l’image d’une linéarité qui pourrait conduire à parler de son « œuvre ». Néanmoins, en agissant ainsi, nous nous laisserions entraîner où Spuller souhaitait sans doute « malgré lui » nous conduire. En effet, la plupart de ses ouvrages ne sont que l’agrégation d’articles, de discours, de circulaires qu’il a, après sélection, considérés utiles au public. Il a donc lui-même créé l’impression de continuité, de fidélité à ses postulats de départ, en retenant seulement les écrits qui servaient ce projet.
222Grâce à La République française, nous pouvons voir le tri sélectif auquel il se livre. Citons, seulement pour mémoire, l’absence de ses nombreux articles sur la crise boulangiste. En ne les insérant pas dans ses publications, il ne renie pas ce qu’il a écrit, mais refuse de participer au travail de consolidation de cette crise qui, en mettant à jour les divisions du parti républicain, a failli perdre la République. Par ces ouvrages, il souhaite contribuer à la mise en forme d’une mémoire d’État qui héroïse les origines de la République.
223Reste malgré tout une forme de constance et une fidélité à soi-même, celle qu’il aime à se donner après coup.
c) Une spécialisation : l’étude de l’Église
224Convaincu que l’on ne combat bien que ce que l’on connaît bien, Spuller travaille sur l’Église catholique qui est pour lui un objet constant de préoccupation.
225Il débute dans cette voie avec son étude sur Ignace de Loyola. Ce livre tranche avec ses autres travaux sur la question religieuse. Il est conçu comme une arme de combat contre le cléricalisme. C’est au nom du patriotisme que Spuller combat cette congrégation ouvertement ultramontaine qui, en obéissant aux commandements de Rome, trahit la nation française. Toutefois, c’est sur le terrain de l’éducation que son hostilité à l’égard de cet ordre est la plus manifeste. Par ce biais, les jésuites exercent une influence considérable sur l’esprit des jeunes générations « et gouvernent les consciences timorées de la bourgeoisie »256. En raison de l’intérêt politique qu’il porte à l’éducation, il dénonce cette méthode « qui n’est que lecture fantastique des saints avec leur cortège de miracles, d’apparitions et de tentations du diable »257 et qui a pour principe de bafouer l’amour-propre des individus, en en faisant des êtres soumis entre les mains de leur maître. C’est cette domination qui autorise la vocation principale de cet ordre : « leur caractère essentiellement politique »258. Leur présence, autant que leur influence, est donc une entrave à la construction d’une société moderne. C’est pourquoi Spuller, en analysant leur construction, demande en réalité leur interdiction.
226Au contraire, son Lamennais mais aussi son ébauche de Joseph de Maistre ou encore son recueil L’évolution politique et sociale de l’Église sont des livres qui font état d’une certaine cohérence. Ils sont construits de manière à donner une vision d’ensemble de l’histoire de la pensée religieuse au XIXe siècle et à mettre en relief les formes d’adaptation aux conjonctures de l’action catholique. Cependant, il ne fait jamais preuve d’intolérance, sentiment qui serait incompatible avec la garantie de la liberté de conscience qu’il considère être le premier devoir de la démocratie. Il ne hait pas l’idée chrétienne et se déclare seulement l’adversaire résolu de son action politique et sociale. Il accepte la religion tant qu’elle se cantonne dans un rôle spirituel. Il contribue donc sous l’action de l’État au « refoulement intérieur » des idées religieuses. Tout en étant profondément anticlérical, il n’est pas antireligieux et partage même en partie la morale chrétienne qui est un facteur d’ordre social. Aussi, face à la progression des idées radicales et socialistes, il oppose « cette vie morale qui n’est pas moins nécessaire au peuple qu’une vie matérielle moins pénible ou même assurée d’un plus grand bien-être ». Il craint les idées sociales qui se développent de tous côtés ; c’est pourquoi, en présence des nouvelles orientations du Vatican sous l’égide du Pape Léon XIII, il utilise le prétexte de la biographie de Lamennais pour affirmer ses conceptions en faveur du ralliement des catholiques sincères. En effet, l’esprit nouveau est en germe dans ce livre paru en 1892. Il montre que Léon XIII, par son encyclique, ne fait que reprendre les positions énoncées par Lamennais qui visaient à se rapprocher du peuple en s’appropriant les questions sociales pour permettre l’avènement de la théocratie. C’est pour déjouer cette tentative qu’il appelle « à prendre les précautions nécessaires pour l’empêcher ». Par ce livre, il veut montrer qu’il n’est plus temps de lutter contre l’Église dans son ensemble, que la société est en train de changer et que l’Église elle-même évolue. C’est aux républicains qui sont les chefs de la démocratie de prendre en compte ces évolutions et en imitant les anciens du parti républicain – qui ont accueilli Lamennais en leur sein – ils doivent accepter dans leurs rangs les ralliés apportant la preuve de leur honnêteté. Il ne dit pas autre chose dans L’Évolution politique et sociale de l’Église.
227Par ces travaux sur la religion, il est toujours présent dans le débat politique contemporain et ceux-ci annoncent les transformations de ses positions à l’égard de l’Église qui suscitent tant de polémiques en 1891 et 1894. Le ton qu’il emploie ainsi que la rigueur de sa recherche et de sa documentation font de ses écrits des ouvrages appréciés et le plus souvent salués par la presse, même s’ils suscitent de vives polémiques. Mais chacun reconnaît la valeur de son travail, y compris parmi les catholiques. Cette reconnaissance n’est d’ailleurs pas sans lui poser des problèmes car elle est interprétée par ses ennemis comme la preuve qu’il est désormais inféodé à l’Église. C’est essentiellement son Lamennais qui est reçu par des prêtres comme « une grande œuvre qui montre bien cet homme tel qu’il fut et qui fait preuve d’une connaissance du sujet remarquable »259 qui accrédite cette idée de trahison à la cause républicaine. De plus, la récurrence du thème religieux sous sa plume, particulièrement dans la deuxième moitié de sa vie, donne à ses détracteurs la certitude qu’il se renie. Cette question, selon les calculs de l’abbé de Sombernon, M. Elié260, occupe plus d’un quart de ses publications.
228Il semble que la question de la religion l’obsédait particulièrement à partir du moment où il redoute que celle-ci ne reprenne le contrôle du peuple par le biais de la question sociale. Mais il serait faux de dire qu’il écrit davantage sur ce sujet à la fin de sa vie que dans la période précédente. Il a déjà consacré à ce thème une large partie de ses articles, notamment à l’occasion de la lutte contre le cléricalisme dans le courant des années 1870. Seulement à ce moment, les positions qu’il expose, essentiellement orientées vers la lutte, font l’unanimité dans le parti. Ce n’est plus le cas à partir du milieu de la décennie 80, quand il se déclare favorable à une certaine forme de ralliement.
229Malgré les attaques dont il est la cible, Spuller ne peut, pour les raisons précédemment exposées, renoncer à l’écriture. Il lui faut donc trouver un nouveau genre qui, tout en lui assurant des revenus, lui permette de continuer à défendre ses opinions. La compilation de ses articles biographiques, pour la plupart parus dans La République française, répond à ces deux exigences tout en satisfaisant un autre objectif qui lui est cher : la participation à la définition de la mémoire de l’État républicain.
d) Spuller biographe. Entre héros et grandeur : définir la République
230Le style biographique, le plus souvent historique et nécrologique, se retrouve sous sa plume dès le début de sa contribution à des organes de presse. Progressivement, il consacre un nombre croissant d’articles à ce type de chroniques. Il semble même s’imposer comme le spécialiste du genre au sein de La République française. Le plus souvent, c’est lui qui signe les articles consacrés à la nécrologie des hommes publics ainsi qu’à la commémoration de la mort de ceux ayant contribué à la grandeur du parti et/ou de la France. De la même manière, il participe à des comités en faveur de l’érection de monuments commémorant les grands républicains261. Spuller est conscient du rôle éducateur de ce type d’édifice ; aussi accorde-t-il une grande importance à tout ce qui historicise le passé de la République. Ainsi, quand à partir de 1886, il publie la première série de ses Figures disparues, il répond à son envie de faire une œuvre qui soit le reflet de la mémoire républicaine telle qu’il la définit lui-même.
231Les trois séries des Figures disparues, publiées entre 1886 et 1894, présentent au public quatre-vingt-treize portraits. Si quelques-uns sont rédigés spécialement « en vue d’y être insérés »262, la majorité a été publiée dans La République française, mais Spuller précise qu’il les a retouchés et qu’il a profité « de cette révision nécessaire pour y introduire quelques changements, modifications et variantes »263. Ces ouvrages sont aussi le résultat d’une sélection révélatrice de ses intentions. Un seul exemple témoigne à la fois de ce tri et de ce projet : l’absence de la nécrologie de Gambetta. Pourtant, Spuller a beaucoup écrit sur le tribun dans La République française. Les articles concernant Gambetta existent donc, mais en ne publiant aucune fiche propre à « sa chère et grande mémoire »264, il participe de la construction de son souvenir sur un mode extraordinaire, au sens de sans égal. En ne le citant pas, il lui donne une position d’extériorité visant à le présenter non comme un des fondateurs du régime, mais comme l’incarnation même du régime et rappelle que le souvenir de Gambetta demeure présent puisqu’il « a laissé dans la démocratie française une empreinte, des traces ineffaçables »265. Il présente le gambettisme comme l’aboutissement, le stade ultime de la pensée républicaine, et se sert de ses portraits pour établir la chronologie de cette idée politique. Par ses choix, il montre que la République s’est construite dans un processus long, grâce à des hommes d’envergure nationale, mais aussi grâce à l’action de « de ceux dont le nom est à peu près ignoré du grand public, à des célébrités de clocher qui ont disparu sans laisser après elles la moindre trace ». Il salue cette masse anonyme qui par son engagement a permis la diffusion des idées et la victoire progressive de la cause républicaine et constitue « l’intimité même du parti républicain »266.
232Spuller ne fait pas de différence entre la France et la République : on trouve, également dans ses ouvrages, des fiches portant sur des hommes qui se sont illustrés par patriotisme, par la sincérité de leur engagement politique, ou encore par leur compétence d’anticipation leur permettant de définir les orientations nouvelles de leur parti. En faisant référence à ce type de personnages, il associe sa position politique en faveur du ralliement à ses publications et atteste ainsi de l’ambition militante de ses ouvrages. La cohabitation des noms de Mgr Dupanloup, du comte de Montalembert ou encore du Prince Napoléon, avec ceux d’illustres figures républicaines comme Michelet, Jules Favre ou Paul Bert peut surprendre. La mixité des origines politiques des individus présentés prouve que non seulement Spuller aspire à faire l’histoire des partisans de la République, mais aussi que l’esprit profond de ce travail est de faire une histoire de la France contemporaine et des idées qui s’y sont affrontées. Cette démarche permet de glorifier la victoire de la démocratie qui apparaît alors comme un aboutissement logique et inéluctable des luttes issues de la Révolution française – présentée comme pacifiée. Néanmoins, si l’on compare le type de figures retenu dans ces trois volumes, on constate une évolution qui atteste de sa volonté de faire l’histoire de sa conception de la République bien plus que l’histoire, au sens scientifique du terme, de la démocratie française. Le premier tome est presque entièrement consacré à des personnages illustres dont l’action politique fut d’envergure nationale et évoque immédiatement la République – Michelet, Quinet, Louis Blanc, Jules Favre etc. – ou encore dont le ralliement s’est révélé fondamental pour le triomphe du régime – Thiers, Rémusat, etc. Ces individus cohabitent avec leurs opposants les plus dignes dans une sorte de salut fait à ceux qui incarnent une autre vision de la France. La table des matières de ce volume constitue ainsi une sorte de Panthéon des acteurs officiels de la lutte dont est issu le régime républicain. Le second volume tranche singulièrement avec le précédent et accorde une large place à des personnages de plus petite envergure dont beaucoup d’hommes de presse comme Alphonse Peyrat, Auguste Nefftzer, Castagnary etc. et à des anonymes. Ces derniers ne sont pas choisis au hasard dans la mémoire provinciale du parti. Les deux nécrologies les plus significatives étant celles d’Hypolyte Charlut – instituteur de Spuller – et Joseph Tissot, son professeur à l’université de Dijon. Par ce choix, il met en scène dans la mémoire républicaine des individus ayant participé à sa propre formation idéologique.
233Ces publications à visée politique lui permettent de demeurer dans la lutte en exposant ses points de vue sur ce que doit être la politique du moment et en poursuivant ce qu’il considère être la « cause capitale de notre temps » : l’éducation de la démocratie. Cependant, il semble que l’aspect le plus important de son travail soit d’ajouter sa pierre à la construction de la mémoire de l’État républicain. Spuller est maintenant un homme vieillissant qui a conscience de ne plus être en phase avec les évolutions de sa société. En construisant la trame d’une mémoire républicaine où ses croyances politiques sont historicisées de manière à être légitimées par l’histoire, il cherche à déjouer les critiques des nouvelles générations. Instruire le peuple revient à lui fournir les outils nécessaires à la compréhension des événements et indispensables à la formation d’un esprit modéré, garant du maintien de l’ordre social. C’est pourquoi il souhaite que le peuple partage les valeurs morales de l’élite, qu’il définit comme la fidélité, la patience, l’abnégation etc. En montrant à tous la grandeur de certaines vies, il désire qu’elles soient prises comme modèles et substituées à celles des saints pris jusqu’ici comme référents. Spuller considère également que la nation doit être gouvernée par l’élite qu’elle suscite en son sein. Aussi, en plaçant sous les yeux de tous les exemples du passé, il espère que de nouveaux « héros » se substituent aux anciens sur une base de valeurs communes qui constituent la mémoire de la France. Le mode biographique lui permet donc de satisfaire son ambition d’instruire la démocratie en la dotant de valeurs – qu’il pense universelles – capables de la rendre maîtresse de sa destinée. Sa démarche commémorative vise donc à la création d’une mémoire collective construite sur le nom de ceux qui ont fait l’histoire contemporaine, c’est-à-dire l’histoire du cheminement de l’idée républicaine.
234En présentant ces textes déjà anciens, rassemblés et classés selon un mode qui ne respecte plus la date des disparitions, mais tend plutôt à restituer celle de l’action historique, Spuller donne à lire une chronologie de la lutte et des idées. En produisant un effet d’enchaînement, cet ensemble engendre un sentiment d’héritage. Avec cet artifice, il soumet aux lecteurs une sorte de panthéon des grandes figures nationales qui ne se résume pas aux « héros » de la République, même si ces derniers dominent nettement. Il est vrai que la plupart des personnages cités appartiennent déjà à la mémoire nationale, mais par la manière dont il commente leur action et le regard qu’il porte sur leur période, il accentue en fonction de la lutte présente tel ou tel aspect de leur vie au détriment d’un autre, les inscrit dans la lutte toujours en œuvre pour la définition du régime. Depuis quelques années, ses conceptions politiques sont mises à mal par les revendications et évolutions en cours dans la société française et, peu à peu, le pousse à sortir des deux milieux dans lesquels il avait fait carrière. En publiant ces recueils, il trouve une tribune qui désormais lui fait défaut. Et tout en plaidant, encore une fois, pour sa définition du régime, c’est-à-dire une République libérale et d’ordre, il utilise ce support pour expliquer son désaccord avec des évolutions qui lui paraissent dangereuses pour l’avenir de la démocratie et lui sont personnellement fatales, au premier rang desquelles celles en œuvre dans le milieu de la presse. C’est pour cela qu’il transforme ses avant-propos en plaidoyers politiques qui s’apparentent à de la justification critique.
e) Difficultés en politique et dans le journalisme : le temps des choix ?
235Maintenant qu’il est sur la touche dans le monde journalistique, Spuller condamne avec véhémence ce processus de professionnalisation qui fait du journalisme, non plus une activité, mais un métier et, de ce fait, conduit à l’autonomisation de la presse par rapport à la politique : « il était de règle constante autrefois que l’on entrât dans la rédaction d’une feuille périodique que pour faire œuvre de parti. Tout journaliste se considérait comme le soldat de sa cause politique. (…) Survinrent les théories et la pratique du droit de propriété littéraire et les journalistes vécurent comme des hommes de lettres, du produit de leur plume, et la profession se trouva constituée. Puis les journaux, organes de discussion des idées, se réduisirent en vue de se répandre et de se vendre à bon marché à être, avant tout, des organes de publicité. L’esprit mercantile l’emporta de plus en plus sur l’esprit de parti. Les journaux ne tardèrent pas à devenir des opérations commerciales et l’ancien journalisme reçut bientôt le coup de grâce, quand il fallut donner au plus vite et sans les accompagner d’aucun commentaire, les nouvelles apportées par le télégraphe ».
236Cette course à l’information qui interdit la prise d’opinion du rédacteur instaure également entre les journalistes une compétition qui fait « qu’il n’y a plus d’unité, de solidarité » entre les hommes de la profession. Dans l’ensemble de ces transformations, il regrette surtout le renoncement de la presse à faire œuvre d’instruction et redoute de voir la démocratie s’amoindrir en renonçant à cet « instrument d’une incomparable puissance ». Il considère que ce processus est déjà entamé quand on regarde la progression des idées radicales et socialistes ; celle-ci lui semble prouver que les citoyens français, en renonçant à la patience, abdiquent pour partie leur liberté récemment acquise. C’est pour continuer la lutte et faire vivre l’ancienne tradition qu’il se tourne vers la rédaction d’ouvrages « si je me décide à faire part au public des idées que j’exprime ici, c’est d’abord pour rendre hommage à la vérité telle qu’elle m’apparaît ; c’est ensuite pour continuer à servir la démocratie républicaine »267. Le ton utilisé dans cet avant-propos ainsi que l’exposition des idées exprimées font apparaître ces quelques pages comme le testament politique de Spuller. Il parle de sa carrière au passé, annonce la fin de sa signature dans les journaux et insiste sur l’inadéquation existant entre ses convictions et les nouvelles formes d’expression. C’est un homme âgé et las des luttes qui s’exprime et s’avoue incapable de répondre aux compromissions, pourtant nécessaires à la continuation de sa carrière publique. Les années qui viennent seront donc utiles pour faire une mémoire collective qui soit en même temps la mise en forme de sa propre mémoire et de celle des hommes qui partageaient les mêmes convictions, au premier rang desquels Gambetta.
237En effet, il place ces trois volumes de nécrologies sous le patronage de Gambetta. À un moment où il ne trouve plus sa place dans le parti comme écrivain ou comme homme politique, ce procédé lui permet de revendiquer – en son nom – une position d’historien, en se présentant comme la mémoire vivante d’une époque révolue. Nettement en œuvre dans ces trois volumes, l’utilisation de la renommée de Gambetta n’est pas nouvelle chez Spuller. Il y recourait déjà alors qu’il était encore en vie afin de compenser son illégitimité politique. Désormais c’est pour assurer son passage à la postérité et avec lui « sa » définition de la République qu’il se transforme en mémoire à deux têtes.
B. Une mémoire à deux têtes
238Evincé du jeu présent, il cherche à prendre une assurance pour l’avenir. Après avoir passé le plus clair de son temps à se présenter comme l’ombre de Gambetta, comme l’éternel numéro deux, il entend désormais réévaluer son rôle et ses mérites. Privé de la reconnaissance immédiate du peuple, il aspire à entrer dans l’histoire, car « le temps seul remet [la mémoire] en sa vraie place et la rétablit dans sa complète et définitive originalité »268. « Les injustices, les injures, les lâches attaques, les ingratitudes indignes, c’est là le lot habituel, la récompense ordinaire des plus grands et des meilleurs ». Utilisant son arme de prédilection – la plume –, il construit une histoire contemporaine de la République qui est l’histoire de son combat mené collectivement et qu’il donne à voir comme la mémoire de l’État moderne. Celui qui s’était employé à apparaître comme modeste et altruiste se révèle avide de postérité et de reconnaissance, à la recherche de compensations symboliques.
1. La mise en forme de « son » souvenir
239Spuller aspirait à inscrire son nom dans l’histoire. Il souhaitait hisser son parcours sinon au rang d’exemple, du moins de témoignage, d’une époque politique fondamentale dans la constitution de l’État républicain. Pourtant, il ne rédige pas une autobiographie, genre littéraire pourtant très en vogue à l’époque. Il préfère parler de lui au travers d’une histoire collective. Sous couvert de se présenter anecdotiquement comme un élément d’un tout, il revalorise et met en forme sa propre trajectoire. Chacun de ses avant-propos mais aussi nombre de ses notices nécrologiques sont prétextes à l’exposition et l’explication de sa pensée, de son action et de son rôle. Fidèle à sa définition de l’élite, il se présente lui-même comme l’incarnation des couches nouvelles. Plus que ce qu’il a fait par devoir, il insiste sur ce qu’il est, sur les fondements de sa construction personnelle. En ce sens, l’invocation des compagnons de luttes ou de personnages comme son instituteur, son professeur d’université, témoigne de ce processus de modélisation de son itinéraire de vie.
a) L’héroïsation des intimes
240Pour Spuller, la politique est davantage une entreprise collective que le résultat d’actions personnelles. Son incessant appel à l’union procède directement de cette conception. De plus, il n’a jamais eu la stature d’un chef et, dans sa carrière, il a principalement occupé des fonctions de second. Il redoute de laisser se développer l’image de chefs charismatiques par crainte de la dévalorisation de sa propre action. En construisant un panthéon républicain, dans lequel il sélectionne les hommes dignes d’entrer, il s’assure d’y figurer. Il serait exagéré de dire que l’intention de se faire vivre par et au travers de la mémoire des autres prime sur le sentiment de chagrin souvent sincère qu’il paraît éprouver au moment où il rédige ces nécrologies. Mais, en évoquant ses liens d’amitié avec des personnages déjà célébrés de leur vivant, soit nationalement, soit dans un univers particulier – pour lui politique ou journalistique –, il associe son parcours au leur. Il est vrai que le plus souvent, en commémorant le passé politique des hommes qu’il a connus et avec qui il a lutté comme Paul Bert, Eugène Cléray, Castagnary, Auguste Nefftzer, etc., il ne triche pas en relatant des expériences communes. Mais, au-delà de cet aspect légitime, ce type d’intervention autorise la mise en forme de son vivant de son personnage. Plus encore, en les insérant dans une action collective, il grandit l’image du groupe et donc, de la tendance républicaine à laquelle il appartient depuis sa création. Ainsi lorsqu’en janvier 1887, à un moment où les opportunistes connaissent des difficultés politiques importantes, il rappelle sur la tombe de Bert son parcours au côté de Gambetta et son dévouement à la République, il encense un certain mode d’action, une certaine conception de la cause républicaine qui est encore la sienne. Citant les actes de ce scientifique politique en disant « nos travaux et nos luttes »269, il présente ce destin comme une aventure commune qui se confond pour ne plus se différencier avec le parti et donc, avec son propre destin. Le processus est le même lorsqu’il retrace la vie et célèbre les méthodes de travail de journalistes comme Peyrat, Nefftzer, Castagary qui, comme lui, luttaient pour un parti et voulaient instruire le peuple. C’est-à-dire pratiquer « un journalisme de l’ancien temps »270. En liant son parcours au leur, il peut sans se citer montrer qu’il a fréquenté et partagé l’itinéraire des plus dignes, sinon des plus grands. Un peu de leur légende rejaillit sur lui qui devient, en raison de leur disparition, le gardien de cette mémoire devenue une partie de la mémoire d’État.
241La modestie et l’abnégation, si souvent saluées, de Spuller n’allaient pas jusqu’à accepter de s’exclure de l’Histoire. Ne pouvant, en raison de son parcours politique, se présenter comme un acteur hors du commun, il choisit de se mettre en scène comme étant l’aboutissement de la figure type des couches nouvelles. Il se sert à cette fin de personnages anonymes qui ont croisé son existence. Les exemples les plus significatifs sont les nécrologies d’Hyppolyte Charlut, Joseph Tissot ou encore Denis Serrigny. Il procède de la même manière que pour des hommes illustres et rédige ces notices dès leur mort, même si seule celle de l’instituteur de Sombernon fut publiée immédiatement. On la trouve dans Le Progrès de la Côte-d’Or daté du 16 avril 1877. En rendant hommage à ses enseignants, individus engagés politiquement qui ont œuvré à leur niveau pour l’avènement et l’enracinement de la République, il érige en modèle, le résultat de ce qu’il est. En présentant Charlut comme l’archétype de l’instituteur républicain, il se donne à voir lui-même comme le produit type de ce mode d’instruction. Illégitime socialement et économiquement, Spuller trouve ici le moyen d’effacer ses stigmates en se représentant en fils du peuple, fruit de l’instruction républicaine grâce à laquelle il a pu, à force de travail, s’élever jusqu’aux plus hautes responsabilités de l’État. Mais plus encore, en faisant cohabiter ces personnages avec d’illustres figures républicaines, il les place sur un pied d’égalité, ce qui atteste du peu d’importance que doivent jouer les capitaux garants de légitimité politique dans la société antérieure, aujourd’hui que la démocratie s’est imposée. En montrant que la République ne peut rien sans l’appui et le dévouement de l’ensemble des Français et que c’est parmi ce peuple d’anonymes qu’il faut désormais découvrir les hommes dignes de présider aux destinées du pays, il fait de ce qu’il est un portrait précurseur de ce que doit être désormais un homme politique républicain. En rappelant de surcroît ses origines modestes, son éducation provinciale etc. et les obstacles qui y sont liés, il souligne son travail et la détermination dont il a dû faire preuve pour parvenir à exister en politique. Par là, ces personnages sont en quelque sorte des référents autobiographiques autorisant la mise en forme de sa propre mémoire et créant les fondements de sa célébration personnelle.
242Paradoxalement, ce procédé constituant à prendre la pose au regard de l’avenir en se parant de valeurs compensatrices de sa propre illégitimité n’est pas nouveau chez Spuller. Il agissait déjà ainsi dès son entrée en politique lorsque, par exemple, il saluait son frère au nom de ce qu’il lui devait271. Son frère incarne politiquement quelque chose de précis et de noble pour des républicains. Malgré son jeune âge, il s’est élevé contre le coup d’État, il a connu l’emprisonnement pour ses idées et il était présent dans l’épreuve de la Défense nationale, assumant ses responsabilités, Spuller disait « son devoir ». En se revendiquant de cet individu peu connu, il plébiscite les valeurs des hommes du peuple capables de sacrifices pour servir la nation. Et il montre qu’il est de ceux-là. Cette autobiographie par procuration lui permet de restituer ce dont il est le plus fier, sa carrière politique.
b) L’édition des circulaires, discours et conférences
243L’engagement politique de Spuller se traduit par un recours systématique à la parole et à l’écrit, ce qui à cette période n’a rien de très original. En revanche, ce qui est plus caractéristique, c’est le soin particulier qu’il accorde à la mise en forme par écrit de ses discours ainsi qu’à la publication de ses circulaires ministérielles. Cet intérêt témoigne de sa volonté de passer à la postérité et de la croyance qu’il a en la valeur de ses conceptions politiques.
244C’est seulement trois ans après son élection à la députation qu’il publie la première série des Conférences populaires. Cet ouvrage a plusieurs objectifs. Diffuser sa parole qui porte une action politique collective, rallier les campagnes au gambettisme et permettre l’enracinement du régime. Il s’agit donc d’un outil au service d’une cause commune. Il est également porteur d’un autre plus personnel. Spuller, qui n’est encore qu’un député novice seulement connu du public comme le fidèle « Achate », comme un collaborateur parmi d’autres du chef de la Défense nationale, cherche à mettre en avant cette image de second, en montrant la profondeur de son investissement et la valeur de ses interventions. Il aspire à donner à voir que tout en étant un élément d’un groupe, il possède des qualités de réflexion personnelle capables d’influencer le groupe lui-même. Et qu’au sein du gambettisme, il dispose d’une spécialisation sur le thème fondamental de l’instruction de la démocratie. Tout en servant l’entreprise politique collective, ce livre définit les contours de ce qu’il est ou de ce qu’il veut paraître être.
245Néanmoins, s’il s’agit bien de gagner en puissance, il ne souhaite pas se distancier de Gambetta dont il utilise la proximité pour se défaire de son illégitimité. Il joue des qualités reconnues au tribun pour qu’elles rejaillissent sur lui car, s’il dispose de la confiance d’un tel personnage, c’est qu’il est digne de briguer celle du peuple qui se reconnaît en lui. C’est dans cette optique qu’il place en tête de ce volume un seul discours antérieur à son élection, prononcé au cours d’un banquet offert par les républicains de Seurre. Spuller est alors en quête d’une circonscription pour poser sa candidature à la Chambre. Privé de renommée et d’appuis solides, il place son allocution sous le parrainage de Gambetta et, en exaltant les mérites de ce personnage durant l’épisode de la guerre, il en profite pour parler de sa participation méconnue et pourtant constante : « sans caractère officiel, placé aux côtés de cet homme qui, à mes yeux, était et reste encore l’âme et la personnification de la France résistant à un ennemi implacable, j’avais connu tous ses actes, assisté à toutes ses délibérations et qu’il avait eu mon plein et entier concours ».
246Ainsi, il recueille une partie de la grandeur et de la confiance politique née du dévouement à la nation et il unit son parcours à celui de Gambetta hier comme aujourd’hui. En expliquant que c’est par la campagne des banquets que le tribun a rapproché la France de la République, il souligne sa participation à ces « tournées républicaines » et donc, exploite le succès de Gambetta à son profit : « j’étais à ma place, aux côtés de Monsieur Gambetta dans toutes ses excursions si profitables »272. Ici encore, il se place sous sa protection pour permettre la glorification de sa propre image politique à la fois sur l’instant et en vue de la postérité : « On comprendra que j’éprouve une véritable satisfaction à faire paraître ces discours sous les auspices de M. Gambetta, dont les encouragements ne m’ont pas manqué et qui peut témoigner pour l’avoir souvent éprouvé, de mon dévouement sans bornes à la cause de la démocratie républicaine »273.
247La mort soudaine de Gambetta a favorisé son passage instantané dans l’histoire. Spuller joue du procédé qui consiste à utiliser cette figure pour servir la cause tout en s’en servant, et se camper en successeur légitime. Après avoir participé de la construction de la figure charismatique de Gambetta, il participe de son historicisation allant jusqu’à faire approuver ses propres inflexions par un homme décédé depuis plus de six ans, comme il le fit lors de la polémique sur l’esprit nouveau.
248Se présenter comme gardien de la mémoire de Gambetta lui permet de construire sa propre légende et de mettre en forme son action politique. Cela est particulièrement visible lorsqu’il procède à la publication des circulaires qu’il rédige lors de ses passages au ministère de l’Instruction publique. Ce faisant, il donne de la lisibilité à ses prises de décision en les rendant plus aisément accessibles mais, surtout, il crée l’apparence d’une œuvre ininterrompue qui témoigne de sa volonté de faciliter la restitution de l’ensemble de ses actions en faveur de l’éducation du peuple à laquelle il dit avoir consacré le plus clair de son temps. Par cette impression de continuité, bâtie comme une mémoire à deux têtes inséparables, il acquiert une partie de la légitimité qui lui fait défaut, tout en établissant l’évolution de ses positions politiques comme intrinsèquement fidèle à la pensée de Gambetta. Cette mise en forme de sa trajectoire l’autorise également à léguer au futur et donc, à l’histoire une représentation qu’il souhaite immuable. Cette volonté d’autohéroïsation apparaît dans ses ouvrages destinés au public et est corroborée par sa correspondance privée et de nombreux articles de presse.
249Un tournant dans la construction de son image semble s’opérer à partir de 1886, date à partir de laquelle il connaît des difficultés en politique et où débute son exclusion du champ journalistique. Le déphasage lié a l’autonomisation des champs exagère son anxiété à l’égard de la postérité. Cela apparaît nettement au sujet d’un article commémorant l’épisode du ballon l’Armand Barbés dans lequel Gambetta et lui quittèrent Paris en octobre 1870. En 1886, un monument est élevé pour célébrer cet événement et la presse républicaine s’apprête à relater la cérémonie. À la demande de Reinach, il rédige l’article. Il ne se contente pas de faire un papier dit « d’ambiance ». Comme à son habitude, dans son souci d’éducation, il produit un texte à caractère historique où il se met en scène au côté de Gambetta. Conscient de la difficulté qu’il rencontre à faire publier ce type d’article, il accompagne sa copie d’une lettre où il défend son travail. Mais, si ce courrier nous intéresse, c’est en raison d’une phrase particulière où les motivations de Spuller sont très nettement perceptibles. « Il faut bien pour me soutenir que de temps en temps je me rende une justice que l’on ne m’accorde pas toujours »274. En signalant d’une phrase discrète sa présence dans cette nacelle, il rappelle, plus de seize ans après les faits, son dévouement au parti et à la France à un moment où il est critiqué pour ses plaidoyers en faveur de l’apaisement dans la lutte religieuse.
250L’article est construit pour participer à l’éducation de la démocratie – Spuller honore ainsi ses principes –, mais il permet en créant un « lieu de mémoire » la construction d’une mémoire d’État. En insérant son nom dans ce voyage, il favorise son inscription dans les manuels scolaires qui relatent « la fameuse » aventure. Faire partie du cursus scolaire, c’est la consécration suprême car la mention d’un nom dans un livre de classe garantit son existence posthume. C’est une étape-clé pour pénétrer dans le cercle restreint des grandes figures nationales.
251Participer à la construction de la mémoire d’État, c’est assurer la pérennisation de ce qu’il pense, de ce en quoi il croit, mais aussi de ce qu’il est au travers de ce qu’il a fait. Son ambition est favorisée par l’ébranlement causé par la Révolution française qui, en jetant à bas la monarchie, imposait l’invention d’une nouvelle mémoire nationale où devaient prendre place les « héros » de la République.
2. Mémoire républicaine et lieux de mémoire
252Dès l’avènement de la Troisième République, les républicains s’emploient à proposer une histoire du régime en l’érigeant comme la conclusion de la période ouverte en 1789. Sans renier les épisodes des deux Républiques précédentes, mais pour ne pas reproduire les mêmes « erreurs », ils tendent à façonner une image assagie et conservatrice – au sens de légaliste – du régime né le 4 septembre 1870. Toutefois, si la mémoire est un enjeu entre les différentes représentations de l’État, elle l’est aussi entre les républicains eux-mêmes. Elle est un élément fort de légitimation dans une période de lutte pour la définition de la République. Spuller, profondément impliqué dans ce combat sur le sens des mots, recourt à l’écrit pour assurer le triomphe de « sa » République.
a) L’exaltation de la définition de « la » République
253La défaite de Sedan, qui débouche sur l’avènement de la République, est un véritable coup de tonnerre, y compris pour les républicains car, en raison de l’image biaisée qu’ils avaient de l’Empire – due en partie aux résultats du plébiscite –, ils ne s’étaient pas préparés à présider aussi rapidement aux destinées de la nation. Aussi donnaient-ils de la République une définition en rapport avec le combat qu’elle avait à mener contre l’Empire, sans vraiment se soucier des divergences et des oppositions, ce que devrait être une République de gouvernement. Bien sûr, des différends existaient entre la jeune génération et « les vieilles barbes », mais ils étaient le plus souvent mis entre parenthèses par la poursuite d’un but commun : abattre l’Empire. Ce procédé reste à l’ordre du jour sous l’Ordre Moral, même s’il n’est le plus souvent qu’une façade.
254Au cours de cette période les objectifs des républicains sont relativement proches. Face à la forte opposition et/ou position des conservateurs, ils mettent seulement en avant les thèmes communs considérés comme inséparables de la démocratie, au premier rang desquels se trouve la laïcité. Dans les premières années du régime, un consensus s’installe autour de cette question. Néanmoins, il ne résiste pas au vote de la loi sur la laïcité, la gratuité et l’obligation de l’école. L’établissement de la République se fait autour de deux grands thèmes intimement liés, l’avènement d’un État laïque duquel découle un vif sentiment anticlérical. Longtemps, l’anticléricalisme demeure le ciment de l’unité des républicains comme en témoigne la crise du seize mai 1877. Tout au long de cette période de lutte pour le régime, les arguments retenus par Spuller en faveur de la laïcisation de la société sont majoritaires au sein du parti. Dans ses discours comme dans ses écrits, il exalte une société laïque ayant en charge l’éducation dont dépend l’indépendance du suffrage universel. Il faut la laïcité pour ôter à l’Église son influence. Toutefois, cette communion d’esprit ne résiste pas à l’enracinement du régime. Alors que les opportunistes, et Spuller particulièrement, aspirent maintenant à une politique d’apaisement, les radicaux et les socialistes cherchent à aller plus loin en se séparant des valeurs mêmes de la religion. Cette cassure entre républicains, qui se marque aussi au travers du traitement de la question sociale, modifie l’approche même de ces questions. Là où jusqu’ici les opportunistes ne voyaient que des moyens de lutter contre les opposants au régime démocratique, se substitue désormais avec acuité la question de la définition du régime. En ce sens, les appels constants de Spuller à l’union des républicains témoignent de sa perte de repères dans la nouvelle donne, mais aussi de son refus de ce débat. Pour lui, il n’existe qu’une République : la République conservatrice et libérale. En repoussant tout questionnement de cette formule, il tente de discréditer le discours politique de ses rivaux.
255Par le rappel constant du dévouement des fondateurs du régime, il participe de la mise en forme de leur mémoire et il impose leur conception politique comme la trame exclusive de la République. « Vous avez de bons maîtres, d’habiles instituteurs, de courageux devanciers ; vous avez des gens qui vous ont indiqué la vraie route, la bonne voie. (…) Fuyez les déclamateurs, fuyez ceux qui vous feront de trompeuses promesses »275. Ainsi, il les inscrit et s’inscrit lui-même en fondateurs incontestables de la République.
256Si, comme tous les républicains, il s’emploie à inscrire la République dans un mouvement continu de l’histoire de France, il se différencie d’une partie d’entre eux en la construisant dans un mouvement progressif, une sorte d’évolution vers « l’âge adulte » qui implique un assagissement sous l’effet de l’expérience. Par ce moyen, il insère l’histoire dans la lutte en cours pour la définition du régime. Alors que les opposants républicains d’extrême-gauche gagnent du terrain et se revendiquent de 1848 pour légitimer leur droit « historique » à être en accord avec une certaine forme d’actions politiques comme les manifestations, l’insurrection etc., Spuller par ses écrits, dont le plus significatif est son Histoire parlementaire de la Seconde République276, fait de cette période une lecture dans laquelle il dénonce les « erreurs » des prédécesseurs qui, par hâte et utopie, ont eux-mêmes condamné la République. Néanmoins, il ne renie pas l’importance de 1848 qui est « une étape considérable dans l’histoire de la Révolution française » et dans l’avènement du régime. Mais cette reconnaissance ne doit pas conduire à l’aveuglement. Les acteurs de 1848, par leur recours à la violence et leur refus de respecter la loi, se sont montrés inaptes à gérer une nation disposant désormais du suffrage universel et donc, n’avaient plus de raison de s’abandonner au désordre. Pour lui, ils ont voulu aller trop vite et la précipitation est dangereuse. Aussi, tout en faisant l’éloge de certains d’entre eux comme Ledru-Rollin notamment, il précise que « cette généreuse et grandiose politique des républicains de Février. Je ne dis pas qu’elle nous soit applicable ». Car vouloir le bonheur immédiat du peuple, c’est le condamner à perdre le seul instrument capable de le lui donner : la République. En parlant en ces termes de la Seconde République, en 1891, il utilise le passé pour éclairer le présent et au travers des hommes de 48, ce sont les partisans actuels du recours à la force qu’il vise. Aussi invite-t-il ses concitoyens à « user à leurs risques et périls de leur droit de suffrage mais plus de coup de force, plus de révolution violente ! Du temps, de la patience, de la liberté, de la lumière, voilà ce qu’il nous faut car voilà de quoi est fait le progrès ». Sans couper la marche historique vers l’enracinement définitif de la démocratie, il propose de regarder le passé, de s’en instruire pour rompre avec les principes absolus et se tenir au plus près des faits et des idées relatives. Il cherche à démontrer l’égarement des radicaux qui loin de s’enrichir de l’histoire proposent de reproduire ses erreurs et en vertu de leur poids électoral cèdent à l’impatience et en appellent à la violence.
257L’histoire sert finalement à légitimer la politique opportuniste, « la politique qui sait attendre, qui n’avance pas imprudemment pour n’avoir pas à reculer »277.
b) L’Histoire comme légitimation et désignation des héros de la République
258Pour Spuller, l’histoire est un instrument du combat politique. En présentant sa définition de la République comme l’héritière des grandes révolutions républicaines qui l’ont précédée, il tend à la rendre incontestable. Mais il sait que les événements sont faits par des hommes et que c’est leur action qui est source de mémoire. Dans l’instant révolutionnaire il n’y a pas d’unité de pensée, des théories s’affrontent et font l’événement. De sorte qu’a posteriori ce sont ces divisions qui permettent de faire des lectures différentes d’une date. Néanmoins, une certaine interprétation de l’histoire, par un homme légitime à la dire, autorise la mise en avant d’un personnage ou d’un courant de pensée au détriment d’un autre. Et, peu à peu, cette disqualification qui devient occultation d’une partie même de l’événement impose une vision monolithique qui devient l’événement. C’est ce que Spuller s’emploie à faire dans ses écrits et discours pour construire une interprétation unique de l’idée républicaine, elle-même insérée dans un processus évolutif.
259Adepte des commémorations, acte fort de la construction de la mémoire, il choisit les personnages « commémorables » pour servir au présent. Dans cette optique on comprend les enjeux en œuvre autour du centenaire de la mort de Voltaire en 1878. À cette date, les républicains sont enhardis par l’issue favorable de la crise de mai 1877 et commémorer le philosophe des Lumières dont les hommes de 1789 se sont tant inspirés278, devient une arme du combat immédiat. De plus, il jouit d’une quasi-unanimité au sein des républicains, ce qui autorise la reformation de l’union du parti mise à mal depuis la fin de la crise. Spuller est membre du comité et est désigné pour prononcer le discours d’introduction de la cérémonie placée sous la présidence de Victor Hugo, incarnation vivante de la cause républicaine. Outre que cette désignation atteste la confiance et la position dont il dispose dans le parti, elle lui offre l’occasion de prononcer un éloge dont la diffusion est assurée par la presse républicaine. De plus, elle lui confère un surcroît de légitimité car comment douter de ses compétences à parler de et sur Voltaire quand c’est le parti lui-même qui lui manifeste sa confiance ? Par l’organisation de la cérémonie et par la conjoncture politique dans laquelle elle se déroule, son discours, avant même son énonciation, participe de la construction de Voltaire comme figure nationale. Il en a conscience, ses premières phrases présentent un Voltaire témoin, obligé de se battre pour l’enracinement du régime. « Cette illustre vie toute consacrée à la défense des principes sur lesquels repose la société moderne, au milieu de laquelle nous vivons ». En fusionnant Voltaire et la France, il construit les républicains comme les représentants légitimes de la France, les conservateurs qui le raillent et le rejettent n’étant pour leur part qu’une survivance du passé dont la présence impose de lutter encore autour de cette tombe qui incarne pourtant aux yeux du monde, « l’éclat immortel de l’esprit français ». Et l’histoire des idées politiques est utilisée comme un mouvement linéaire. Pour faire apparaître la République comme l’aboutissement logique de cette évolution, il est important qu’elle ait eu à affronter des ennemis de valeurs. Car, de la qualité du combat entre les deux principales manières de concevoir l’État, dépend la validité de la victoire. De plus, en reconnaissant le mérite, la valeur des hommes qui par le passé s’opposaient à Voltaire, il peut disqualifier le type de critiques dont il est l’objet aujourd’hui. « À la fin de la Révolution, vers le déclin de la première République, Voltaire rencontra ses plus redoutables ennemis, ceux qui espéraient venir à bout de son œuvre et de sa renommée : Chateaubriand, Maistre, Bonald, tous les champions du catholicisme renaissant. Voltaire a survécu à toutes leurs attaques. (…) À l’heure qu’il est, nous voilà en présence des mêmes injures, des mêmes malédictions et des mêmes imprécations. Je me trompe, il faut bien le dire, cette dernière levée de boucliers contre la gloire de Voltaire est simplement misérable ». En citant le nom de ces penseurs qui, en dépit des discussions que suscitent leurs théories, font tous partie du « génie de la France » et en les confrontant à la faiblesse des analyses d’aujourd’hui, il jette l’opprobre sur ces nouveaux ennemis qui se référent au passé, mais sont intellectuellement inaptes à lui succéder. Il place ainsi la commémoration de la mort de Voltaire dans le débat sur la définition du régime mais, ce faisant, il ferme le débat : l’esprit de Voltaire, c’est celui de la France entièrement dévouée à la justice, à la tolérance et à la science, la France « des principes de 89 »279.
260De la sorte, il participe de l’invention du Panthéon républicain en luttant contre les « héros » désignés par les conservateurs, mais aussi contre les républicains d’extrême-gauche. Les acteurs de l’histoire républicaine susceptibles de la représenter ne sont pas nombreux. Une lutte s’engage donc, non pas sur leur nom, mais sur l’interprétation de leur action.
c) Désigner, c’est nommer : la participation à l’invention du Panthéon républicain
261L’exemple de Ledru-Rollin est particulièrement représentatif de ce combat autour de la désignation des « héros » de l’histoire. Il devient un enjeu entre les différentes tendances du « parti » républicain car toutes sont également attachées au gouvernement du peuple par lui-même, c’est pourquoi son statut de père fondateur du suffrage universel fait de lui un élément-clé dans la constitution, mais aussi la définition du régime. C’est le 24 février 1878 – date symbolique – qu’est inaugurée la première statue à sa gloire. Néanmoins, l’unanimité ne se fait pas autour de cette mémoire en construction. Si pour les radicaux, il incarne en plus du suffrage universel, l’esprit de 48, c’est-à-dire la République sociale, les opportunistes pour leur part veulent circonscrire son souvenir au décret du 5 mars 1848. Ils ne peuvent commémorer dans son intégralité le passé d’un homme qui n’hésitait pas à légitimer, dans le but de sauver la République, le recours à l’insurrection contre une assemblée démocratiquement élue. Les opportunistes ne se reconnaissaient pas dans cet aspect de sa politique et même la désavouaient en y voyant la cause de l’échec de la Seconde République. Cet enjeu symbolique fort autour de cette figure explique que Spuller, en tant que biographe de La République française, ne soit pas demeuré extérieur à ce débat. Invité à s’exprimer au profit d’une œuvre laïque le 30 mars 1879, il se saisit de l’occasion pour prononcer une conférence sur cet « illustre » prédécesseur où il façonne une image de Ledru-Rollin conforme avec la définition opportuniste de la République. Il se « borne à rappeler ce qu’il a dit et fait pour fonder le suffrage universel » et s’arrête « au moment où le suffrage universel ayant été proclamé, la tâche de ce grand défenseur du droit du peuple a paru terminée ». De plus, afin de montrer que l’époque qui l’a vu vivre est à jamais révolue, il insiste sur l’importance de ce texte qui modifie radicalement les méthodes de la lutte pour la République « parce que la grande réforme politique et sociale que poursuivait Ledru-Rollin est maintenant accomplie »280. Cette présentation vise davantage à servir la polémique qui oppose les républicains sur la question sociale qu’à restituer une histoire au plus proche de la vérité281. D’ailleurs, quelques années plus tard en 1891, dans son Histoire parlementaire de la Seconde République282, il ne donne plus tout à fait la même version de l’œuvre de Ledru-Rollin et dénonce sa légitimation de la violence contre une assemblée issue de la volonté citoyenne. La rédaction de ce livre, réédité en 1891, date de la fin des années 1860 et était destinée à l’Encyclopédie, ce qui prouve que Spuller ajuste le regard qu’il porte sur Ledru-Rollin en fonction de l’enjeu politique du moment. Pour lui, le recours à la biographie et les commémorations ne sont que des prétextes à la lutte contemporaine pour la définition de la République. Tantôt ses écrits s’adressent à l’ensemble des républicains en lutte contre les conservateurs, tantôt il publie pour dénoncer les dérives de la politique républicaine.
262La mise en scène de l’histoire est une arme dans le combat qu’il mène pour présenter la République définie par Gambetta comme la seule qui soit légitime, la seule digne de porter ce nom.
Notes de bas de page
1 Sur la tentative de Raoul-Duval voir J. El-Gammal, « Un pré-ralliement : Raoul-Duval et la droite républicaine 1885/1887 », in RHMC, 1982, p. 599/621.
2 J.O. session extraordinaire, 1885, p. 190.
3 Le programme de la droite républicaine est publié le 22 août 1886 dans Le Temps quelques mois après le premier discours de Raoul-Duval, en raison de la crispation politique que produisent notamment la loi sur l’expulsion des princes et l’expérience de « radicalisation de la République » sous le gouvernement Freycinet. D. André, L’année politique, 1886, op. cit., p. 213, et A. Débidour, L’Église et l’État sous la Troisième République, op. cit.
4 Spuller condamne le recours à la force et à la violence prôné par les radicaux. Dans un article d’août 1888, il donne une définition précise de sa position sur ce sujet : « La République existe : elle assure l’ordre, elle garantit toutes les libertés. Mais cela ne suffit point (…), à ceux qui veulent un État social nouveau car la République n’est pas leur gouvernement. (…) Nous avons promis à la France que l’avènement du droit républicain mettrait fin à la force. Si la violence s’insurge contre la raison, il faut briser, écraser la violence, au nom du droit ». La R f, 17/8/1888. Dans un autre article le même mois, il précise les limites des libertés en politique : « Dans un pays de suffrage universel où la majorité détient le pouvoir et fait la loi, sans n’avoir jamais le droit d’opprimer la minorité, (…) où tous les citoyens par la propagande orale ou écrite ont tous les moyens légaux et pacifiques d’agir les uns sur les autres, afin de s’entraîner tous ensemble vers un régime nouveau. (…) Non, il n’y a pas de libertés illimitées parce que tout est relatif en ce monde ». La R f, 15/8/1888. On le voit, la montée des prétentions radicales et leur poids électoral inquiètent Spuller qui, sans modifier ses positions à l’égard du droit comme facteur du maintien de l’ordre social, considère désormais que les partisans de l’extrême-gauche ne peuvent être comptés comme des républicains. Sa marche vers le ralliement est confortée par la peur des revendications sociales.
5 BNF, nafr, 13558, 29/10/1886.
6 « Voyez-vous ce qui est le plus terrible ? C’est de ne pas comprendre un mot d’anglais », BNF, nafr 13558, 5/11/1886.
7 Le Moniteur universel, 1/10/1886.
8 BNF, nafr 13558, 10/12/1886.
9 « Le fameux reportage américain est un [illisible], n’en croyez rien. La presse est mille fois mieux en France ». BNF, nafr 13558 et Le Voltaire, 2/1/1887.
10 La France, 24/2/1889.
11 La presse intransigeante accuse Spuller de conciliation avec l’Allemagne. Les intransigeants le plus souvent favorables à Boulanger refusent la politique de paix prônée par le nouveau ministère. Voir La Cocarde, du 26/3/1889 : « M. de Bismarck sait (…), que les meilleurs amis de M. Ferry sont au pouvoir et M. Ferry, de l’aveu même du député de Metz, n’est-il pas l’homme d’État qui décourage d’espérer nos compatriotes des provinces annexées les plus dévouées à la France ? ».
12 M. Herbette, ambassadeur à Berlin, écrit à Spuller, le 24 février, : « (…) le comte Herbert m’ayant interrogé sur la désignation du ministre des Affaires étrangères (…), j’ai pu lui dire ce qu’il devait attendre de votre modération et de votre compétence en matière de politique extérieure. J’ai pu le faire en parfaite connaissance de cause, d’après les souvenirs (…) de nos anciennes relations. Vous pouvez compter sur mon concours le plus amical et le plus dévoué dans la mission patriotique que vous avez acceptée ». Documents diplomatiques français, (1871-1914), tome VIII, (1871/1900), Imprimerie Nationale, Paris, 1937, télégramme no 334.
13 Spuller veut apaiser les rapports du Vatican et de l’État français. Grâce aux audiences hebdomadaires qu’il a avec le Nonce, il peut s’entretenir de toutes les questions avec l’émissaire du Saint-Siège et ensuite en faire part à ses collègues, notamment Thévenet qui se montre assez intransigeant. C’est ce qu’il fit au sujet de la nomination de trois évêques entre septembre et novembre 1889. Le Saint-Siège n’était pas satisfait des noms proposés, le Nonce en informe officieusement Spuller, « Monsieur Spuller s’est montré très concentré pour aboutir à une bonne et juste conclusion de cette grave affaire, (…) il approuva mes observations et me dit : dans le conseil de demain, je ferai part à Thévenet de vos demandes et de vos doléances ». Archives du Vatican, Segretaria di stato, Fasc 147, année 1887-1889, lettre du Nonce à Mgr Rampolla le 20/11/1889. [A. V. S. S].
14 J. Garrigues, Le Général Boulanger, Perrin, Paris, 1991, 383 pages. Ph. Levillain, Boulanger fossoyeur de la monarchie, Flammarion, Paris, 1982, 224 pages. J. Reinach, La foire boulangiste, V. Havard, Paris, 1889, 296 pages.
15 A. V. S. S 248, 1890 Fasc de 1 à 8, lettre du Nonce à Mgr Rampolla 24/2/1889. Dans ce courrier le Nonce transmet les impressions de Mgr Freppel.
16 Documents diplomatiques français, (1871-1914), tome VIII, (1871/1900), op. cit., télégramme no 395, 7/6/1890.
17 Documents diplomatiques français, (1871-1914), tome VIII, op. cit., télégramme no 457, 9/9/1889 sur l’affaire des communes frontalières de Reppe et Montreux-le-Château.
18 J. Chastenet, T2, op. cit., p. 247.
19 La R f, 28/11/1884.
20 Ibid. 30/7/1885.
21 Ibid. 1/8/1885 et 2/8/1885 : « L’extrême-gauche ne travaille pas bien pour notre parti. Elle ne fait pas les affaires de la République. (…) Il est temps de cesser ce jeu dangereux ».
22 Le Mot d’ordre, 11/1/1890.
23 A. V. S. S, Fasc 147, année 1887-1889, lettre du Nonce à Mgr Rampolla le 30/9/1889.
24 Lettre de Ferrata à Mgr Rampolla le 4/7/1889.
25 La Cocarde, 26/3/1889 ; L’Intransigeant, 27/9/1890 ; Le Patriote, 1/4/1890.
26 Le 22 février 1889, le ministre Goblet est informé d’un incident entre des Français et des Russes sur les côtes de Somalis dans le territoire de Segallo. Documents diplomatiques français, op. cit., télégramme no 332, 22/2/1889.
27 Ibid. Télégramme no 335, 24/2/1889 « Le gouvernement impérial estime qu’il n’y a pas lieu de faire peser sur les autorités françaises d’Obok, la responsabilité du sang versé à Sagallo et que cette responsabilité doit retomber entièrement sur Atchinoff, qui a pris sur lui de troubler l’ordre dans les limites d’un territoire appartenant à une puissance qui se trouve en relation d’amitié avec la Russie ».
28 J.O. 28/2/1889.
29 Ibid. Télégrammes no 451 du 28/8/1889, no 460, 12/9/1889, no 462, 14/9/1889.
30 Ibid. no 454, 4/9/1889.
31 Ibid. no 462, 14/9/1889.
32 Ibid. no 464, 23/9/1889.
33 Ibid. no 479, 12/10/1889.
34 E. Spuller, Hommes et choses de la Révolution, Félix Alcan, Bibliothèque d’histoire contemporaine, Paris, 1896, p. XIV. [Hommes de la RF].
35 Ibid. p. 17.
36 Caran, F 12 3757 à 4055.
37 E. Spuller, Hommes de la RF, op. cit., p. XIV. J. O. (1889), la circulaire adressée par le ministère des A. E. p. 1938.
38 P. Ory, L’expo universelle, Complexe, Paris, 1989, 153 pages.
39 La Paix, 5/8/1889 ; La R f, 5/8/1889 etc.
40 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. XII.
41 Ibid. p. 36. 10/12/1876.
42 « Tout l’avenir de notre démocratie est dans l’éducation. C’est la forme maîtresse, celle qui a la plus profonde et la plus lointaine portée, celle qui doit tenir les gouvernements sans cesse en éveil ». Ibid. p. XII.
43 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., p. 282. 30/3/1879.
44 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., pp. 60-61.
45 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., p. 118. 16/5/1879.
46 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., p. XXXIII.
47 Ibid. p. 1.
48 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., pp. 14-15.
49 Circulaires et instructions officielles relatives à l’Instruction publique, Ed. Delalain frères, Tomes X, XI, XII. [Circulaires IP].
50 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., p. CXII.
51 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. 132. Le thème de la science est récurrent dans les discours de Spuller qui associe généralement ce mot avec ceux de liberté et d’ordre. La science entendue au sens de raison garantit donc l’ordre social établi, puisqu’elle assure la liberté. « Il n’y a rien dans la politique qui passe avant les questions vitales de l’affranchissement de l’homme par la science et de la reconstitution de la patrie par des générations nouvelles de français plus éclairées et plus libres ». E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., p. 87.
52 Circulaire no 3403, 9/7/1887 et no 3414, 17/8/1887. Circulaires IP, op. cit., tome X.
53 Ibid. Tome XII, no 3903.
54 Ibid. p. 263.
55 Circulaires IP, op. cit., tome XI, no 3877.
56 Ibid. Tome XII, no 3908, 21/5/1894.
57 Sur ces débats et enjeux, voir L. Loeffel, op. cit., et J.-M. Mayeur, La question laïque XIXe-XXe, Fayard, Paris, 1997, p. 238.
58 L. Lœffel, op. cit., p. 16.
59 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 247-248. 20/5/1894.
60 Ibid. p. IV. Vers la fin de sa vie, Spuller s’oppose au socialisme « marxiste » : « Le socialisme de nos jours, qui effraie à bon droit tant de bons citoyens par les attaques qu’il dirige contre la Révolution sous le fallacieux prétexte de la reprendre et de l’accomplir, le socialisme avec sa préoccupation dominante du bien-être matériel à offrir à la jouissance de ses adeptes, le socialisme actuel, celui qui nous vient de l’Allemagne et de l’école de Karl Marx, celui qui se dit scientifique n’a aucune chance sérieuse de s’étendre, parce qu’il ne fournit aucun aliment à la vie morale de l’humanité. C’est à trouver pour le peuple les aliments de cette vie morale et à la lui fournir que doit incessamment penser le gouvernement de notre démocratie républicaine ; c’est dans la Révolution française, dans les travaux des philosophes qui l’ont préparée, dans les grands exemples des incomparables hommes d’action qui l’ont faite, que la République, si elle ne veut pas faillir à sa tâche, doit chercher et trouver de quoi nourrir et élever la démocratie qui lui a donné sa confiance ». E. Spuller, Hommes de la RF, op. cit., p. XXIII.
61 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 26-27.
62 Ibid. p. 161. 13/5/1894.
63 Circulaires IP, op. cit., tome X, no 3419.
64 Ibid. no 3419.
65 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit. p. 29. « Circulaire aux recteurs sur les pétitions adressées aux membres du Parlement par des professeurs de collèges nationaux ». 30/1/1894.
66 Le Matin, 17/7/1887.
67 Archives du Vatican, Sacrée Congrégations des affaires extraordinaires, pos 767/775, fasc 405, année 1886-1887, lettre du Cardinal Lavigerie au secrétaire d’État, le cardinal Jacobini, 23/6/1886. Mgr Lavigerie insiste sur la difficulté à s’entendre avec Goblet, même s’il précise : « lorsqu’on parle avec les hommes d’État actuels, on voit qu’ils sont beaucoup moins déterminés à pousser les choses à l’extrême que ne sembleraient l’indiquer leurs paroles et leurs actes publics ». [A. V. S. C].
68 La première mise en demeure date du 19/6/1885. Caran, F7/12387.
69 Ibid. 17 mai 1887.
70 Ibid. 12/4/1886.
71 Ibid. 4/7/1886. Cet argument est repris par le Préfet dans son rapport au ministre de l’Intérieur le 7/11/1886.
72 Ibid. 12/4/1886.
73 Le Temps, 9/4/1886, « Les troubles de Chauteauvillain » ; L’écho de l’Est, 17/4/1886, « L’explication des massacres de Chateauvillain ». En fonction de leur tendance politique, les journaux considèrent l’affaire sous un angle différent.
74 Exemple, celle d’A. de Mun, le 12/4/1886. Caran, F7/12387.
75 Ibid. Rapport du Préfet au ministre de l’Intérieur, 7/11/1886.
76 Ibid. Lettre du ministre de l’Intérieur au Préfet de l’Isère, 3/9/1887.
77 A. V. S. S, époque moderne, Parigi nunzio : 248, 1887, lettre du Nonce au Cardinal Rampolla, Paris le 5/6/1887. Dans de nombreuses lettres, le Nonce « confirme les bonnes dispositions du présent Cabinet en direction de sa sainteté, (…) l’actuel cabinet d’apaisement ». De la même manière, il précise souvent : « Spuller est la modération », 20/6/1887.
78 Nous pensons que le Nonce fait ici référence à l’attitude de Spuller face à l’initiative de Raoul-Duval et de la création d’une droite parlementaire ainsi qu’à sa position dans le débat sur le maintien de l’ambassade près du Vatican qu’il a soutenu avec énergie.
79 A. V. S. S : 248, 1887, lettre du Nonce au Cardinal Rampolla, Paris le 5/6/1887.
80 J.O. 1887, tome 3, p. 1000, puis la question est transformée en interpellation, J.O. 1887, tome 3, p. 1004. Rivet dépose l’ordre du jour suivant : « La Chambre invite le gouvernement à user de tous ses droits pour imposer à tous les membres du clergé le respect de la République et des lois ». La Chambre le repousse par 307 voix contre 166. Mais l’extrême-gauche ne désarme pas, sans parvenir à mettre le gouvernement dans une position délicate car, lors du vote, une large partie de la droite s’abstient afin de ménager le gouvernement.
81 Lettre de Spuller à Monseigneur Fava, Le Gaulois, 20/7/1887.
82 L’intransigeant, 6/9/1887.
83 Le Gaulois, 20/7/1887.
84 J.O. 1887, tome 3, pp. 1004 et suiv.
85 A. V. S. S : 248, 1887, lettre de l’évêque de Grenoble au Nonce, 24/7/1887.
86 E. Spuller, Hist. parlementaire, op. cit., pp. 78-79.
87 Dans une conférence le 16 mai 1879, Spuller déclarait à son auditoire que, s’il connaissait le moyen de faire carrière pour la carrière, il se refusait à y céder : E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., pp. 127-128.
88 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., p. 67. 27/3/1894.
89 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., 23/2/1879, p. 295.
90 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., 5/4/1894, p. 115.
91 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, Félix Alcan, Paris, 1893, 331 pages. [Evolution de l’Église].
92 Ibid. p. 80. Spuller reprend le mot de M. Dugué de la Fauconnerie, député conservateur, prononcé à l’égard des royalistes de la Chambre lors de la discussion du budget de décembre 1890.
93 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., p. 136. 30/8/1879.
94 En mars 1893, J. Piou fonde à la Chambre le groupe de la droite constitutionnelle. Dans le même temps, Spuller entreprend dans la République française une campagne en ce sens. Le Temps, les Débats et la Paix se déclarent encore plus radicalement acquis à cet apaisement et au Ralliement.
95 Sur la politique de Léon XIII en faveur du Ralliement, voir J. Leflon, « La persistance de L. XIII dans la politique du « Ralliement » à l’égard du régime républicain de France », in Archivum historiae pontificale, Rome, 1963, pp. 408-412.
96 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. I.
97 Ibid. pp. 129-132.
98 La R f, 15/8/1891.
99 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. 65.
100 La R f, 29/8/1891.
101 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. XII.
102 Le terme « fabrique » désigne d’abord l’ensemble des reconstructions et réparations des églises, puis toutes les dépenses destinées à l’acquisition ou à la confection des objets nécessaires au culte, puis aux biens et revenus de l’Église et enfin aux personnes chargées de l’administration de ces biens. Jacquemet G. (dir) Catholicisme : hier, aujourd’hui, demain, op. cit., p. 1043.
103 Mgr Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 381.
104 L’article 3 de ce texte est celui qui suscita la plus vive réprobation de la part de l’épiscopat : P. Marques di Braga, Manuel théorique et pratique de la comptabilité des fabriques, Paris, Ed. P. Dupont, 1893, p. 266.
105 J. Gadille, La pensée et l’action politique des évêques français au début de la Troisième République, 1870-1883, Paris, Hachette, 1967, tome I p. 351, tome 2 p. 334. Sur la division des catholiques sur la conduite à adopter face à la République et les questions que cette réflexion génère, voir, J.-M. Mayeur, Catholicisme intransigeant, catholicisme social, démocratie chrétienne, in Annales ESC, 1972, année no 27, no 2, pp. 483-499. Voir aussi A. Bonafous, Les royalistes du Nord et le Ralliement, in Revue du Nord, université de Lille, 1967, no 184, tome 47, pp. 29-48.
106 A. V. S. S, rapport de Mgr Ferrata, 29/4/1893, no 280.
107 A. V. S. C, fasc 436, 2/6/1893, dans laquelle il est précisé : « Ces instructions elles-mêmes seront favorables ou pernicieuses en fonction du vent qui soufflera : nous avons intérêt à ne pas le tourner en tempête ».
108 Ibid. pos 840, lettre du Cardinal Langenieux à Rampolla.
109 Ibid. Pos 840, Fasc 435.
110 La R f, 27/11/1893.
111 Pour le cardinal Ferrata cette déclaration est : « la première indication sur les tendances modérées du gouvernement », Souvenirs, tome 2, op. cit., p. 337.
112 Ibid. pp. 337-338.
113 E. Soderini, Il ponificato di Leon XIII, Ed. Mondadori, MCMXXXIII, Italy, p. 457.
114 Le Siècle, 30/11/1893.
115 La Cocarde, 1/12/1893, titre « le cabinet anglo-allemand », 4 décembre 1893, à nouveau le nom de Spuller est précédé de « Herr ». Pour L’intransigeant, Spuller « n’est pas seulement anglomane, il est surtout germanophile », 1/12/1893.
116 Le nonce dans une lettre du 29 décembre 1893 à son Eminence le cardinal Rampolla fait état des bonnes dispositions de ce ministre tout en déplorant « qu’il n’ait plus de croyance religieuse et qu’il se rapproche de plus en plus du groupe radical et semble devenir agnostique. Toutefois, il n’est pas hostile à la religion, et, étant particulièrement intelligent, il est capable de comprendre les raisons élevées qui conseillent de travailler à la paix religieuse ». A. V. S. C, Fasc 437, année 1893.
117 Cardinal D. Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 397.
118 P. Marques di Braga, op. cit.
119 A. V. S. C, Fasc 435. 15/12/1893.
120 Pour l’archevêque de Paris, « ce détail semble constituer une preuve de bonne volonté du gouvernement dans ces circonstances ». A. V. S. C, Fasc 437, année 1893.
121 Pour lui, le gouvernement « avait agi réellement avec un esprit de modération et d’équité en cette circonstance », Cardinal D. Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 397.
122 Lettre du cardinal de Rodez à Rampolla le 25/3/1894. A. V. S. C, France année, 1893-1894 Pos 840 Fasc 438.
123 Ibid. Dépêche no 15920 de Rampolla au nonce Ferrata.
124 Circulaire confidentielle de la nonciature aux évêques de France. 3/5/1894. Ibid. France année 1893-1894, Pos 840 Fasc 438.
125 R.P. Lecanuet, L’Église de France sous la Troisième République, tome 2, 188/1894, Paris, Ed. J. de Gigord, 1910, p. 630.
126 Sur 87 évêques environ, 25 refusent d’appliquer la loi dans leur diocèse.
127 Lettre de Mgr Ferrata à son Eminence le Cardinal Rampolla, no 275, 17/1/1894, A. V. S. C des A. E, fasc 437, 1893-1894.
128 Mgr Ferrata dit qu’au cours d’un entretien, Spuller lui aurait avoué « ouvertement et franchement que la loi n’était pas bonne, mais il soutint, que le gouvernement (…) était obligé de la faire respecter ». Cardinal D. Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 415.
129 Lettre de Mgr Ferrata à son Eminence le Cardinal Rampolla, no 275, 17/1/1894, A. V. S. C, des A. E, fasc 437, année 1893-1894.
130 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 57 et suiv.
131 Ibid. Si certains religieux et conservateurs persistent à dénoncer cette méthode, des spécialistes des droits de l’Église la reconnaissent traditionnelle : lettre de l’auditeur de Rote pour la France, Ch. Mourey, écrite à Monseigneur Rampolla le 4 avril 1894 : « Pour m’expliquer la déclaration de Spuller sur le droit souverain de l’État quant à la réglementation des fabriques, et mesurer la portée que pourrait avoir une déclaration en sens contraire, j’ai demandé à un juriste des plus appréciés et catholique, la doctrine reçue en France sur cette matière depuis le Concordat. Voici sa réponse : « il n’y a pas l’ombre d’un doute sur la tradition de notre droit public ecclésiastique interne depuis le commencement de ce siècle. L’autorité civile a toujours statué directement sur la réglementation du temporel des paroisses. (…) À cela deux raisons : l’une historique et l’autre juridique et financière ». A. V. S. C, France 1893/1894, Pos 840 Fasc 438.
132 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 59 et suiv.
133 Cardinal D. Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 406.
134 Selon Mgr Ferrata, les réfractaires n’excèdent pas le nombre de douze. Cardinal Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 410.
135 Des conservateurs, tels que Cassagnac, sont hostiles à la politique du Saint-Siège. Ces irréconciliables avec le régime républicain estiment « qu’on ne cherche pas un abri dans une maison qui s’écroule ». Cassagnac, lettre à M. Hervé, janvier 1893, R.P. Lecanuet, op. cit., p. 565.
136 La Lanterne, La Justice, Le Voltaire etc. mars 1894.
137 R. P. Lecanuet, op. cit., p. 598.
138 Cardinal D. Ferrata, Mémoires, op. cit., p. 419.
139 Dans ses Mémoires, le Cardinal Ferrata relate un entretien avec Spuller où il aurait déclaré : « les évêques, en répondant à ma circulaire, feront connaître les difficultés et les inconvénients de la loi ; je les examinerai avec soin, et dans le dessein de nommer dans la suite une commission que je chargerai de rechercher les remèdes opportuns. Mais il faut toutefois que ces difficultés soient constatées par la pratique, que les fabriques s’efforcent d’exécuter la loi le mieux possible et ne prennent pas contre elle une attitude de révolte ». Mémoires, op. cit., p. 420.
140 A. V. S. C, télégramme du secrétaire d’État à Mgr Ferrata, 23/4/1894.
141 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., 14/5/1894, p. 199.
142 J. Bouvier, Les deux scandales de Panama, Paris, Julliard, 1964.
143 J.-M. Mayeur, Les débuts de la Troisième République, op. cit. Les élections de 1893, pp. 204 et suiv.
144 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., LVIII et suiv.
145 Le Matin, 30/11/1893.
146 « La crise se prolongeait et déjà, l’on commençait à dire que le refus de M. Casimir-Perier tenait à un antagonisme de situation entre sa personne et celle du Président de la République ». E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., p. LXXXVIII.
147 Le Jour, 30/11/1893.
148 E. Spuller, Conférence faite aux loges maçonniques de Bordeaux, 12/6/1893, op. cit., p. 17.
149 Le Siècle, 30/11/1893.
150 L’Intransigeant, 1/11/1893.
151 La Cocarde, 1er/11/1893. Sur cette hostilité partagée des radicaux et des nationalistes, voir : Le Voltaire, 30/11/1893, pour qui « M. Spuller a été jusqu’ici l’adversaire de l’accord Franco-Russe ; (…) il est partisan de l’alliance anglaise », Le Journal, « Le ministère Spuller ne peut pas vivre, s’il repose uniquement sur l’ancien directeur de La République française. (…) surtout si son chef commet l’imprudence de ne pas se cantonner à l’Instruction publique et de se réserver les Affaires étrangères » et La libre parole, 1/12/1893.
152 La France, 1/12/189.
153 « C’est au mois de décembre 1893 que, grâce à d’habiles démarches, aboutit ce que l’on appela « la combinaison Spuller », c’est-à-dire la formation du ministère Casimir-Perier ». Livre de souvenir, collectif, op. cit., p. 17.
154 « Sans le concours desquels il me parut dès l’abord qu’il n’y avait rien à tenter ». E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., p. XCVI.
155 Le Matin, 30/11/1893. La rumeur est corroborée par l’ensemble de la presse, voir La France, L’intransigeant, La petite République, La Cocarde etc. 1/12/1893.
156 La petite République, 1/12/1893.
157 La Lanterne, 1/12/1893.
158 E. Spuller, Ministère IP 2, 1893-1894, op. cit., p. CX.
159 Ibid. 20/5/1894, pp. 273-274.
160 Ibid. 14/5/1894, p. 180. Dans l’avant-propos de ce livre, Spuller donne une version des étapes de la « combinaison » et prétend qu’il essaya dès le départ de convaincre Casimir-Perier.
161 Ibid. p. II.
162 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. XII-XIII.
163 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 180-181.
164 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. II-IV.
165 R. P. Lecanuet, op. cit., p. 595.
166 Ibid. p. III.
167 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. I-XII.
168 Ibid. p. 100.
169 La R f, 15/1/1891.
170 Lettre pastorale de son Eminence Cardinal Thomas, Archevêque de Rouen, L’Église et la démocratie. Imprimerie Mégard, Rouen, 1894.
171 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. 56.
172 Ibid. « Il n’y a qu’un malheur à tout cela c’est que le parti catholique existe déjà, (…) or, la vraie la nouvelle séparation qui s’impose, c’est la séparation définitive de la religion et de la politique ». pp. 111 et suiv
173 Ibid. p. 169.
174 Ibid. p. 173.
175 Ibid. p. 261.
176 Ibid. p. 249.
177 Spuller disait en 1875 : « Messieurs, je crois la République fondée, et je vous invite à la saluer avec moi. (…) C’est l’enfantement d’un nouvel ordre politique et social ; c’est le couronnement de la Révolution française ». E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. 121.
178 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. 216.
179 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., pp. 16-17.
180 Ibid. pp. 126-127.
181 En 1892, Spuller écrit un article en faveur de l’apaisement. Il est vivement attaqué par Ranc. E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., pp. 216 et suiv.
182 A. Scheurer-Kestner, Journal, op. cit., pp. 330-33, 1894.
183 J.O. 1894, tome1, pp. 481 et suiv.
184 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 31-52.
185 A. Scheurer-Kestner : « Ce langage étonna les amis de Spuller, quoiqu’ils dussent y être préparés par un volume de publication récente dans lequel Spuller semblait avoir pris le parti de traiter avec le clergé ». BNF, nafr, op. cit., 1894, pp. 330-333.
186 J.O. 1894, tome 1, pp. 484 et suiv.
187 Ibid. pp. 47-47. « Je soutiens que l’Église change elle-même, qu’elle évolue, malgré sa prétention à l’immobilité. Je dis que maintenant, au lieu de servir de lien aux partis de monarchie, vous la voyez se jeter à la tête de la démocratie. Je dis que, dans ce mouvement, l’Église vous entraînera peut-être, vous républicains, plus loin que vous ne voudriez aller, car, si vous n’y prenez garde, elle reprendra sur les foules l’action que vous êtes en train de perdre ».
188 Ibid. p. 48. « Il n’y a rien à quoi j’ai plus souvent réfléchi depuis sept ou huit ans ».
189 Le Matin, 4/3/1894.
190 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 49-51.
191 L’ordre du jour disait « maintenir les lois républicaines et défendre les droits de l’État laïque ». Le gouvernement obtient 280 voix contre 120. 18 députés ralliés votent avec le gouvernement, mais une cinquantaine de radicaux votent contre, avec les socialistes. Les autres députés radicaux se sont abstenus.
192 A. Scheurer-Kestner, Journal, 1894, op. cit., pp. 330-333.
193 Le Temps, 10/3/1894.
194 Le Figaro, 7/3/1894.
195 Le Figaro, 8/3/1894.
196 La Lanterne, 5/3/1894.
197 A. V. S. S, 1894, série 248, 24/4/1894.
198 E. Spuller, L’évolution politique et sociale de l’Église, op. cit., p. 193.
199 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit. Le 11/5/1894, pp. 223-224.
200 BNF, nafr 13558, 2/6/1895.
201 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit. 23/2/1879.
202 La R f, 17/12/1888.
203 Ibid. 27/1/1889. Communiqué du comité républicain de la Seine, rédigé par Spuller.
204 La R f, 27/7/1888.
205 Ibid. 10/12/1886.
206 La R f, 27/7/1888 au 19/1/1889.
207 La R f, 11/1/1889.
208 Après des hésitations, une grande messe républicaine réunit 600 élus républicains de la Seine. Le choix se porte sur le président du Conseil général de la Seine, Edouard Jacques, radical autonomiste. J. Garrigues, Le Général Boulanger, op. cit., pp. 215 et suiv.
209 J. Garrigues, Le Général Boulanger, op. cit., pp. 227 et suiv.
210 A.D.C.O. M, no 3 M 371. Cette affiche est titrée « Au drapeau ! ».
211 A.D.C.O. M, no 3 M 370. Lettre du préfet de Dijon au ministre de l’Intérieur, 24/7/1889.
212 « J’apprends qu’un certain nombre d’agents électoraux envoyés de Paris se sont répandus dans le canton de Sombernon, couvrant les affiches de Spuller et Amiot (suppléant), proférant des menaces et essayant d’intimider les électeurs. Je vous prie, Monsieur le commandant, de donner des ordres à la brigade de gendarmerie de Sombernon afin d’assurer la liberté des citoyens ». A.D.C.O. M, no 3 M 370. Lettre du préfet de Dijon au commandant de gendarmerie, 26/7/1889.
213 A.D.C.O. M, no 3 M 371.
214 Boulanger devançait Spuller dans les communes d’Agey, (50 voix contre 32) et d’Echarmay (28 voix contre 21). A.D.C.O. M, no 3 M 371.
215 Ibid. no 3 M 272.
216 La R f, 10/9/1889.
217 A.D.C.O.M, no 3 M203.
218 Ibid. Lettre du sous-préfet au préfet. 4/4/1892.
219 Ibid. Carton no 3 M203. Lettre du sous-préfet au préfet, 26/3/1892.
220 Ibid. Lettre du sous-préfet au préfet, 4/4/1892.
221 BNF, nafr, 13558, 20/4/1892.
222 A.D.C.O.M, no 3M203.
223 Réponse de Spuller à Scheurer-Kestner qui le félicite de son élection au Sénat. Caran, 276AP1, 30/4/1892.
224 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., 13/5/1894, p. 161.
225 F. Terrou, « La loi du 29 juillet 1881 », in Études de presse, no 22-23, 1960, pp. 3-12, et C. Bellanger (dir), et al., Histoire générale de la presse française, tome 3, (1881-1940), PUF, Paris, pp. 7 et suiv. Alexandre Israël, La liberté de la presse, hier et demain, Hachette, Paris, 1936, 174 pages.
226 M. Martin, « Journalistes parisiens et notoriété, (vers 1830-1870). Pour une histoire sociale du journalisme », Revue Historique, no 539, 1981, pp. 31-74.
227 Sur la professionnalisation du métier de journaliste, voir M. Martin, Médias et journalistes de la République, O. Jacob, Paris, 1997, 494 pages ; T. Ferenczi, L’invention du journalisme en France, Librairie Plon, Paris, 1993, particulièrement pp. 243 et suiv, et R. Bautier, La presse selon le XIXe siècle. Actes du colloque de 1996, Paris III et Paris XIII, 1997, notamment C. Delporte, « Les journalistes vus par eux-mêmes, discours de professionnels et construction identitaire, 1897-1914 », pp. 86-97. Voir aussi G. Weill, Origine, évolution et rôle de la presse périodique, op. cit., pp. 194 et suiv. La professionnalisation est également perceptible au travers de la lecture de L’annuaire de la presse de H. Avenel.
228 M. Martin, « Structures de sociabilité dans la presse, les associations de journalistes en France à la fin du XIXe siècle (1880-1910) », Actes du colloque Sociabilité, pouvoir, société, Rouen, 1997, pp. 497-509 et « La grande Famille : l’association des journalistes parisiens, (1885-1930) », Revue Historique, 1986, pp. 129-157. En 1875 naît un premier syndicat de la presse. Il s’occupe d’organiser le pavillon de la presse en vue de l’exposition de 1878. Spuller est membre du bureau. Lors de l’ouverture de l’exposition, Spuller prononce un discours où il fait appel à la conciliation de tous les membres de la presse pour organiser la profession, en dépit des différences évidentes et des conflits qu’elle suscite entre ses membres. Malgré les souhaits de Spuller, cette union est impossible en raison de l’engagement politique de la presse, et en 1879, ce syndicat disparaît et deux nouveaux le remplacent : « le syndicat de la presse républicaine » et « la réunion libre des journalistes de Paris », fondé par le très conservateur Dalloz. H. Avenel, Annuaire de la presse, 1880, Ed. Chaix et Cie, pp. 63-64.
229 C. Delporte, Les journalistes en France, 1800-1850, op. cit., p. 45.
230 M. Martin, Trois siècles de publicité en France, O. Jacob, Paris, 1992, 493 pages.
231 Scheurer-Kestner demeure rédacteur en chef. Il date de cette année 1882, le début du déclin. A. Scheurer-Kestner, Journal, op. cit., pp. 374-375
232 A. Scheurer-Kestner, Journal, op. cit., pp. 376-377.
233 Caran, 276 AP 1, 19/11/1884.
234 Scheurer-Kestner décrit comment un jour où il présentait à Challemel-Lacour la liste du nouveau conseil, à la vue du nom de Spuller, il lui dit : « de ce ton sec capable de griller sur place une verdoyante prairie : vous pouvez effacer mon nom ». A. Scheurer-Kestner, Journal, op. cit., pp. 378-379.
235 BNF, nafr, no 13558, 24/9/1886.
236 Ibid. 5/10/1886.
237 Son amitié avec Reinach a considérablement ralenti ce processus d’exclusion. Mais le 3 novembre 1893, lorsque le journal est repris par le député Méline, le nom de Spuller disparaît du conseil d’administration et de l’équipe rédactionnelle. À partir de cette date, le journal fondé par Gambetta ne soutient plus la politique opportuniste. H. Avenel, Annuaire de la presse française et du monde politique, op. cit., année 1894, article La République française.
238 C. Delporte, Les journalistes en France, 1800-1950, op. cit., pp. 60-78.
239 BNF, nafr, no 13558, 2/5/1886.
240 E. Spuller, Ministère IP 2, op. cit., pp. 213 et suiv.
241 BNF, nafr, no 13558, 5/10/1886.
242 Ibid. 25/9/1891.
243 « Comment voulez-vous que je fasse cette démonstration si je ne commence pas par rapporter que le même jour, [ils] ont prononcé des discours qui ont fait contraste ? ». Ibid.
244 Ibid. 28/9/1891.
245 Caran, AB XIX 3313, lettre du 3 octobre 1888 adressée à M. Fitou. Mais il reste vigilant et annote sur ses brouillons les passages qui n’ont pas été insérés dans le journal.
246 Ibid. 25/9/1891.
247 Ibid. 17/4/1887.
248 En cette fin d’année 1893, le ministère Dupuy mène une politique de modération qui convient assez à Spuller. BNF, nafr, no 13558, 30/9/1893.
249 Caran, AB XIX 3313, lettre à M. Fitou du 30/9/1888.
250 BNF, nafr, no 13558, 20/4/1892.
251 Ibid. 25/7/1891.
252 BNF, nafr, no 13558.
253 A. Michelhand rédacteur au Temps, Ed. Sandoz et Fisbacher, Paris, 1875 tome 1 et 1876 tome 2.
254 E. Spuller, Ignace de Loyola et la Compagnie de Jésus, op. cit., pp. 6-16. [Loyola].
255 Lorsqu’il rédige l’avant-propos du premier volume de ses Figures disparues, il écrit à Reinach :« Pour vous dire la vérité, il y a longtemps que je n’ai rien écrit qui m’ait donné plus de joie intérieure ». BNF, nafr, no 13558.
256 E. Spuller, Loyola, op. cit., p. 185.
257 Ibid. p. 108.
258 Ibid. p. 143.
259 E. Spuller, Lamennais, op. cit., pp. X-XVII.
260 Abbé Raphaël Elié, op. cit., pp. 5-7.
261 June Hargrove, « Les statues de Paris », in Les lieux de mémoire, P. Nora (dir.), op. cit., pp. 1855-1886.
262 E. Spuller, Fig. disp. 2, op. cit., p. V.
263 Ibid. Tome 1, op. cit., p. V.
264 E. Spuller, Fig. disp. 2, op. cit., p. XV.
265 Ibid. Tome 1, op. cit., p. XI.
266 Ibid. Tome 2, op. cit., pp. V-VI.
267 Ibid. Tome 3, op. cit., pp. VII-XVII. « La profession de journaliste : oserai-je dire que l’alliance de ces deux mots est aussi nouvelle que l’idée qu’ils représentent ? ».
268 E. Spuller, Fig. disp. 1, op. cit., p. VI.
269 E. Spuller, Fig. disp. 2, op. cit., pp. 272-274.
270 Ibid. p. 155.
271 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. 30.
272 Ibid. pp. 13-17.
273 Ibid. p. XV.
274 BNF, nafr, no 13558, 24/9/1886.
275 E. Fourière, L’irréligion d’État, in Revue de l’enseignement primaire, 2/12/1906, pp. 73-74 ; L. Loeffel, op. cit., pp. 222-307.
276 E. Spuller, Hist. parlementaire, op. cit.
277 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., pp. 106-283.
278 Cf. Pomeau, La religion de Voltaire, Nizet, Paris, rééd. 1974, 574 pages.
279 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., pp. 135-145.
280 E. Spuller, Conf. Pop. 2, op. cit., pp. 283-284.
281 Cf. L. Lœffel, op. cit., pp. 134-140 et pp. 217-221.
282 E. Spuller, Hist. parlementaire, op. cit., pp. 80-81.
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