I. L’antichambre du parlement

A. Une division du travail politique

1. De Saint-Sébastien à Paris

1Lorsque le gouvernement abroge le décret du ministère de l’Intérieur (du 4 février 1871) et fixe les élections au 8 février, Gambetta écrit aux membres de la délégation de Bordeaux « ce décret, c’est ma révocation »1. Aussi, conformément à sa lettre au garde des Sceaux datée du 29 janvier, il démissionne de ses fonctions.

a) Le groupe éclaté : prédominance de l’amitié politique

2Le 6 février Arago, lui succède au ministère de l’Intérieur. Bismarck pouvait être satisfait, il voyait s’éloigner du jeu politique Gambetta et une large partie de son entourage qui incarnaient à ses yeux la République conquérante2. Certains gambettistes investis de mandats officiels avaient le choix ; la démission du ministre de l’Intérieur et de la Guerre n’impliquait pas leur retrait automatique.

3Spuller, officiant à titre officieux, se voyait privé de ses attributions. La précarité de sa position durant la guerre est ici particulièrement manifeste. Cette fragilité est encore renforcée par la méfiance du gouvernement à l’égard de Gambetta qui se répercute sur l’ensemble de son équipe et, singulièrement, sur ses collaborateurs les plus proches. Comme d’autres, Spuller part de Bordeaux en espérant maintenir ses positions politiques grâce aux élections. Comme beaucoup de ses proches, il pense que les relations tissées sous l’Empire, ainsi que l’expérience de l’exercice direct du pouvoir, leur serviront de qualifications pour briguer un mandat de député. On ne dispose d’aucune source permettant de mettre en lumière ses attentes secrètes dans sa propre réussite, pas plus que les démarches qu’il entreprend pour motiver sa candidature. Il est d’ailleurs probable que rapidement, il se rendit compte qu’il s’était leurré. Néanmoins, il est certain que, dès le mois de février 1871 – et contrairement à la manière dont il légitime a posteriori sa trajectoire politique –, il vise une carrière parlementaire. Malgré ses ambitions, sa position au sortir de la guerre le laisse de facto en dehors de la lutte électorale. Sa situation au sein du parti républicain ne lui permet pas d’obtenir le soutien des notables, il peut seulement se prévaloir de relations subalternes et ne connaît que de nom les piliers du parti républicain de Bourgogne ; et sur la scène parisienne, les « anciens » ne sont pas disposés à faire confiance aux membres de la délégation.

4La faiblesse de son réseau de relations politiques (et sociales) explique qu’en dépit de son rôle pendant la Défense nationale, son nom ne fut retenu sur aucune liste. Si les rencontres d’estaminet sont propices à faciliter une carrière journalistique, elles demeurent en réalité largement insuffisantes – à quelqu’un de sa condition – pour servir de tremplin vers la députation. L’erreur de perception de Spuller atteste le fait qu’il n’a pas encore assimilé les règles du jeu politique dans lequel il évolue depuis une dizaine d’années. Il pense que les transformations opérées par la guerre ont modifié les conditions pratiques de fonctionnement de la pratique, ce qui, à un moment où avec l’armistice on en revient au mode d’action classique, est une faute d’interprétation. La notion de méritocratie, en laquelle il place toute sa confiance, n’est pas opératoire dans la désignation des noms. Très vite il est exclu de l’arène politique et ne peut même pas prendre part à la campagne électorale.

5L’abandon de l’Alsace-Lorraine et la signature de l’armistice forcent les gambettistes à reconnaître que toute tentative de continuer le combat pour libérer la nation est vaine et soumise aux volontés de Paris. C’est dans cette configuration qu’ils quittent la vie publique et se dispersent en étant convaincus que dans cette nouvelle donne ils ne peuvent agir conjointement, ni même individuellement. Ils sont désormais perçus comme un péril par les membres du gouvernement et de la nouvelle Assemblée nationale qui adoptent à leur encontre des mesures très fermes. Redoutant leur (ré) union, ils lancent des mandats d’arrêt contre certains d’entre eux. Ainsi Charles Floquet est-il emprisonné à Pau, au seul motif que l’on craignait qu’il ne rejoigne Gambetta pour comploter contre la nouvelle Assemblée nationale. Ce dernier reste le personnage le plus redouté, des bruits courent sur un mandat d’arrêt le concernant. Ce climat d’arbitraire le fait hésiter à aller chez ses parents où il craint de ne pas être à l’abri de poursuites. Très affaibli physiquement, il se décide à l’exil et gagne l’Espagne.

6Dans ce climat de suspicion, les gambettistes sont voués à l’inaction et au silence. Ils se dispersent et, pendant plusieurs mois, (ils) évitent d’être en contact les uns avec les autres.

7Si les liens amicaux qui unissent Spuller et Gambetta ne sont pas à remettre en cause, il convient de noter que c’est séparément qu’ils quittent Bordeaux. C’est pour des raisons de configuration politique que Spuller ne suit pas Gambetta, la situation lui donne à voir l’impossibilité d’une quelconque action commune, il ne lui paraît donc pas utile de rester aux côtés de son « grand ami ». Ce choix atteste le fait que Spuller, avant d’être l’ami intime de Gambetta comme on l’a si souvent écrit – et comme il le revendique lui-même –, est son ami politique, dans et par la lutte pour le triomphe des idées républicaines. Bien plus que dans le domaine de l’intime, c’est sur le terrain de la politique que se construit et se perpétue cette amitié qui ne fut pas sans nuage et ne fut en rien la relation idyllique que reconstruit rétrospectivement Spuller.

8Spuller part également en Espagne en compagnie de Lannes3. Une lettre du 11 avril 1871 montre qu’ils sont sans nouvelles de Gambetta qui séjourne pourtant dans la péninsule ibérique. « Nous n’avions pas encore quitté l’Espagne quand nous avons lu dans une feuille de Madrid que tu venais d’arriver dans cette ville »4. N’étant alors tenus par aucune contrainte, les deux voyageurs auraient pu chercher à localiser leur ami mais il ne leur paraît pas politiquement utile de se regrouper. Aussi s’embarquent-ils pour l’Italie sans entrer en contact avec lui. Pourtant Gambetta aspire à avoir des nouvelles de Spuller et ne ménage pas ses efforts pour le localiser : « J’ai écrit il y a environ douze à quinze jours une lettre à Spuller, poste restante à Marseille. Je ne sais pas si Spuller est allé ou n’est pas allé à Marseille. Ce que je sais, c’est qu’au cas où il y serait venu, il a dû vous voir, alors vous pouvez me faire savoir de ses nouvelles et s’il est encore là, le prier de retirer la lettre et de me répondre »5.

9Après un mois, Eugène Spuller regagne Sombernon où il s’installe chez son frère.

10Jusqu’à la mi-mai, le groupe n’existe plus. Certains échangent une correspondance qui – si elle traite assez souvent de la situation politique – est essentiellement fondée sur l’amitié. Ils cherchent à obtenir des nouvelles de certains de leurs compagnons de lutte, mais la dispersion est telle que l’information ne circule que très difficilement.

11Spuller met à profit son séjour italien, puis bourguignon, pour se refaire une santé mise à mal par l’intensité du travail fourni durant la Défense nationale. En dépit de cette inactivité forcée, la première depuis son départ de l’université de Dijon, il essaie de se tenir au courant de la situation politique nationale en scrutant « les rares journaux qui parviennent ici »6. Il se plaint du manque d’éléments précis concernant l’évolution de la crise parisienne et l’attitude de l’Assemblée de Versailles. « Nous n’avons ici que des dépêches télégraphiques pour tous renseignements. Obscurs, contradictoires, ces documents ne nous permettent pas d’avoir une idée bien nette et, par conséquent, bien juste des événements. C’est là surtout ce qui nous pèse, c’est de ne rien savoir de façon précise »7.

12Il souffre de cette mise à l’écart du jeu politique que ce manque de renseignements ne fait qu’aggraver. Ne connaissant pas le déroulement exact des événements, il ne parvient pas en percevoir les enjeux et a fortiori à anticiper sur leur devenir. Aussi ne lui est-il pas possible de déterminer les positions et l’agenda à adopter dans la perspective d’un retour politique du groupe.

b) Spuller face à la Commune

13C’est en partie à cause de son isolement que son attitude à l’égard des événements parisiens paraît fluctuer entre le mois d’avril et le mois de mai8.

14Nous pouvons étudier chronologiquement ces changements de perception par l’analyse de cinq lettres – datées d’avril-juin 1871 – adressées à Gambetta. Ces courriers furent présentés pour la première fois au public, le 1^er juin 1900. Cette publication dans La Revue de Paris est l’œuvre de Hector Depassé, fidèle ami de Spuller qui lui permit de faire ses débuts dans le journalisme en rejoignant la rédaction de La République française. C’est Spuller qui, à la fin de sa vie, présenta ces documents à quelques amis9. À cette période il est soucieux de sa postérité ; en rendant publiques ses lettres écrites dans une période de grande incertitude, il escompte voir réévaluer son rôle dans l’avènement de la République. Lui qui, durant plus de trente ans, œuvra dans l’ombre des « grands », aspire vers la fin de sa carrière à ce que l’on reconnaisse enfin sa contribution à la construction de « la nouvelle France ». Il accordait une grande importance à ces documents en raison de la lucidité et de la finesse politique dont ils témoignent a posteriori. L’avenir lui ayant donné raison, il les utilise – en s’inscrivant dans une forme de lutte symbolique sur ce qui s’est passé. Il en existe peut-être d’autres dans lesquelles il se livre à une analyse erronée et qu’il préfère laisser dans l’ombre.

15Dans ces courriers on perçoit l’ambiguïté des sentiments de Spuller, ambiguïté née de sa difficulté à se situer entre les communards – dont il condamne la méthode et les risques que leur combat fait peser sur l’esprit de la Révolution française, sans rejeter en bloc leurs aspirations – et les versaillais dont il dénonce la violence et la duplicité du discours. Néanmoins au-delà de ce flottement légitime – vue la fragilité des informations dont il dispose –, ces lettres deviennent de plus en plus intéressantes quand on avance dans la chronologie de leur rédaction. Passée la période de doute sur l’attitude à adopter vis-à-vis de la Commune, Spuller fait pression pour que Gambetta accepte un mandat électoral et il établit un véritable programme de gouvernement pour le parti républicain. L’étude détaillée de cette correspondance permet donc d’éclairer deux points très différents : la position proprement politique de Spuller en 1871, dont il ne nous appartient pas de chercher à dire si elle fut ou non visionnaire et sa volonté d’être reconnu comme l’un des fondateurs du régime non plus aux côtés de Gambetta mais à égalité avec lui.

16C’est à Marseille, début avril, que Spuller est informé de l’évolution de la Commune et des dispositions de Thiers qui, par dépêche, fait état de sa volonté de déclarer la forfaiture de quiconque obéirait aux ordres du gouvernement de Paris. À ce moment, Spuller ne sait que faire. « Nous étions fort hésitants, nous ne savions pas si nous ne devions pas retourner à Paris ». Mais rentrer à Paris sans Gambetta ne lui convenait pas.

17À l’intérieur de Paris, dans la situation troublée de la Commune, à un moment de fluidité du jeu politique, alors que le parti républicain est largement débordé sur sa gauche par les tenants de la question sociale – qui agissent selon un mode d’action nouveau en dehors des règles de scrutin et de représentation érigé comme principal modèle démocratique depuis 1848 – comment Spuller pourrait-il se faire entendre, sans la légitimité que lui confèrent Gambetta et le groupe ? Alors que la majeure partie de leur réseau de soutien a quitté la capitale pour se mettre à l’abri de la fureur populaire. C’est pourquoi, ne sachant que faire et sans engouement, Spuller décide de se rendre comme prévu en Italie. Néanmoins, il n’est pas certain d’avoir fait le bon choix car, dans un premier temps, l’évolution du mouvement communard lui semble être une lutte légale contre l’Assemblée de Versailles qui ne cache pas son souhait de mettre un terme à l’expérience du régime républicain en restaurant la royauté. Ce tiraillement l’indispose jusqu’à la mi-avril. « Aujourd’hui, [le 11 avril], après trois semaines d’absence, nous nous sentons dans les mêmes dispositions d’esprit. Nous ne savons vraiment pas si notre devoir ne serait point de nous trouver à Paris et, d’un autre côté, nous ne voudrions pas y être sans toi, et c’est pourquoi, voyant que les événements ne prennent point tournure, nous avons voulu sortir de l’incertitude où nous étions, en écrivant au docteur Négrier, de Bordeaux pour avoir ton adresse ».

18Si, à cette date, Spuller ne sait pas comment agir, il croit néanmoins le moment venu de revenir sur le devant de la scène politique. Fidèle aux méthodes expérimentées sous l’Empire, il ne peut le faire sans s’assurer que Gambetta et le groupe se trouvent dans les mêmes dispositions. Il n’avait pas cherché à le contacter avant, bien qu’il sache par son frère où il se trouvait : « Mon frère à la vérité, m’avait bien fait savoir qu’il t’avait vu à Saint-Sébastien »10. Une fois encore, sur le plan amical, avoir des nouvelles de Gambetta par personne interposée lui suffit, mais quand la nécessité politique s’en fait sentir, il tient absolument à entrer en contact avec son « cher ami »11. Pour Spuller « le moment [est] venu, sinon de prendre un parti, au moins de nous concerter et de nous réaccorder »12. S’il pense qu’il est temps de renouer avec l’action politique, ce n’est pas pour participer à la victoire des idées communalistes. Car pour lui « il n’y a pas de doute à conserver sur l’issue finale du conflit : Versailles triomphera ; mais à quel prix ? ». Il redoute que la Commune par sa radicalité et par le désordre qu’elle engendre ne fasse reculer le sentiment républicain de nombre de citoyens effrayés par cette « manière nouvelle d’entendre et de gérer les affaires de la Révolution ». Aussi analyse-t-il durement les événements. « Considéré en lui-même, ce mouvement – fait au nom de la revendication des franchises et libertés communales, en réalité fait au nom de la suprématie des villes menacées par les campagnes – offre ce caractère particulier qu’il dure, ou du moins qu’il a duré avec la coopération active d’une immense portion de la garde nationale et l’abstention systématique et presque sympathique de l’autre. C’est là un fait des plus graves, qui ne s’est pas encore vu, et qui assure à l’idée mère un certain avenir. Quant à la révolution même, quant aux hommes qui composent le personnel, quant aux mesures prises – à part les pures mesures de la guerre – je crois que tout cela est loin de répondre à la juste attente du pays républicain, et que, tout au contraire, il y a dans ces manquements, dans ces insuffisances, de quoi perdre peut-être le mouvement qui, parti de Paris et soutenu par Paris avec une évidente résolution de le faire aboutir, n’a pu réussir encore dans aucune ville ». Il s’inquiète de ce que les campagnes, qui, à l’occasion du dernier scrutin, ont montré leur aspiration au calme et à l’ordre ne s’éloignent d’une idée républicaine qui n’a pas encore pénétré profondément les milieux ruraux.

19Il ne considère pas la situation comme figée et pense qu’elle est même assez favorable au modèle républicain que défendent les gambettistes, « en raison de l’insuffisance désormais constatée de ceux que le cours des choses a mis au premier rang ». S’il se félicite d’être individuellement resté à l’écart – « je m’applaudis extrêmement de n’avoir pas été appelé à prendre part (…), aux événements de cette période » – il se déclare également satisfait que Gambetta, comme la majorité des membres du groupe, ne soit pas allé « se compromettre » dans cet épisode qui ne peut se conclure que par un échec, désormais proche. Car, si Spuller prône la réunion rapide du groupe, c’est seulement pour réapparaître sur la scène politique nationale en tant que force politique alternative entre l’Assemblée réactionnaire de Versailles et la Commune radicale. Il considère le moment propice pour la réflexion, en attendant la chute de Paris. Il entend que le groupe se restructure et soit en position d’anticiper sur les événements afin d’être apte à prendre part, le moment venu, au jeu politique. C’est pourquoi il recommande de suivre « la chose de près, et même du plus près possible, sans toutefois s’y mêler. Il faut laisser tout s’achever, mais il ne faudrait pas que tout s’achevât de telle manière que nous eussions trop de difficultés à prendre un parti, et c’est ce qui arriverait si nous n’avions pas connu les choses d’assez près par une observation antérieure, suffisamment prolongée pour éviter toute chance d’erreur ».

20Dans un premier temps, les lettres qu’il envoie à Gambetta ont pour objet de mettre au point une stratégie commune. Les réponses de Gambetta le remplissent de joie et il salue « l’heureux et naturel accord qui existe entre nous au sujet de la manière de voir, de comprendre et de juger les événements. Cette parfaite concordance de vue ne m’a point surpris, moi qui suis habitué depuis bientôt dix ans, à me sentir toujours de moitié dans tes pensées et dans tes résolutions ». C’est sans attendre l’avis de Gambetta qu’il commence à agir pour convaincre les membres du « parti » républicain de s’unir en surmontant leurs divergences. Pour lui, il ne peut rien advenir de positif de la crise politique que traverse le pays. Aussi, sans prendre part au débat, il œuvre dans un second temps pour placer en position de force leur définition de la République, à la rendre incontournable en la présentant comme l’unique moyen d’apaiser les passions et de rétablir l’ordre, convaincu qu’il est que la nation « se jettera tout entière dans le parti de ceux qui sauront le lui assurer ». Ici, Spuller est en désaccord avec certains de ses amis – tel que Lannes – qui souhaitent le retour rapide de Gambetta et une prise de position nette de sa part. En accord avec d’autres – qui, dans la correspondance, ne sont pas identifiables, mais qui, selon nous, sont notamment Henri Allain-Targé et Antonin Proust – Spuller, moins radical, cherche des appuis dans le camp républicain afin de préparer le retour de Gambetta en le lavant de son étiquette de « fou furieux ». Pour ce faire, il visite un grand nombre de départements « en cherchant les moyens de susciter ce grand parti de la conciliation, sur les bases du maintien de la République et de la reconnaissance des droits municipaux dans ce qu’ils ont de légitime ». Dans sa tournée des amis politiques, il place sans cesse en avant le rôle et le devoir qui incombent à Gambetta. Il présente celui dont il a participé à la formation de l’image comme le seul être capable de sauver le régime menacé de toute part. En préparant de la sorte la rentrée politique de Gambetta, Spuller et le groupe (s’)assurent, dans le même temps, leur propre retour. Mais l’heure n’a pas encore sonné, « on te [Gambetta] garde pour l’avenir ». Il est nécessaire qu’à tout moment le pays sente que Gambetta se prépare. En effet, la violence des hommes de Versailles oblige les républicains à prendre position pour ceux qui étaient et seront leurs électeurs. C’est pourquoi Spuller a apporté son soutien à la Ligue de l’union républicaine à laquelle il reproche pourtant son programme flou et le manque de légitimité des hommes qui la composent. En dépit de ce reproche, il entrevoit un atout et espère que, lors du congrès – qui doit se tenir à Bordeaux –, ses membres ne pourront faire obstacle à la personnalité de Gambetta et qu’ainsi les gambettistes auront le moyen de reprendre pied dans la lutte politique. Toutes les suppositions de Spuller se révélèrent inutiles car le gouvernement de Thiers, anticipant ce coup politique, s’opposa à la tenue du congrès. Cette interdiction le désespère car il comptait beaucoup sur cette opportunité qui aurait permis de parer Gambetta d’une légitimité démocratique.

21Comme toujours, Spuller reste convaincu que le régime républicain ne peut triompher qu’en inscrivant ses origines dans le Droit et la légalité. Ici, le traumatisme du 2 décembre opère comme un repoussoir ; c’est pourquoi il scrute la situation à la recherche de configurations opportunes. À l’annonce d’élections législatives complémentaires, son choix est fait. Il conseille à Gambetta, de manière insistante, de se présenter. Il connaît ses réticences à prendre place dans l’Assemblée de Versailles, aussi tente-t-il de le placer dans l’impossibilité de surseoir à ses responsabilités en lui rappelant qu’il est maintenant un personnage public. « Quoi que tu fasses et malgré ta répugnance légitime à rentrer dans cette Assemblée (…), il te sera bien difficile de soustraire ton nom aux luttes électorales ; bien des villes voudront te porter, et comment pourrais-tu leur refuser ton nom, quand plus que jamais ce nom signifie République sincère et durable ? ». D’ailleurs, pour Spuller il ne fait aucun doute que Gambetta se pliera aux volontés de ses amis. Aussi l’entretient-il du programme politique qu’il convient de présenter au pays ainsi que des méthodes à utiliser pour le diffuser et de la nécessité d’entreprendre une série de banquets et de conférences dans les principales villes de province pour restaurer la confiance des amis d’hier et gagner l’appui des campagnes en se présentant comme les garants de l’ordre et de l’équilibre national. En quelques lignes, c’est presque un emploi du temps qu’il communique à Gambetta. Mais il utilise un style interrogatif et flatteur qui semble lui laisser la décision finale tout en le pressant de rentrer ou, tout au moins, de lui permettre de le rejoindre en Espagne afin d’arrêter ensemble la stratégie à adopter. « Pour toutes ces raisons, mon ami, le moment ne me semble pas éloigné où nous devons nous retrouver ensemble. Je suis prêt à partir dès que tu me feras signe ».

22L’insistance de Spuller à agir dans la proximité de Gambetta – « je désire que tu n’entreprennes rien sans nous être concerté au préalable »13 – s’explique, pour partie seulement, par la confiance qu’il a en son pouvoir de rassembler sur son nom le parti républicain. En visitant les républicains de province, il a pris conscience de son impossibilité à faire de la politique autrement que sous le patronage de Gambetta – « Je suis malheureusement de ceux qui n’ont guère de chance d’entrer dans les Assemblées14 ». Il souffre encore d’un déficit de capital politique qui s’ajoute à son illégitimité sociale. S’il entend rejoindre le tribun et œuvrer dans son intimité, c’est aussi pour se situer au sein du groupe comme son collaborateur et son interlocuteur privilégié. Il tente ainsi de s’assurer une place prépondérante dans le cercle des intimes.

23Néanmoins, sa résolution d’attendre l’issue fatale de la Commune n’est pas de l’indifférence car, en dépit de sa méfiance, il éprouve un désarroi sincère à l’annonce de l’écrasement de Paris, même s’il est conforté dans l’idée que les gambettistes ont, du point de vue de la stratégie politique, eu raison de ne pas prendre part à ce mouvement qu’il juge anarchique et déstructuré. « Cet horrible spectacle d’une lutte à mort entre français, de Paris fumant et en ruine, de la Révolution française peut-être à jamais déshonorée. (…), non dans ces heures funèbres, il n’y a nulle parole à faire entendre. (…), dans cette mêlée furieuse, il ne pouvait pas y avoir de place pour nous ni de rôle à prendre dans une partie insensée d’où la raison et la piété étaient bannies de part et d’autre, et où tout était laissé aux hasards de la force et de la brutalité ». Mais, il est inquiet car il est certain que les versaillais ne s’en tiendront pas à cette victoire et que leur but est de mettre un terme au régime républicain. « La victoire remportée sur Paris n’est pas complète aux yeux de ceux qui l’ont remportée au prix de tant de sang et de ruines. Il leur faut quelque chose de plus que l’anéantissement de ce Paris si odieux à tous les réacteurs, et que les misérables intelligences des hommes de la Commune ont rendu tout à la fois si complet et si lamentable. Que leur faut-il donc ? L’anéantissement complet du parti républicain ». Il suppose que leur entreprise passera par une tentative de discrédit et de déstabilisation de Gambetta, l’une des figures républicaines les plus populaires. « Je m’attends à tout. Pièges à l’Assemblée, embûches dans la presse, attaques violentes ou perfides, défenses hypocrites, lâches abandons, silence plus lâche encore »15. Cependant, en étant restés en dehors de cette mêlée, ils ont minimisé la prise des conservateurs16. De plus, les discours de Thiers approuvés par l’Assemblée de Versailles, mettent un terme aux doutes de Spuller. L’Assemblée veut se déclarer non pas constituante, mais souveraine afin de prolonger son action et de repousser les élections. Pour lui, il est impératif de profiter de cette période indéterminée pour rassembler « bon gré, mal gré, tous les républicains (…), pour fonder enfin ce parti de gouvernement qui seul peut assurer l’existence de la République et la protéger contre les menées de ses adversaires ».

24Alors que l’Assemblée ne jure que par la restauration monarchique, il est persuadé de l’impérieuse nécessité pour les républicains d’être physiquement présents à la Chambre car, lorsque sera venu son terme, si les républicains sont absents de l’hémicycle, ils ne pourront rien pour sauver le régime. C’est pourquoi il somme Gambetta de prendre la tête de la construction de l’unité républicaine en vue des élections partielles.

c) Le discours de Bordeaux

25Pour Spuller il ne fait aucun doute « que les cent-treize élections qui se préparent vont être (…), décisives », car elles sont pour les républicains l’unique moyen d’accéder à la tribune, « cette propagande (…), la meilleure de toutes, la plus féconde en résultats heureux »17.

26Malgré son insistance, Gambetta n’est pas encore décidé à se présenter. Aussi tente-t-il de le convaincre du danger de prolonger l’isolement et le silence dans un moment où les conservateurs se déchaînent sur ses actes passés18. Spuller lui conseille de prendre l’initiative de grouper l’ensemble des républicains et, par l’exercice de l’activité parlementaire, de modifier l’image du parti en le présentant comme le garant de l’ordre, de le poser comme le vrai parti « conservateur ». Cette tâche étant facilitée par la campagne de dénigrement que subit Gambetta, car, selon Spuller, « plus on aura été violent envers toi, plus il te sera facile d’être modéré. Et plus tu seras modéré, plus le succès de tes plans sera assuré »19.

27Il lui conseille également d’appeler à ses côtés « les meilleurs d’entre nous », ce qu’il faut traduire par les plus légitimes socialement, les plus aptes à recueillir des suffrages mais aussi les plus « modérés, ceux qui sauront le mieux, non pas jeter de l’éclat à la tribune, mais comprendre les choses et traverser les crises à force de prudence et de fermeté patiente ». Il essaie ainsi de consolider son rôle d’inspirateur autodésigné en proposant, outre le programme à réaliser, le type d’hommes dont il est nécessaire de s’entourer. De plus, même s’il est lucide en ce qui concerne ses chances d’être retenu sur les listes électorales, il persiste à espérer car deux candidatures sont vacantes dans sa région. « Il y a deux élections à faire dans la Côte-d’Or. Je suis curieux de voir si la députation bourguignonne à Versailles me fera l’honneur de penser à moi un peu plus qu’on n’y a pensé en février dernier »20.

28Dans le doute, il fait valoir sa proximité avec Gambetta pour se garantir de ne pas être exclu du jeu politique. De plus, leur affinité de pensée, éprouvée sous l’Empire, l’autorise à lui soumettre non seulement son point de vue sur la situation, mais aussi sa manière d’envisager l’avenir et le rôle que doit tenir le parti républicain. Pierre Barral – même s’il limita son étude à quelques phrases évocatrices du discours de Bordeaux – fut le premier historien à faire état de l’influence de Spuller sur les prises de position de Gambetta en cette période troublée. Le croisement de sources différentes, telles que la correspondance entre les deux hommes, mais également avec d’autres protagonistes, permet de souligner davantage l’importance de cette influence. Nous avons montré comment et pourquoi Spuller insiste auprès de Gambetta pour le convaincre de rentrer en France après l’écrasement de la Commune et de reprendre part à la vie politique en cherchant à unir sur son nom le parti républicain et en se présentant aux élections partielles. Dans une lettre à Antonin Proust du 5 juin 1871, Gambetta réaffirme de sa retraite espagnole sa perplexité et son « sentiment actuel de ne pas accepter de faire partie d’une Assemblée [qu’il] considère comme finie et ayant épuisé son mandat ». Au moment où il rédige cette page, il n’est pas encore en possession des divers courriers de Spuller21, notamment ceux datés du mois de mai et de début juin. Gambetta cherche à confronter ses idées avec celles de son ami politique et précise que ce n’est qu’à ce prix qu’il fera part de sa décision. Sans avoir déterminé s’il allait ou non se réengager dans l’arène politique, il commence à percevoir la nécessité de revenir en France car ses « ressources pécuniaires s’épuisent tous les jours et [il aura] besoin bientôt de trouver de quoi gagner [sa vie] (…), et [il rentrera] pour reprendre [sa] vie d’étude et de travail d’autrefois »22. À la date du 10 juin, Gambetta n’est pas enclin à reprendre du service à l’Assemblée. Le 14 juin, sa pensée connaît une réorientation importante, on peut supposer qu’il a alors eu connaissance des courriers de Spuller car il écrit à Antonin Proust, « j’attends Spuller demain, avec qui j’ai besoin de conférer et je vous écrirai au net le dernier état de mes réflexions et ma résolution définitive »23. Cette lettre montre que Gambetta a désormais l’intention de faire son retour politique même s’il hésite encore quant à la question de son élection. Elle atteste la persuasion que Spuller exerce sur lui car il exprime sa croyance dans la nécessité de s’expliquer sur la situation politique du pays comme il le lui suggère dans ses courriers du 9 mai et du 5 juin. Sa résolution finale est prise entre le 14 et le 23 juin. Durant ces dix jours, Spuller est avec lui24 et ils s’entretiennent régulièrement sur la stratégie à suivre et l’opportunité de la situation. Le retour politique de Gambetta n’est donc pas « l’effet d’une inspiration soudaine », comme l’écrivent Halévy et Pillias. Il accepte non seulement de poser sa candidature, mais entend – comme le lui proposait Spuller dans ses courriers – convaincre les plus légitimes, tel Challemel-Lacour, d’en faire autant. Parallèlement, il entre en contact avec les membres du groupe pour qu’ils annoncent par voie de presse sa décision et se préparent à reprendre la lutte politique selon des modes d’action proches de ceux utilisés au cours de la période impériale. « Prenez vos mesures en toute diligence pour que les journaux et les comités soient assurés de mon acceptation »25.

29Nous disposons de trois lettres adressées par Gambetta à des membres du groupe entre le 23 et 24 juin, c’est-à-dire deux jours seulement avant son discours programme, prononcé à Bordeaux26. Il demande à ses amis de faire connaître son retour en politique. Il les presse de faire le nécessaire à tous les niveaux de l’organisation pour assurer la diffusion de cette information. Il les informe également de son retour prochain en précisant « alors nous aviserons ensemble à la véritable politique qu’il nous convient de suivre »27. Néanmoins, malgré ses prétentions à établir en commun un programme d’action, il ne parle à aucun d’eux de son intention d’utiliser Bordeaux comme tribune avancée pour dévoiler le nouveau visage du parti et comme première étape de sa campagne électorale. Même s’il écrit à Antonin Proust le 24 juin : « Je serai demain à Bordeaux et après quelques jours je rentrerai directement à Paris ». Tenant ses anciens et désormais futurs collaborateurs en dehors de ses intentions de parler à Bordeaux – ville symbole où il se révéla dans l’exercice du pouvoir et où il fut exclu du gouvernement –, il témoigne de ses réticences à perdre son autonomie d’action par rapport au groupe.

30Longtemps dans l’expectative sur la position à adopter, l’avis de Spuller semble lui suffire tant sur ce qu’il doit faire que sur ce qu’il doit déclarer. Aussi peut-on dire que, dans cette période trouble, Gambetta et Spuller finalisèrent quasiment en tête à tête l’orientation à donner au groupe politique constitué pourtant collectivement sous l’Empire. Dans cet épisode, l’influence de Spuller atteint son apogée28. La confrontation linéaire de la lettre du 13 juin 1871 – écrite seulement quelques jours avant que Spuller ne rejoigne Gambetta – avec le discours de Bordeaux fait état de ressemblances et de similarités éclairantes pour mettre en évidence cette influence. Dans ce document, Spuller précise que l’état de ses réflexions est le résultat de ses échanges avec Proust, pour donner plus de crédit à des arguments rédigés en réalité en son nom propre sous la forme d’un programme. « Voyons d’abord ce que, selon moi, il convient de dire ; après quoi, nous rechercherons la meilleure manière de le dire avec profit pour nos intérêts républicains ». Quand il rédige ces lignes, Spuller ne sait quelle est la position de Gambetta à l’égard des élections. Aussi insiste-t-il sur les devoirs qui lui incombent. « Le temps est venu de reprendre la parole devant la France. (…) nous ne pouvons être en désaccord sur le point de savoir s’il y a, pour la fraction du parti républicain que tu représentes, avantage à ne pas laisser s’accomplir les élections dans quarante-six départements, et notamment toutes les grandes villes, sans dire au pays comment cette fraction de l’opinion entend les affaires »29. Après cette précision qui paraît plus de l’ordre du rappel poli que d’un véritable souci de convaincre, Spuller développe longuement la manière dont les républicains doivent agir à l’égard de Thiers et de sa politique. Et c’est ici que la comparaison avec le discours de Bordeaux prend tout son sens. Pour lui, il n’y a pas d’hésitation à avoir, le parti républicain dans cette nouvelle donne ne peut se comporter comme il le fit durant l’Empire. « L’opposition sous un gouvernement de forme républicaine ne doit ni s’entendre, ni se pratiquer à la manière de l’opposition sous un régime monarchique, même sur le terrain parlementaire ». Aussi, face aux risques majeurs que de possibles tentatives de Restauration font courir au régime républicain, les gambettistes doivent accepter pour un temps, la définition gouvernementale de Thiers – « et en faire le point de départ de toute [leur] action politique » sans abdiquer « sans que personne ne [leur] demande, [leur] rôle naturel qui est de préparer, d’amener et d’asseoir la fondation du régime républicain ». Cette attitude est, selon lui, la sagesse. « Nous nous arrangeons de notre mieux de cet état anormal et difficile pour avoir le juste droit de l’améliorer et de la faire tourner à l’avantage du vrai parti républicain ». Les aventures violentes tentées par le passé ont montré leurs limites, il ne peut être question de se jeter dans le désordre au risque de perdre la chance de voir se pérenniser le régime. Désormais, de manière encore plus vive qu’au début de son action politique, Spuller est favorable au calme et à la modération, il en fait les maîtres mots de l’action. « La modération d’attitude et de conduite qui, (…), doit être le fond, la trame même de la conduite à suivre ». Aussi exhorte-t-il Gambetta à se présenter « non pour détruire ce qui est mais pour le défendre et l’affermir [en proclamant] une politique franchement conservatrice de l’ordre républicain ». Sûr de son analyse politique et de l’écho qu’elle peut trouver chez Gambetta, il écrit une phrase qui fut entendue. « J’aimerais assez que tu fasses des diverses idées que je t’ai exprimées soit aujourd’hui, soit ces derniers jours, le canevas d’un de ces discours solides et entraînants comme tu sais le faire, et comme tu en as si souvent fait à mes côtés pendant la guerre ».

31C’est donc bien en pensant cette lettre comme un programme de parti qu’il la rédigea. Ici, apparaît un des traits fondamentaux de la collaboration des deux hommes, le partage entre la mise à plat des idées et leur énonciation ; l’une relevant des compétences de Spuller, l’autre du talent oratoire de Gambetta.

32De sa retraite espagnole Gambetta, inquiet du silence de Spuller, semble avoir reçu avec enthousiasme ces propositions qu’il reprit pratiquement dans leur intégralité. La seule divergence nette entre eux se tient sur le choix de la ville où prononcer le discours – car dans la forme même de la présentation de ses positions, (brochure ou discours), il se rallia à la volonté de Spuller. Les deux amis savent que dans les circonstances présentes, Gambetta ne peut sans risque politique prendre la parole à Paris devant un public qui ne manquerait pas de lui demander de s’expliquer sur son silence des mois précédents. Néanmoins, le discours doit avoir lieu dans une grande ville, Spuller, encore une fois, se méfie de Bordeaux. Il propose Marseille, ville calme et politiquement sûre. Gambetta, lui, préféra Bordeaux. La proximité géographique en est probablement pour partie la cause même s’il est possible qu’il voulut faire sa rentrée dans la ville d’où il était parti. Même si dans son discours il ne fit aucune allusion à la Défense nationale, il comprit que certains souvenirs n’étaient pour l’heure pas bons à énoncer.

33Mais cette différence d’opinion n’est rien à côté de l’intérêt que Gambetta porta aux propositions de Spuller qu’il formula quasiment dans des termes identiques. Nous n’étudierons pas ce discours, qui servit de plate-forme à cette tendance du parti républicain, nous en donnerons seulement quelques extraits caractéristiques de l’influence des idées de Spuller.

34Le Gambetta qui prit la parole à Bordeaux était un homme nouveau, c’était désormais « un Gambetta deuxième manière. Un Gambetta aux gants jaunes »30. En effet, Gambetta se déclara en faveur d’un changement de méthode, arguant du fait que « l’opposition, sous le gouvernement républicain, change de caractère et modifie sa nature et ses plans de conduite ; elle doit presser et contrôler, et non détruire ». Il assurait Thiers et le gouvernement que le parti renonçait à la violence et s’engageait sur la voie de la modération. Sans renier les idées de la Révolution française, il se déclarait favorable à la patience et à l’ordre afin de conquérir la République par le Droit. Ce discours change profondément les orientations politiques d’une tendance du parti républicain – désormais majoritaire – et marque une coupure définitive avec les souvenirs et les méthodes usitées par « les vieilles barbes ».

35Spuller fut donc l’un des maîtres d’œuvre de ces mutations qui transformèrent radicalement la conduite politique des républicains, grâce à son ascendant sur le premier d’entre eux. La lecture croisée de ces sources surévalue indéniablement son rôle personnel. La jeune génération républicaine, et particulièrement les gambettistes, peut se voir comme l’agrégation d’individus aux propriétés sociales relativement homogènes. Aussi, malgré la mise en avant de certains éléments, elle demeure une œuvre collective. S’il apparaît incontestablement que Spuller participe activement à la mise en forme du programme républicain, ses nombreux courriers et discussions lui assurent sur bien des points une communion d’esprit avec une large partie des autres membres de la tendance gambettiste. On sait qu’avant de se rendre auprès de Gambetta, il a sillonné les provinces pour prendre des contacts et échanger des points de vue sur la conduite à tenir pour permettre sous le nom de victoire de la République, la victoire de leur République.

36Les lettres de Spuller ne sont donc pas le résultat d’une « initiative loin des hommes et des choses, dans la solitude de Sombernon » comme l’écrit Hector Depassé dans sa préface à leur publication. C’est par la volonté de forger cette image d’un Spuller théoricien des idées livrées au public par la voix de Gambetta, que Spuller lui-même communique ces quelques pages à des amis dévoués, puis que Depassé, son fidèle, les publie postmortem31. Si, en agissant ainsi, Spuller tenait à transformer son image de second en une image de penseur, d’éminence grise, Depassé, quant à lui, en fait une arme dans le jeu politique. Ici, est en œuvre une lutte pour marquer l’Histoire (Spuller), une utilisation et interprétation d’une mémoire politique pour se parer d’une légitimité à agir soit comme héritier, soit comme garant de l’œuvre des illustres prédécesseurs (Depassé). Néanmoins, l’influence de Spuller sur Gambetta, même si elle reste impossible à quantifier, est bien réelle et c’est grâce à elle que Spuller occupe une position importante dans le retour du parti républicain dans le jeu parlementaire. Simultanément, Spuller ne se trompait pas en craignant que son nom ne soit pas retenu pour la députation. Mais, malgré cela, par le biais de Gambetta et par sa place centrale dans le groupe, il devient incontournable et demeure dans le jeu politique, même si c’est à titre informel pour de longues années encore.

37Sa stratégie politique est un succès ; toutefois, il ne faut pas raisonner uniquement en terme de stratégie. Des éléments, tels l’amitié ou le sentiment sincère d’avoir un rôle à jouer, presque un devoir à accomplir, participent de ses choix et de ses agissements dans ce qu’il considère comme un combat légitime. L’action des hommes politiques, qui bien souvent paraît cynique a posteriori, est rarement vécue sur ce mode par les agents. Si la volonté de Spuller de se maintenir dans le jeu politique est évidente, il ne la perçoit pas comme telle. Pris dans l’action, les aspirations diverses qui l’habitent se juxtaposent et seules les raisons les plus nobles lui paraissent guider son action. La croyance joue alors à plein. Il n’y a donc aucune raison de douter de sa sincérité lorsque, des années plus tard, il reconstruit les réflexions d’alors et que, ce faisant, il occulte ses doutes et ses indécisions. Cette entreprise étant une réussite, il la perçoit désormais comme inscrite dans une linéarité.

38Cette vision ne se limite pas au retour en politique mais s’applique à l’ensemble de l’histoire du parti républicain. Entreprise que l’élection de Gambetta et le début du rapprochement avec Thiers modifient et dont ils assurent en partie le succès.

2. L’imbrication de la politique et du journalisme : une « entreprise politique »

a) La nécessité de fonder leur propre organe de presse

39Après le succès des élections partielles du 2 juillet 1871, Gambetta, élu dans la Seine, dans le Var et dans les Bouches-du-Rhône, réintègre l’Assemblée nationale. Mais la situation politique et l’hostilité dont il est la cible de la part des conservateurs rend sa tâche difficile. La guerre et la Commune ont profondément modifié la structure du jeu politique. La France vit alors dans un paradoxe profond. Le régime en un sens républicain dont elle s’est dotée le 4 septembre se trouve entre les mains des ennemis de la République qui attendent le moment propice pour restaurer la monarchie. Les républicains divisés et minoritaires à la Chambre ont une marge de manœuvre réduite. Pour parvenir à asseoir le régime de manière durable, ils ne peuvent cantonner leur action au Parlement32. Instruits par les expériences passées – comme le plébiscite ou les élections de février 1871 –, ils ont conscience que le suffrage universel n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements et que, contrairement aux espoirs des hommes qui l’ont institué, sans éducation, sans information et sans instruction, il dessert la cause de la démocratie. Les derniers scrutins partiels ont d’ailleurs montré que les résultats des urnes sont fragiles et variables. Il est donc nécessaire de convaincre et de familiariser l’électorat avec les idées républicaines et avec les pratiques de la politique d’État. L’électeur doit comprendre le mode de fonctionnement des institutions afin de mieux percevoir les enjeux de l’établissement définitif d’un régime républicain. Pour atteindre cet objectif, la création d’un journal quotidien s’impose – selon eux – comme l’instrument le plus efficace.

40Aisément accessible à une part de la population plus alphabétisée, facile à diffuser grâce au développement des chemins de fer et à l’amélioration des voies de communication, un organe de presse se présente comme un atout majeur capable de sensibiliser les électeurs à la cause républicaine car c’est « un instrument de propagande politique d’une force considérable. (…) le journal est un lien. Il crée entre ceux qui le lisent sur tous les points du territoire, un centre de pensée commune. Il distribue un véritable enseignement ».

41Un journal offre également la possibilité de convaincre les hommes politiques (républicains) de province que le discours de Bordeaux n’est pas un simple coup politique, mais un véritable programme de parti de gouvernement. Il présente un intérêt double : rallier l’électorat et fédérer le parti en faveur des gambettistes. « La République française n’a jamais prétendu être l’organe d’un homme ni même d’un groupe. (…), sa tâche est d’évoluer pour le parti, mais elle la remplit en restant fidèle aux principes politiques des écrivains qui la rédigent, sans cesser de poursuivre le plus grand avantage du parti tout entier »33.

42Au-delà de ces objectifs, un autre facteur entre en jeu. Il faut considérer que ces hommes se trouvent dans une situation délicate. Exclus de la scène politique à l’issue de la guerre et voyant leurs positions sociales remises en cause, ils se crispent sur ce qu’ils savent faire – du journalisme – et espèrent utiliser leurs dispositions pour réinvestir peu à peu le domaine politique pour lequel ils manquent désormais de soutien et de légitimité. C’est parce qu’ils sont journalistes et fiers d’exercer cette profession, – Spuller n’hésite jamais à rappeler qu’il a « l’honneur d’être journaliste »34 – que s’explique pour partie leur confiance dans cette entreprise. Entrés en politique grâce au journalisme, ils sont conscients de la force politique de ce mode d’expression. La production d’un journal est envisagée à la fois comme un moyen permettant d’exercer un rôle politique direct en relayant la parole et le programme des élus, mais également d’autoriser ceux qui sont à l’extérieur de l’arène parlementaire à faire et à parler de politique. C’est pourquoi, presque naturellement, ils réactivent cette idée de créer leur journal.

43Depuis leur éviction du pouvoir, ils y pensent. Dans le courant du mois de mars 1871 – trois mois avant sa réélection –, si Gambetta se refuse à revenir à l’Assemblée nationale, il se prononce déjà en faveur de la fondation d’un journal35. Il écrit à Proust : « Il faudra bien que nous songions à faire un grand journal en rentrant à Paris, et l’on doit penser dès à présent à la composition et à l’ordre à suivre. Je serais bien aise de vous trouver tout préparé sur cette matière quand nous nous reverrons »36. Il est donc clair que Gambetta ne renonce pas à jouer un rôle national, il estime seulement que, temporairement, son action doit trouver une autre forme d’expression. Fidèle à son mode de fonctionnement, il envisage de recourir au travail collectif, même si celui-ci diffère ici sensiblement de celui expérimenté et réussi sous l’Empire qui reste pour l’heure inapplicable.

44À cette date, les gambettistes sont la cible de très violentes attaques émanant de la nouvelle majorité politique. Privés de tout moyen d’expression sur la scène nationale, la création d’un journal leur paraît un instrument utile pour sortir de leur isolement politique. Si les relations tissées sous l’Empire leur permettent d’entrer dans des rédactions parisiennes, ils redoutent d’être dépendants d’une ligne éditoriale préétablie et de s’éloigner ainsi de leur objectif de conquête collective du pouvoir. Pour se faire entendre et tisser des liens étroits avec leurs électeurs, il leur faut une tribune qui dans une telle configuration ne peut qu’être la possession de leur propre feuille. Le groupe doit modifier son image et doit impérativement rompre avec sa réputation de révolutionnaire. D’autant plus qu’avec l’élection de Gambetta à la Chambre, leur potentialité à agir se trouve nettement accrue.

b) Le relais de l’Union républicaine : modifier le vote des masses pour asseoir « leurs » ressources

45Le journal doit être un instrument de propagande politique permettant de diffuser leurs idées à Paris, mais surtout en province. Dans cette entreprise la personne de Gambetta occupe une place centrale. Après avoir corrigé son image de « dictateur », il doit, selon les projets des membres, fédérer autour de sa personne les diverses tendances du parti républicain, trop divisé pour peser politiquement. Alors que la situation s’avère favorable à un processus de concentration, une large partie des républicains collabore pour l’instant avec le centre gauche. Cette tendance adopte une attitude ambiguë à l’égard de la Chambre37 et de Thiers. Ce flottement ne peut que servir la mouvance gambettiste. Il s’agit donc de construire, encore plus nettement, la figure tutélaire de Gambetta en le parant des attributs de défenseur du régime, de guide de la nouvelle manière de penser et de faire la République.

46Le journal est donc considéré comme une tribune, assurant la diffusion des idées incarnées par Gambetta, transformé non plus en chef de file de la jeune génération républicaine, mais en représentant légitime de l’ensemble du parti, uni derrière son nom à l’échelle nationale. C’est pourquoi, dès son origine, il est conçu pour s’adresser aux parisiens, mais aussi et surtout aux électeurs de province, ce qui diffère notablement de la politique parisiano-parisienne menée par La Revue politique et littéraire. Leur objectif est de convaincre les ruraux des bienfaits de la République. Pour Spuller, il s’agit du « principe dominant de la politique à laquelle [il est] intimement associé. Il s’agit de fonder la République et de l’enraciner dans les campagnes, en ralliant à sa cause tous ceux qui en ont été jusqu’à présent éloignés par défiance, par défaut de lumières, par une méconnaissance déplorable de leurs intérêts les plus immédiats et les plus chers. La France des campagnes, la France des plébiscitaires doit être désormais notre grand objectif »38. Cette conquête du suffrage des campagnes est le principal enjeu de la République et de leur propre réussite. En ce sens, cette transformation par le vote des formes d’autorité traditionnelle peut s’apparenter à un travail « d’entrepreneur » politique dans l’acception qu’en donne Joseph Schumpeter39. Toutes les conditions matérielles sont pensées et orchestrées pour remplir cette mission. Grâce au service d’abonnement, la future feuille doit être largement diffusée dans le pays, où elle doit, de surcroît, servir de modèle aux organes républicains régionaux, existants ou à paraître. Ici, le groupe peut s’appuyer sur un réseau de connaissances étendu. Le milieu des directeurs de journaux leur est dans une large mesure accessible grâce aux liens personnels établis à la fois pendant l’opposition à l’Empire et durant la guerre. L’exemple de la Défense nationale est à cet égard représentatif. On se souvient que lors de l’accession de Gambetta au ministère de l’Intérieur, il lui fallut trouver rapidement des hommes de confiance. Il fit alors appel à des journalistes républicains de province, cela explique leur sur-représentation au sein de l’administration préfectorale. Trente-quatre préfets sur cent trente-neuf, soit un sur quatre, exercent le métier de journaliste40, majoritairement en province41. Les hommes se connaissent et ont une expérience commune de l’exercice du pouvoir. Beaucoup sont conscients de l’avantage et de la nécessité de s’unir derrière Gambetta et le groupe parisien qui le porte. C’est pourquoi le groupe sait qu’il peut compter sur leur soutien dans cette entreprise éditoriale et politique.

d) Gambetta : « Attendez-vous à être des députés »

47Le recrutement des principaux collaborateurs est une évidence : « Le personnel en était tout trouvé, (…). Il se composait de tous ceux d’entre les écrivains appartenant à la démocratie républicaine, qui avaient entouré M. Gambetta pendant ce que l’on appelle sa dictature et qui l’avaient secondé dans son œuvre »42.

48Cette équipe s’impose comme allant de soi aux fondateurs mais aussi aux bailleurs de fonds et aux amis qui participent à la création matérielle du journal, comme Edmond Adam : « Quant à vos collaborateurs, ils ont été créés et mis au monde pour vous ; c’est Challemel-Lacour, Spuller, Ranc, Bert, Isambert etc. »43. La volonté d’entre soi que révèle la composition initiale de l’équipe rédactionnelle atteste que plus qu’un outil au service du parti dans son ensemble, le journal se fixe comme objectif d’être « l’instrument de la politique nouvelle » servie par des hommes « unis et fidèles à [leur] cause »44. La création du journal est pensée pour être une véritable entreprise politique, un élément central dans la reconquête du pouvoir.

49C’est dans le courant du mois de septembre 1871 que les futurs rédacteurs du journal – qui ne porte pas encore le nom de La République française – sont réunis chez Gambetta pour prendre connaissance de leurs attributions respectives. Cette réunion compte seulement huit participants : Spuller, Ranc, Challemel-Lacour, Allain-Targé, Proust, Isambert et Freycinet. Tous se connaissent maintenant depuis une dizaine d’années, ils ont milité ensemble contre l’Empire et ont participé à la Défense nationale. Spuller, Challemel-Lacour et Allain-Targé ont travaillé ensemble à La Revue politique et littéraire. À des degrés différents, ils ont une expérience professionnelle journalistique et tous savent se servir de leur plume comme d’une arme politique. S’ils incarnent aux yeux des contemporains la garde rapprochée de Gambetta, ils sont surtout ses collaborateurs les plus fiables et certains, comme Spuller ou Proust, sont les initiateurs de ce projet journalistique. Chacun constitue également un élément du noyau autour duquel s’agrège l’ensemble de la mouvance gambettiste.

50Pour informelle qu’elle soit, cette réunion constitue l’acte fondateur du journal. Tous les protagonistes s’entendent sur la nécessité de créer un organe au service de l’Union républicaine45, même s’ils ne sont pas encore en mesure d’en assurer la réalisation matérielle. Dans un premier temps, Gambetta expose à grands traits la façon dont il conçoit l’organisation de la future feuille. Il a rassemblé ses amis politiques afin de recueillir leur avis même si les principales orientations du journal sont déjà arrêtées. De nombreuses entrevues moins officielles et se déroulant en plus petits comités ont déjà eu lieu, il s’agit plus d’une séance de ratification que d’un réel débat sur les objectifs de la future publication. D’ailleurs, le consensus des participants fut entier : « Nous fûmes unanimes à en proclamer la haute utilité ». L’heure des discussions était close, il s’agissait en réalité de procéder à la distribution des tâches en attribuant à chacun une fonction relevant de ses compétences sans animer – ou raviver – des tensions qui sont sous-jacentes entre certains « amis ». D’après Freycinet, cette question des rôles « fut traitée immédiatement »46. On peut ainsi supposer qu’elle avait préalablement fait l’objet de discussions et qu’à ce jour les résultats étaient acquis, chacun connaissant par avance ses futures attributions.

51À Challemel-Lacour, Ranc et Spuller échut le traitement – à des degrés différents de responsabilité – des questions de politique intérieure. Ce sujet majeur duquel dépend pour une large part la réussite de l’entreprise, fut confié à trois fortes personnalités, d’ailleurs tout aussi compétentes sur le sujet. La capacité à remplir ces fonctions prima sur les liens amicaux censés a posteriori unir ces trois personnages. En effet, si Spuller a pour Ranc une amitié sincère, ses relations avec Challemel-Lacour sont marquées par la méfiance et la compétition sur fond de différences inhérentes à leurs origines sociales. Jamais il n’y eut entre eux autre chose qu’une convergence d’intérêts.

52Allain-Targé était chargé de relater le déroulement de la politique quotidienne et des questions financières alors que le traitement de la politique étrangère revenait à Proust. Freycinet se voyait confier les questions de la Guerre et des Travaux publics. Chacun s’occupe d’un sujet sur lequel les expériences passées lui ont permis d’acquérir des compétences propres. L’apprentissage des années d’opposition, qui a assuré la formation spécifique de chacun dans un esprit de complémentarité, est ici un atout majeur du futur journal. Concernant l’organisation interne du journal, la gestion du secrétariat de rédaction revenait à Isambert et Spuller « eut l’honneur d’être choisi par ces amis pour être le lien de leur travaux »47. Dans sa composition officielle, le journal ne possédait pas de chef de service ni même de rédacteur en chef (même si à titre officieux, ce poste fut attribué à Spuller). Nous verrons que ce point fut d’ailleurs une pierre d’achoppement entre lui et les autres membres de la rédaction et que, malgré l’absence de titre, Spuller avait conscience de la prééminence que lui donnait cette fonction centrale. Pensé comme une œuvre collective autour de la personne de Gambetta censée structurer sur son nom le parti, le journal ne peut en aucun cas prendre le risque de servir de tribune à une personnalité, fût-elle celle d’un collaborateur ami. Particulièrement, alors que la nouvelle image de la figure de Gambetta reste à consolider et que la possibilité de voir apparaître dans ces rangs un concurrent n’est pas à exclure. Malgré l’amitié – si souvent mobilisée comme thème récurrent des discours et utilisée comme une forme de dénégation des conflits internes –, la suspicion et la méfiance ne sont pas absentes dans leurs relations. Cet état d’esprit explique pour partie l’anonymat des articles car le journal se doit de présenter des idées comme étant celles d’une tendance politique et non celles d’un individu48. Ce faisant, l’équipe renouait « en l’accommodant à des besoins nouveaux avec l’ancienne tradition du journalisme sans signature, c’est-à-dire du journalisme impersonnel, (…), la seule presse qui puisse tout ensemble associer un parti à une œuvre générale »49. La signature, pour Spuller, « c’est la mort de la presse de parti, de la presse de doctrine, de la presse sérieuse vraiment noble et digne. La signature, c’est une invention de nos ennemis »50.

53En ce mois de septembre, l’élection de Gambetta et de certains membres du groupe, ainsi que le résultat très favorable aux républicains des dernières partielles, modifient pour partie les ambitions du groupe. Il ne s’agit plus désormais de se maintenir dans le jeu politique, mais de le reconquérir. La célèbre déclaration de Gambetta à ses rédacteurs s’inscrit dans cette logique et en résume la stratégie. Si cette réunion reste fondamentale dans l’histoire de la création du journal, c’est en partie grâce à ces quelques mots qui présentèrent la ligne éditoriale comme un marchepied vers le pouvoir. Gambetta leur « recommanda de [se] considérer chacun, non comme un journaliste mais comme un futur membre du gouvernement ; [ils devaient] exposer [leurs] idées avec le sérieux, la gravité, la maturité qui convient à des hommes prêts à les appliquer. En fait la plupart de ces rédacteurs sont devenus ministres »51.

d) Le journalisme comme arme dans le combat politique

54Dès ses premiers contacts avec le monde de la presse, Eugène Spuller se passionne pour le journalisme dont il mesure pleinement le pouvoir. La presse se trouve alors dans une période de transformation. Depuis la fin de la monarchie de Juillet, son image et ses fonctions se modifient et les liens qu’elle entretient avec les milieux politiques s’accroissent considérablement52.

55Ce n’est que très tardivement – en 1894 – que Spuller définit sa conception de la presse et du journalisme. Il assiste alors impuissant à sa mise à l’écart de la rédaction de La République française qui prend des orientations différentes des objectifs fixés par ses fondateurs. Dans l’avant-propos de la troisième série des Figures disparues, il commente abondamment les évolutions et les dangers que font courir à la République et à la démocratie, les nouvelles manières de faire et de penser de la presse. Néanmoins, bien avant ce texte fondamental pour la compréhension de sa vision du journalisme, il est aisé de la restituer tant ses multiples prises de positions publiques sont émaillées de détails y faisant référence. Par des allusions constantes, il témoigne de la croyance qu’il a en cet outil d’information. Il saisit toutes les occasions pour rappeler « les fonctions sociales » de la presse dans la mise en place d’une société démocratique et son « honneur d’être journaliste »53.

56Les diverses victoires de la presse contre le régime de Napoléon III ont accru sa confiance dans la force politique de ce moyen de communication qu’il définit comme « le plus puissant moyen d’Éducation que la démocratie puisse avoir à son service »54, un « puissant instrument de propagande d’éducation publique, de patriotisme éclairé »55. La période de troubles institutionnels que traverse la France ne peut, selon lui, se résoudre par la seule voie des urnes car il est hanté par le souvenir du plébiscite. Pour ne plus jamais être confronté à de tels résultats, il est indispensable de faire l’éducation politique du peuple – et notamment des campagnes – pour lui permettre de remplir en connaissance de cause son rôle de citoyen électeur. C’est pourquoi Spuller place l’éducation au premier rang des priorités pour assurer le développement de la démocratie et la victoire politique.

57Depuis la loi Guizot de 1833, l’analphabétisme recule, particulièrement chez les hommes qui sont aussi les électeurs. Pour Spuller, il est indispensable de s’adresser à eux, de leur exposer clairement et de façon simple les idées républicaines pour briser l’image de désordre que leur associe la plupart des français. Les institutions électorales sont en place et les scrutins partiels sont fréquents, d’eux dépend en partie l’avenir du régime. La parution d’un quotidien permet d’être en liaison constante avec les électeurs et de leur exposer régulièrement les questions politiques. Aussi « l’instrument le plus efficace de la culture générale d’un peuple, ce ne sont pas ses écoles ; c’est la presse qui s’adresse non plus à des enfants, mais à des hommes et qui les excite à se former des opinions »56.

58Dans les journaux, chaque point peut être approfondi et éclairé par des exemples, ce qui le rend davantage compréhensible par un (é) lectorat le plus souvent intéressé par des sujets le concernant directement. Éduquer en expliquant, en argumentant, pour convaincre, c’est ainsi que pourrait se résumer la définition du journalisme telle que la conçoit Spuller, pour qui « le journalisme n’est que l’art d’écrire trois cent soixante-quinze fois par an la même chose sous une forme nouvelle »57.

59La majeure partie de ses écrits s’emploie à faire l’éducation politique des citoyens. C’est pourquoi il accorde – en plus des sujets purement politiques – une grande importance aux fiches biographiques et aux commémorations. Instruire les citoyens, c’est leur permettre d’acquérir une grille de lecture et des schèmes de pensée communs. C’est créer de la solidarité et la conscience de partager le même destin. « Le journal est un lien. Il crée, entre ceux qui le lisent sur tous les points du territoire, un centre de pensée commune. Il est comme un maître dans une école ; il distribue un véritable enseignement. (…), sa mission supérieure et morale consiste à créer dans tout le pays un grand auditoire auquel parle une voix souvent isolée, mais cette voix a le privilège de faire naître, dans des milliers d’esprits, sur tous les points du territoire à la fois, le même sentiment et la même pensée »58.

60Ces contemporains définissaient ainsi sa méthode journalistique. « Le journalisme n’était pas pour lui l’art de mettre en œuvre des paradoxes, (…) non de combattre sans trêve le gouvernement mais d’agir sur ses concitoyens pour les mener au bien, au mieux »59. Spuller ne refusait pas la polémique avec ses adversaires de plume, mais il n’y eut recours qu’en tant qu’elle lui permettait d’expliciter une situation pour la rendre accessible aux lecteurs. Sa volonté d’éduquer le poussa sans cesse à réclamer « de l’instruction, encore de l’instruction, toujours de l’instruction »60. Seul cet objectif justifiait, selon lui, la publication d’un journal. « La République française n’est rien ; elle ne sert à rien, si elle n’est pas un journal de direction et d’enseignement (…), Il faut instruire le peuple cela lui servira plus que de l’informer »61. Spuller resta fidèle à sa volonté de créer de l’unité par la pensée. C’est en partie à cause de cette permanence en cette conviction qu’il resta étranger aux évolutions de la presse et que peu à peu, il fut marginalisé au sein même de la profession à laquelle il avait voué sa vie.

61Mais, en ce début des années 1870, un autre enjeu se mêle à ce noble désir d’instruire le peuple. En effet, la situation politique du groupe gambettiste reste fragile en dépit de l’élection de Gambetta particulièrement pour un personnage comme Spuller. Ces hommes ont besoin d’un outil permettant de diffuser leurs idées et de consolider leurs positions sur la scène politique. Aussi la première des fonctions que doit remplir la future feuille est de servir de relais à leur pensée. Spuller, convaincu de cette nécessité, considère que chaque journaliste est au service de son parti et que « tout journaliste, [est] comme le soldat de sa cause politique ». La référence au terme de soldat atteste l’utilisation du journalisme comme arme dans le combat politique. Mais elle est pour lui une arme double car, si la plume permet de servir le parti, elle lui permet également de se maintenir dans cette arène et de conforter sa place au sein des républicains.

62Après sa double tentative avortée de se présenter aux élections, il sait qu’il lui est impératif d’employer des voies détournées pour se maintenir en politique et parvenir à entrer au Parlement. Le journalisme commence à être une sorte d’antichambre de la politique. Privé de véritables ressources sociales (financières et relationnelles), sa participation au journal gambettiste lui assure de demeurer au cœur de l’action – en se faisant reconnaître par ses pairs. Et sa position au sein du groupe est favorable à ses ambitions. Son rôle dans la création de La République française et sa situation à l’intérieur de la rédaction sont centraux et lui permettent d’espérer acquérir les ressources nécessaires pour accéder dans un laps de temps assez court aux bancs de l’Assemblée nationale tout en participant à la consolidation du groupe gambettiste.

B. La naissance de la République française

1. La création matérielle

63C’est dès leur retour – en 1871 – que les membres du groupe gambettiste réactivent leur ambition de devenir propriétaires d’un organe de presse, et se décident pour la création d’un quotidien qui serait l’émanation réelle de leur projet politique. Sur la manière dont La République française fut constituée en société, nous renvoyons aux nombreux travaux sur le sujet62, mentionnons simplement que la plupart des rédacteurs étaient aussi des actionnaires.

a) Les actionnaires et le financement : Spuller propriétaire ou (fonction de) prête-nom ?

64Gambetta se voyait attribuer un traitement annuel de 12 000 francs en plus d’un portefeuille d’actions – qui faisait de lui le principal actionnaire – dont la moitié fut, sur son initiative, répartie de la manière suivante : Challemel-Lacour 7, Allain-Targé, Ranc et Spuller 6. Cette redistribution atteste de la collégialité qui présida à la création du journal. Elle permettait également d’assurer à chaque rédacteur un revenu supplémentaire basé sur le futur développement. Si ce dernier point ne revêtait pas une très grande importance pour Challemel-Lacour ou Allain-Targé, il est fondamental pour Spuller, notamment.

65Privé de ressources familiales, c’est désormais du journal que Spuller tire l’intégralité de ses revenus. Aussi, en liant son destin à sa création, il prend des risques car nul ne peut savoir comment va évoluer ce nouveau quotidien. Il choisit de s’investir dans cette aventure aléatoire alors que sa plume, déjà connue et appréciée dans le milieu de la presse parisienne, lui permettait de rallier des rédactions plus stables. S’il fait ce choix, c’est qu’il croit au projet, mais pas seulement. À cette époque, le changement des rédacteurs est très important. Rares sont les journalistes qui font carrière dans un seul journal. De plus, le salaire d’un rédacteur reste faible. En étant un pilier du nouveau journal, il espère s’assurer un revenu décent et pérenniser sa position tout en s’en servant de tremplin vers le Parlement. En faisant le choix de la fidélité au groupe, il choisit également ce qui semble être le meilleur pour lui.

66Ni les archives ni les témoignages de contemporains ne suffisent pour restituer le rôle précis de Spuller dans les tractations qui aboutirent à la création de la société de La République française. Néanmoins, un élément important atteste de la position centrale qu’il occupa dans la mise en forme de cette entreprise. Entre 1871 et 1873, il fut le propriétaire officiel du journal, comme en attestent deux documents d’archives.

67Le premier émane des services de la préfecture de police de Paris, en date du 26 octobre 1871. Il s’agit d’une fiche d’informateur adressée au préfet : « il résulte d’une déclaration en date de ce jour, classée au dossier 2100-81, qu’Eugène Spuller imprimeur, a fait connaître son intention de publier en qualité de propriétaire, un journal ayant pour titre La République française »63. À la seule lecture de cette source, on ne peut affirmer avec certitude que Spuller fut réellement le propriétaire de ce journal. En effet, les agents de la préfecture de police rapportent le plus souvent les rumeurs des boulevards sans chercher à s’assurer de leur véracité. Un deuxième document rédigé le 7 août 1873 par le préfet de police « à l’attention de Monsieur le ministre de l’Intérieur », corrobore les propos précédents. « J’ai l’honneur de vous informer que conformément à la loi du 11 mai 1868, Monsieur Spuller, demeurant rue Sainte Anne, 15, a déposé dans mes bureaux, le 2 août courant, une déclaration portant qu’il a cédé la propriété du journal politique quotidien ayant pour titre La République française, à une société anonyme qui a pour administrateur-gérant Monsieur Péphau Alphonse né le 1^er juillet 1837, à Marsolan (Gers), demeurant rue Montmartre, 122 »64. Cette source est capitale car elle permet d’envisager sous un aspect nouveau le rôle de Spuller dans la création du journal. Elle autorise non seulement la réévaluation de sa position au sein du groupe, mais explique aussi pour partie sa fonction de rédacteur en chef. En permettant à Spuller d’être bien plus qu’un simple rédacteur, Gambetta s’assure de la constance de leurs rapports. Spuller fut probablement à cette époque l’inspirateur de Gambetta et une sorte de théoricien de la nouvelle politique républicaine. Gambetta s’attachait ses services et Spuller était récompensé symboliquement de son travail de conseil et de réflexion ainsi que de son dévouement à la cause républicaine.

68Jusqu’à la mort de Gambetta, le bruit courut que Spuller et Gambetta se complétaient et se partageaient les tâches. « Monsieur Spuller n’est-il qu’un reflet de Monsieur Gambetta, comme on le croit généralement ? C’est possible mais ceux qui les ont vus de près tous les deux, affirment qu’ils se complètent plutôt »65. Cet arrangement put vraisemblablement se faire en raison de la division des tâches que le groupe avait choisie pour mode de fonctionnement. Gambetta, perçu comme la figure emblématique, ne pouvait concentrer sur sa personne toutes les positions stratégiques sans mettre en péril l’unité indispensable à cette entreprise politique. Néanmoins, il restait par son statut de directeur et comme principal actionnaire, le chef incontestable du journal et c’est sur son nom que le projet vit le jour.

69Matériellement, le titre de propriétaire qui revenait à Spuller se limitait à des fonctions de prête-nom. Il le conserva un peu moins de trois ans avant d’y renoncer en raison de difficultés relationnelles au sein du groupe.

70Mais, en cette année 1871, le temps des divisions n’est pas encore venu et chacun fonde de grands espoirs dans l’avenir de La République française. Le succès fut immédiat et bien supérieur aux espérances des fondateurs.

b) La République française : les conséquences de son succès

71La République française paraît pour la première fois le 7 novembre 1871. Spuller revient comme suit sur « la haute et pure inspiration qui a donné naissance au journal La République française, (…) à l’intention parfaitement réfléchie et commune à tous ses fondateurs de travailler ensemble à l’éducation intellectuelle et morale autant qu’à l’instruction politique et sociale de la démocratie républicaine »66.

72La volonté d’instruire les campagnes fut l’une des préoccupations principales des hommes qui composaient la rédaction. Mais s’ils œuvrèrent sans relâche en ce sens, La République française ne fut pas conçue comme un journal à destination des catégories les plus modestes. Son coût élevé, son style rédactionnel et son aspect austère, en font incontestablement un journal de notables. Dès son origine, La République française est pensée surtout comme un instrument de formation des cadres provinciaux du parti républicain. Elle entend servir de base à la fois à leur réflexion et de modèle aux autres feuilles républicaines. C’est pourquoi elle prôna avec une grande constance la patience et la modération. Spuller fut l’un des artisans de cette manière de penser l’action politique.

73D’emblée, le journal connut un très grand succès et sa diffusion se stabilisa rapidement autour de quinze mille exemplaires par jour67. Cette réussite garantissait la circulation des idées de l’Union républicaine, fondait l’autorité de Gambetta sur le parti tout en assurant la notoriété des rédacteurs. Car, en dépit de l’anonymat des articles, l’équipe rédactionnelle était connue de tous. Chaque membre voyait ainsi s’accroître sa position dans le monde politique. Très vite, le journal fit autorité bien au-delà de l’Union républicaine. En 1874, Spuller écrivait « le journal grandit tous les jours en influence et en autorité, (…), les réactionnaires le lisent, l’admirent, le redoutent ; les républicains de toutes les nuances le consultent, le suivent et s’en honorent, et le jalousent »68. Spuller, rédacteur en chef officieux, fut très vite considéré à l’extérieur comme l’un des piliers de la ligne politique, ce qui posa des problèmes au sein de la rédaction. De plus, le succès leur apportait une certaine prospérité économique qui fut un réel soulagement.

74La réussite de La République française permettait à chaque membre de l’équipe d’inscrire la déclaration de Gambetta dans le domaine des possibles. Leur entrée au Parlement n’était désormais plus qu’une affaire de temps.

2. Des « fonctionnaires de parti » déguisés

75Eugène Spuller ne disposait pas de fortune personnelle et désormais ses revenus dépendent exclusivement du journal. On ne connaît pas la nature ni le montant de ses émoluments durant la période de Défense nationale, mais en tant que secrétaire particulier de Gambetta celui-ci dut probablement lui verser des indemnités prélevées sur ses finances personnelles. Ensuite, il vécut de ses maigres économies et, surtout, de l’aide de son frère dont l’étude notariale relativement prospère lui garantissait un style de vie petit bourgeois.

a) Le journalisme : ressources financières et politiques

76Spuller considère la création de La République française comme un moyen de s’assurer enfin un revenu à la fois constant et décent. Sans être le seul critère, cet élément le pousse à s’investir dans cette entreprise, et participe fortement de sa volonté de contribuer à son succès. Dès cette période, tout dans son attitude comme dans ses prises de position, permet d’affirmer qu’il n’eut jamais pour objectif de s’enrichir comme il l’écrivit lui-même vers la fin de sa vie69. Malgré un réseau de relations pour une large partie constituée d’industriels et d’hommes d’affaires, il ne chercha pas à utiliser ses connaissances pour obtenir des fonctions dans des conseils d’administration alors que sa formation d’avocat lui permettait de briguer ce type de responsabilités lucratives70. Les dispositions de Spuller à l’égard de sa situation financière varièrent peu tout au long de sa vie. C’est pourquoi cette question ne peut être traitée chronologiquement. Il est plus intéressant de mettre en avant les différents points qui éclairent son rapport à l’argent et les manières dont il géra les différentes phases de sa situation financière.

77Spuller ne connut jamais de période de réelle prospérité pécuniaire. Cela posa problème quant à son insertion et à son maintien dans le milieu politique. En effet, l’avènement de la République et les transformations politiques opérées dans le pays depuis un siècle ont profondément modifié les critères d’accession aux responsabilités politiques. Le XIX^e est traversé par un processus continu de « désencastrement »71 de la politique en tant qu’activité par rapport au social. Progressivement, l’activité politique devient une activité indépendante avec ses règles et ses codes propres. L’augmentation progressive du nombre des électeurs s’accompagne d’une augmentation du nombre des éligibles qui est alors multiplié par quatre cents. Cette modification ne doit pas être entendue comme une ouverture libre aux fonctions politiques pourtant en germe dans la définition utopique de la démocratie. Dès la Révolution française, et malgré les espoirs de 1848, on voit s’imposer dans ce domaine une définition bourgeoise de la République mettant de fait entre les mains de l’élite les rênes de l’administration nationale. Conformément à l’observation décrite par André Siegfried, l’élection est « la ratification de l’autorité sociale évidente ». Cette élite bourgeoise qui n’exclut pas – mais pour une large part copie les référents de ses prédécesseurs nobles – se définit comme dépositaire de savoirs légitimes indispensables à la gestion des affaires publiques. Le savoir dont il s’agit ici ne se résume pas au savoir intellectuel. Il implique un mode de vie, des comportements et des positions sociales qui déterminent la légitimité du candidat « compétent ». Basé le plus souvent sur le sentiment d’appartenance à une catégorie sociale la plupart des postulants à la chose politique doit partager ces valeurs communes. Dans cette période de fluidité, une partie de la définition du politique est à construire et autorise de ce fait l’ascension et le recours à des individus jusqu’alors illégitimes. Néanmoins, en dépit de cette ouverture, la position sociale et les valeurs qui lui sont inhérentes restent un axiome quasiment incontournable. Aussi, le prétendant aux carrières publiques et plus largement au champ politique se doit-il, dans une certaine mesure, de faire correspondre son style et son niveau de vie avec ceux de ses semblables.

78L’étude de la vie quotidienne de Spuller révèle qu’il fut le plus souvent en décalage avec cette « norme » officieuse et de nombreux éléments montrent qu’il persista dans cette position, soit par volonté de s’imposer différemment, soit par incompréhension des jeux et des enjeux relatifs à cette règle tacite. Comme beaucoup de nouveaux entrants, il agit selon son identité sociale. Ce comportement lui permet de réclamer le droit de parler et de faire de la politique, au nom de capacités et de compétences acquises par le passé – ici journalisme et participation à la Défense nationale. Ces dernières « étant censées lui conférer une autorité sociale et/ou politique »72. Ce faisant, le prétendant à des responsabilités politiques se façonne une image personnelle sur laquelle progressivement s’appuie sa réputation. Pour lui, comme pour beaucoup de ses compagnons de luttes, les signes de cette recherche d’une identité propre dans le champ de la politique sont aisés à percevoir. Si certains éléments résultent de son habitus, d’autres au contraire sont volontaires. Il semble que sa présence dans les cafés relève de ces deux points à la fois. Spuller aime fréquenter ces lieux dont il connaît les codes, ce qui lui permet d’y être totalement à son aise. Mais à cette époque les cafés sont depuis longtemps déjà des lieux de circulation de l’information et de débats politiques. Le terme de « République d’estaminets » résume la situation de ces espaces disqualifiés – par les tenants des propriétés politiques légitimes – de production politique. Ils demeurent les seuls lieux ouverts aux outsiders qui y expérimentent leurs dispositions à faire de la politique, au premier rang desquelles celle de se faire écouter en public – propriétés qui différent largement des propriétés modales qui ont cours dans les salons, mais qui seront utiles dans les meetings.

79L’illégitimité de Spuller, et de nombreux gambettistes, dans le jeu politique provient également de leur origine sociale qui leur interdit de vivre « pour » la politique au sens de Weber et les oblige à vivre « de » la politique. Weber précise que, « le recrutement non ploutocratique du personnel politique, qu’il s’agisse des chefs ou des partisans, est lié à cette condition évidente que l’entreprise politique devra leur procurer des revenus réguliers et assurés »73. Il fait de ce mouvement un des marqueurs de la professionnalisation du métier politique. Mais ce processus est à cette époque encore balbutiant si bien que les émoluments que Spuller et ses camarades tirent de La République française peuvent se voir comme les revenus de fonctionnaires de parti déguisés. À cette date, le parti n’est pas encore un ensemble structuré de positions et de compétences. C’est un agrégat d’individus partageant des conceptions politiques proches, mais dont les liens restent à la fois distendus et profondément clientellaires – surtout au niveau régional. S’il peut être une source de revenus, ce n’est que de façon ponctuelle et en raison de relations personnelles. Pour pallier ces difficultés, il convient à ces nouveaux entrants de se créer une source de revenus fixes – le journal – au sein de laquelle ils se comportent en remplissant des fonctions proches de celles des futurs permanents de parti. Par leur plume, ils sont les porte-parole de la ligne politique définie au sein de l’Union républicaine et du Parlement. Par son dévouement et son acharnement au travail, Spuller incarne un idéal type. Les difficultés pour se maintenir dans les milieux politiques lui imposèrent de créer des situations de substitution. C’est aussi pour cette raison que dès la création du journal, le groupe conçut la rédaction en ce sens. Par leurs articles et leur manière de commenter et d’agir dans la vie politique de la nation, l’équipe se devait de se mettre au service de la cause et du parti républicain. « Chacun avait son rôle tracé : l’un lançait une affaire quand il s’agissait de renverser un cabinet ; l’autre servait de ferment qui, à un moment donné, faisait lever la pâte ; un troisième à l’heure voulue mettait le feu au pétard. (…), tant que Gambetta vécut cette association fut un parti politique »74.

80La République française se présentait donc en même temps que l’Union républicaine, comme le relais du parti. Aussi, dans un mouvement de balancier, le journal servait le parti et les hommes qui le rédigeaient. Ce processus décrit comme linéaire dans leurs souvenirs ne fut probablement pas toujours présent dans l’esprit des agents qui, comme Spuller, adaptèrent leurs positions, aspirations et désirs aux situations auxquelles ils durent faire face sans, le plus souvent, parvenir à se départir de la condition et des réflexes inhérents à leur prime socialisation.

81Les conditions et le mode de vie de Spuller expriment assez bien ce décalage – générateur de difficultés sociales et professionnelles – sans être obligatoirement vécus comme tels.

b) « Le baron poches percées » : mode de vie et questions financières

82Au cours des dernières années du Second Empire, à côté des grands bourgeois commence à se mettre en place une nouvelle catégorie « d’hommes politiques »75 dont un grand nombre est issu de la petite bourgeoisie provinciale. Nous avons vu comment et dans quelle optique le groupe gambettiste – particulièrement représentatif de ces transformations – se structure et peu à peu parvient à s’imposer en politique. Leur intégration et leur reconnaissance dans ce monde très codifié posèrent des problèmes dont les raisons étaient autant sociales que politiques. Les témoignages de contemporains fourmillent d’anecdotes stigmatisant le style de vie, les comportements ou encore l’apparence de ces nouveaux venus. Sur ce terrain, les divisions politiques tombent et les conservateurs comme les grands bourgeois du parti républicain s’accordent. La gêne exprimée par les notables du parti républicain ne doit pas être assimilée à l’usage – au sens d’arme politique – que font les conservateurs de ces arguments discriminatoires, mobilisés pour pouvoir agiter le drapeau de la décadence de la nation. Étant le plus exposé aux regards, donc aux critiques, Gambetta est le plus souvent visé par ce discours. Au travers de sa personne, c’est l’ensemble de son entourage qui est ainsi disséqué. Dans cette optique, de nombreuses sources détaillent Spuller pour mieux condamner un mode de vie qu’il ne parvînt – ou ne chercha – jamais à calquer sur celui consacré dans le milieu politique.

83Nous avons vu les raisons qui le poussèrent à fréquenter assidûment les cafés. Dès le début de la Troisième République, son statut au sein du parti se modifie considérablement sans qu’il n’éprouve l’envie ou le besoin de changer son style de vie. Installé dans un appartement modeste – « le luxe intérieur n’a jamais été dans ses habitudes »76 – il persiste à mener une vie qualifiée de bohème. Célibataire, sa vie privée paraît quelque peu dissipée. Les agents de la préfecture de police lui attribuent de nombreuses maîtresses rencontrées dans des lieux où les bourgeois n’ont pas leurs habitudes. Pour Spuller, le café Frontin puis celui du Pont de fer et du Grand U, remplissent longtemps les fonctions de quartier général. Cette manière de faire de la politique dans des lieux de « petite morale » choque les tenants traditionnels de l’activité politique qui reprochent aux nouveaux venus de transformer les cafés en antichambre du Parlement. À cet égard, la description que fait Albert Millau du café du grand U est particulièrement éloquente. Ce bar dont l’arrière boutique communiquait avec les bureaux du Temps, fut un lieu fortement prisé par les opportunistes. Spuller en fut l’un des clients les plus fidèles. « M. Spuller vaste et corpulent encombre l’angle droit. (…) Voilà quel est le lieu où se discutent les affaires du pays, où se brasse la politique de la France, où se mijotent sur un feu doux, les élections. (…) c’est tout à fait sans façon. Les chemises y sont plus ou moins blanches. On y vient en vareuse, en chapeau mou et presque en pantoufles »77. Ce genre de témoignage montre que les détracteurs sont conscients de la fonction politique des cafés. Leur condamnation est aussi un refus de la transformation qui, en déplaçant les lieux d’échange et de relation traditionnellement reconnus – comme les salons ou les dîners –, les prive d’une partie de leurs prérogatives et menace leur puissance. Méprisant ces comportements, ils critiquent toutes les différences qu’ils détectent chez ces nouveaux entrants en politique.

84S’il est difficile de parler de champ politique autonome à cette période, il n’existe pas moins des marqueurs objectifs de cette autonomisation, notamment la différentiation des activités (il devient de plus en plus difficile de faire autre chose que de la politique quand on est député) et l’accord qui s’opère entre les différents agents (conservateurs et républicains) sur la nature du jeu et des enjeux78. Les dominants s’accordent de la sorte à essayer d’empêcher d’entrer les nouveaux venus – porteurs de – propriétés sociales différentes et donc de savoir-être et de savoir-faire différents. Dans le même temps, ces derniers s’efforcent d’importer ce savoir-faire et ce savoir-être dans le champ pour tenter d’en faire les valeurs dominantes – légitimes – qui consacreraient ainsi leur position et la transformation des rapports de forces antérieurs.

85C’est pourquoi, outre sa présence dans les cafés, la présentation physique de Spuller est également vilipendée. « Le cou enfoncé dans les épaules, l’allure flegmatique, monsieur Spuller ne s’impose pas, à première vue, comme un type d’élégance et de distinction. Le dandinement habituel de sa démarche, dénote un certain laisser-aller et vient encore à l’appui de cette impression. Détail particulier ; il porte généralement des pantalons trop courts »79. Ce mode de vie incompréhensible pour ceux qui ne le partagent pas le fait passer pour inapte à parler de politique. Faiseur de dettes dans les cafés80 comment cet homme pourrait-il prétendre gérer les affaires de la nation ? Spuller, attentif à ce qui s’écrit et se dit dans le monde politique, ne peut pas avoir ignoré ces propos. Aussi, quelles furent les raisons qui le poussèrent à ne pas changer son style de vie ? D’abord, il n’en eut pas les moyens. Il se devait d’aller dans les cafés desquels dépendait dans une large mesure son avenir politique. N’étant pas d’origine bourgeoise, les salons et les dîners étaient essentiels pour lui aussi, mais, pour y accéder, il fallait se faire (re)connaître. Les cafés remplissaient cette fonction. Lieu de prédilection des journalistes, ils étaient le lieu de circulation de l’information indispensable à l’écriture des papiers qui assuraient la notoriété et un revenu financier.

86Tout au long de sa vie, sa carrière politique fut tributaire de sa position dans la presse, mais aussi des revenus qu’il en retirait. C’est une des raisons – même si ce n’est pas la plus noble – qui explique son attachement à cet organe de presse et son attitude parfois jusqu’au-boutiste à défendre en son sein ses droits d’auteur. À cet égard l’épisode de la crise qui eut lieu entre Gambetta et Spuller en 1876 est particulièrement évocateur. Les détails et les enjeux de cette crise dont le motif officiel – mais non essentiel – était le changement de mode de rémunération des articles des rédacteurs qui venaient d’être élus au Parlement : Allain-Targé, Challemel-Lacour et Spuller. Profitant de leur changement de statut, Gambetta et Péphau décidèrent que chacun d’eux serait payé non plus de façon forfaitaire, mais à la ligne, et Spuller, considéré comme trop occupé ailleurs pour assumer ses fonctions, fut flanqué d’un suppléant en la personne de Gustave Isambert. Allain-Targé et Challemel-Lacour restèrent indifférents face à la modification de leurs appointements. Le journalisme était pour eux un moyen d’avoir une tribune et non une manne financière. Pour Spuller au contraire, cette décision est lourde de conséquences. En effet, le montant de l’indemnité parlementaire était insuffisant pour vivre ; donc, ce changement du mode de rémunération menaçait sa carrière. Sa réaction fut à la hauteur du danger encouru, il quitta provisoirement la rédaction, ce qui lui causa une grande inquiétude et très vite des regrets81.

87Il n’accepte pas la manière dont les choses se sont déroulées. S’il s’inquiète de son avenir financier, il déplore également le traitement qui est réservé aux rédacteurs élus. « Les rédacteurs ne sont plus traités comme ils devraient l’être. Bien loin d’améliorer leur situation, on songe à réduire le chiffre déjà trop faible de leurs appointements. (…). Je voudrais bien cependant ne pas avoir tant travaillé pour enrichir la société H. Péphau et Cie. Bref, mes appréhensions sont très vives »82. Finalement, après maintes tractations, il accepta ce type d’indemnisation et réintégra l’équipe en étant conscient que, politiquement comme financièrement, il ne pouvait rompre avec ses « amis ». Cette situation de dépendance à l’égard du journal fut constante toute sa vie durant.

88Si Spuller servit La République française, elle fut en retour un instrument indispensable à la construction de sa carrière politique.

c) Le journalisme comme moyen de faire de la politique

89L’adoption du suffrage universel, d’une part, et l’avènement du régime républicain, d’autre part, contribuent à un changement progressif, mais conséquent, de la fonction parlementaire. Sous cette double impulsion, peu à peu la compétition politique est rendue plus difficile et nécessite l’acquisition – et la fabrication – d’un savoir-faire unifié qui participe du processus de professionnalisation du métier politique.

90À cette date, l’idée de parti politique fait elle-même problème. Si, dans les discours, le parti est doté d’un rôle fédérateur et paraît structurer l’ensemble d’un camp, un examen plus approfondi montre qu’au début de la Troisième République ses fonctions sont singulièrement limitées à quelques attributions qui, tout en étant importantes, ne suffisent pas à en faire des centrales décisionnelles. Si le parti fixe le cadre du programme politique, la profession de foi est un exercice relativement libre pour le candidat tout en restant inscrite dans les grands principes déterminés par le parti. Le parti a également pour fonction de procéder à l’investiture des candidats – par la constitution de comités électoraux. Cette nomination est purement formelle pour les notables de la politique, dont la candidature va de soi et pour lesquels elle confirme l’autorité sociale préexistante. En revanche, elle revêt un aspect fondamental pour les nouveaux entrants car la désignation pare le candidat d’une légitimité qui, le plus souvent, lui fait défaut. Pour les prétendants qui ne peuvent se prévaloir ni d’un nom ni d’une position sociale, la désignation par le comité électoral atteste de leur position dans le parti et remplit la fonction de passeport pour accéder à des fonctions électives. Aussi des hommes de la condition d’Eugène Spuller sont dans un premier temps contraints de faire leur preuve dans les cercles républicains avant de pouvoir briguer un mandat. Le parti occupe donc un rôle croissant pour la carrière da candidats dépourvus de capital social. Cependant, une fois investi, le candidat doit disposer des ressources nécessaires pour subvenir aux frais occasionnés par la campagne électorale. La complexification du jeu électoral et l’apparition de matériel propre accroissent substantiellement le niveau des subsides requis. Si, pour un temps encore, les notables de la politique peuvent se contenter de faire campagne sur leur nom, la situation change et, progressivement, c’est l’ensemble des candidats qui sont dans l’obligation de recourir à de nouveaux procédés pour convaincre et/ou fidéliser leur électorat. Afin d’accroître ses chances d’être élu, chaque candidat se doit de faire un travail de publicisation de sa candidature dans sa circonscription, aussi, progressivement, se met en place une sorte de rituel des campagnes électorales. Le candidat doit procéder à l’affichage de sa candidature et de sa profession de foi, il doit se déplacer, participer à des banquets, convoquer des réunions publiques, autant de manifestations qui sont coûteuses, même si une partie est prise en charge par le comité électoral. À cela s’ajoutent les frais non officiels que compose l’ensemble des petits services que le candidat est dans l’obligation tacite de rendre aux électeurs. Dans sa thèse sur le baron de Mackau, Éric Phelippeau83 montre que ce grand notable tient des cahiers où il recense l’ensemble des dons dont dépend pour partie la fidélisation de l’électeur. Le candidat doit rendre de menus services, le plus souvent en espèces, quelques francs par ci, par là, mais il a sans cesse la main à la bourse84. Une campagne entraîne donc des frais que les revenus modestes de Spuller ont du mal à supporter. C’est pourquoi, afin de réduire les dépenses, il cherche à maximiser le type de ressources dont il dispose. Ici, sa profession de journaliste et la position qu’il occupe au sein de la rédaction de La République française constituent un avantage certain. Il peut compter sur le journal pour relayer ses prises de positions publiques et sa profession de foi. À cet égard le dépouillement du journal montre que de sa première candidature à la dernière, Spuller jouit d’une publicité bien supérieure aux autres membres du groupe. Ses discours sont souvent imprimés intégralement et en première page. Aussi lui est-il moins nécessaire d’imprimer des affiches, ce qui diminue ses frais tout en augmentant son audience. Toutefois, pour lui le coût d’une campagne demeure une charge réelle85. En conséquence, il se doit d’exercer sans discontinuer sa profession afin de se garantir un revenu fixe. Aussi, quelles que soient les fonctions auxquelles il accéda – député, sénateur ou ministre –, il continua de rédiger des articles.

91Spuller fut donc tout au long de sa carrière publique dans une situation précaire. Chaque campagne électorale suscitait chez lui, outre les inquiétudes propres à chaque candidat, des inquiétudes liées aux moyens de pourvoir aux dépenses incompressibles qui dépendaient quasi exclusivement de la publication de ses articles. Une lettre de 1893 montre que Spuller est toujours dépendant de cette ressource des sans-ressources. À cette date, il doit encore écrire des articles pour disposer des subsides nécessaires au renouvellement de sa candidature sénatoriale. « J’ai bien besoin que vous les mettiez [il s’agit d’articles]. Je les ai faits courts tout exprès pour ne pas vous donner prétexte à les ajourner. J’ai besoin d’avoir la certitude de toucher quelque argent à la fin du mois. Si peu que coûtent les élections sénatoriales, elles entraînent toujours quelques dépenses que je devrai acquitter, et je voudrais bien que ma bourse ne soit pas tout à fait sèche, quand sonnera le quart d’heure de Rabelais »86.

92Le journal remplissait donc diverses fonctions dans la mise en forme et dans le maintien de la carrière politique de Spuller. Garant de son ascension dans le parti républicain et de la diffusion de ses prises de positions publiques, il fut aussi l’instrument permettant de financer ses ambitions. Ces profits personnels ne furent possibles que parce qu’ils étaient le fruit d’une dynamique de groupe. Car, si Spuller en bénéficia, à d’autres niveaux et pour des raisons différentes, Allain-Targé, Ranc et Bert profitèrent eux aussi de l’instrumentalisation à des fins politiques de La République française, « véritable » arme dans le jeu politique comme l’annonçait Gambetta.

C. Réussite collective et profits personnels

1. Spuller au service de La République française

93La période 1871-1876 marque le retour des gambettistes sur la scène politique nationale et constitue une étape charnière dans la vie politique d’Eugène Spuller. Durant ces années, il affirme et consolide ses positions au sein du camp républicain et met en place les ressources qui lui permirent d’accéder à la députation. La République française est au centre de cette stratégie de conquête d’un mandat électif. C’est là qu’il se fait un nom, qu’il se construit une identité politique et des réseaux de relations indispensables pour briguer un mandat. C’est donc à travers le journal que se structure sa vie au cours de ces cinq années. Une fois élu, ses relations avec lui se modifient profondément car, désormais, Spuller ne peut plus se dévouer totalement à la rédaction. Ici, nous verrons comment il instrumentalisa les commissions parlementaires, la tribune etc. pour valoriser ses propres qualités sociales, participant de la sorte à la transformation des règles du jeu et de la carrière politique. Aussi sa collaboration revêt-elle des aspects différents.

a) Analyse quantitative de son travail rédactionnel de 1871 à son entrée au Parlement en 1876

94Le 7 novembre 1871, paraît le premier numéro de La République française87. Sur les boulevards, comme dans les milieux politiques et les cercles économiques, le journal est très attendu. La rumeur publique a entouré l’ensemble des démarches et des préparatifs aussi, au jour J, un grand nombre d’acheteurs se presse pour découvrir le nouvel organe républicain – dirigé par le défenseur du territoire – qui se définit comme l’instrument devant permettre l’enracinement du régime. Avec ce numéro débute, entre Spuller et La République française, une collaboration régulière et intense qui dura vingt-cinq ans.

95L’anonymat des articles, maintenu jusqu’en 1886, rend difficile l’identification et la quantification du travail propre à chaque collaborateur. Nous avons eu néanmoins la chance d’accéder à la collection personnelle d’Eugène Spuller conservée à la mairie de Sombernon dans laquelle il avait pris le soin de mentionner ses initiales au bas de chacun de ses articles. La première chose que l’on constate en regardant ces annotations, c’est que le marquage n’est pas concomitant de la parution des numéros. Ce n’est que tardivement – probablement vers la fin de sa vie – qu’il annota sa collection, ce qui est également corroboré par une écriture hésitante, caractéristique des années 1894-1896. Spuller mit du temps à réaliser intégralement ce travail comme l’atteste un changement fréquent des crayons utilisés. Dans un premier temps, il semble que l’intention de Spuller fut de permettre l’identification de tous les auteurs. Aussi, pour l’année 1871, nous pouvons reconnaître l’ensemble des articles où cohabitent pêle-mêle les noms de Challemel-Lacour, Ranc et même Gambetta88. Mais Spuller prit la mesure de l’entreprise qu’il souhaitait réaliser et, dès le second volume (1872), il se contente de signaler ses propres papiers. Ce repérage établi longtemps après la parution du journal doit donc être considéré avec précaution. Non que nous pensions que Spuller se soit attribué des articles qui n’étaient pas de lui, mais plutôt qu’il ait pu, volontairement ou non, oublier d’en mentionner quelques-uns. C’est pourquoi l’analyse quantitative à laquelle nous allons procéder ne prétend pas être une mesure exacte ; néanmoins, elle autorise un résultat poussé.

96Les témoignages évoquant la rigueur de Spuller et son acharnement au travail abondent89. Cet aspect de sa personnalité est sûrement celui que les observateurs de son temps mettent le plus souvent en avant. Pour sa part, l’historien peut en prendre la mesure au regard de ses nombreux ouvrages, de son travail en commission parlementaire etc. En nous permettant d’identifier aisément ses articles parus dans La République française, Spuller apporte lui-même un éclairage nouveau sur son labeur, non plus en terme d’œuvre, mais dans sa quotidienneté qui paraît très proche de l’image qu’avaient de lui ses contemporains.

97Dans la période 1871-1876, Spuller est l’auteur de 804 articles parus dans La République française. En faisant la moyenne de ce résultat, on obtient environ un article tous les deux jours. Selon ce calcul, son travail serait régulier. Une étude plus fine inverse complètement cette approche. Il semble plus intéressant de considérer le nombre annuel d’articles écrits. En construisant sous forme de graphique les différents totaux obtenus, on constate de très fortes disparités, qui permettent de voir clairement comment Spuller se mit au service du journal, et en même temps comment il l’instrumentalisa pour rendre possible et servir son accession à des responsabilités politiques nationales. [Cf. Graphique n^o 1].

Graphique 1

98L’année 1871 se limite en réalité à deux mois qui font pour le journal office de test. Dans ce court moment d’environ quarante-huit jours – à savoir soixante-deux jours moins la première semaine du mois de novembre et sans compter les dimanches, jours où le journal ne paraît pas – Spuller est l’auteur de cinquante-deux articles. Mais, là encore, ce travail n’est pas réparti de manière homogène, même si, durant cette période, il écrit en moyenne tous les jours. À l'exception du 7 novembre et du 2 décembre, ses papiers sont régulièrement publiés en première page. Une évolution nette apparaît au cours de ces quelques semaines. Si, dans un premier temps, l’éditorial est généralement rédigé par Challemel-Lacour90, très vite Spuller s’en saisit et, dès la fin du mois de novembre, il l’écrit assez régulièrement. À partir de ce moment, il commence à forger son image et ses compétences en se spécialisant dans le traitement de certains thèmes qui se répartissent entre les questions de politique étrangère et de politique intérieure. En politique intérieure, quelques questions sont récurrentes : le récit des séances de l’Assemblée, le retour de la Chambre dans Paris et l’ensemble des questions liées à la laïcisation et aux relations Église/État. Il est à noter qu’au cours de cette période – où la lutte anticléricale est centrale – le discours de Spuller sur ce sujet est souvent agressif, il utilise alors un ton dont il se départit après 1877. L’orientation prise alors par Spuller dessine les thèmes qui furent au centre de ses préoccupations durant l’ensemble de sa carrière politique. À ces grandes questions purement politiques s’ajoutent quelques chroniques littéraires et nécrologiques.

99À la fin de 1871, le profil journalistique de Spuller pour les cinq années à venir est établi. Sa position d’éditorialiste se conforte et il affirme des prétentions hégémoniques sur le traitement des sujets précédemment énoncés. De ce point de vue, l’année 1872 est mise à profit pour affermir ces positions. On constate qu’entre le mois de mars et le mois de novembre, la production de Spuller baisse considérablement et n’excède pas une dizaine d’articles par mois, alors qu’au mois de décembre il est l’auteur d’une quarantaine d’articles. Cet énoncé de chiffres, pour rébarbatif qu’il soit, permet de comprendre l’activité politique de Spuller au sein du parti républicain en la mettant en parallèle avec celle qu’il exerce au sein de la rédaction de La République française. On sait que, jusqu’à son élection, Spuller recevait du journal un traitement mensuel de mille francs. Il n’était donc pas contraint d’écrire autant pour s’assurer un revenu régulier. Le journal, construit comme une entreprise politique, n’entendait pas consacrer les meilleurs éléments de la nouvelle génération républicaine à l’unique rédaction d’articles. Chaque membre du groupe avait, en dehors de ses activités de plume, un rôle à jouer dans le parti, qu’ils devaient peu à peu parvenir à contrôler. En 1872, le cheval de bataille du parti devient la dissolution de l’Assemblée nationale. Le rôle prépondérant joué par Eugène Spuller dans les discussions qui aboutirent à une pétition – qui recueillit plus d’un million de signatures – rédigée par ses soins est depuis longtemps connu91. Néanmoins, l’étude quantitative de sa participation au journal au cours de ces quelques mois montre encore davantage l’importance de son action dans cet épisode. Étant assuré d’un revenu, il peut se consacrer à ce dossier. D’ailleurs, les éditoriaux qu’il rédige traitent le plus souvent de ce sujet. Dans ce dossier, il n’est pas seulement le scribe de Gambetta, mais l’un des hommes sur lequel repose cette question-clé du débat politique en 1872. Cet épisode atteste la manière dont Spuller fut, grâce à La République française, au cœur des débats les plus politiques alors qu’il ne disposait d’aucune légitimité électorale. Cela montre également comment sa participation au journal lui permit de s’affirmer au sein du parti.

100La lecture de ses articles de 1872 donne à voir un autre élément qui modifie considérablement le regard porté sur Spuller, le plus souvent envisagé et présenté comme le fidèle Achate, le serviteur dépourvu d’initiative entièrement voué au service du grand patriote92. Durant les mois où il rédige très peu, il ne prend la plume que pour mettre en forme les orientations du parti. Il paraît de plus en plus dévoué au traitement des sujets annonçant le rapprochement des gambettistes avec Thiers. Ainsi, il occupe les fonctions de porte-parole du sentiment majoritaire chez les gambettistes. Mais, plus intéressant, il profite de sa situation pour faire passer des idées plus sujettes à caution, comme l’amnistie des communards93. Régulièrement, il consacre l’éditorial à ce thème – non de manière exclusive, mais en saupoudrant son article d’allusions. À cette date Gambetta94 – pour rassurer les électeurs sur le comportement des républicains – évitait soigneusement d’aborder le sujet. Cela témoigne du fait que la position hégémonique de Gambetta – dans la définition des orientations du journal –, décrite par nombre de contemporains, est à considérer avec prudence. Il semble que Spuller ait considéré La République française comme une tribune où il pouvait librement s’exprimer et œuvrer à la diffusion d’opinions personnelles, partiellement différentes de celles de Gambetta lui-même. Cette liberté dont il disposait – qu’il ne faut pas surévaluer – est à mettre en relation avec l’affirmation de ses positions au sein du parti. Son dévouement à la cause républicaine et la densité du travail qu’il effectue dans les réunions, comités etc. lui garantissent une plus grande latitude dans la rédaction. À cet égard, l’année 1873 fut déterminante.

101D’un point de vue événementiel, cette année fut particulièrement chargée pour les républicains. La lutte politique y fut acharnée et ils oscillèrent continuellement entre déception et espoir. De la mort de Napoléon III – qui, pour un temps, clarifiait le jeu politique –, en passant par la victoire ambiguë de l’élection de Barodet95, à celle de Mac-Mahon à la présidence de la République, suivie de tentatives de restauration, le régime républicain fut sans cesse remis en question. Dans de telles circonstances, les républicains, pour endiguer le danger, utilisent leurs positions au sein de l’arène parlementaire mais, conscients que dans cette lutte le vainqueur sera celui capable de s’attacher un réel soutien populaire, ils attendent beaucoup de la presse. À cet égard l’augmentation significative des ventes du journal conforte leur choix. En 1873, La République française diffuse 18.467 exemplaires par jour.

102Spuller perçoit que la donne n’est plus la même qu’en 1872 et que pour servir la cause républicaine tout en maintenant sa position dans le parti, sa plume lui est plus utile que les tractations avec les membres du parti. Aussi, dès janvier, reprend-il reprend une collaboration régulière dans le journal. Il écrit, cette année-là, 297 articles – ce qui est son maximum. S’il consacre toujours quelques lignes au traitement des sujets de politique étrangère, il se voue quasi exclusivement à la politique quotidienne et, particulièrement, à la dénonciation des tentatives de restauration royaliste. Dans la lutte qui oppose Thiers à l’Assemblée, il réitère le soutien des républicains tout en condamnant les concessions, si minimes soient-elles, consenties par Thiers. À longueur d’articles il l’exhorte à choisir nettement son camp96. Progressivement le discours de Thiers s’oriente vers une adhésion au régime républicain ; aussi Spuller rompt-il avec son style acerbe et vindicatif et soutient-il le président de la République dans la lutte que lui livre la commission des trente97. Néanmoins, il reste vigilant à son égard et parfois même menaçant, « Thiers n’a pas raison ; s’il persiste, il verra bien »98.

103Au cours de cette année d’âpre lutte politique, Spuller se consacre à son métier. Il est évident que ces prises de position – même si elles traduisent le point de vue de la majeure partie des républicains – lui assurent une reconnaissance politique. Sa plume sert la cause républicaine et ses intérêts propres. Cet activisme n’implique nul cynisme, il est même probable que, dans le feu de l’action, il ne fut jamais conduit par des considérations personnelles. Il réussit à faire cohabiter les deux objectifs sans même parvenir lui-même à les dissocier. Il voulait l’enracinement du régime républicain, mais il souhaitait également prendre part à cette victoire – en rapport avec son adhésion à la notion du gouvernement des élites – et c’est assurément cette perception des choses qui fut à l’origine de son dévouement. D’ailleurs, tant que la crise fut paroxystique, sa collaboration au journal fut très intense, en 1874, il est l’auteur de 250 articles, presque tous sur la politique intérieure99. Or, dès l’année 1875 – dans une période de très bref apaisement –, sa participation au journal connaît une forte baisse, il n’écrit que 23 articles.

104En 1875, les républicains sont profondément opposés à l’Assemblée, notamment alors qu’ils commencent – grâce aux élections partielles – à disposer d’un nombre assez conséquent de représentants. Leur voix peut donc se faire entendre dans l’enceinte du Parlement. De plus, les débats du moment portent sur des questions d’aménagement des institutions républicaines – on s’oriente vers le vote de lois fondamentales comme la loi sur l’organisation des pouvoirs publics (25 février) ; la loi relative à la liberté d’enseignement supérieur (12 juillet) etc. Aussi, de vifs débats ont lieu y compris en leur sein. Pour Spuller, sortir de la rédaction fastidieuse d’un à plusieurs articles par jour s’impose pour participer aux tractations et discussions qui agitent le parti. L’important, du point de vue de la cause républicaine, mais également de son ascension personnelle, réside désormais ici, alors que la date des élections législatives approche. Spuller ne dispose plus que de quelques mois pour convaincre ses pairs qu’il a enfin la stature pour briguer un mandat. En mettant cette année à profit pour asseoir sa situation dans le département de la Seine, sans renoncer à servir le journal, il cherche à s’assurer de sa désignation. Cette occupation gagne peu à peu du terrain et finit par occuper la totalité de son temps. En 1876, il n’écrit aucun article.

105Cela ne remet pas en cause son rôle fondamental au sein de la rédaction qui, durant un certain temps, fonctionna de façon collégiale. Dans ce fonctionnement, Spuller occupa une place prépondérante et c’est cette centralité qui lui permit de construire progressivement cette position exogène et endogène.

b) Éléments sur la réalisation pratique du journal

106Il est aisé d’avoir un aperçu de l’organisation des conférences de rédaction de La République française tant les sources sont nombreuses. À cet égard, les témoignages de Scheurer-Kestner, J. Adam etc. sont particulièrement intéressants. Rédigés a posteriori, il convient de les aborder avec prudence car, sur de nombreux aspects, ils participent de la construction de la figure de Gambetta en lui donnant sur toutes les questions, une position centrale : celle du père fondateur de la République. De plus, la rédaction est, dès le début le théâtre de forts antagonismes entre les principaux membres, ce qui influe sur la façon dont ils en relatent l’historique.

107À l’origine, chacun est en charge d’un domaine rédactionnel assez précis. L’identification des articles propres à Spuller montre que très vite les frontières se font moins précises. Aussi est-il probable que les transformations du travail de Spuller se répercutèrent sur le travail assigné aux autres rédacteurs et fut l’une des raisons des troubles qui s’en suivirent.

108Chaque jour le scénario était le même. En fin d’après-midi, aux alentours de dix-sept heures – Gambetta pour sa part ne passait que plus tard vers vingt-deux heures trente100 –, les principaux membres de la rédaction Challemel-Lacour, Spuller, Allain-Targé, Ranc – jusqu’en septembre 1873 – se retrouvaient dans les locaux afin de décider des articles du lendemain. Le tableau d’Henri Gervex, peint en 1890, permet de saisir l’ambiance qui régnait dans le bureau101. La conversation tournait autour des événements du jour. Certains parmi eux avaient assisté à la séance de l’Assemblée alors que d’autres avaient passé la journée sur les boulevards, dans les cafés, les autres rédactions, les comités etc. Réunis à La République française, ils mettaient en commun leurs informations et en débattaient. Les historiens s’entendent pour accorder, dans le déroulement de ces réunions quotidiennes, une place prépondérante à Gambetta102 – véritable directeur politique – en fonction de quelques éléments épars puisés principalement dans le journal de Scheurer-Kestner. Ce n’est qu’anecdotiquement que Gambetta prit la plume : selon ses contemporains, il se contentait de « parler » les papiers que les rédacteurs – et principalement Spuller – rédigeaient. « Lorsque je fus à même de me rendre compte, [écrit Scheurer-Kestner] Gambetta dictait ou exposait et Spuller écoutait en fermant les yeux »103. La présentation des réunions que nous venons de faire suscite des questions sur la manière dont est communément présenté le rôle de Gambetta. Comment pourrait-il à lui seul fixer la ligne des articles du lendemain alors qu’au moment où les principaux rédacteurs du journal en discutent il est généralement absent ? En effet, plus de cinq heures séparent fréquemment la venue de Gambetta de la réunion des rédacteurs. On peut dès lors supposer que ces derniers avaient, dans ce laps de temps, entamé, voire terminé, la rédaction de leurs papiers. D’autant qu’ils sont tributaires d’obligations propres à la réalisation matérielle du quotidien. Les conditions de montage, d’imprimerie et de diffusion imposent des heures fixes pour le bouclage. Aussi semble-t-il peu probable que les principaux journalistes aient attendu plus de dix heures du soir pour écrire le ou les articles dont ils avaient la charge. Il paraît plus logique de penser que, lors de la visite de Gambetta, chacun lui présente son papier et qu’en raison de l’heure, il ne peut être question, sauf occasionnellement, d’en revoir l’intégralité. De plus, il faut prendre en compte la personnalité propre à chacun d’eux. Pour quelle raison un homme comme Challemel-Lacour – par exemple – véritable notable, intellectuel, homme politique incontournable dans le parti, attendrait-il de se faire dicter ce qu’il doit écrire, fût-ce de la bouche de Gambetta ? Ce type d’argument, pour des motifs différents, peut également s’appliquer à Ranc et Spuller. Ces derniers sont en pleine ascension dans le parti et leur engagement ne date pas d’hier. De plus, au regard des relations personnelles qui unissent Gambetta et Spuller – comme le montrent les lettres écrites lors de l’exil de Saint-Sébastien –, peut-on considérer la déclaration de Scheurer-Kestner comme véridique ? Gambetta lui-même écrit souvent qu’il ne veut pas se décider sans s’être concerté préalablement avec Spuller. Comment quelques mois après cela, Spuller – dont nous voyons naître l’ambition politique – pourrait-il écouter « les yeux fermés », la parole de Gambetta ?

109Pour ces raisons, il nous semble qu’en écrivant cette phrase si souvent reprise et commentée, Scheurer-Kestner ne faisait que participer à la mise en forme de la figure tutélaire de Gambetta tout en réglant ses comptes avec une rédaction pour laquelle il avait assez peu d’amitié et de confiance. Les autres témoignages de ce type doivent être appréhendés avec précaution car ils participent des mêmes enjeux. Il n’est pas de notre propos de reléguer Gambetta à un rôle subalterne au sein de La République française, simplement, il semble plus proche de la réalité de considérer que la division du travail politique joue ici à plein, car de nombreuses sources permettent de mettre en lumière sous d’autres aspects que Gambetta n’occupait pas réellement le rôle prépondérant que ses biographes – hagiographes – lui ont attribué.

110La manière dont sont présentés les rapports de Gambetta avec Ranc, exilé après 1873, est à cet égard évocatrice. La relation qui les unissait ne peut être réduite à une simple relation de travail. Au cours de cette période, ils échangèrent une abondante correspondance où il était souvent question du journal. Les lettres de Gambetta adressées à Ranc – et publiées dans ses souvenirs – montrent que, régulièrement, il lui commandait des articles et/ou lui soumettait des idées d’écriture. Le plus souvent, on a utilisé ce fait pour étayer la thèse de l’omniprésence de Gambetta au journal. Or, des lettres éditées dans le même recueil prouvent que Gambetta n’était pas le seul membre de La République française à agir de la sorte. Spuller lui écrit souvent et le prie d’écrire des articles sur des sujets très définis104. Il commande non seulement des articles, mais il tente – en évitant soigneusement de paraître vindicatif – d’en orienter politiquement la rédaction, il se méfie du style radical de son ami et le conseille même sur le ton à employer – « cette note si juste ». Le parallèle établi ici entre les différentes correspondances échangées par ces trois personnages permet de montrer que le choix et la commande d’articles découlent plus de décisions communes aux membres de la rédaction que de la volonté individuelle de tel ou tel. D’ailleurs, Spuller ayant commandé un article à Ranc lui écrit pour l’informer de certaines modifications concernant son papier et précise que : « c’est l’avis d’Isambert qui a prévalu »105.

111Ces divers éléments attestent de la collégialité qui règne au sein de la rédaction, même s’il paraît assez naturel que certains parvenaient à s’imposer aux autres de manière conjoncturelle plus que structurelle ; de plus, sur le fond, ces hommes partageaient tous des idées politiques très proches, à défaut d’être identiques.

112Spuller occupait dans la rédaction une position de centralité que lui garantissait son titre, même officieux, de rédacteur en chef. Et au cours des six années qui le séparèrent de son élection à la députation, il accorda une grande attention au journal. Il s’intéressait à tout ce qui se passait dans les locaux de La République française, comme le relatent certains rapports des agents de la préfecture de police. Par exemple, le 21 mars 1873, il intervint personnellement pour faire cesser une banale escroquerie mise en œuvre par Léon – chef de vente106. Il y passait quotidiennement et y demeurait jusque tard dans la nuit. Spuller ne ménageait pas son énergie pour assurer une régularité de ton au journal et si, très vite, il occupa au sein de la rédaction une place prépondérante, il le dut principalement à sa force de travail. Spuller avait une réelle facilité à écrire et il était fréquent qu’à lui seul il compose une grande partie du journal107. Il s’occupait aussi de traiter les dépêches et de relater les informations, les polémiques ou tout autre sujet abordé par les autres feuilles.

113Grâce à sa collection personnelle et aux signatures qu’il apposa au bas de ses papiers, nous avons pu quantifier – de manière relative – l’étendue de son activité dans le journal. L’intensité de son travail révèle un très grand dévouement justifié par sa croyance dans la presse comme arme de combat dans le jeu politique et par la haute opinion qu’il a du métier journalistique. Un tel dévouement ne peut être seulement motivé par l’amitié qu’il a pour Gambetta. Il est certain que la connivence d’esprit qui existait entre eux joua un rôle non négligeable dans l’attitude de Spuller vis-à-vis du journal mais on ne peut réduire ses motivations au seul regard de ce sentiment amical. Spuller croyait fortement à la réussite politique de Gambetta ; il se voua à sa cause, mais sans jamais renoncer à atteindre son but : faire de la politique en acquérant un mandat électif.

114Si Spuller fut réellement – au cours de ces cinq années – au service de La République française, il œuvra de telle manière qu’inversement celle-ci fut aussi à son service. Recourant à la légitimité que lui conférait son titre de rédacteur en chef et à l’ouverture sur le parti qu’autorisait son rôle de collaborateur de Gambetta, il instrumentalisa sa position pour gagner les confiances, faire ses preuves et enfin être retenu sur une liste électorale.

2. La République française au service de Spuller

115Eugène Spuller caresse depuis longtemps l’idée de se présenter à la députation. Déjà, au printemps 1871, il faisait part de ses ambitions à Gambetta. Mais, à ce moment-là, il se heurta à la faiblesse de ses positions dans le parti républicain et dut se rendre à l’évidence : dans la configuration présente, il ne pouvait espérer voir son nom retenu. C’est, conscient de sa situation et déterminé à la faire évoluer, qu’il participe à la création de La République française.

a) Sa position de rédacteur en chef le fait connaître et reconnaître

116Plusieurs éléments jouent alors en sa faveur. La guerre mais également la Commune, ont pour un temps resserré les rangs des républicains. Les hiérarchies traditionnelles sont bouleversées et les nouveaux entrants jouissent d’une latitude d’action plus importante.

117Le retour de Gambetta – marqué par le discours de Bordeaux – laisse entrevoir que ses idées tombent sur un terreau fertile. Spuller est perçu comme l’ami intime de Gambetta et son rôle durant la Défense nationale est connu de tous. Aussi, une partie du prestige mais également de la haine qui se cristallise sur Gambetta, rejaillit sur lui. Les journaux amis et/ou ennemis qui reviennent sur cet épisode présentent systématiquement Spuller comme le second, le conseiller, le fidèle Achate. Cette renommée même par personne interposée conforte ses aspirations politiques car l’accession à des fonctions politiques nationales s’inscrit désormais dans son champ des possibles. Il tire les conclusions de ses désillusions passées et il sait qu’il doit renforcer ses positions dans le parti et se faire (re)connaître par ses pairs pour atteindre son objectif. La position des hommes de sa condition dans le parti républicain dépend dans une large mesure du réseau de relations qu’ils ont tissé et de leur propension à soutenir et à suivre les dynamiques qu’ensemble ils précèdent.

118Sur ce point, La République française participe d’une nouvelle manière de faire de la politique et les ressources qu’elle confère permettent de s’imposer ou de « monter » dans le parti républicain. Cette latitude est pour Spuller une aubaine. Grâce au journal, il acquiert une légitimité pour prendre la parole tout en ayant la possibilité d’accéder aux représentants les plus prestigieux du parti. Aussi Spuller veut rendre effective la déclaration faite par Gambetta, de se considérer non comme des journalistes mais comme de futurs députés. Par l’entremise du journal, Spuller a accès à des arènes politiques – comme les couloirs de l’Assemblée nationale certains salons etc. – qui sont des lieux privilégiés pour les contacts et la diffusion de l’information. Rapidement il devient un homme qui compte dans le monde politique. Les députés lui parlent et lui confient leurs positions pour qu’il les cite dans les colonnes du journal. Cette connaissance du milieu conduit l’équipe de La République française à lui confier des « missions »108 importantes dont le succès – par un mouvement circulaire – renforce ses positions. Nous savons que c’est lui qui rédigea la pétition de demande de dissolution de la Chambre mais il fut également chargé de tractations moins connues : « Monsieur Spuller aurait reçu des instructions très développées dont la principale est celle-ci : user de toutes les forces du parti pour les élections partielles ; ne pas s’occuper d’autre chose et se montrer indifférent dans la formation des lois constitutionnelles de façon à en laisser toute la responsabilité à l’Assemblée. Ces instructions contiendraient encore, affirme-t-on, la recommandation de maintenir le plus possible les fonctionnaires électifs à leur poste de les encourager à supporter patiemment le joug administratif »109. Par ce type d’occupation politique, Spuller parvient à se faire connaître et progressivement il acquiert la légitimité à briguer un mandat électif. D’ailleurs, ses ambitions politiques ne sont pas secrètes, « Spuller passe même dans son propre monde pour être encore plus ambitieux que républicain »110. Gambetta y est favorable et à maintes reprises, il chercha à le faire entrer au Parlement. « On dit que Gambetta cherche en ce moment deux collèges électoraux pour faire passer les candidatures de Spuller et de Freycinet »111.

119Mais, à l’occasion de ces élections partielles, la personnalité de Spuller n’est pas encore suffisamment affirmée pour être couronnée de succès. Malgré le soutien de Gambetta, Spuller doit réviser ses aspirations à la baisse et se rabat sur un fauteuil de conseiller municipal. C’est moins prestigieux, mais la centralisation de la vie politique garantit aux représentants municipaux de Paris une visibilité d’envergure nationale tant leurs attributions dépassent le cadre de la ville. Ces individus sont accessibles pour Spuller, il les côtoie souvent par les comités de quartiers comme par les missions menées au nom de La République française. Mais surtout, le succès de ses entreprises lui permet assez rapidement de prendre des initiatives personnelles qui ne sont pas directement inspirées par le collège gambettiste. Ayant arrêté son choix sur le conseil municipal, il cherche à se valoriser auprès de ses membres en leur soumettant des propositions qui attestent d’une forme de radicalisme alors que Gambetta restait très prudent en matière de solutions pratiques aux problèmes sociaux.

120En avril 1874, Spuller soumet au conseil municipal une observation relative aux enterrements à Méry-sur-Oise où il demande « s’il est vrai que le cimetière de cette localité ne servirait qu’aux sépultures des pauvres et que les riches seuls auraient la faculté d’être enterrés à Paris »112. Par ce type d’intervention, il gagne rapidement leur confiance et, dès avril 1872, le bruit court qu’il serait candidat au fauteuil laissé vacant par M. Mottu. « Le citoyen Spuller, le fichu Achate du citoyen Gambetta se présenterait aux électeurs du quartier Saint-Ambroise, sous les auspices et le patronage de l’ex-dictateur de Tours et de Bordeaux »113. Mais, une fois encore, son heure n’est pas venue car beaucoup de représentants républicains de Paris se méfient de Gambetta et de ses ambitions hégémoniques sur le parti. Bloquer la candidature de ses plus proches collaborateurs est un moyen de contrebalancer son pouvoir. Spuller ne se laisse pas décourager. Alternant des périodes où il se consacre au journal avec d’autres où il se met au service du parti, il est sans cesse là où se prennent les décisions et cette stratégie finit par porter ses fruits.

121La confiance que lui accorde en 1875 le prestigieux Victor Hugo, en le choisissant pour être son sous-délégué suppléant aux élections sénatoriales de la Seine, marque le tournant de sa trajectoire et atteste de l’étendue de son réseau de relations. Désormais, il est reconnu et admis dans le sérail même si son nom ne fait pas l’unanimité. En effet, l’annonce de cette candidature créait cependant bien des remous tant dans le cercle des intimes que parmi ses détracteurs.

122C’est le 24 novembre 1875 que quarante-deux conseillers municipaux se réunissent pour procéder au vote désignant le suppléant de Victor Hugo114. Après maintes tractations deux candidats ont été retenus : Spuller et Couturat. Aucun des deux ne fait l’unanimité. À l’issue du premier tour, ils étaient à égalité, chacun totalisant dix-huit voix. Il fallu procéder à un second tour duquel Spuller sortit vainqueur115. Malgré cette élection, les partisans de Couturat (soutenu par les ouvriers) cherchèrent à revenir sur le scrutin et adressèrent de nombreuses résolutions au conseil municipal de Paris dans lesquelles ils reprochent à Spuller de se servir de cette nomination comme d’un marchepied vers l’Assemblée : « Estimant que le premier conseil de France ne voudra pas jouer le rôle d’agence électorale »116. C’est bien de cela qu’il s’agit, Spuller n’entend pas se satisfaire de cette promotion, il cherche à l’utiliser pour parvenir enfin à la députation117. Par cette élection les gambettistes renforcent leur situation politique dans la Seine. Néanmoins, au sein du groupe, elle fut à l’origine de nombreuses crises internes à la rédaction où les animosités et rivalités latentes dès la création du journal apparurent au grand jour.

123Depuis quelque temps, les ambitions de Spuller et sa progression dans le milieu politique indisposaient fortement les rédacteurs « amis ». Surtout qu’à partir de cette désignation « de l’avis général la nomination de Spuller comme député est assurée. Sa nomination comme sous délégué le met tout à fait en relief, et attire sur lui l’attention populaire »118.

124Spuller était très proche de Gambetta et, depuis l’exil de Ranc, personne dans la rédaction ne lui faisait de l’ombre dans sa tâche de conseiller. Fidèle parmi les fidèles, il accompagnait régulièrement le grand orateur dans ses tournées républicaines119. À ces occasions, il était remplacé au journal par Challemel-Lacour avec qui il était en lutte pour l’acquisition d’une position hégémonique. Dans ce combat, en quelques années, Spuller avait gagné du terrain et ses nouvelles attributions aiguisaient les ressentiments du philosophe. Pour ce dernier, il ne pouvait être question de se trouver dans une position d’égalité avec un individu du rang de Spuller. En un mot, les deux hommes se haïssaient et se livraient une bataille sans merci, d’une part, pour régner sur La République française et, d’autre part, en raison de divergences politiques, notamment sur les problèmes sociaux. Mais si Challemel-Lacour est à l’origine des actions qui atteignirent le plus Spuller, il n’est pas seul à considérer que sa promotion est une provocation. Un long rapport de la préfecture de police dépeint assez bien l’ambiance qui régnait alors dans les locaux de la rue du Croissant et dans l’entourage de Spuller. « Monsieur Spuller doit plonger dans la tristesse jusqu’au cou. (…), les amis (…), abusent de sa situation de candidat pour lui faire avaler de longues couleuvres. Les camarades et les collaborateurs avec lesquels il ne s’est pas toujours montré d’une politesse exquise prennent leur revanche. Monsieur Spuller devait aller à Marseille rejoindre son chef, il ne le peut plus, parce qu’il laisserait le journal en désarroi derrière lui ; que les jalousies travailleraient pendant son absence ; et que toute la maison lui est hostile. On le blague comme suppléant de M. Hugo, les amis les plus chers le blâment d’avoir accepté un poste trop en évidence pour son humble notoriété. Et puis, on s’est aperçu qu’il était trop ambitieux ! ! ! Journaliste soit, mais suppléant d’Hugo, mais député peut-être jamais. Oui, même dans la maison, au café entre amis, pendant la partie de piquet, à table, on chuchote qu’il a eu tort de se présenter »120.

125Plusieurs raisons expliquent cette attitude : la jalousie – amplifiée par le sentiment d’illégitimité de Spuller – et la rivalité qui oppose les membres de la rédaction engagés dans une marche au pouvoir qui est loin d’être aussi collégiale qu’ils la reconstruisirent par la suite. Pour chacun d’entre eux, à des degrés différents inhérents à leur statut social –, La République française est un lieu d’acquisition de capital politique et de transformation de ressources utiles dans le champ politique. Le parcours de Spuller entre 1871 et 1876 illustre parfaitement cette instrumentalisation du journal construite dans une double optique : le servir et s’en servir, liant intimement les deux causes, le succès de l’une garantissant le succès de l’autre. Le journal n’est donc pas pensé comme une fin en soi pour parvenir à le servir en s’en servant, il convient de multiplier les relations en élargissant le cercle en direction des sphères supérieures sans négliger d’affermir ses positions dans des milieux moins prestigieux, mais d’une grande influence que constitue le personnel des autres rédactions républicaines. En ce sens, l’expérience qu’a Spuller du monde journalistique, de l’Assemblée nationale et ses habitudes de cafés constituent un avantage fondamental car il peut ainsi passer de l’un à l’autre et se rendre incontournable en se façonnant un statut d’intermédiaire entre deux mondes qui ont besoin l’un de l’autre et que la fréquentation mutuelle embarrasse.

b) Entre Versailles et les cafés

126Fidèle à son mode de vie bohème, Spuller continue dans le courant de la décennie 1870 à fréquenter assidûment les cafés121. Les rapports de la Préfecture de police attestent de la présence quasi quotidienne de Spuller, d’abord au café Frontin, puis au café du Pont de fer. Comme à la période précédente, la clientèle des cafés « politiques » y trouve un mode de sociabilité spécifique qui produit des effets d’entre soi. La modification du jeu politique, amenée par le changement de régime, entraîne des transformations au sein même de ce type d’arène. Les formes de l’opposition politique sont, dans la pratique au moins, facilitées par l’avènement du régime républicain. On ne peut toutefois parler de liberté de l’opposition car les républicains sont encore la cible de la surveillance policière sans que cette dernière ne soit différente122. Néanmoins, par une censure moindre sur la presse, une plus grande quantité de feuilles ainsi qu’une présence accrue dans les instances parlementaires, les républicains peuvent s’exprimer plus librement. Cela entraîne des effets dans leur comportement quotidien, car ils ne sont plus dans la position de ceux qui œuvrent à la destruction d’un régime, mais à sa construction et donc leurs schèmes de réflexion – pour penser l’action – se trouvent transformés. Si, à bien des égards, les cafés répondent à des fonctionnements similaires avant et après le 4 septembre, les républicains n’en attendent plus tout à fait les mêmes services. Ils continuent à les utiliser comme lieux de rencontre mais les enjeux sont désormais différents. Toutefois, un élément ne varie pas. Tous ont conscience de l’influence – convertible en capital politique – que ce type d’endroit est en mesure d’attribuer.

127Spuller est parfaitement au fait des règles fonctionnant dans les cafés, aussi, dès son retour à Paris, il retourne dans les cafés et tente de s’y imposer non pas comme orateur, mais en tant que détenteur de l’information parlementaire du jour. Ici, son comportement ne relève pas d’une pratique carriériste, il est commun à l’ensemble des rédacteurs de La République française car, ce faisant, ils servent le journal, en construisant sa suprématie dans le champ de la presse républicaine, tout en servant des intérêts d’ordre plus personnel. À cette période, l’éloignement de l’arène parlementaire – située à Versailles – ne permet pas à chaque journaliste d’assister quotidiennement aux débats. Les contraintes liées aux déplacements – horaires des trains, coût du billet etc. – les conduisent à s’organiser pour assurer la diffusion de l’information. Ayant déjà pour habitude de se retrouver en soirée dans les mêmes cafés, très vite et en vertu d’un accord tacite, ceux qui ont été à Versailles décrivent aux absents l’ambiance et la teneur de la session. Ici, les rédacteurs de La République française deviennent des éléments incontournables. Leur nombre, leur fonctionnement collégial ainsi que leur division du travail politique – entre journalisme et tribune – leur garantit une présence presque continue à l’Assemblée. Le plus souvent, c’est Spuller et Challemel-Lacour qui accompagnent Gambetta. Leur « fonction » ne se limite pas à la seule audition de la séance. Ils occupent un rôle proche de celui tenu aujourd’hui par les attachés parlementaires. Ils assistent Gambetta dans la préparation de ses interventions et une fois le débat terminé, ils assurent la correction du texte avant que celui-ci ne soit imprimé au Journal Officiel123. En outre, ils sont en contact avec les parlementaires, ce qui leur garantit la primeur des informations, des rumeurs comme des projets. Cette position assure à Spuller un élargissement de son réseau relationnel et fortifie son influence dans le milieu journalistique. Le soir, il se rend au Frontin ou au Pont-de-fer et, tout en faisant le récit de la journée, il tente d’influer sur l’angle des papiers du lendemain. Il accomplit régulièrement cette tâche, mais elle ne lui est pas dévolue, chaque journaliste républicain de retour de Versailles en fait autant. Mais les membres de La République française occupent un rôle central. Les indicateurs de la préfecture de police eux-mêmes s’étonnent lorsqu’ils ne se rendent pas au café en rentrant de Versailles. Cette suprématie que confère ce rôle de rapporteur aux rédacteurs du journal de Gambetta n’est pas sans susciter un fort mécontentement chez les autres publicistes qui peu à peu cherchent le moyen de se dégager de cette contrainte. « Il y a en ce moment une sourde hésitation contre la rédaction de La République française, on reproche à ces Messieurs de manquer absolument de prévenance et d’esprit de solidarité. Ainsi, hier soir, ils savaient évidemment que, au Pont-de-fer, on attendait leur arrivée avec impatience. On a attendu jusqu’à sept heures et demie. Et bien, pas un de ces Messieurs n’est venu apporter la nouvelle aux camarades. (…), Aussi, pour se passer de ces Messieurs, qu’on attend tous les soirs avec impatience, et qui se donnent le malin plaisir de se faire attendre, Monsieur Delpech proposait de faire sur le champ une souscription pour établir à Versailles un correspondant qui enverrait tous les jours une dépêche au Pont-de-Fer »124.

128Encore et toujours, l’équipe gambettiste utilise toutes les ressources disponibles pour gagner en influence dans les milieux politiques et se sert du journal tout en le servant. À force de travail, d’investissement et de persévérance, Spuller se forge une position politique capable de le conduire à la députation non pour exister individuellement, mais pour agir en faveur du développement des idées dites « gambettistes ».

II. « Carrière » et professionnalisation politique

A. Ambitions politiques et entrée en « Seine »

129L’entrée en politique recouvre plusieurs sens et renvoie à la fois à la participation politique – telle que le vote – et à l’engagement qui permet d’accéder à des fonctions de représentation politique125. Ici, il faut lire « entrer en Seine »126 comme l’accession à des responsabilités électives qui autorisent la transformation en « professionnel de la politique » au sens de Max Weber, c’est-à-dire d’individus vivant pour et par la politique127. Aussi apparaît-il une nécessité de se maintenir en politique et donc, une nécessité de réussite qui, dans le cas de Spuller, doit être analysée comme un parcours individuel lui-même inscrit dans un processus collectif – le groupe gambettiste.

1. La campagne de 1876

130En 1876, Spuller a acquis au sein du parti républicain une réelle reconnaissance et influence qui conduit les dirigeants de la Seine à « l’investir » pour les élections législatives du 20 février dans le troisième arrondissement de Paris128. Âgé de quarante-et-un ans, il est dans la tranche d’âge moyenne d’accession à des fonctions parlementaires129. Il s’impatientait d’être tenu à l’écart de l’Assemblée nationale par les mêmes hommes qui n’hésitaient pas à avoir recours à son travail et le chargeaient de missions de négociation, d’écriture de pétitions, de manifestes etc. Cette nomination est donc à la fois un aboutissement et un tournant dans sa trajectoire politique. « Cette date du 20 février marquera dans ma vie. Elle sera peut-être le point de départ d’une existence nouvelle à supposer que je rentre dans la Chambre ». Cependant, elle ne fait pas l’unanimité130, y compris parmi les rédacteurs de La République française. Néanmoins, il convient de prendre la mesure d’une telle candidature. Jusqu’à présent le nom de Spuller était soigneusement écarté. Or, en 1876, non seulement son nom est enfin retenu, mais il l’est dans la Seine. À une date où la politique nationale est fortement sous l’influence des mots d’ordre parisien, c’est par la grande porte que Spuller se voit offrir d’entrer à la Chambre.

a) Étude de sa profession de foi

131Le choix du troisième arrondissement ne résulte pas du hasard. Spuller y est connu pour le soutien actif qu’il apporta à la candidature de Bancel131 au scrutin de 1869, aussi mobilise-t-il le souvenir de cet engagement politique pour l’inscrire comme facteur légitimant dans la bataille électorale de 1876. « Messieurs, ce n’est pas sans une vive émotion que je me trouve appelé à prendre la parole dans cette enceinte, où en 1869, j’ai si souvent discuté les intérêts des électeurs du troisième arrondissement avec mon ami le regretté Bancel »132. Ce mode de présentation ne vise pas seulement à remémorer à ses électeurs son attachement « historique » à cet arrondissement. En s’inscrivant dans la droite ligne de l’action de Bancel, il espère acquérir une image de radical133 utile pour faire face à son opposant Bonnet-Duverdier, poulain de Louis Blanc. Le troisième arrondissement offre une configuration politique relativement originale car les candidats sont tous deux issus des rangs républicains. Il fallut attendre le 18 février – seulement deux jours avant le scrutin – pour que les conservateurs désignent un candidat en la personne du député sortant Dietz-Monin. L’essentiel de la lutte électorale se fit donc entre deux nuances du républicanisme.

132Cette situation engendre une grande complexité, particulièrement en ce qui concerne les programmes proposés. En effet, le mandat accepté par Spuller est le même quant aux principes que celui de Bonnet-Duverdier. Cette apparente similarité cache des divergences profondes et ce sont bien deux manières éloignées, voire diamétralement opposées, de penser la République qui se font face. Bonnet-Duverdier incarne une figure de la « sociale », alors que Spuller est emblématique de la nouvelle génération. Cet arrondissement fait donc figure de test pour les tenants d’une politique de patience et de prudence incarnée par Gambetta face aux « vieilles barbes ». Aussi les deux candidats se livrent à une bataille sur la taxinomie dont dépend et/ou découle la classification politique dans une période de fluidité où les mots eux-mêmes ne sont pas figés et participent pleinement du débat politique. Les appellations sont un enjeu, au sens où elles permettent de s’inscrire dans une historicisation et donc, de se présenter comme héritier légitime des précurseurs134. Chacun voulant imposer sa définition légitime du terme de République, l’enjeu est de grande importance pour l’avenir de la jeune génération et c’est en partie pour cela que de nombreux républicains ne se satisfont pas de la candidature de Spuller jugé à la fois insuffisamment légitime à l’exercice du politique et trop novice dans ce type de campagne. Paradoxalement, c’est en raison de certaines de ses positions, plus radicales que celles des républicains gambettistes, qu’il fut désigné pour s’opposer à un candidat soutenu par Louis Blanc, afin de conduire la bataille sans faire trop nettement état des divisions de la mouvance républicaine. Néanmoins, malgré les dissensions internes au camp gambettiste, Spuller bénéficie du soutien officiel de Gambetta – nous verrons que ce soutien ne fut pas sans réticences – qui s’investit dans cette lutte contre le radicalisme en participant à ses réunions électorales et aux banquets organisés en son honneur.

133Cette configuration explique l’attention particulière de Spuller à définir ses principes comme intrinsèquement fidèles au radicalisme. « Ces principes, vous les connaissez : ce sont ceux de la démocratie républicaine radicale. Vainement on a essayé de nous contester le droit de nous en porter les défenseurs »135. Néanmoins, cela n’est rien d’autre que de la rhétorique politicienne car Spuller, à l’instar de l’ensemble des gambettistes, est fortement opposé aux méthodes historiques du radicalisme. Si on analyse sa profession de foi – selon la méthode utilisée par Antoine Prost136 – on constate que les mots, auxquels il a recours, diffèrent de ceux proposés par son comité électoral. S’il reprend le terme de « mandat », en revanche il utilise celui de « République » en réponse à celui de « démocratie ». Néanmoins, par sa déclaration « je rendrai compte après chaque session, de la manière dont je me serai acquitté de ma tâche »137, Spuller est favorable à une sorte de mandat impératif, même si pour lui il s’agit plus d’un « mandat contractuel » du type de celui accepté par Victor Hugo aux législatives partielles du 7 janvier 1872. Il accepte l’idée de contrôle et de sanction en cas de renoncement au programme, mais la sanction se limite à la non-réélection et ne peut s’exercer avant la fin du mandat. Ainsi, sur ce point, il se détermine de façon beaucoup plus radicale que Gambetta qui, depuis 1869, prend ses distances avec cette définition138.

134Par son discours, il tente de modifier le sens du mot « radicalisme » en l’expurgeant de sa dimension « violente » pour le rendre conforme à la nouvelle manière républicaine de penser l’action politique, c’est-à-dire en reconstruisant autour du terme un héritage digne des héritiers qu’entendent être les « opportunistes ». Cette transformation devant leur permettre de s’inscrire dans la lignée des hommes de 1789. C’est pourquoi au risque de produire des contre-sens, Spuller fait coller au terme de République radicale une définition qui est en réalité celle de la République opportuniste : « Je suis un républicain convaincu et radical dans toute l’acceptation du mot, je veux une République lentement progressive, une République exempte de brusques mouvements »139 ; « Cette politique (…), c’est la politique de fermeté et de sagesse, aussi nette sur le fond que prudente dans l’exécution ». Pour lui, il s’agit d’ancrer la République dans la légalité par « la politique qui nous a valu la grande victoire légale dont la démocratie attend maintenant que les conséquences se déroulent dans l’ordre et dans la paix »140. Son effort en ce sens est relayé par son comité électoral qui surenchérit sur cet aspect en décrivant le candidat Spuller comme voulant « (…), apporter dans sa conduite et dans toutes les décisions qu’il pourra prendre la circonspection, la prudence que nous avons reconnues nécessaires et qui n’excluent d’ailleurs ni la résolution ni la force : nous en avons eu la preuve dans ses résolutions et dans ses actes »141. Si Spuller et son comité insistent autant sur cette dimension, c’est aussi pour se démarquer du programme de Bonnet-Duverdier, tant il est vrai qu’en dehors d’elle, les deux programmes sont quasiment similaires. Si les deux candidats partagent des buts communs, ils diffèrent notablement sur le fond ; c’est donc sur la question de la définition de la République que se joue la difficile bataille électorale dans le troisième arrondissement. Mais cette situation gène Spuller qui ne se résout pas à faire éclater au grand jour les divisions internes aux républicains. Aussi choisit-il d’entrer en campagne relativement tard142. Une fois le combat engagé, il ne ménage pas ses efforts et multiplie les apparitions publiques143, les affichages et les publications dans les quotidiens.

135Globalement, on peut dire que sa campagne se déroule selon un mode relativement standardisé chez les républicains. Avant d’être officiel, le nom du candidat est annoncé par la rumeur publique. Puis un journal, choisi pour ses affinités politiques, publie la proposition de candidature faite par les électeurs de la circonscription. En dépit des apparences, il ne s’agit pas d’un choix issu de la volonté populaire, les électeurs qui proposent le programme ne sont pas représentatifs de l’ensemble de l’électorat, il s’agit de notables et de journalistes qui investissent le candidat avec qui ils rédigent le programme en relation étroite144. Aussi le comité électoral ne sert-il plus – comme en 1848 – à sélectionner le candidat, mais bien plutôt à l’adouber. Ce faisant, l’élection prend la forme d’un contrat qui tout en garantissant une certaine souveraineté du peuple conduit à la limiter en préformant le choix des électeurs. Le comité électoral produit donc un effet double, le contrôle de l’élu et l’encadrement de l’électeur145. Toutefois, il ne faut pas négliger le rôle des réunions publiques car, si elles répondaient au début du siècle seulement à une volonté d’efficacité, peu à peu elles se transforment et deviennent « productrices de légitimité »146.

136La publication de la proposition de candidature et du programme des électeurs est suivie de la lettre d’acceptation du candidat ; acceptation qui ne connaît aucune réserve. « Ce mandat je l’accepte dans toute son étendue, dans toute sa rigueur. Je mettrais mon honneur à le remplir suivant vos intentions »147.

137La profession de foi de Spuller se calque presque parfaitement sur la ligne électorale de la tendance « opportuniste »148 et se compose de quatre points principaux. Premièrement et presque prioritairement, il revendique les droits énoncés par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et ainsi reste fidèle aux conceptions élaborées et défendues depuis 1789 dans une volonté de justification historique de la République. « Liberté civile et individuelle ; liberté de la presse pleine et entière ; liberté et exercice du droit de réunion et d’association ; libertés communales ; responsabilités des fonctionnaires ; gouvernement du pays par le pays »149. Il n’y a rien de novateur ni même de spécifique dans ces positions, l’ensemble des républicains toutes tendances confondues ne demandent pas autre chose. Néanmoins, cette façon de scinder ainsi le programme entre demande des libertés fondamentales et réformes d’ordre purement politique, éclaire sur la manière dont Spuller conçoit son action politique. Cette césure montre que pour lui – comme pour tous les modérés – l’acquisition des libertés n’est pas une revendication politique au sens intrinsèque du terme, mais plutôt un débat qui engage à long terme une conception de la société. Ce mode d’énonciation permet d’évacuer la question des enjeux proprement politiques en la renvoyant au domaine idéologique. Aussi le classement des réformes qu’il défend ne commence pas avec la revendication des libertés, mais apparaît seulement à partir des points perçus comme propres à l’action politique immédiatement discutable.

138Son programme propose trois grandes réformes pour transformer la France en une nation réellement gouvernée selon les principes républicains. « À côté des libertés que nous devons demander, il y a les réformes à entreprendre » dont la réorganisation du système d’impôts, « afin de décharger le monde du travail des charges si lourdes sous lesquelles il est écrasé ». Tout en soutenant sincèrement cette proposition, Spuller choisit de l’énoncer sous un angle très social pour mordre sur l’électorat principalement ouvrier de Bonnet-Duverdier. Vient ensuite le point qui lui tient le plus à cœur et sur lequel, avant sa candidature, il a commencé à se bâtir une image de spécialiste : la réforme du système d’enseignement dont il revendique le développement et la laïcisation : « Cette question est une des plus graves, car plus que jamais il est nécessaire de s’opposer à l’envahissement du cléricalisme »150. Ce thème fut le leitmotiv de sa « carrière » politique. Il considérait la diffusion de l’enseignement comme le seul moyen capable d’assurer l’enracinement d’un sentiment républicain au sein des populations urbaines et rurales tout en mettant un frein à la politique cléricale qui profite de l’obscurantisme pour asseoir son autorité sur le peuple. Il était donc nécessaire de donner aux électeurs les moyens de se faire une « opinion personnelle », idée que le XVIII^e siècle avec le « bien juger » hérité de Descartes enracine dans la foi rationnelle car elle est d’abord pensée comme la faculté spontanée de faire la part entre le bien et le mal, le vrai et le faux etc151. Mais dans le domaine politique, les surprises successives occasionnées par les résultats électoraux – par exemple, 1849 ou le plébiscite de 1870 – montrent la nécessité de recourir à l’instruction du peuple pour compléter cette notion. Ici, l’école et tous les moyens d’instruction sont envisagés comme devant permettre le développement de cette aptitude « naturelle » chez l’homme et fonder le jugement universel, le suffrage universel. Construite contre les prétentions au monopole de l’Église en matière de production d’opinion et de jugement, l’instruction doit permettre parallèlement l’émergence et le renforcement d’une élite intellectuelle préparée à éclairer l’opinion (la presse, les partis, les instances représentatives etc.). Par la diffusion de l’instruction, la République apparaîtra ainsi comme le seul régime acceptable pour un peuple bénéficiant du suffrage universel, c’est pourquoi cette réforme est centrale et indispensable pour lutter contre « le cléricalisme, parti politique dangereux qu’il faut combattre par tous les moyens [et] je demande que l’État laïque soit parfaitement armé »152. Dans cette optique, Spuller propose de « créer de grandes écoles, de bonnes écoles où des maîtres largement rétribués pratiqueront l’instruction laïque »153.

139La République doit permettre l’avènement d’une société laïque ; aussi, pour circonscrire au domaine privé les questions religieuses – qu’il considère comme relevant seulement de la conscience individuelle –, il demande la séparation de l’Église et de l’État appréhendée « non comme but mais comme moyen »154.

140Enfin, pour permettre la réalisation de ce programme dans un esprit de concorde et d’ordre, il réclame le retour des Chambres dans Paris et l’amnistie qui « signifie oubli, effacement. Aussi doit-elle être large, totale »155, « immédiate et sans restriction »156. Elle incarne le passage obligé pour entrer « dans une ère nouvelle »157. L’amnistie doit permettre à la nation de mettre un terme à ses divisions, étape nécessaire pour faire de la République le gouvernement de tous les Français unis dans un objectif commun. Elle est également la garantie de voir s’apaiser la colère du peuple parisien pour qui ce châtiment est une criante injustice. Depuis plusieurs années, Spuller milite en faveur de l’amnistie pleine et entière. Il est vrai que la majeure partie des républicains – des radicaux jusqu’aux modérés – a fait de ce thème un mot d’ordre. En 1876, la discussion ne porte pas sur l’amnistie en tant que telle, mais plutôt sur sa dimension et sur son étendue temporelle. Dans le camp des modérés, beaucoup souhaitent la circonscrire aux crimes et délits politiques mineurs alors que pour les radicaux, elle ne peut en aucun cas être partielle. Sur ce point, Spuller est en accord avec eux et se déclare partisan de l’amnistie générale pour des raisons d’ordre politique et personnel.

141Politiquement, il est convaincu que la République ne peut s’imposer que si elle rallie à sa cause l’ensemble du camp républicain capable de se présenter uni et ayant pour objectif de convaincre progressivement les conservateurs de l’inéluctabilité de leur ralliement. Sur le plan personnel, il vit l’exil avec son cortège de douleur et de violence au travers de l’expérience de son ami Arthur Ranc. Il souffre dans ses sentiments comme le montrent de nombreux passages de sa correspondance avec lui158 ou le discours qu’il fit aux obsèques de son frère Adrien Ranc159.

142Cette imbrication de conviction politique et de sentiments personnels explique que Spuller demeura fidèle à l’amnistie pleine et entière et qu’il fit de ce sujet, en dépit des réticences de son entourage, un point central de son argumentaire électoral. Sur ce thème, il était même en opposition directe avec Gambetta. Sa position lui fut vivement reprochée et accentua les complications d’une campagne électorale rendue difficile par une configuration atypique et par la défaillance des alliés légitimes.

b) Les raisons d’une élection difficile

143La campagne électorale dans le troisième arrondissement de Paris s’inscrit dans la continuité de la lutte qui opposa radicaux et modérés à l’occasion des élections sénatoriales du mois de janvier de la même année. A ce scrutin Louis Blanc ne fut pas élu et Victor Hugo ne recueillit pas le succès que l’évocation de son nom pouvait laisser présager. Ce résultat mitigé est à l’origine du profond antagonisme qui oppose ces deux tendances aux législatives de 1876.

144Blanc déçu, considère désormais les modérés comme des ennemis qu’il est impératif de contrer. Pour ce faire, il bénéficie du soutien du Rappel qui dans ses colonnes saisit toutes les opportunités pour guerroyer avec La République française et les candidats qu’elle soutient. La lutte se déroule donc dans deux arènes distinctes : les circonscriptions et les journaux. À cet égard, la manière dont Spuller choisit de se présenter accentua encore davantage la rivalité entre les deux organes de presse.

145Nous avons vu les raisons pour lesquelles les fondateurs de La République française s’entendirent pour ne pas signer les articles. Cette feuille voulait être perçue comme une œuvre collective. Mais, l’anonymat souhaité ne résista pas au succès du journal. La notoriété des hommes qui y participaient excita la curiosité et, très vite, la place assignée à chacun ne fut plus qu’un secret de polichinelle. Spuller bénéficia de cette visibilité. Son dévouement au journal devint vite une carte de visite. Il savait l’importance jouée par son titre de rédacteur en chef dans sa nomination comme suppléant d’Hugo comme dans la campagne législative. Il entend se servir de sa renommée pour assurer son entrée au Parlement, y compris en allant à l’encontre des règles initialement établies. En effet, c’est sans l’accord de la rédaction qu’il signe sa profession de foi, ses adresses aux électeurs et ses affiches électorales, « Eugène Spuller rédacteur en chef de La République française »160. Cette pratique lui fut reprochée par l’équipe et par Gambetta lui-même161. Tous dénoncèrent le procédé qui visait de façon évidente à détourner le travail collectif à des fins personnelles. En réalité, en instrumentalisant de la sorte sa position de rédacteur en chef, Spuller cherchait davantage à pallier la faiblesse de son capital politique qu’à trahir une équipe dont il savait ne pouvoir se passer pour exister sur la scène politique. Cette attitude accrut les griefs et finit de détériorer un climat de relation que cinq années de travail commun et de rivalités de personnes avaient déjà largement dégradé. De plus, en recourant à l’utilisation de son titre, Spuller permettait aux radicaux d’inclure le journal dans une lutte jugée personnelle car, tout à leur ressentiment contre les gambettistes, ils construisaient leur carte électorale avec l’objectif avoué de leur nuire. La candidature de Blanc face à Combes162 dans le treizième arrondissement de Paris, ou encore celle de Bonnet-Duverdier opposé à Spuller, illustrent cette logique de combat.

146Cette configuration ne permet pas aux candidats de mener la campagne électorale sur le mode de l’opposition gauche/droite et c’est de cette ambiguïté que naissent pour partie les difficultés rencontrées par Spuller. Pour son coup d’essai, il hérite d’une configuration délicate accentuée par son refus de tenir un discours susceptible de creuser les divisions internes au camp républicain. Pour lui, l’unité républicaine n’est pas qu’un mot d’ordre, il considère au contraire qu’elle est le seul facteur capable d’enraciner le régime. C’est pourquoi il se contente d’exposer son programme – sans omettre d’axer son argumentaire sur la nécessité de faire preuve de patience et de modération – et sans citer son adversaire ou stigmatiser de façon nette ses positions. Mais évidemment, la règle de conduite qu’il s’impose n’est pas partagée par le camp radical163. Spuller cherche néanmoins à mordre sur l’électorat traditionnel des radicaux que sont les ouvriers. Ici, il dispose d’un soutien considérable en la personne du bijoutier Murat – membre du conseil municipal164. Cet entrepreneur emploie plus de deux cents personnes dans l’arrondissement. Outre qu’il participe aux frais de campagne, il dispense auprès de son personnel des consignes de vote en faveur de « son » candidat. En dépit de difficultés particulières et de son manque d’expérience, Spuller fait preuve d’une grande détermination. Très présent sur le terrain, il se présente non comme un candidat, mais comme un délégué, désigné par ses concitoyens. Ici, joue à plein, la notion « du meilleur d’entre nous ».

147Malgré cet activisme, il a des doutes quant à ses chances165 tant son échec est souhaité par les membres de son camp. En effet, les rédacteurs de La République française sont majoritairement hostiles à sa candidature et ne s’en cachent pas : « A La République française, on fait des vœux pour son échec, s’il triomphe la rédaction ne pourra plus l’aborder et le journal deviendra un enfer »166. Ces dissensions internes furent pour Spuller un handicap, surtout au plan moral, et participèrent pour partie de son échec relatif. Au soir du 20 février, il arrive en tête avec 8 286 suffrages mais 133 voix lui font défaut pour être élu au premier tour. Le second tour est fixé au 5 mars, mais cette fois la situation électorale s’est clarifiée car le conservateur Dietz-Monin – arrivé second – est son principal adversaire. Spuller peut donc brandir son arme favorite en dénonçant le danger que cette candidature fait courir au régime167. La possible réélection de Dietz-Monin favorise sa position dans la lutte entre la gauche et l’extrême gauche. Et s’il continue d’insister sur le caractère radical de ses positions, c’est pour se rallier l’électorat de Bonnet-Duverdier. Au soir du second tour, Spuller totalise 12 065 voix contre 490 pour Bonnet-Duverdier168. Ces 3779 voix, reportées sur son nom, montrent que la peur des conservateurs l’a emporté sur les dissensions internes au parti républicain. Ce que Spuller interprète comme la victoire de ses positions. « L’adhésion réfléchie et convaincue de la démocratie intelligente et laborieuse de l’un des plus grand centre de production, d’industrie et de commerce de notre glorieuse ville, à la politique ferme et prudente qui a donné des résultats magnifiques dont la France républicaine est unanime à applaudir »169.

148Son rêve se réalisait enfin, néanmoins son élection – en raison des conditions mêmes où elle s’était déroulée – ouvre une période de crise dont les raisons sont davantage à chercher dans des querelles de personnes que dans de réelles dissensions politiques. Cette crise circonscrite à La République française déstabilisa pour plusieurs semaines le noyau dur du groupe gambettiste.

2. Compétence sociale et dissensions

149Les deux scrutins – sénatorial et législatif – de 1876 marquent l’entrée en force des gambettistes au Parlement. Freycinet entre au Sénat alors que Bert, Allain-Targé et Spuller rejoignent Gambetta sur les bancs de l’Assemblée nationale. Ainsi, les principaux rédacteurs de La République française accèdent simultanément à des responsabilités électives. 1876 constitue donc un tournant au sein d’une rédaction relativement stable depuis cinq ans. La prophétie de Gambetta – considérez-vous comme de futurs députés – se réalisait, ses journalistes étaient confirmés sur la scène politique.

a) Crise interne à La République française

150Cette ascension collective eut des conséquences pour le quotidien républicain car elle mit à jour des antagonismes – dont la crise qui opposa Spuller à l’ensemble de la rédaction entre avril et juillet 1876 – est l’épisode le plus caractéristique. Même si des ressentiments et des rivalités émaillent en permanence les bureaux de La République française, Spuller cristallise sur sa personne la jalousie – en raison de sa proximité avec Gambetta –, la méfiance – à cause de son ambition –, l’antipathie – suscitée par son comportement autoritaire – et l’ironie – de la part notamment de Challemel-Lacour pour qui il n’est qu’un incompétent prétentieux170. Dans cette ambiance détériorée, son élection opéra comme un détonateur et fit passer la crise de l’état larvé au conflit ouvert.

151Cet épisode fut principalement orchestré par deux hommes de forte personnalité, Challemel-Lacour et Péphau. Ils usèrent de leur influence sur Gambetta dans leur opposition à Spuller dont l’investissement politique – travail de commission, présence à la tribune – accentua considérablement leur hostilité. Désormais, ils le croient capable de leur faire de l’ombre au sein du journal, mais aussi dans l’arène parlementaire. Aussi devenait-il urgent de trouver un motif pour le contraindre à occuper une place de subalterne, voire pour se débarrasser de lui. La question de la rémunération des collaborateurs devenus députés servit de prétexte. Depuis la création du journal, les principaux rédacteurs percevaient des appointements fixes qui, pour certains, constituaient pratiquement la seule source de revenu. Ce mode de rétribution permettait à Spuller – assuré de toucher 12 000F – de moduler son activité entre le journal et un travail proprement politique au service du parti. Cette rétribution lui garantissait un certain confort dans l’action. Une fois Spuller élu, Gambetta sous l’influence de Péphau, estima que ce salaire ne se justifiait plus pour deux raisons. Premièrement, Spuller disposait désormais d’un revenu régulier grâce à ses émoluments de député et, deuxièmement, ses nouvelles occupations parlementaires ne lui laissaient plus le même temps pour se consacrer au journal, même si sa collaboration n’était pas remise en cause. Dès le mois de mars, Spuller reconnaît ne plus être en mesure d’assurer la même charge de travail au sein de la rédaction et accepte un suppléant171. Aussi c’est sous prétexte d’équité et afin de réaliser des économies172 qu’il fut proposé aux nouveaux élus d’être payés à la ligne « à raison de trois sous »173 à dater du premier avril. Spuller jugea cette proposition inacceptable pour plusieurs raisons. Sur le plan matériel, ce type de rémunération le plaçait dans une situation précaire car la faiblesse des indemnités parlementaires ne pouvait suffire aux dépenses inhérentes à sa nouvelle fonction. À la différence de Challemel-Lacour et d’Allain-Targé qui acceptent, il ne dispose d’aucune fortune personnelle. Aussi cette mesure menace son maintien en politique, alors qu’il espérait que La République française « aurait dû suffire à [les] entretenir tous dans la paix et dans l’abondance »174. Mais l’aspect financier n’est pas le seul élément expliquant son refus. En effet, grâce à son action au sein de la rédaction, il jouit sur la place parisienne d’une réputation très favorable de journaliste politique comme en attestent, dès son départ de La République française connu, les rumeurs qui circulèrent sur les propositions de collaboration qui lui étaient faites. « C’est à qui voudrait l’avoir comme directeur d’un journal politique. Menier, le fabricant de chocolat, insiste notamment beaucoup auprès de lui pour lui donner la direction du Bien-Public. Sigismond Lacroix lui fait faire des ouvertures par Maret. Magnier de l’Événement agit de même. D’un autre côté, Spuller correspond avec Rochefort au sujet de la réapparition de la Marseillaise »175. Parallèlement, Spuller fréquente assidûment Hébrard, allait-il écrire au Temps ?176. En dépit de sa rupture, Spuller n’est donc pas à court d’offres de replacement lui assurant les revenus nécessaires pour continuer de coupler le journalisme avec ses fonctions de député. Toutefois, rien dans les archives n’autorise à penser que Spuller envisagea sérieusement ces propositions177. Durant plusieurs mois, tout se passe comme si Spuller – pourtant démissionnaire depuis le 31 mars – abordait davantage cette situation comme une pause permettant de négocier les termes de son retour que comme une rupture définitive. En plus des raisons matérielles, ses motivations sont à chercher dans les sentiments qu’il entretient à l’égard du journal et de Gambetta lui-même.

152Il considère cette feuille comme une forme aboutie de sa conception du journalisme. Dévoué à sa réussite, il attend en échange reconnaissance et gratitude. Il estime que ce titre lui doit en partie son succès. Ce sentiment de propriété explique également son comportement autoritaire et hégémonique au sein de la rédaction. Cette attitude fut interprétée comme le signe d’une ambition personnelle et finit, sous l’influence de Péphau et quelques autres, par contrarier Gambetta et par créer un sentiment de rivalité entre les deux « amis ».

153Il est vrai que Spuller s’était révélé grâce à La République française et partout on le considérait comme l’homme fort de la rédaction. Tant que son rôle était circonscrit aux locaux de la rue du Croissant, Gambetta ne s’inquiétait pas de cette perception, mais l’élection de Spuller modifie considérablement la donne.

154Péphau travailla assidûment à détériorer les relations entre les deux hommes. Spuller le gênait car il était en désaccord quant à sa gestion du journal. Il s’opposa en vain à l’achat de l’immeuble de la Chaussée d’Antin et à la création de La petite République française. Aussi, peu à peu, Péphau isola Spuller des prises de décisions, « (…), plus nous allons, moins on me consulte, moins on me tient au courant de ce que l’on décide, (…) mais je voudrais bien ne pas avoir tant travaillé pour enrichir la société Péphau et C^ie »178. De son côté, Gambetta fut sensible aux arguments de Péphau179. « Je suis obligé de te mettre les points sur les i ; tu ne vois pas qu’avec ton journal, tu bâtis la personnalité et l’autorité de Spuller ; que Spuller, et non toi, représente La République française, que le lecteur de province ne connaît que lui, qu’il est jugé l’âme du journal et de ta politique, qu’il est la cervelle qui pense, et toi seulement la parole ; et que tu sembles n’être qu’un pantin soufflé par lui ! Il n’y a pas d’amitié qui tienne, l’un des deux doit se sacrifier : ou Spuller ou toi, choisis ! »180. Même si la réputation de Spuller grandit, il paraît disproportionné au regard de la popularité de Gambetta d’accorder du crédit aux arguments de Péphau. Mais Gambetta fut touché par les dires de son ami d’enfance.

155Spuller, déjà blessé d’être tenu à l’écart du jeu électoral, s’était résolu à chercher des appuis en dehors du groupe.

156Sur bien des sujets, il s’était avéré beaucoup plus radical que Gambetta au point que les radicaux pensèrent que sa démission venait d’un désaccord politique et saluèrent son courage181. Ils se rapprochèrent de lui par l’entremise de Rochefort. Leur intérêt soudain pour Spuller inquiète Gambetta qui crut avoir fait une erreur en se séparant de son fidèle Achate, qu’il s’imagina beaucoup plus dangereux maintenant qu’il avait les mains libres. En effet, la popularité parisienne de Gambetta souffre de son hostilité à l’amnistie immédiate et des électeurs se tournent vers Spuller qui semble vouloir honorer ses engagements en dépit de la frilosité de Gambetta. « Cette question de l’amnistie générale, il va sans dire que je suis de ceux qui la demandent. Mais elle n’a aucune chance d’être accueillie. Les députés des départements, même les plus avancés, n’en veulent pas. Gambetta ne signera pas avec nous. (…), vous voyez nos tiraillements, nos embarras »182. Cette différence de position politique se transforma en une querelle qui parut un moment irréversible. Le départ de Spuller n’était donc pas un simple désaccord lié au journal, la question de l’orientation de l’action politique jouait un rôle bien plus déterminant encore. Et, pour la première fois, en des termes d’une grande violence, Spuller faisait publiquement état de ses divergences politiques avec Gambetta. « J’ai rencontré hier Spuller, et je tiens de sa bouche même, que sa rupture avec Gambetta est complète. (…), il m’a paru armé des sentiments les plus hostiles contre Gambetta. Il va vers vous, m’a-t-il dit, et vous en ferez un des vôtres, il est de la race des Ollivier »183. La crise atteint son paroxysme sans que jamais la rupture ne soit totale, comme le montrent les nombreux témoignages faisant état de tractations entre les principaux protagonistes184. Au cours de cette période, Gambetta et Spuller se rencontrent souvent et paraissent chercher un terrain d’entente.

157Comme par le passé, ils pensent que leur avenir politique est lié185. Aussi, en dépit de leurs dissensions, ils refusent une rupture radicale. Spuller sait ses positions politiques trop fragiles pour pouvoir exister pleinement en dehors des réseaux de relations garantis à la fois par le journal et par la collaboration avec Gambetta. De plus, il est conscient de l’influence qu’il exerce sur lui et sait que, par elle, il est davantage en mesure de faire triompher ses points de vue. De son côté, Gambetta reconnaît les mérites et le rôle essentiel de Spuller au sein de la rédaction. Il est également conscient de la qualité de ses conseils. C’est en raison de cette dépendance mutuelle qu’ils finirent par s’entendre. Début juillet, Spuller réintègre La République française. Il a cédé sur la question financière, mais son influence sur Gambetta est reconnue et leur collaboration change de forme. Outre qu’elle est officielle dans le camp républicain, les deux hommes se pensent désormais comme œuvrant ensemble à une réussite commune.

158De plus, Spuller obtint le renvoi de Péphau, ce qui consolida sa position mais renforça encore davantage les ressentiments à son égard. En dépit de la preuve de confiance accordée par Gambetta, la majeure partie du groupe persista à voir en lui un parvenu illégitime.

b) Spuller, un candidat disqualifié : désaveux républicains

159Les gambettistes ne constituent pas une « communauté d’habitus », ils se sont regroupés sous l’effet de leur situation initiale et d’enjeux communs. Simultanément, ils envisagent cette situation comme n’impliquant ni le nivellement de leur situation, ni la nécessité de se penser égaux particulièrement de la part de ceux qui disposent des capitaux les plus légitimes. Leur concours est rendu possible parce qu’ils portent un projet politique collectif. Ce sentiment d’inégalité est d’ailleurs particulièrement visible à l’occasion de la candidature de Spuller aux élections de 1876.

160Eugène Spuller n’est pas un notable ni au sens ordinaire du terme – c’est-à-dire qui sert en France à désigner les catégories dirigeantes de la fin du XVIII^e à la fin du XIX^e186 – ni au sens webérien – c’est-à-dire des personnes qui par leur situation économique peuvent exercer des fonctions politiques sans salaire et en vertu de la confiance que leur position sociale inspire187. Cette absence de fortune personnelle implique d’autres inconvénients dans ses aspirations politiques. En effet, de la fortune dépendent à la fois les relations sociales qui y sont attachées et les garanties d’une implantation locale. C’est pourquoi dans une période où les nominations se font essentiellement par cooptation et où la supériorité sociale est censée rendre apte à diriger, Spuller privé de réseaux relationnels régionaux ne fut pas retenu comme candidat en Côte-d’Or. S’il n’est pas un notable, il n’est pas non plus un bourgeois. Et ce, en dépit de la manière dont lui-même se perçoit. Pour lui comme pour l’ensemble des « couches nouvelles », le capital légitime requis pour faire de la politique prend au moins deux aspects. Si la fortune – selon le modèle politique traditionnel – est indéniablement considérée comme l’une de ces deux parties, le capital culturel acquis par « effet d’inculcation » comme celui validé par l’obtention de diplômes en est l’autre composante. C’est sur ce deuxième élément que Spuller assoit ses prétentions à faire de la politique. Il estime que le diplôme suffit à faire le statut et donc, à le placer de fait parmi l’élite. Sa connaissance pratique des codes en vigueur – relative à ce type de capital – au sein de l’élite le conforte dans ce sentiment d’appartenance, comme le montre notamment l’utilisation qu’il fait de citations latines188 ou de références aux auteurs antiques. Leur utilisation agit comme un marqueur social et permet d’établir une relation d’entre soi. Mais, en dépit de la manière dont il se pense, diverses particularités provenant de sa trajectoire sociale l’empêchent de paraître ce qu’il souhaite ou prétend être, aux yeux de ceux qui ont d’autres propriétés. Même si par ses activités journalistiques et politiques il est régulièrement amené à côtoyer une partie de l’élite politique et intellectuelle républicaine, il demeure extérieur à « leur monde » en raison de son mode de vie, de son hexis corporelle etc. et cela, malgré la reconnaissance de son capital culturel. Ce décalage entre ses prétentions politiques et ses dispositions sociales est utilisé par les conservateurs pour le disqualifier. Les articles de journaux fourmillent de phrases assassines témoignant de la banalité de cette pratique. « Monsieur Spuller a la réputation de ne pas être économe », « [il] ne s’impose pas à première vue comme un type d’élégance et de distinction. Le dandinement habituel de sa démarche, dénote un certain laisser-aller et vient encore à l’appui de cette impression. Détail particulier : il porte généralement des pantalons trop courts ». « Spuller habite un modeste appartement (…), le luxe intérieur n’a jamais été dans ses habitudes, on n’a pas besoin de cela pour être heureux »189.

161Les conservateurs ne lui réservent pas ce type d’attaques. Ils recourent à ce mode de disqualification comme arme dans le jeu politique et l’exercent à l’encontre de tous les individus s’apparentant « aux couches nouvelles » avec qui ils ne peuvent concevoir de partager la gestion de la chose publique. C’est donc toute une manière de faire et de penser la politique qu’ils entendent discréditer. Cette pratique est fréquente, mais ce qui est neuf en ce qui concerne Spuller, c’est qu’il y est également soumis au sein même du groupe gambettiste. Certes, les raisons qui poussent ses compagnons politiques à agir ainsi ne sont pas les mêmes que celles des conservateurs. Elles ne relèvent pas strictement de la lutte politique et découlent plutôt de l’ethos de classe des hommes qui s’y livrent et des inimitiés nées de la concurrence politique. Spuller est considéré comme un « arriviste et/ou carriériste » par des hommes comme Challemel-Lacour, Allain-Targé et même Clément Laurier190. Cette animosité s’appuie sur son propre comportement au sein de la rédaction. Les témoignages abondent, le décrivant comme vindicatif, dirigiste etc. et tentant d’exercer autorité et contrôle sur la rédaction. Même si cela ne se fit pas sans accrocs, les autres le tolérèrent tant que ses prétentions se limitaient – ou semblaient se limiter – à la direction du journal. L’expérience de Spuller permettait à des hommes, pourtant issus de catégories sociales plus élevés, de supporter son « diktat », car il ne menaçait ni leurs positions ni leurs aspirations politiques. Ils le pensaient cantonné dans des attributions journalistiques alors qu’ils abordaient cette fonction comme un marchepied vers le parlement. Leur animosité nourrie par le comportement de Spuller s’appuie sur leurs visions socialement conservatrices du monde. Davantage socialisés comme leurs ennemis politiques que comme les classes nouvelles – qu’ils entendent politiquement représenter –, ils tentent de se protéger de ses volontés et réagissent avec un argumentaire bourgeois, qui porte témoignage de ce qu’ils sont.

162En sortant des rôles assignés à chacun, en fonction d’une classification sociale héritée d’une lecture antérieure à la définition de la politique, Spuller les menace dans leur légitimité. Ce qu’ils passaient sans porter atteinte au charisme de leur chef, en vertu des qualités et de l’image exceptionnelle dont ils l’habillent – dans un phénomène de croyance – ils ne peuvent l’accepter d’un autre individu sans amoindrir le caractère d’exception reconnu à leur chef charismatique. De plus, l’influence réelle de Spuller sur Gambetta ainsi que l’accroissement de sa notoriété, remettent en cause ce qu’ils se convainquent d’être et de penser. C’est pourquoi ils usent de leurs appuis pour faire obstacle à ses prétentions politiques. Et une fois Spuller élu, ce n’est pas par ressentiment qu’ils sont insatisfaits, mais par l’impossibilité de le croire capable de remplir ses nouvelles attributions tant ils sont convaincus qu’en politique, « être, c’est naître »191.

163Nous montrerons que c’est en raison des difficultés produites par ce manque d’appui et ce renvoi d’image illégitime que Spuller, une fois élu, fut amené à participer à la professionnalisation de la fonction qui va passer par une spécialisation des thèmes et par le travail dans les commissions.

B. Récurrences et occurrences : la création d’une identité par les thèmes

164Spuller, raillé par ses ennemis et peu soutenu par ses amis politiques, connaît donc des difficultés pour accéder aux fonctions politiques et pour s’y maintenir. Jugé par beaucoup illégitime, il doit prendre part aux études et recherches, suscitées par l’émergence du nouveau régime, qui visent à définir ce qu’est la politique dans une « démocratie » et la nouvelle manière d’en faire. Si Spuller écrit beaucoup tout au long de sa vie, il n’est pas un théoricien de l’idée républicaine au sens intrinsèque du terme même si ses travaux ont pour ambition d’exposer et d’expliquer ce qu’est la République. C’est sa croyance en la culture et l’impérieuse nécessité de s’auto-définir qui le conduisent à prendre part à ce débat. Cette quête le mène à développer un schéma – qui ne lui est pas spécifique – fondé sur une lecture « revisitée » des grandes théories énoncées par les Lumières et la Révolution française.

165Comme la plupart des républicains, il cherche à définir un cadre légal pour l’exercice du suffrage universel auquel il est foncièrement attaché mais qui lui inspire un double sentiment d’attirance et de méfiance. Comme eux, il est marqué par deux événements, le césarisme, « le pire des fléaux politiques, parce que c’est le plus dégradant »192 et la Commune, au cours desquels la souveraineté du peuple « dévoyée » a entraîné la France vers sa perte. Fidèle au comtisme193 pour qui « tout le bien, en politique, vient du suffrage universel »194, il pense qu’« il est le vrai, le seul souverain légitime »195. Spuller et la jeune génération considèrent indispensable de réfléchir au moyen d’accomplir les promesses de 1789 tout en délégitimant les révoltes sociales commises au nom de la souveraineté. Il fait une lecture de « gauche » des théories de Stuart Mill196, à savoir que, le suffrage universel s’exprime par la raison, et qu’il est nécessaire que le pouvoir appartienne à une minorité éclairée, c’est-à-dire détentrice d’un capital culturel acquis par l’étude, comme celui dont il dispose. L’élitisme démocratique est donc au centre de sa vision politique. Ainsi, le rôle du vote se résume-t-il à l’établissement et/ou à la naturalisation de cette capacité par le choix d’un représentant. C’est la peur de la violence qui le conduit à séparer l’électeur de la foule ignare et dangereuse. Cette vision restrictive de la démocratie qui appelle l’avènement des « couches nouvelles » s’apparente ainsi sur plusieurs points à la vision de Thiers ou encore à celle de Guizot qui en appellent, eux, à l’aristocratie de naissance, comme l’a montré Pierre Rosanvallon dans Le Moment Guizot197.

166Spuller est conscient que cette définition risque d’aboutir à un immobilisme qui compromettrait l’avenir du régime tout en trahissant la démocratie en créant des dynasties républicaines semblables aux dynasties de type classique. C’est pourquoi il est nécessaire d’instruire le peuple en mettant « à la portée du droit la lumière qui sert à [exercer le suffrage universel] »198 pour permettre aux citoyens d’accomplir pleinement leur droit de vote et pour produire en son sein ses futurs représentants, c’est-à-dire l’avènement des « couches nouvelles ». L’instruction dans laquelle il puise – ou tente de puiser – sa légitimité est pour Spuller l’élément principal de l’établissement de la démocratie. Plus habile à l’écrit et à l’oral que beaucoup de ses compagnons, il use de ses dispositions pour tenter d’imposer une nouvelle figure du représentant politique dans un régime républicain. Pour lui, le fait de disposer du suffrage universel n’est rien, s’il n’est pas corrélé à l’accès à l’instruction. L’instruction ne peut s’acquérir en dehors des libertés fondamentales – droit de presse, de colportage, de réunion etc. – qui permettent d’apprendre partout et à tout âge. Car c’est par la diffusion de l’instruction que les individus prendront conscience des enjeux politiques qui présidèrent à leur maintien « volontaire » dans l’obscurantisme et qui ne peuvent cesser que par la sécularisation de la société. Ces trois thèmes, liberté199, instruction, laïcité, réapparaissent constamment dans sa bouche et sous sa plume et sont toujours mis en perspective avec le suffrage universel. Il se spécialise ainsi sur ces questions : « qui ne peuvent plus être séparées, l’enseignement universel et le suffrage universel »200 essentielles à l’avènement durable de sa conception de la démocratie c’est-à-dire du gouvernement de la nation par la nation, fondée sur le suffrage universel, ce qui ne s’apparente aucunement à la démocratie directe défendue par certains socialistes. Cette vision élitiste du pouvoir sous-tend une autre question fondamentale : la professionnalisation du métier politique. L’exercice du pouvoir ainsi défini implique que les hommes qui en ont la charge soient à même de remplir dignement leur fonction. Ici, l’acquisition de la culture ne peut suffire sans risquer de compromettre l’émergence de catégories de citoyens dotés d’un capital culturel, mais dépourvus des capitaux économiques et sociaux nécessaires. Aussi Spuller aspire-t-il à professionnaliser la fonction politique pour faire barrière au retour des dynasties, mais également pour modifier le rapport à l’exercice de la politique qui, en démocratie, ne peu plus être entendu comme une occupation pratiquée en dehors des contraintes financières. Mais cela implique aussi une spécialisation des élus par l’acquisition d’un savoir-faire propre à l’accomplissement de leur fonction, seule garantie de l’avènement et de la légitimité à gouverner pour la catégorie sociale à laquelle il appartient. En participant de la mise en forme de l’image de l’homme politique exigé du nouveau régime, il met en conformité ce qu’il faut être avec ce qu’il est.

167Son investissement dans ces thèmes découle ainsi directement de sa spécialisation oratoire dans ceux-ci.

1. La garantie de toutes les libertés

168Il peut paraître maladroit de chercher ainsi à séparer dans la pensée de Spuller le thème des libertés de celui de l’instruction tant chez lui ces questions sont intimement liées. Toutefois, le plus souvent il distingue entre instruction et enseignement, réservant le premier terme à l’éducation du peuple adulte, c’est-à-dire les citoyens investis d’un rôle politique déterminant – qui nécessite l’acquisition de libertés, par exemple, celles de réunion ou de presse – et le second à celle des enfants par l’intermédiaire de l’école. C’est en respectant cette double définition que nous scindons notre analyse.

a) Les libertés élémentaires : au premier rang, la presse

169Pour lui, les libertés ne peuvent être seulement garanties par l’obtention du savoir qui libère la conscience et autorise le raisonnement personnel. Dans un phénomène circulaire, cette « liberté culturelle » ne peut s’épanouir que si le savoir est accessible à tous et en tout lieu, prioritairement dans les écoles, car « la société doit l’éducation à tous ses enfants », mais également dans tous les endroits où la discussion – par les conférences populaires, les bibliothèques, les musées – peut éclairer la pensée. Aussi est-il indispensable que les citoyens disposent du droit de s’assembler librement. C’est pourquoi il est favorable au droit de réunion. « Si longtemps contesté, [c’]est un droit primordial et vraiment nécessaire. Le droit de réunion, c’est la vie même de la démocratie » ; « La réunion, c’est en quelque sorte, la société vivante, la société qui veut vivre pour penser et penser pour agir ». Selon lui, ce droit permettra que les plus instruits mettent leur savoir à la portée de tous pour que naisse une conscience commune. Toutefois, le droit de réunion ne se confond pas avec le droit d’association. Spuller, comme beaucoup de républicains, est réfractaire au second tant il redoute que les congrégations religieuses ne s’en saisissent pour accroître leur influence. Le droit de réunion participe, chez lui, des moyens nécessaires à la construction de la République sur le mode cultuel ; c’est pourquoi il réclame pour les « citoyens laïques » des droits égaux à ceux accordés aux croyants. « Quand donc aurons-nous, nous aussi, des temples pour nous rassembler avec nos familles et pour y entendre prêcher en commun, avec le culte de la tolérance et de la libre conscience, la religion de la vérité, de la justice et du progrès ? ». « La parole, voilà le grand moyen d’action catholique ! Pratiquons donc à notre tour, et à l’exemple de l’Église, le droit de réunion ». Ce droit s’inscrit dans le programme de sécularisation de la société présentée comme élément la clé de la libre expression du suffrage universel.

170Pour faire aboutir ce projet d’instruction pour tous, Spuller ne pense pas qu’il soit nécessaire d’inventer de nouveaux instruments mais seulement de recourir aux moyens existants « dont personne ne se doute tant ils sont répandus et communs et qui, lorsqu’on y regarde de près, apparaissent, dans des sociétés modernes comme les sources les plus abondantes d’instruction et d’éducation publique »201. Tous les vecteurs doivent contribuer à la diffusion de l’instruction, en tête desquels il place les journalistes, ces « éducateurs de leurs contemporains, c’est-à-dire des écrivains qui soient à la fois une force et un exemple »202. Ce faisant, il met en avant le rôle politique fondamental de sa profession dans la construction du nouveau régime et donc participe de l’élaboration de la figure « idéale » de l’homme politique républicain. Par ce type de « présentation de soi », il érige ce qu’il est en modèle. « J’ai l’honneur d’être journaliste et je vous dirai que, dans nos temps modernes, au-dessus du livre, sans pourtant prétendre à remplacer le livre, il y a le journal, il y a la presse. Voilà ce puissant moyen d’éducation, tout moderne presque nouveau, et qui a déjà produit dans la pensée et dans l’action publique, dans la civilisation générale, des révolutions d’une pensée incalculables ! (…), j’en parle comme d’une source précieuse d’instruction populaire. (…), [comme] un instrument de propagande politique d’une force considérable »203. « L’instrument le plus efficace de la culture générale d’un peuple, ce ne sont pas ses écoles ; c’est la presse qui s’adresse non plus à des enfants, mais à des hommes et qui les excite à se former des opinions »204. « Le journal est un lien. Il crée, entre ceux qui le lisent sur tous les points du territoire, un centre de pensée commune »205. Pour Spuller, la revendication des libertés n’est donc pas une fin en soi, elle s’inscrit dans une lutte politique au centre de laquelle se situe l’instruction, élément indispensable à l’exercice souverain du suffrage universel lui-même garant de la pérennisation du régime. Tout en croyant sincèrement aux « vertus » du suffrage universel, il considère néanmoins qu’on ne peut sans risque laisser un tel instrument s’autodéterminer. C’est pourquoi il élabore un dispositif d’encadrement qui, loin de libérer les individus, entend se substituer à l’emprise exercée jusqu’ici par l’État et l’Église.

b) Au second rang, la libre parole et le droit de réunion

171Ardent défenseur des libertés, Spuller cherche néanmoins à les canaliser car il se méfie de la violence potentielle du peuple et c’est pour y remédier qu’il ne sépare pas l’acquisition des libertés de l’acquisition des connaissances qui, dispensées par une élite républicaine, agit comme un verrou entre le citoyen – dont le droit de vote demeure l’expression – et le représentant légitime – député – qui préside aux destinées de la nation. Si c’est du peuple que doivent sortir les gouvernants, cela ne signifie pas qu’il souhaite le gouvernement du peuple par lui-même. Pour lui, si la liberté est un droit inaliénable, elle implique en contrepartie des devoirs eux-mêmes garants de la liberté, confondue ici avec la notion d’ordre. Il n’y a pas de liberté absolue car, sans contrainte, la liberté est un facteur aliénant de la majorité, troublée par les excès d’une minorité inconsciente. C’est pourquoi le premier devoir de l’État est de circonscrire les limites de la liberté pour mieux l’assurer. « Ce n’est pas gouverner que de laisser troubler les citoyens paisibles par quelques agitateurs, sous prétexte de maintenir le grand principe de la liberté. (…), les attroupements séditieux qui conduisent à l’insurrection participent (…), au juste discrédit dont doivent rester frappés dans notre démocratie tous les recours à la violence »206. Aussi l’État est-il dans son droit le plus complet « en cherchant à protéger la liberté générale contre les usurpations de quelques-uns »207.

172Dans cette vision de la liberté se pose comme en ce qui concerne le suffrage universel, le problème de la conception de la souveraineté du peuple et de l’expression de la volonté générale. En effet, depuis Rousseau, le débat autour du droit des minorités est une question que les républicains ne parviennent pas à résoudre. Si Rousseau a longuement insisté sur la différence existant entre la volonté générale et la volonté de la majorité, les républicains font une lecture partielle du Contrat social et beaucoup trouvent dans cet écrit le fondement de la légitimité de l’expression majoritaire. La minorité doit, pour se faire entendre, se conformer aux règles édictées par le plus grand nombre. Pour eux, le droit de réunion permet à la minorité de devenir la majorité pourvu qu’elle ait raison et qu’elle le prouve. Par ce biais, Spuller et les républicains modérés condamnent la violence ou plutôt ce qu’ils qualifient de violence, c’est-à-dire toute manifestation spontanée qui s’exprime en dehors du cadre légal. « Réclamons-nous de la loi du nombre qui est encore le meilleur moyen que les hommes aient trouvé d’échapper à la tyrannie et aux violences de la force »208. S’opère donc ici, une fermeture du champ d’expression politique qui réduit « l’essentiel de la politique au problème du raisonnement juste »209. Ainsi, si la liberté est censée permettre aux citoyens d’incorporer les règles du jeu démocratique, elle implique en contrepartie qu’ils se plient à ces règles, ce qui discrédite toute autre forme d’action politique210. Le parlementarisme devient ainsi le seul garant des libertés politiques et civiles.

173C’est pourquoi les libertés nécessaires à l’instruction du peuple sont revendiquées prioritairement à toutes autres réformes. Si Gambetta211 a une confiance aveugle dans la « juste opinion » des citoyens – tout en voulant l’instruction pour tous, il ne la conçoit pas comme indispensable au bon usage du suffrage universel –, la confiance de Spuller est ici bien moindre. Pour lui, c’est l’obscurantisme des masses qui est responsable des dévoiements du régime au cours des périodes précédentes et seule l’éducation peut s’ériger en rempart face à ce danger toujours récurrent. Un peuple muni du droit de vote ne peut en faire un usage réellement citoyen que s’il sait lire et écrire. « Je ne prétendrai pas qu’un peuple est grand uniquement parce qu’il sait lire, mais je dirai bien haut qu’un peuple n’est vraiment un peuple qu’à la condition de savoir lire : sinon c’est un troupeau »212. C’est pourquoi : « Il faut instruire le suffrage universel (…), il faut aller à lui pour lui donner conscience de lui-même, avec l’idée de ses droits, et la connaissance de ses devoirs »213.

2. Instruction du peuple et anticléricalisme

174L’instruction du peuple est donc chez Spuller l’élément clé de l’instauration du régime républicain. Autant qu’un but, elle est un moyen, une arme dans le débat politique. Sur ce point, la pensée de Spuller n’est pas originale parmi les républicains modérés. En dépit d’une originalité propre, son investissement sur cette question fut tel qu’il éclaire la compréhension de sa trajectoire politique.

a) Sa conception de l’instruction et de la question religieuse

175L’instruction du peuple – le peuple étant entendu ici au sens de citoyens responsables des choix déterminant les orientations de la politique nationale – fut constamment au centre de l’engagement politique d’Eugène Spuller. Avant d’accéder à des fonctions électives, il s’était engagé en faveur du développement de l’instruction en rédigeant des articles sur ce thème qu’il plaça dès cette époque au premier rang de ses préoccupations politiques. Il se plaisait à se définir comme « le premier instituteur de la nation »214. Aussi, lorsqu’il fut à même de briguer un mandat électif, c’est presque naturellement qu’il organisa l’ensemble de sa campagne autour des questions d’instruction et de liberté. Dès lors, il ne cessa de s’impliquer dans ce débat dont il fit une priorité absolue, jusqu’à atteindre le portefeuille du « ministère de l’Instruction publique (…), le premier, le plus important, le plus populaire de tous les ministères dans un pays libre »215. Même s’il fit de ce thème le credo sur lequel s’enracine sa trajectoire politique, il ne le fit pas seulement dans une optique politicienne. Il estimait réellement qu’en dehors de la résolution de cette question toutes les perspectives d’avenir du régime étaient obérées. Car « une démocratie vraiment digne de ce grand et beau nom n’existe pas sans la liberté, et la liberté n’est pas sans la science. L’ignorance est le plus ferme appui du despotisme »216. « La République et la science apparaissent (…), comme deux sœurs qui s’appuient l’une sur l’autre »217. Aussi pensait-il avec Proudhon « [qu’] il est donc bien vrai de dire, que démocratie c’est démopédie, c’est-à-dire l’éducation du peuple »218.

176Spuller aspirait à l’avènement des « couches nouvelles » dont il se percevait comme une avant-garde. Projetant ce qu’il est – ou ce qu’il souhaite être – comme modèle de l’homme politique nouveau, il cherche à imposer une figure dont il est l’incarnation. Aussi, pour lui, la revendication de l’instruction pour tous est non seulement un projet de société, mais aussi un moyen de s’affirmer et de conquérir la légitimité nécessaire à l’exercice de la politique et ce, en déliant les liens sociaux qui font dépendre les mandats politiques de l’autorité sociale, caractéristique du système notabilaire. Se sachant socialement différent de la majorité des députés, y compris républicains, il ne cherche pas à dissimuler ses origines, mais au contraire il les revendique, en transformant ses stigmates en emblèmes. Cela est rendu possible par la mise en place d’un « marché politique » – « c’est-à-dire d’un espace de transaction entre les agents politiquement actifs et les profanes »219 – élargi par le suffrage universel. Par une légère détente – comparativement à la période de suffrage censitaire –, les transactions politiques dans les débuts de la Troisième République, tout en restant respectueuses des relations sociales, permettent une certaine autonomie où les statuts sociaux commencent à céder la place à un savoir-faire pratique spécifique – travail de commissions, instrumentalisation de la tribune, apparitions publiques etc. Cela permet à Spuller par un discours souvent proche du « populisme », de présenter son parcours comme spécifique à tous les républicains. « Nés (…), dans les profondeurs de la démocratie, élevés par notre éducation personnelle au-dessus de la condition sociale où nous semblions destinés à vivre »220. « (…), nous républicains, nous n’aspirons pas à constituer un régime en dehors et au-dessus des foules, comme étaient autrefois les anciennes classes dirigeantes ; nous sommes de la foule, nous vivons au milieu du peuple ; nous voulons marcher tous ensemble, du même pas, d’un même cœur, les uns avec les autres, vers la conquête de la lumière et de la justice : c’est là l’idéal républicain »221.

177Si la cause de l’instruction est pour lui directement liée à celle de la République, il reste également persuadé que c’est d’elle que dépend son avenir personnel. Aussi utilisa-t-il tous les moyens à sa disposition pour participer au débat et le faire aboutir et peu à peu ses prises de positions constantes sur ce sujet lui permirent d’acquérir un statut de spécialiste. Sans jamais négliger le rôle déterminant de la presse dans la diffusion de l’instruction, son mandat de député lui permit d’accéder à d’autres types de supports au premier rang desquels se trouvent les conférences populaires. À dater de son élection, Spuller consacre beaucoup de temps à cet exercice qui permet à l’homme politique d’être au contact des populations tout en le plaçant dans un rôle proche de celui de l’instituteur que les républicains rêvent d’instituer. Pour lui, « la conférence, c’est le livre qui parle ; c’est le livre vivant ; c’est le livre en action ; et (…), l’action est le propre de l’homme »222. De manière générale, les conférences traitent de sujets très divers, mais elles sont surtout des lieux de diffusion de la pensée politique. Les thèmes sont traités de manière à fournir aux auditeurs une base de réflexion républicaine au centre de laquelle domine la question de la diffusion de la science en opposition avec l’instruction traditionnelle, c’est-à-dire religieuse. Les conférences, comme les autres supports que sont la tribune, les articles ou les livres, sont donc une arme dans le débat politique dont l’enjeu autour de l’instruction populaire s’explique par l’affrontement de deux conceptions sensiblement différentes de la société – au sens d’ordre politique et social – celles qui opposent les partisans de la démocratie et les tenants de la contre-Révolution. Pendant plus de vingt ans, l’ensemble de la classe politique se divisa sur cette question. Chaque « groupe » sachant que de l’issue de ce combat dépendait, dans une large mesure, la forme que prendraient les institutions de la société française. En 1876, quand Spuller accède à des responsabilités électives, on peut considérer que par le vote des lois constitutionnelles et l’amendement Wallon, la République, du point de vue des institutions, était faite. Il s’agissait d’un régime représentatif conforme à l’idéal orléaniste, auquel se ralliaient les républicains modérés poussés par leur refus de la violence et leur peur du peuple. Si les institutions garantissaient l’appellation du régime, elles n’assuraient pas le fonctionnement de la vie sociale et les orientations à prendre pour établir de façon durable la République, non seulement dans les textes mais dans les esprits. Comme à l’occasion du plébiscite, le suffrage universel pouvait se détourner du régime en toute légalité. C’est cette éventualité – souhaitée par les uns, redoutée par les autres – qui explique, dans une large mesure, l’intensité du débat autour de la maîtrise et de la définition de l’enseignement.

178Pour nombre de républicains – dont l’exemple abouti pourrait être Paul Bert – la quintessence de ce conflit se réduisait à une opposition entre science et religion. Ce ne fut pas tout à fait le cas pour Spuller qui à la différence de beaucoup de ses camarades politiques n’était pas athée mais déiste223, et pour qui la liberté de conscience était un droit inaliénable. « La République ne fait pas la guerre à la religion. Attenter à la religion d’un citoyen, qu’est-ce autre chose qu’attenter à la liberté de sa conscience ? Les républicains ne déclarent pas la guerre à la liberté de conscience, la première et la plus précieuse de toutes les conquêtes, l’un des plus grands bienfaits de la Révolution française »224. Pour lui, la liberté de conscience, garante de l’instruction, elle-même garante des institutions ne peut être pleine et entière qu’à la condition que l’Église catholique voie ses prérogatives circonscrites au domaine spirituel. C’est pourquoi il considère que parmi les questions qui se posent à la démocratie, « la plus importante de toutes, c’est la guerre au cléricalisme »225 afin d’arracher aux religieux la direction des consciences et de diminuer ainsi leur emprise politique sur les citoyens électeurs. Ce n’est pas tant l’Église et son esprit « obscurantiste » qu’il redoute que la puissance unificatrice qu’elle constitue pour les différents partis hostiles à la République. Aussi, selon ses conceptions, « la lutte contre le cléricalisme doit être considérée, avant tout, comme la continuation de la lutte contre les anciens partis, réunis, groupés, ralliés par la cléricalisme »226. « Nous ne combattons pas la religion, nous combattons le cléricalisme ; or, qu’est-ce que le cléricalisme ? C’est la politique se couvrant du masque de la religion, c’est l’hypocrisie de la liberté de conscience, et c’est cette hypocrisie qu’il faut démasquer ». « Le cléricalisme est un parti, un vrai parti politique, le centre et le lien de tous les partis que nous avons à vaincre »227.

179Aussi, dans ses prises de position, il sépare la lutte anticléricale de l’intolérance religieuse. Pour lui, si l’Église respectait ses attributions, c’est-à-dire si elle renonçait à tout rôle politique, les anciens partis disparaîtraient et rien ne s’opposerait plus à l’instauration définitive de la démocratie. Néanmoins, à la vue du comportement du clergé et des ordres religieux – principalement au travers de l’action des jésuites –, il résume son anticléricalisme à un combat en faveur de la laïcisation de l’ensemble de la société dont l’enseignement est l’élément saillant. Il est mené et construit comme une guerre « déclarée à la République par les factions groupées sous la bannière du cléricalisme »228. Aussi, pour « repousser les attaques du parti clérical, il faut porter la guerre chez lui, dans son domaine, c’est pour cela que la question des écoles est la plus importante des questions politiques ».

180Dès le mois de mai suivant son élection, Spuller s’initie aux nouveaux moyens dont il dispose – au premier rang desquels, le travail de commission – pour participer à la réforme de l’enseignement. On le retrouve alternativement secrétaire ou rapporteur d’une grande partie des commissions relatives à l’instruction publique. Ainsi, tout en contribuant à la lutte anticléricale, il utilise cette question pour se former une identité par la maîtrise d’un thème. Pour Spuller, laïcité et liberté sont des thèmes dont la définition est imbriquée ; néanmoins, s’il revendique en leur nom la libération des individus, il faut entendre cela au sens d’individus masculins, confondus avec le citoyen disposant du droit de suffrage. Pour lui, les écoles doivent « être faites à l’image et pour le service d’une société politique »229 ; aussi son engagement en faveur de la diffusion de l’enseignement présenté comme l’absolue liberté de conscience doit être relativisé. S’il souhaite libérer l’homme de l’emprise de la religion, ce n’est pas pour le laisser entièrement libre. Sans qu’il ne paraisse conscient de ce paradoxe, la liberté qu’il souhaite attribuer aux citoyens est en réalité circonscrite aux devoirs que leur impose l’exercice de la souveraineté dont dépend l’avenir de la République modérée.

181C’est pourquoi, en dépit de la forme d’exposition mobilisée pour traiter le thème de « l’instruction pour tous », Spuller instaure des disparités entre l’enseignement réservé aux hommes et celui dispensé aux femmes. Néanmoins, dans les deux cas, il s’agit d’annihiler l’influence de l’Église sur les esprits pour que les hommes puissent exercer leur devoir citoyen en étant soutenus par les femmes pourtant exclues de la prise de décision.

b) Un enjeu : soustraire les femmes à l’obscurantisme

182Sans que l’argument lui soit propre, Spuller considère que la République pour se réaliser doit parvenir à s’imposer comme le régime dans lequel se reconnaissent tous les Français. Néanmoins, s’il revendique son adhésion à la devise républicaine « liberté, égalité, fraternité », ce n’est pas sans établir une hiérarchie entre ces trois termes et prendre ses distances avec le concept d’égalité. S’il est acquis à l’idée d’égalité mentale entre les individus – de sexe masculin – « nous ne croyons pas que personne naisse avec un signe de déchéance originelle. Nous sortons des mains de la nature, non pas comme des êtres parfaits, mais avec des facultés qui, s’il était possible de les mesurer à l’origine, et sauf le cas de dégénérescence physique, seraient trouvées presque toutes égales » –, il ne croit pas en revanche à l’égalité entendue au sens d’abrogation des différences et des disparités sociales. « Je n’ai pas la prétention folle de voir régner un jour un régime d’égalité complète et absolue, qui répugne à la raison autant qu’à la nature. Je pense, avec les hommes de la Révolution, que l’égalité, comme le disait Condorcet, peut et doit être le dernier but de l’art social ; mais je pense qu’avant de nous reconnaître et de nous proclamer tous égaux, il faut avant tout nous faire tous égaux, égaux de la seule égalité qui soit possible et vraie : l’égalité devant la loi, l’égalité fondée sur les développements de la raison générale et de la culture individuelle »230. Pas plus d’ailleurs qu’il n’adhère à une quelconque idée d’égalité entre les hommes et les femmes. « Trop de gens sont disposés à croire qu’en cette matière délicate on doit se proposer pour but de travailler à l’établissement de je ne sais quelle égalité chimérique et choquante, aussi contraire à la vérité qu’aux bienséances, et qui devrait régner entre les hommes et les femmes »231. En cela, il se différencie de certains gambattistes, dont Paul Bert, qui croyait à cette égalité.

183Pour Spuller, l’instruction des femmes et des filles est, comme celle des hommes, un devoir de l’État républicain, car c’est aussi des femmes que dépend l’orientation de la société, même si elles sont exclues des décisions politiques. Il aspire à ce que la femme moderne soit elle aussi attachée aux valeurs du nouveau régime. Sa volonté de donner à la femme une éducation ne signifie pas qu’il envisage pour elle une instruction équivalente à celle des hommes. Il ne souhaite pas octroyer aux femmes un rôle politique et encore moins les voir exprimer une opinion politique. Il a présent à l’esprit que dans la société nouvelle, orientée par les notions scientifiques, les hommes et les femmes ne peuvent continuer à vivre et à penser différemment. Particulièrement parce que la déchristianisation qui frappe le pays, depuis la période révolutionnaire, est un trait essentiellement masculin. En outre, depuis les années 1840, un renouveau religieux émerge et plaît particulièrement aux femmes qui témoignent d’une ferveur nouvelle. L’immense majorité des femmes déclare appartenir à une confession religieuse et dans une proportion bien supérieure aux hommes, elles fréquentent les lieux de cultes232. Elles constituent de ce fait le bataillon le plus important des intérêts religieux qui peuvent espérer puiser en elles la force d’inverser la tendance et de ramener les hommes dans leur giron. Au demeurant, la femme occupe une place prépondérante dans la préparation des générations futures. Par les valeurs qu’elles inculquent aux nouvelles générations, elles influencent le devenir de la société en perpétuant un schéma de pensée hostile aux préceptes républicains. Spuller est conscient de la puissance qu’une telle attitude confère aux cléricaux. L’Église elle-même sait que la perte de son influence sur les femmes pourrait occasionner en son sein de grands dégâts. Aussi, lorsque les républicains portent devant la Chambre leur volonté de rénover l’enseignement des jeunes filles, un débat violent éclate. Chacune des deux tendances sait que de la victoire dépend sa pérennisation, comme le montre cette déclaration de Jules Ferry, « (…) celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari »233. Pour lui comme pour Spuller, si la situation actuelle se perpétue en l’état, il est impossible d’envisager établir dans le pays une quelconque unité, car la nation va se déchirer au sein même de la famille. L’instruction des femmes est donc une nécessité, « c’est là ce qui fera l’unité morale que nous poursuivons et qui est le but de nos efforts »234. De ce fait, l’enseignement féminin, à l’image de celui des garçons, a pour objet de permettre la mise en place d’une conscience nationale où les divisions doivent disparaître grâce à un amour partagé de la patrie et du régime.

184Derrière l’instruction du suffrage universel se profile donc le caractère d’unité nécessaire du peuple, censé garantir l’ordre social puisqu’il exclut la violence du jeu politique légitime. Il y a donc un projet politique parallèlement à la demande d’instruction. Spuller s’est particulièrement investi dans ce combat sans y occuper des positions idéologiques spécifiques. Il ne fut pas, à la différence de Ferry, un des législateurs importants dans ce domaine. Mais il servit de courroie de transmission entre les républicains du Parlement et les électeurs. La quantité de ses discours présentés dans des divers forums, de ses articles et de ses livres sur ce thème, participa du travail de mobilisation en faveur de la République. S’attachant à présenter la notion d’ordre social que garantissaient l’instruction et la République, il participa de la définition de la nouvelle image « conservatrice » des républicains.

185Parallèlement à cet engagement politique, Spuller, tout en servant cette cause, s’en servit pour façonner sa propre image et acquérir la légitimité à représenter le peuple. Par l’investissement sur des thèmes aussi porteurs que la liberté et l’instruction, il investissait un créneau dans lequel il pouvait, simultanément à son engagement politique, se poser comme le modèle abouti. Cependant, la lutte pour l’instruction qui sous-tend la volonté de laïciser la société ne pouvait suffire à l’obtention totale de la légitimité politique. Car si elle permettait un lien direct avec le peuple, elle était trop commune aux républicains pour permettre à elle seule de s’imposer parmi eux. C’est pourquoi, durant une période assez courte, Spuller ne se départit pas du thème sur lequel il avait commencé à bâtir son profil politique et qui était doté d’une plus grande légitimité car il impliquait plus de spécificité et de savoir-faire : le traitement des questions relatives aux affaires étrangères.

3. Spécialisation dans le domaine des Affaires étrangères

186Quand, dans les années 1860, Spuller fait ses premiers pas dans le milieu républicain parisien, il est pourvu du viatique culturel minimal requis pour la fréquentation de la petite « élite » républicaine, à l’abri de son diplôme en droit. Toutefois, il ne dispose pas de la surface sociale nécessaire pour obtenir le statut d’avocat en charge de causes politiques. Cela permet de comprendre son abandon du Barreau au profit du journalisme où ses capacités, mises en rapport avec le cercle relationnel qu’il a tissé, lui permettent d’accéder à la parole politique, faute d’être en mesure de prétendre en exercer les responsabilités. Mais, à cette date, il n’est pas le seul provincial à ambitionner ce type de trajectoire, aussi se trouve-t-il pris dans un espace de concurrence qui le contraint à puiser dans ses ressources spécifiques afin de se différencier et de tenter de se détacher du nombre des prétendants.

a) Une spécialisation usurpée ?

187En mobilisant des facultés qui lui sont propres, Spuller n’est pas dans une démarche exclusivement stratégique235. Aussi l’action de l’homme dépasse-t-elle considérablement la conscience qu’il en prend lui-même. Et c’est de la perception qu’il a des circonstances dans lesquelles il se trouve placé et des hasards qui les composent qu’il poursuit une direction que l’historien peut expliquer, s’il n’y prend garde, comme volontaire et consciente.

188Eugène Spuller puisa dans ses facultés personnelles pour se différencier des autres au gré des rencontres, en utilisant notamment l’allemand comme ressource. Il ne voyait pas dans cette pratique un élément susceptible de lui conférer une valeur spécifique. Et pourtant, c’est cette caractéristique couplée avec la rencontre de Grégory Ganesco qui facilita sinon ses débuts dans le journalisme, du moins sa spécialisation sur le thème des affaires étrangères. C’est en collaborant à La Gazette de Francfort qu’il acquiert des connaissances sur les politiques des pays européens et un statut « d’expert » du traitement des questions étrangères et diplomatiques. Ici, joue à plein la différence entre la manière dont il est perçu par les autres journalistes et la réalité du travail qu’il effectue. Les débuts de sa spécialisation relèvent à la fois du hasard et de la croyance des autres en ce qu’il est236. Spuller use de son image de spécialiste et les hommes qui l’entourent le considèrent comme tel.

189Avec son élection Spuller se saisit, par le biais des commissions, des instruments relatifs à l’acquisition d’un savoir-faire politique dans le domaine des Affaires étrangères. Il participe régulièrement – c’est-à-dire presque annuellement – à la sous-commission chargée d’examiner le budget consacré au ministère des Affaires étrangères et à plusieurs reprises, comme en 1877237, il en fut le rapporteur. L’année suivante, il accentue ses positions en s’exprimant sur la restauration de l’ambassade de France à Berlin238 et en étant rapporteur du projet par lequel la Chambre adopte « le principe de la création d’une légation auprès des principautés indépendantes de Roumanie et de Serbie et d’agences diplomatiques auprès du Monténégro et de la Bulgarie »239.

190Dans les registres des commissions, on constate qu’il intervient principalement sur le thème des Affaires étrangères, même si, au cours des années 1876/1879, il participe également, mais dans une moindre mesure, aux débats relatifs à l’instruction publique et aux cultes. Ainsi, par l’utilisation – qui passe par une brève période d’apprentissage – des dispositifs parlementaires, Spuller se forme une spécialité qui l’aidera à briguer un mandat électoral.

191Cette démarche fut une réussite puisqu’à plusieurs reprises il fut pressenti pour occuper des responsabilités au ministère des Affaires étrangères et lui-même envisagea une reconversion dans la diplomatie lorsqu’aux élections législatives de 1885, il dut faire face à une puissante opposition dans la Seine.

b) Prémisses de l’accès au ministère des Affaires étrangères

192Spuller avait acquis ses galons dans le domaine des Affaires étrangères. Cela lui conférait une place spécifique dans les milieux politiques et modifiait de manière considérable sa position au sein du groupe gambettiste, dont certains membres ne le croyaient pas capable d’être député. Mais, si dans la période précédant son élection sa participation à la lutte politique se fit essentiellement dans l’ombre, sa position est officialisée et il est pressenti pour occuper des fonctions politiques de première importance, dans le cadre d’un exercice collectif du pouvoir.

193Dès le mois d’octobre 1877, alors que s’installe une République modérée, bourgeoise et soucieuse de ne pas effrayer, les gambettistes souhaitent peser de plus en plus sur le gouvernement y compris de manière indirecte, en attendant que leur leader accède à la présidence du Conseil. Spuller passant pour plus modéré et conciliant que la plupart des « généraux » gambettistes, avait le profil pour servir de pont avancé entre les ministères issus de la crise du 16 mai et le groupe. Aussi, à plusieurs reprises entre 1877 et l’avènement du « grand ministère », Gambetta chercha à utiliser ses compétences en tentant de le faire entrer au cabinet des Affaires étrangères.

194La première source est datée du 15 octobre 1877, c’est-à-dire entre les deux tours des élections législatives. À cette date, les projections sur la future composition du ministère vont bon train et les tractations entre les groupes sont quotidiennes. Malgré leur position de leader dans la crise du 16 mai, les gambettistes savent que Mac-Mahon ne fera pas appel à eux pour former le gouvernement. Aussi, pour ne pas être exclus des instances dirigeantes, ils cherchèrent à placer certains de leurs hommes dans le nouveau ministère. Gambetta, réélu président de la commission du budget, prépare la résistance légale. Le ministère démissionne le 20 novembre. Cette fois, les républicains pensent leur heure venue et tous cherchent à obtenir des fonctions ministérielles. Les gambettistes ne pouvaient espérer obtenir des ministères de première importance, comme l’Intérieur ou l’Instruction publique. C’est pourquoi, sans être périphérique, le cabinet des Affaires étrangères semblait davantage à leur portée et Gambetta considérait Spuller comme le plus apte d’entre eux pour y accéder. « Gambetta voudrait faire nommer Spuller au poste de sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères »240. Les tractations avec les élus républicains susceptibles d’être appelés à former le Cabinet, furent sur le point d’aboutir. Mais Mac-Mahon déjoua ces projections et confia – le 23 novembre – le gouvernement à un compagnon d’armes, le général Rochebouët. Cette nouvelle crise et ce ministère éphémère empêchaient pour un temps la réalisation des projets de Gambetta. En revanche, elle eut pour effet de cimenter l’alliance entre les républicains modérés et les plus avancés permettant leur avancée vers le pouvoir en interdisant la « conjonction des centres ».

195La démission de Mac-Mahon ouvre des perspectives nouvelles aux gambettistes. Si Gambetta, peu assuré de réussir, renonce à se présenter à la succession, il escompte être appelé au ministère. Mais l’hostilité de Grévy à son égard le conduit à chercher à assurer la présence gambettiste au gouvernement par d’autres biais. À nouveau, il songe à faire investir Spuller, mais Waddington reste sourd à ses propositions. Aussi, quand Freycinet accède à la présidence du conseil, c’est une nouvelle fois Spuller qui est pressenti pour l’épauler. « L’arrivée de Freycinet aux Affaires étrangères avec Spuller pour sous-secrétaire inquiète un peu le monde diplomatique. On dit que c’est probablement l’esprit de La République française qui entre dans la combinaison politique »241.

196En dépit de l’échec de ces tentatives, les gambettistes voyaient s’approcher le moment où Grévy serait contraint de faire appel à leur leader et ils se préparent à accéder au pouvoir en groupe. « On dit que Gambetta serait résolu à accepter la présidence du conseil avec Challemel-Lacour et Spuller. Le premier comme ministre le second comme sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères »242. Cependant, il leur fallut attendre encore presque deux ans pour que Grévy appelle Gambetta. Nous ne reviendrons pas sur les difficultés que rencontra le tribun pour constituer son ministère. Le 14 novembre 1881, Gambetta annonce la composition de son ministère. Outre la présidence du Conseil, il prend en charge le ministère des Affaires étrangères auquel il associe Spuller avec le titre de sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil et aux Affaires étrangères. Pour la première fois, Spuller était officiellement nommé à des fonctions gouvernementales. Dans une large mesure, la classe politique considéra cette affectation comme une direction déguisée du ministère des Affaires étrangères car, comme l’écrit Le Paris, beaucoup pensaient que Spuller aurait dans ce ministère « une situation aussi importante qu’un ministre [car il a plus que Gambetta], les qualités d’un homme de gouvernement »243.

197Cette nomination ne fait pas taire les jalousies et les méfiances, au premier rang desquelles celles de Challemel-Lacour. Quoi qu’il en soit, les difficultés rencontrées par le ministère et sa durée éphémère conduisirent les membres du groupe à faire taire leurs querelles et à se solidariser dans les turbulences.

198À dater de cette expérience, Spuller avait acquis ses lettres de noblesse et, désormais, on vit en lui un potentiel ministre des Affaires étrangères. Il espérait cette promotion, et il pensait qu’en cas de difficultés électorales, son passage dans ce ministère couplé à son travail parlementaire sur le sujet lui permettrait de briguer un poste de diplomate et donc, de se maintenir dans le monde politique. Sur ce terrain encore, Spuller ne fit pas preuve d’une connaissance sérieuse du monde diplomatique, encore largement soumis au clientélisme et dans lequel le recrutement se faisait essentiellement entre membres de la noblesse et de la grande bourgeoisie. Si Challemel-Lacour, par exemple, pouvait sans encombre être nommé à Londres, c’était davantage en raison de ses origines sociales que de son dévouement aux côtés des gambettistes. Aussi, quand à partir de 1881 et surtout 1885 Spuller connut des problèmes pour être réélu dans la Seine, il envisagea une carrière diplomatique. Mais ses espérances butèrent sur la réalité sociale d’un monde auquel il restait socialement étranger. On dispose de peu d’éléments concernant les démarches – probablement orales – de Spuller pour obtenir une ambassade. La presse s’en fit l’écho et il ne démentit pas. Ainsi, dans un article de La Patrie daté du 24 janvier 1885, il est dit que Spuller, battu aux élections dans la Seine, obtiendrait une ambassade, « ce qu’il revendique depuis plusieurs mois ». Pourtant, jamais son nom ne fut cité pour un poste à l’étranger.

199Cet épisode atteste le fait que Spuller n’était non seulement pas parvenu à se faire à l’idée du fonctionnement social des relations politique, mais aussi que les fonctions de représentation diplomatique n’avaient, en dépit de la gestion de la République par des républicains, pas été modifiées à la différence des portefeuilles ministériels ou des fonctions électives à caractère régional.

200Spuller, grisé par son relatif succès politique, ne percevait pas l’originalité de son propre parcours et a fortiori la permanence des modes de recrutement des fonctions qui n’étaient pas soumises au vote. Cette incompréhension apparut également lorsqu’il brigua un siège au Sénat où il eut beaucoup mal à se faire accepter.

C. L’investissement dans l’arène et dans le « métier » parlementaires

201Avec son élection à la Chambre, Spuller passe de la position d’auxiliaire plus ou moins occulte à la position d’acteur direct. Il se saisit alors de toutes les opportunités qu’offre, à quelqu’un de son origine, la formation d’un « métier » parlementaire.

202La notion de « métier » politique est alors un enjeu de lutte majeur. Le processus dans lequel est pris Spuller est, pour le dire vite, le passage de « l’assemblée de notables » à un espace de pouvoir spécifique caractérisé par une différenciation des formes sociales d’autorité244. En effet, « les assemblées de notables », qui caractérisaient les formes d’assemblées antérieures depuis la Révolution française, consacraient dans la sphère politique l’autorité sociale de leurs membres. Cette autorité sociale était notamment marquée par l’absence d’autonomie des univers politiques économiques et moraux. L’accession au pouvoir des « couches nouvelles », dont Spuller est une figure-type, a pour résultat une transformation relative de ces modes traditionnels d’autorité. Le principal effort fut pour les républicains dépourvus des ressources sociales de leurs pairs, de contribuer à la différenciation de ces ressources sociales. C’est ainsi que l’invention d’un « métier » politique, comme activité spécialisée de plus en plus séparée des autres secteurs d’activité, peut se voir comme la condition nécessaire de leur accession et de leur maintien au pouvoir.

203Ce mouvement ne se fit ni en un jour, ni sans luttes ni résistances, comme en attestent les violents débats étudiés par Hervé Fayat dans son travail sur la discipline parlementaire245. Nous n’analyserons pas ici les étapes de ce processus long qui aboutit à l’édification d’un « système de raisons » comme ensemble de justifications et d’images de la fonction parlementaire qui excède largement les seuls députés246. Retenons simplement qu’il se caractérise aussi par une division de plus en plus complexe du travail politique et la mise en forme de codes, de normes et de « savoir-être » contraignants pour l’élu. Parmi les marqueurs les plus objectifs de ce processus, on peut noter la spécialisation au sens de compétences techniques dans des domaines précis (par le travail de commission) ; la rémunération de l’activité politique qui permet de se détacher pour partie des contraintes économiques et la production d’un langage propre aux parlementaires dont les conditions d’énonciation diffèrent des autres espaces sociaux (salons, cafés, banquets)247.

204Eugène Spuller, comme ses homologues, engage dans ce processus la totalité de son être social et investit dans les différentes tâches de ce « métier parlementaire ».

1. Instrumentalisation de la tribune

205Lorsque Spuller accède à des responsabilités parlementaires, sa situation est sensiblement différente de celle de beaucoup de députés provinciaux pour qui l’élection marque une rupture sensible dans leur trajectoire. Ceux-ci sont contraints de s’installer à Paris et ce déracinement constitue un handicap car, simultanément, ils doivent reconstituer de nouveaux réseaux sociaux et se familiariser avec les codes et les normes propres à la fonction de député. Ces nouveaux entrants doivent rapidement se faire à l’ordonnancement politique de l’enceinte parlementaire dans laquelle s’établit une hiérarchie en dépit d’un mode de nomination égal pour tous. Outre qu’ils doivent apprendre à se comporter en parlementaires, il leur est indispensable d’assimiler les rapports fonctionnels qu’entretiennent entre eux les différents espaces que sont la tribune, les commissions, mais aussi les couloirs ou la buvette car la discipline en vigueur à la Chambre « organise un espace analytique qui suppose une distribution spatiale des personnes appelées à fréquenter l’Assemblée »248.

206Spuller n’est pas confronté à un tel bouleversement, il habite la capitale depuis presque vingt ans, il y a ses habitudes, son réseau de sociabilité et, avantage notable, les relations qui ont permis son élection sont elles-mêmes parisiennes. De plus, il connaît le fonctionnement de l’arène parlementaire. Sa présence assidue dans les couloirs de la Chambre est attestée par de nombreux témoins. Cette constante fréquentation des hommes politiques est un plus, car à cette période l’augmentation du nombre des nouveaux entrants dans la « carrière parlementaire », ainsi que la diversité de leur appartenance sociale et de leur provenance géographique, font que les membres de l’Assemblée se connaissent assez mal. Il est fréquent qu’en dehors des grandes figures politiques, les députés soient dans l’incapacité de se reconnaître. Spuller ne rencontre pas cette difficulté et s’intègre rapidement dans le monde parlementaire grâce à sa parfaite connaissance du fonctionnement – matériel et rituel – de l’Assemblée nationale. Il bénéficiait de la maîtrise des différentes étapes du travail parlementaire et d’une expérience pratique des codes en vigueur dans cette enceinte où il était lui-même connu avant d’y être officiellement admis.

207De plus, à la différence de beaucoup d’autres, lorsqu’il s’inscrit à l’Union républicaine – groupe parlementaire gambettiste – il connaît personnellement, et pour certains intimement, les hommes qui la composent ; aussi c’est presque spontanément qu’il y occupe une position proche de celle qu’il avait dans les locaux de La République française. Il est précédé dans cet espace par ce qui est su et connu de sa trajectoire politique et des fonctions qu’il remplissait dans l’ombre. Cette situation particulière lui permit de se faire rapidement une place dans le cercle restreint des députés collaborant effectivement aux diverses tâches du travail de l’Assemblée.

208Son attitude révèle sa volonté de se faire connaître et reconnaître ; c’est pourquoi il investit tous les espaces autorisés par son nouveau statut de député, au premier rang desquels se situe la tribune249. Être à la tribune offre divers profits. D’abord, cette présence témoigne du rang occupé dans le groupe parlementaire auquel on est rattaché car les prises de position de l’orateur sont le résultat de débats internes au groupe. Monter à la tribune atteste le fait que l’on ait convaincu les siens et donc, que ses propres idées se sont – dans une certaine mesure – imposées à eux. De plus, Spuller, journaliste de profession, sait que les avantages d’être à la tribune ne se limitent pas à l’Assemblée elle-même. Il n’ignore pas qu’elle est un tremplin indispensable à la diffusion de ses idées car les principaux journaux relatent quotidiennement le déroulement des séances, retranscrivent de larges extraits des débats et citent les noms des différents intervenants ; ainsi l’existence du parlementaire devient effective, c’est une sorte de campagne électorale permanente qui lui permet de rester constamment en contact avec son électorat. Fort du sens pratique de cette réalité, il cherche à conquérir la tribune qui est entre les mains des députés les plus (re)connus, les « chefs de partis ». Il doit donc faire face à une concurrence et, en dépit des avantages dont il dispose, ses stigmates passés sont un réel handicap.

209Vers 1876, Spuller n’a pas encore eu l’occasion de se rôder à l’exercice de la prise de parole devant des assemblées. Habitué à parler dans des groupes restreints – les cafés, les discussions politiques au sein de La République française etc. – ce n’est que depuis deux ans qu’il a entrepris de faire des conférences publiques dans lesquelles il se confronte soit à un public acquis – dans le cadre des banquets ou des conférences à thème – soit à un auditoire qu’il convient de convaincre – les réunions électorales. Autant de manifestations publiques où le discours s’apparente au mode oratoire en vigueur dans les cafés. À cette date, les formes du discours à la tribune se construisent sur un modèle plus proche du Barreau et requièrent les mêmes compétences. Spuller, en dépit de son titre d’avocat, n’a que très rarement plaidé ; aussi est-il dans une phase d’apprentissage. Malgré cette difficulté, il sait qu’il ne peut rester muet à la Chambre car celle-ci risque d’être dissoute. Il y a donc un risque réel d’élections anticipées. Dans cette configuration, ce sont plutôt les notables jouissant d’une réputation établie qui sont assurés de leur réélection. Pour un individu de sa condition, les choses sont tout autres. Il doit faire ses preuves, à la fois en direction des responsables politiques qui ont consenti à lui faire confiance et auprès des électeurs qui, en lui accordant leur suffrage, ont d’abord voté pour un candidat soutenu par Gambetta. C’est pourquoi il doit impérativement s’approprier les instruments de l’arène parlementaire pour se faire (re)connaître et accroître ainsi ses chances d’être réélu. De sa réélection dépendent non seulement sa position dans le champ politique, mais également le maintien de ses ressources financières car, depuis le changement de rémunération des collaborateurs de La République française, c’est de son indemnité parlementaire qu’il tire sa principale source de revenus.

210Spuller, à la différence des « barons » de la politique, doit essayer d’anticiper l’avenir sous la contrainte de perdre sa place parlementaire.

a) Récurrence et fréquence des thèmes dans un cadre contextuel

211C’est quelques semaines après son élection que Spuller monte pour la première fois à la tribune. Le 18 mars, les députés ont eu à se prononcer sur une proposition déposée par Raspail en faveur de l’amnistie. Fidèle à son programme, Spuller est signataire de ce texte pourtant rédigé en des termes très radicaux250. Néanmoins, le jour du vote il est absent de l’Assemblée, ce que la presse de droite comme de gauche ne manque pas de dénoncer par la suite. Conscient qu’une campagne sur ce thème peut détacher de lui une partie de son électorat, il choisit de s’expliquer. Il dispose d’une excuse irréfutable, il était « retenu à Paris pour les obsèques de Michelet »251. Il est néanmoins vraisemblable que Spuller se saisit de ce deuil pour ne pas être obligé de voter car la question de l’amnistie divise les gambettistes. Aussi la mort de Michelet est-elle une aubaine pour lui, plus enclin à se déclarer pour l’amnistie devant son électorat parisien que réellement prêt à soutenir cette loi face à une Chambre majoritairement hostile. Son absence est donc à lire davantage comme l’effet d’un subtil sens politique que comme le fait du hasard.

212Parallèlement, il recherche les moyens de s’exprimer à la Chambre en abordant des thèmes sur lesquels il s’est façonné une spécialité, ce qui apparaît dans le contenu de ses interventions faites en 1876. Cette année-là, il intervient neuf fois à la tribune, une fois sur l’avenir des condamnés de la Commune252, une fois sur le règlement de la Chambre253, quatre fois sur la presse254 et trois fois sur des questions relatives à l’enseignement255. Cette dernière question, à quelques nuances près, fait l’unanimité chez les républicains. Tous ont fait campagne sur ce thème et attendent avec impatience de voir émerger le débat qui s’annonce difficile face aux conservateurs. Apparaître comme l’un des fondateurs de ces lois garantit une place de première importance dans le jeu politique. Spuller connaît parfaitement ces sujets. Pour lui, sa présence à la tribune sur l’instruction et sur la presse n’est que la continuation d’une entreprise politique collective dans laquelle il tente d’accroître son influence. Encore une fois, il sert le groupe et il s’en sert et agit pour construire les deux simultanément, tout en participant par son investissement à la redistribution en cours du « métier » de député.

213Son implication dans la révision du règlement de l’Assemblée nationale témoigne elle aussi de cette préoccupation. S’intéresser à la codification du règlement atteste une participation active, mais pas seulement. A un moment où l’Assemblée nationale devient une arène spécifique et où des comportements nouveaux tentent de transformer les modes traditionnels de domination et d’autorité en vigueur dans la société, s’intéresser au règlement est pour un député comme Spuller une manière de chercher à faire de ce qu’il est le modèle de ce qu’il faut être, tout en affirmant une certaine conception de l’État. En effet, la construction d’un règlement intérieur garantit également l’ordre étatique en train de se faire car elle permet – ou doit permettre – de conjurer les dangers politiques du moment en assignant des limites à chaque député et donne donc un avantage à ceux qui ont l’ascendant. Cette codification encore balbutiante s’inscrit dans un processus long, au sens « eliassien » du terme, de construction de l’État256.

214Pour Spuller, il est important de soumettre tous les députés aux mêmes devoirs, droits et contraintes, sans homogénéiser entièrement le Parlement car, adepte de la méritocratie, il refuse les positions pré-acquises. Pour les députés qui sont à l’origine de ces réformes cette connaissance des rouages permet une meilleure maîtrise de l’institution qui pour beaucoup reste un maquis.

b) Analyse de ses interventions à la tribune

215Afin d’analyser la présence de Spuller à la tribune, nous avons réalisé un graphique pour la période 1876-1892, (de sa première élection à son entrée au Sénat).

Graphique 2. Interventions de Spuller à la tribune de l’Assemblée nationale

216Au regard des chiffres peu élevés – la moyenne se situe entre quatre et cinq interventions annuelles –, Spuller n’est pas le modèle de l’orateur assidu. Avant d’aboutir à une telle conclusion, il convient de prendre en compte la situation de la majorité des élus dans ce domaine. Au début de la Troisième République, les députés sont pour la plupart des nouveaux venus dans la « carrière » politique. Seules, quelques figures emblématiques dans les deux camps pouvaient se targuer d’une pratique politique réellement participative. De plus, le mode de scrutin et la nécessité de trouver des candidats dans toutes les circonscriptions font entrer dans le jeu politique des hommes sans expérience dont les ambitions politiques nationales sont le plus souvent fraîchement déclarées257. Méconnaissant les rouages de « l’arène de la politique »258 dans laquelle ils pénètrent sans préparation particulière, beaucoup d’entre eux considèrent la tribune comme le pire des exercices, celui qui demande confiance, assurance et des talents particuliers tels que l’aisance orale, le pouvoir de conviction et une grande maîtrise des débats et des enjeux proprement politiques. La plupart d’entre eux ne parviennent pas à surmonter leur appréhension et ils sont nombreux à se contenter de quelques « bravos, concluez, c’est impossible etc. » qui leur donnent l’impression de participer. En cela, le personnage de fiction Médéric Charvet, créé par Jules Claretie dans son roman Candidat ! est particulièrement représentatif de la figure du nouveau venu en politique. Il rêve de monter à la tribune pour y prononcer un « discours-ministre » sans toutefois parvenir à dominer son appréhension. C’est pourquoi, comparativement à l’attitude de la majeure partie des députés, Spuller peut être considéré comme un élu actif.

217L’analyse du graphique laisse apparaître une certaine irrégularité dans ses prises de parole. À trois reprises – 1882, 1886 et 1892 – on constate une absence totale qui s’explique pour plusieurs raisons. En 1882 après de constantes interventions, Spuller déserte la tribune pour deux motifs. Jusqu’au 26 janvier il est sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement de Gambetta. Cette activité, sans l’interdire, ne nécessite pas sa présence à la tribune. Puis, avec la chute du ministère qui déstructure les positions du groupe gambettiste au sein de la Chambre, Spuller choisit comme la plupart des gambettistes de rester pour un temps éloigné du Parlement. Cette période de repli et de silence est mise à profit pour consolider et rassembler les troupes gambettistes. Leur activité politique, cette année-là, se situe davantage dans les antichambres du pouvoir que sur la place publique. Il leur faut déterminer une nouvelle stratégie politique et retrouver une sérénité d’esprit affectée par les railleries, les trahisons et les déceptions nées de cette expérience éphémère du gouvernement. L’année 1882 est donc, pour le groupe, une année charnière car leur avenir politique dépend de leur capacité à redéfinir leur place dans cette nouvelle donne.

218Son absence en 1886, comme en 1892, s’explique par des causes moins lourdes de conséquences. En 1886 (octobre/décembre), Spuller est envoyé à New-York avec le titre de délégué dans le cadre des festivités pour l’inauguration de la statue de la liberté. Enthousiasmé par ce voyage et par l’accueil qui lui est réservé, il y demeure plus longtemps que la délégation officielle259. Quant à 1892, il est élu au Sénat le 24 avril en remplacement de Joigneaux décédé, aussi passe-t-il beaucoup de temps en Côte-d’Or afin de préparer cette succession.

219Pour les treize années restantes, on constate des pics d’interventions en 1878 et 1884. En 1878, la crise du seize mai 1877 a profondément modifié le paysage politique et les républicains sentent que le jour approche où ils seront enfin maîtres au Parlement. Pour Spuller, il s’agit encore une fois de se rendre incontournable pour être en mesure, le moment venu, de prétendre à des responsabilités ministérielles. Aussi parle-t-il sur des thèmes très disparates mais qui ont pour point commun de chercher à délimiter l’orientation du régime, tout en façonnant son image tant auprès des députés que des électeurs. Il s’adresse à l’Assemblée pour demander le retour des Chambres à Paris260. Ce thème récurrent de la dernière campagne électorale est fortement symbolique car ce retour doit marquer la fin de la division nationale et montrer à l’Europe que la République est le gouvernement légitime de la nation. De plus, c’est un geste en direction de la population parisienne dont Spuller est l’élu. Toujours pour attester l’intérêt qu’il porte à ses administrés, il questionne le gouvernement sur les mesures à prendre pour éviter des catastrophes semblables à celle de la rue Beranger261. Il multiplie les signes à l’égard de ses électeurs pour incarner l’image-type de l’élu républicain, investi à la fois sur les questions nationales et sur des questions « locales ». Corrélativement, il agit de manière à relier les deux en participant de la construction de la mémoire de l’État républicain.

220C’est dans cette optique qu’il demande des funérailles nationales pour des hommes tels que le colonel Denfert-Rochereau. Cette démarche doit permettre de rassembler la population dans une mémoire commune où les héros républicains sont appelés sinon à détrôner, du moins à cohabiter avec les grandes figures nationales déjà célébrées. De plus, ce type de prises de position est largement commenté par la presse républicaine et Spuller acquiert ainsi peu à peu une stature d’homme public qui joue non seulement en externe, mais aussi en interne et renforce sa place au sein de la Chambre en faisant reconnaître par ses pairs et respecter ses ennemis pour la qualité de son travail et de son investissement dans « la chose politique ». Son comportement finit par porter ses fruits et c’est le bénéfice de cet engagement qui explique le chiffre élevé de ses interventions en 1884. Cette année-là, l’essentiel de ses discours est au titre de son statut de président de la commission d’enquête sur la situation des ouvriers de l’agriculture et de l’industrie en France.

221Ainsi, en l’espace de quelques années et par l’utilisation des instruments propres au Parlement, Spuller parvient-il à diminuer ses handicaps politiques en participant de la professionnalisation du « métier » politique, processus autorisé par la mise en place d’un régime nouveau nécessitant des réformes dans l’exercice du politique.

222Mais si Spuller utilisa fréquemment la tribune, il ne se contenta pas de ce tremplin qui demeure surtout entre les mains des « chefs » de parti. Pour y accéder, il s’investit dans une autre arène moins ouverte, mais dotée d’une grande influence sur la Chambre : les commissions. C’est là qu’il conquiert une identité en affirmant ses compétences sur des sujets très précis, parmi lesquels émergent les thèmes de l’éducation et des affaires étrangères.

2. Les commissions

223Le travail de commissions est pour Spuller une manière accessible pour s’inscrire dans le jeu parlementaire. Ici, le fonctionnement repose sur la même définition que l’utilisation de la tribune. A une époque où la majorité des députés ne font que siéger, s’investir dans ce type de travail est un moyen de s’imposer et de participer à un champ en construction. C’est être dans le champ et faire le champ. Recourant à ses qualités personnelles, notamment la maîtrise de l’écrit, il devient un membre incontournable dans la composition de certains types de commissions.

a) L’investissement dans le travail de commissions

224Conscient de l’importance qu’elles représentent pour se faire reconnaître et accepter dans le cercle restreint des élus « qui comptent », il s’inscrit dès 1876 dans sept commissions. Chacune d’entre elles paraît rigoureusement sélectionnée afin de participer à la construction d’une identité politique bâtie sur des thèmes précis. Outre le sujet de l’enseignement, il s’inscrit dans des commissions de moindre envergure, mais qui visent soit à l’organisation interne de la Chambre, soit à la résolution de questions cruciales comme toutes celles se rapportant à la Commune, aux élections ou aux libertés – presse, colportage, réunion etc. Son implication dans ce travail est énorme, au cours des cinq premières années de son élection, il participe à vingt commissions et, fait assez remarquable, dès 1876 il est à plusieurs reprises inscrit au titre de rapporteur, y compris dans des commissions de grande importance sur le plan politique telle que celle chargée de l’examen du projet de loi sur la collation des grades.

225La confiance dont il bénéficie confirme que, dès le début, Spuller occupe à l’Assemblée une position assez différente de la plupart des nouveaux élus, position qu’il doit pour partie à sa situation acquise dans le milieu politique parisien avant son élection. Cette constatation est renforcée par une analyse des membres composant ces commissions. Il arrive parfois que des membres importants du groupe gambettiste cohabitent dans des commissions, mais le fait reste anecdotique262 car il semble qu’ici aussi, ils respectent leur conception de la division du travail politique et évitent d’empiéter sur leurs attributions respectives et de concentrer inutilement leur force. La présence d’un des lieutenants de Gambetta garantit la défense des idées du groupe ; aussi est-elle en elle-même suffisante. Toutefois, l’étude des listes de commissions fait apparaître un nombre restreint de noms – toutes tendances confondues. Il semble qu’être membre de commission requière des aptitudes qui, comme pour la tribune, découragent une large part des députés. Il est fréquent de trouver avec Spuller, Lockroy, Martin-Feuillée ou encore Rémusat ; les prétendants à ce type de responsabilité n’équivalent pas au nombre d’élus ; c’est donc le parfait moyen pour ceux qui s’en chargent de se faire connaître dans l’espace parlementaire.

b) L’analyse quantitative de sa participation, le rang occupé dans les commissions

226Un graphique indiquant les thèmes qu’il choisit de manière préférentielle – à l’exclusion des sous-commissions – atteste sa volonté de se présenter comme spécialiste de certaines questions-clés dans le débat politique. Cette image lui permet d’atténuer l’étrangeté de son profil politique tout en contribuant de la définition de la figure du représentant politique du nouveau régime.

227Trois thèmes émergent : l’enseignement, les questions relatives aux ministères des affaires étrangères et le budget de l’État. Spuller est le plus souvent simple membre ou secrétaire, mais il brigue le titre de rapporteur qui donne accès à la tribune.

Graphique 3. Rapporteur de commissions à la Chambre

228Les commissions lui permettent d’être à la source de la définition de la future école républicaine qui est le thème qui lui tient le plus à cœur au moins jusqu’au vote des lois sur l’enseignement obligatoire, laïque et gratuit. Après ces échéances, sa moindre activité sur ce point s’explique par la baisse des enjeux proprement politiques.

229Le graphique montre également son investissement régulier dans les commissions traitant des affaires étrangères, domaine dans lequel ses compétences acquises dans le milieu journalistique sont un facteur d’intégration. La commission du budget, quant à elle, oblige à une parfaite connaissance des rouages étatiques. Elle est donc réservée à des hommes ayant fait la preuve de leur talent dans ces domaines. Spuller remplit ces conditions auprès des gambettistes. Il a fait ses preuves pendant la période de Défense nationale et également dans le cadre de La République française. Il maîtrise les différents aspects du budget et, surtout, sa rigueur et le sérieux de son travail apporte à chacun la garantie de son efficacité.

Graphique 4. Principaux thèmes de commissions

230Ce faisant, il accroît son influence sur le groupe car il est perçu comme la cheville ouvrière des gambettistes. De plus, il côtoie, dans ces réunions restreintes, tout ce que la classe politique compte d’hommes influents. Surtout, c’est dans ce type de comités réduits que se discutent réellement les lois et les orientations politiques, l’Assemblée n’étant que le lieu où elles sont entérinées, même si elle apporte toujours quelques modifications.

231Par ce travail de commissions, il se fait reconnaître et son statut de spécialiste s’impose progressivement. C’est grâce à cette implication qu’il est à moment donné investi des dispositions nécessaires à la fonction ministérielle. Ce n’est finalement pas un hasard si sur trois portefeuilles, il fut deux fois ministre de l’Instruction publique (1887/1893-1894) et une fois ministre des Affaires étrangères (1889/1890).

232Sa stratégie d’accès aux plus hautes charges de l’État par l’utilisation et la pratique des instruments de l’arène parlementaire est donc couronnée de succès. En effet, Spuller occupa ou tenta d’occuper toutes les fonctions-clés de la Chambre. S’il échoua à plusieurs reprises dans sa volonté de la présider – il ne faisait pas l’unanimité au sein de son propre groupe et le vote nécessitait un large soutien à la différence des postes ministériels, résultats de relations plus personnelles –, il parvient quand même à se faire élire dès 1881, puis en 1883, 1884, 1887 et 1890, vice-président.

233Constamment au cœur des grandes questions, il vit une situation particulière en 1884 en étant nommé président de la commission d’enquête sur la situation des ouvriers, de l’agriculture et de l’industrie. Cet épisode peut être considéré comme une sorte de récompense pour son investissement dans le travail de l’Assemblée. Portant au centre du débat la question ouvrière, elle fut la source de grands espoirs et de multiples craintes qui expliquent l’engouement qu’elle suscita. Par cette entremise, Spuller prend conscience de la question sociale et de ses « dangers » pour l’ordre social établi, ce qui influence dans une large mesure ses prises de positions ultérieures.

3. Le cas particulier de l’enquête sur la situation des ouvriers et des agriculteurs (1884)

234Dès l’annonce du vote de l’enquête par la Chambre, la population ouvrière parisienne, mais aussi provinciale, témoigna un vif intérêt pour ces travaux. Décidée dans une période de crise qui correspond à peu près à la restructuration du mouvement ouvrier parisien, elle est perçue comme un espoir par les travailleurs, par l’ensemble des socialistes et des radicaux, mais également comme une arme dans le combat politique et pour beaucoup elle joue le rôle d’une sanction à l’égard du Cabinet Ferry. Pour sa part, Spuller refuse cette lecture des faits et s’applique dans son discours, prononcé le jour même de son élection, à montrer comment cette enquête n’est pas une rupture avec le gouvernement, mais sa continuité. « Après avoir écouté les divers discours prononcés de part et d’autre, j’ai été amené à penser que l’enquête proposée n’était nullement et n’est pas encore en opposition avec le langage et l’attitude du gouvernement. Ce langage et cette attitude ont eu toute mon approbation. (…), C’est ainsi, que l’enquête a pu être votée, non pas dans un esprit d’hostilité à l’égard du Cabinet, mais avec l’intention avouée et honorable de faciliter sa tâche et celle de la majorité républicaine de la Chambre ». Par ces mots, Spuller, alerté par le ton des débats du Parlement et de la presse, recentre le problème et disqualifie toute tentation radicale. Il ne veut pas inféoder le sort du ministère aux résultats de la commission. Aussi entend-il séparer les travaux de la commission de tout débat politique et les circonscrire au social : « cette enquête doit être entreprise et poursuivie dans un esprit profondément social ; et comme je n’ai pas peur des mots (…), je dirai volontairement dans un esprit profondément socialiste »263.

235En refusant de politiser la question sociale, Spuller cherche à empêcher les éléments de la gauche républicaine d’exprimer des vues politiques qui remettraient en cause le régime, sinon l’ordre établi. De même, dans son rapport, il cherche à pérenniser les positions gambettistes, c’est-à-dire à réaffirmer que la République porte en elle les moyens de résoudre cette question.

236Tout d’abord, il se refuse à considérer les ouvriers comme une « catégorie ou classe » à part dans la société et oppose leur situation sous l’ancien régime « marquée (…) du caractère indélébile des antiques jurandes et maîtrises (…), relégués dans un véritable isolement social » aux « principes d’une juste égalité qui régissent la démocratie moderne [où] les travailleurs sont solidaires du pays entier »264. Il marque ainsi son hostilité à l’égard des thèses socialistes qui, pour lui, dressent les Français les uns contre les autres et mettent en péril l’État. Si l’ensemble de son rapport atteste ses craintes des revendications sociales, il cherche aussi à parer les travaux de la commission du sceau de l’impartialité. « Nous avons cru qu’il était de notre devoir de nous abstenir de toute critique pendant les auditions et interrogatoires aussi bien que dans le présent rapport »265. Néanmoins, la lecture de ce texte laisse apparaître de nombreuses prises de position qui tranchent avec la volonté d’impartialité affichée par son rédacteur266 : « Il nous a paru impossible cependant de ne point constater les dangers que pouvaient faire courir à nos industries les doléances plus ou moins justes, les plaintes trop souvent exagérées, le pessimisme systématique de certains déposants (…), ces lamentations doivent être signalées, nous ne craignons pas de le dire comme un des plus fâcheux résultats de l’enquête »267. Tout en cherchant à faire état de neutralité, il ne reste pas impassible face aux questions et aux craintes que suscite chez lui la teneur des discours tenus par les témoins devant la commission et face au climat contestataire qui se développe. Il compte sur les travaux de la commission pour endiguer le problème et réinscrire la question sociale dans les limites fixées par la République modérée.

237Ne voulant exclure aucun acteur social, la collecte des données se déroule en deux temps. D’abord, les quarante-quatre rédigent un questionnaire dont la diffusion est assurée par les ministères concernés268. Ce questionnaire s’adresse essentiellement au patronat. Mais, dans le rapport, Spuller ne tient que très peu compte des données recueillies par cette voie. Pour les quarante-quatre, ce qui prime c’est la deuxième forme de collecte des données que sont les auditions de témoins (toutes catégories confondues). « Cette enquête consiste tout entière dans les dépositions (…), les documents à consulter ce sont les dires, observations et réponses apportés par les déposants »269. Mais, avant même d’avoir commencé à procéder aux auditions, la commission reçoit de nombreuses demandes de participation270. Des chambres syndicales, des associations corporatives, proposent leur témoignage pour décrire la situation des ouvriers et pour tenter de politiser le débat.

238Tout ce que la France compte d’insatisfaits sur le plan politique se saisit de la création de la commission pour faire connaître ses réclamations. Elle devient donc un enjeu politique qui dépasse largement ses objectifs premiers, ce qui inquiète les tenants d’une conception opportuniste de la République.

239En effet, les comités socialistes profitent de l’occasion pour faire réapparaître des idées proches de celles défendues en 1848271. Les conservateurs ne sont pas en reste et la commission reçoit des courriers tout autant opposés à la République qu’aux revendications ouvrières.

240Malgré les réticences et les inquiétudes de tous les tenants de l’ordre, la commission revêt une physionomie politique. Les conservateurs comme les opportunistes redoutent que les ouvriers, particulièrement ceux de Paris, ne tentent quelque chose contre les institutions, alors que de nombreuses publications, comme les journaux socialistes, s’exaltent dans leurs articles comme dans leur titre272.

241La commission se fit un devoir de répondre à la presque totalité des courriers, même si Spuller n’intégra aucune de ces propositions dans le rapport final centrant la totalité de son étude sur les dépositions entendues. Elles furent au nombre de 153 publiées à sa demande trois fois par semaine au J.O. Elles ont occupé 49 séances et ont été formulées par environ 400 personnes. Il ne s’agit pas ici d’analyser les conclusions de cette enquête, mais de voir comment la proximité avec les revendications sociales des ouvriers – proximité qu’il ne faut pas surestimer tant la liste des auditionnés montre que les ouvriers non organisés en associations ou syndicats et, bien plus encore, les prolétaires furent tenus à l’écart de l’enquête – modifie ou tout au moins influence Spuller sur la question sociale qui se restructure à l’occasion de la crise économique et du récent retour des exilés.

242Les revendications, essentiellement portées par les radicaux, font naître chez lui des inquiétudes quant à la stabilité des institutions républicaines273. Mais cette peur ne lui est pas propre, on la retrouve chez nombre de modérés et le discours prononcé par Jules Ferry au Havre en octobre 1883 illustre ces préoccupations274. Le rapport de Spuller est intéressant car, face à ce « danger », on perçoit sous sa plume un trait politique qui dès lors constitue une caractéristique principale de sa conception politique : l’apaisement. Sous couvert d’impartialité – il écrit n’avoir « aucune réflexion à émettre sur ces différents entre patrons et ouvriers, si ce n’est que les suspicions plus ou moins justifiées des uns et les rancunes plus ou moins légitimes des autres ne peuvent que frapper d’un caractère d’incertitude générale tout ce qui (…) se rapporte à l’institution et au fonctionnement actuel des chambres syndicales »275 – il prône un « grand esprit de tolérance pour les opinions et les personnes, (…), inspiré par les vrais principes de la Révolution »276. Ne cherchant pas à déserter le terrain de la question sociale et se refusant à laisser le champ libre aux radicaux, il tente par le biais de la commission de réaffirmer l’intérêt du ministère pour cette question et, surtout, de montrer aux ouvriers que seule la République, qui garantit l’instruction et l’ordre, est en mesure de résoudre ce problème. Aussi, loin de stigmatiser ceux qui attaquent l’enquête ou même ceux qui y participent avec l’intention avérée de nuire au régime, il les traite comme un épiphénomène dont il tente de minimiser l’importance politique. « Il est à peine besoin de dire que dans ce programme ce n’est plus de la crise parisienne que l’on se plaint mais que c’est tout un plan de reconstruction de la société elle-même que l’on met en avant »277. Recentrant sans cesse le débat sur ce que la République sera en mesure de résoudre dès que la nouvelle législation aura porté ses fruits, il présente les revendications et doléances ouvrières comme le résultat d’une haine qui naît d’abord de l’ignorance. « Les déposants ne savent pas qu’ils appartiennent à un grand pays qui a des alternatives de succès et de revers dans ses destinées. Ils ne sont pas en état de discerner les causes : comment ne se méprendraient-ils pas sur les effets ? (…), l’instruction générale est encore trop peu répandue et l’éducation économique de nos classes ouvrières est aussi en retard que celle de nos patrons eux-mêmes »278.

243Par ce rapport, on constate que les conceptions de Spuller sur le thème de la question sociale évoluent. Alors qu’au moment où se créait la commission d’enquête, outre l’agitation sociale due à la crise, les partisans de cette cause, capables désormais de briguer des mandats électoraux, font une véritable percée dans la vie politique. Spuller, comme la plupart des modérés, redoute de voir ressusciter « la sociale ». Mais à la différence de beaucoup, il n’opte pas pour la rivalité et préfère chercher à convaincre des bienfaits de la République dans une volonté d’union de tous les républicains, mais également au-delà. Il marche vers son soutien à Raoul-Duval.

D. De l’image de second à l’héritage de Gambetta

244Au début de l’année 1877, le groupe gambettiste tiraillé par des tensions internes ne constitue pas un ensemble homogène, même s’il est perçu comme tel de l’extérieur. Les ambitions, les oppositions de personnes constituent autant de ruptures qui, sans obérer leur mode de fonctionnement – la division du travail politique –, affectent les relations personnelles des membres. En dépit de ces dissensions chacun s’emploie toutefois à construire la figure de Gambetta, nécessaire à la consolidation de leur position politique, même si parallèlement chacun cherche à s’affirmer individuellement.

1. Derrière et à côté de Gambetta

245Les républicains se savent menacés et tentent de mener une politique d’union face à des conservateurs majoritaires, mais également divisés. Aussi à chaque élection, les gambettistes font taire leurs rancœurs et présentent un front uni.

a) L’exemple du 16 mai

246Ils se soutiennent mutuellement dans les réunions publiques – même si ces soutiens ne se limitent pas au noyau du groupe. Spuller fait preuve dans ce domaine d’une grande disponibilité. Ainsi, le 5 janvier 1877, il préside la réunion électorale d’Allain-Targé et déclare : « j’espère que vous nous renouvellerez le mandat que vous nous avez confié et je vous salue au nom du suffrage universel et au nom de la République qui en est la consécration »279. L’emploi du « nous » pour parler du mandat d’Allain-Targé témoigne de la volonté de se présenter devant les électeurs au nom d’un programme commun dans lequel l’individu n’apparaît qu’au second plan. De la même manière, il assiste à des réunions en faveur de Floquet, de Brisson, mais aussi de Tony Révillon, ce qui constitue une alliance moins évidente280. Ainsi, tout en accroissant sa popularité auprès de l’électorat, il contribue à donner des républicains une image unie.

247Nous ne reviendrons pas sur la dynamique des années 1876-1877 qui aboutirent à la crise du 16 mai. Rappelons simplement que cette crise est l’aboutissement d’une période de vives tensions qui éclatent à l’occasion de la pétition des catholiques demandant aux pouvoirs publics « d’employer tous les moyens qui sont en notre pouvoir pour faire respecter l’indépendance du Saint-Père » et du mandement des évêques en faveur du pouvoir temporel du Pape. Les gambettistes, sachant que c’est sur le cléricalisme que l’union des gauches a le plus de chance de fonctionner, se jettent résolument dans la bataille. Pour les républicains cette lutte s’inscrit dans la continuité de celle de la Défense nationale : « c’est jeter l’Italie dans les bras de l’Allemagne »281. Selon eux, c’est la liberté, cette grande conquête de la Révolution, qu’il faut défendre contre la domination étrangère que symbolise le Pape282. Le 4 mai, Gambetta prononce un discours, resté célèbre, qui fait l’unanimité dans le camp républicain, radicaux compris283. En agissant ainsi, les gambettistes plaçaient le cléricalisme au cœur du débat et prenaient Jules Simon, qui n’avait pu gouverner au centre, « en otage »284. Le 16 mai, Jules Simon, pris entre les exigences de Gambetta et les injonctions de Mac-Mahon, démissionne et le duc de Broglie lui succède. Les gambettistes, désireux de prendre la tête de l’opposition, soumettent à l’ensemble des élus républicains le manifeste des 363. Son contenu est le fruit des délibérations des gauches réunies à Versailles ; Il fut rédigé par Spuller, même s’il demeure difficile de connaître les tractations qui lui permirent d’endosser cette responsabilité. Le brouillon conservé par la bibliothèque de l’Assemblée nationale et qui correspond au mot près à la publication finale ne comporte aucune trace de correction faite par une main étrangère285. Aussi semble-t-il que ces quelques lignes rédigées à la hâte – après le coup de tonnerre provoqué par l’ajournement de la Chambre – aient, dans l’urgence, recueilli une majorité de voix favorables à La République française et de Gambetta lui-même. L’absence de correction témoigne de la position de centralité et de confiance dont jouit Spuller auprès de Gambetta. Fidèle à leurs habitudes, à Gambetta incombent les grands discours et les écrits relèvent des compétences de Spuller. L’importance de ce texte qui annonce la lutte électorale montre également que Spuller jouissait, dans le parti républicain, d’un fort crédit.

248L’unité affichée ne doit pas être surévaluée. Parmi les modérés comme chez les radicaux, les oppositions à « l’impérialisme » gambettiste existent au moins durant les mois de mai et juin. La situation est critique, les conservateurs durcissent leurs positions, ils révoquent des maires, des conseils municipaux, ferment des cabarets, des loges maçonniques, réhabilitent les lois sur le colportage et sur les délits de presse et, surtout, usent des préfets et de la police pour faire surveiller les populations et les hommes politiques républicains. Partout, ils organisent des candidatures officielles. Face à cette machine de guerre, les quatre comités de gauche (union républicaine, gauche républicaine, radicaux, centre gauche) font front commun pour préparer les élections. Le groupe gambettiste fait alors preuve de ses facultés à centraliser l’action politique. Les bureaux de La République française deviennent le quartier général286 de la « résistance légale ».

b) Spuller, une action occulte mais constante

249Après le 16 mai, alors que de nombreux rapports de surveillance attestent la présence de Spuller dans les locaux de La République française, il ne signe que deux articles dans lesquels il salue le calme de la France qui, selon lui, « est sa façon de désapprouver »287, fustige les inutiles pèlerinages à Rome et dénonce « l’action que la Curie romaine exerce dans toutes les affaires du monde »288. Sa présence régulière dans les bureaux du journal, alors qu’il n’écrit presque pas, laisse supposer qu’il coordonne les réunions qui s’y déroulent. Au cours de ces cinq mois, Gambetta et Spuller paraissent indissociables à Paris comme en province.

250Dans l’intimité de Gambetta comme au temps de la Défense nationale, Spuller renoue avec le travail de petite main. Il coordonne son secrétariat et participe à la prise de décision. Certes, l’absence d’archives sur le résultat de leurs réunions ne permet pas d’établir ce qui appartient à l’un ou à l’autre. Mais, cette fois, sa position au sein du parti comme au sein des gambettistes est nettement plus confortable grâce à son mandat de député. Spuller n’est plus seulement considéré comme l’ombre de Gambetta. Sa connaissance des milieux politiques ainsi que sa maîtrise de la presse conduisent les représentants des quatre groupes républicains à lui confier la gestion des relations avec la presse pour préparer les élections289. Mais les sources, dont nous disposons, permettent de dire que cette occupation ne borne pas son champ d’action. Quelques rares lettres montrent qu’il participe également à la désignation de candidats républicains en jouant de ses connaissances et relations. C’est ainsi, notamment, qu’il tente de faire pression sur son ami Alcide Dussolier, républicain de Dordogne, pour le convaincre de prendre part à la bataille dans la circonscription de Ribérac290. Parallèlement, il accompagne Gambetta dans ses déplacements. Mais cette activité au service du parti ne perd jamais de vue les contraintes qui lui sont propres. Alors que partout les républicains présentent un programme et un candidat unique, il lui est indispensable d’occuper le terrain pour s’assurer d’être retenu comme candidat dans la Seine. Même s’il était le député sortant, son élection fut compliquée par les oppositions qu’elle suscita chez les radicaux comme chez les opportunistes. La bataille s’annonce difficile, il faut opposer au candidat conservateur un homme de notoriété et de confiance. Pour devenir cet homme, Spuller se doit de montrer sa détermination. Aussi, en s’impliquant totalement dans la bataille, il rend sa désignation incontournable car attendue des électeurs eux-mêmes. Son investissement est salué par le comité électoral du troisième arrondissement de Paris qui lui reconduit sa confiance le 6 septembre 1877.

251Spuller est le seul représentant des gauches dans sa circonscription291. Afin de rallier les électeurs hier encore si hostiles à son programme, il agit comme au second tour du 20 février 1876 et se pare de l’étiquette de radical292. Néanmoins, il craint que la date éloignée des élections ne joue en faveur de leurs adversaires tant il redoute que les français ne se lassent des querelles politiciennes293. Toutefois, il se plaît à penser que le résultat des élections ne fait aucun doute et déclare « (…), la nation sera prête à dire son mot, et ce mot signifiera : République sans le Maréchal. Car tout le monde sent bien qu’il n’y a plus à faire confiance à un homme qui ne se regarde lui-même que comme un fonctionnaire des anciens partis »294. Il s’inscrit ici dans la voie ouverte par Gambetta selon laquelle le Maréchal devra se soumettre ou se démettre.

252En réaffirmant sans cesse sa croyance dans la patience, dans l’ordre et dans le respect de la légalité, il oppose inlassablement à la vieille France ce que sont les républicains, c’est-à-dire « les fils de la Révolution » qui ne peuvent et ne veulent recevoir leur « mandat que des fils de la Révolution »295.

253La campagne de Spuller ne présente ainsi aucune originalité, si on la compare aux mots d’ordre du parti républicain. La crise du 16 mai, en menaçant le devenir du régime, réussit à unir, de manière éphémère, les différents courants du parti comme elle réunit les conservateurs. Au soir du 14 octobre, les républicains ne remportaient pas 400 élus comme l’annonçait Gambetta, mais ils bénéficiaient d’une majorité de 323 contre 208 aux conservateurs – la plupart issus de la droite autoritaire qui l’emportait sur la droite parlementaire. Dans la capitale, aucun républicain ne perdit son siège et Spuller fut réélu sans difficulté.

254Malgré la victoire, Gambetta a conscience que son heure n’a pas encore sonné ; il tente de faire entrer le plus proche de ses collaborateurs au gouvernement. « Gambetta voudrait faire nommer Spuller au poste de sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères »296. Outre que ce faisant, Gambetta reconnaît à Spuller les compétences nécessaires à remplir ces fonctions, cela montre que ne pouvant lui-même pénétrer le Cabinet, il entend y placer son fidèle « Achate », comme une avant-garde, un relais de son « pouvoir occulte ». La crise du 16 mai a profondément resserré les liens politiques entre les deux hommes, c’est dans une complémentarité totale qu’ils marchent maintenant vers la constitution de leur propre Cabinet.

255Malgré tout, au cours de ces quatre années, Spuller s’oppose souvent à Gambetta qu’il considère comme trop prudent, notamment au sujet de l’amnistie ou encore au moment des élections sénatoriales de 1878. Cette attitude de Spuller, qui désormais n’hésite plus à se démarquer de Gambetta, montre qu’il a pris de l’assurance et que sa position de député, pour l’heure relativement stable, paraît lui délier les mains. Mais cette plus grande latitude dans ses prises de positions n’alla jamais jusqu’à l’opposition de fond, même si, à cette période, il semble se rapprocher de Louis Blanc et des radicaux. Ces dissensions politiques restèrent minimes car les gambettistes étaient en passe d’accéder au pouvoir ; la division aurait été un acte aux conséquences graves pour le groupe, comme pour les individus qui le composent.

c) Le « Grand ministère »

256Au cours des quatre années qui séparent la crise du 16 mai de l’avènement du grand ministère, la France connaît une période de grande instabilité ministérielle que la démission de Mac-Mahon (30 janvier 1879), remplacé par le républicain modéré Jules Grévy ne suffit pas à enrayer297. Les gouvernements se succèdent mais tous restent plus ou moins sous l’influence du « pouvoir occulte » de Gambetta élu au perchoir de l’Assemblée. Le poids politique des gambettistes est alors à son apogée, même si des divergences apparaissent entre ses membres. Au sein du journal d’abord. La rivalité entre Spuller et Challemel-Lacour ne cesse de croître. En désaccord sur la manière de gérer le journal mais aussi sur le plan politique, ils sont surtout séparés par une inimitié tenace qui puise ses racines dans une méfiance, une ambition et une jalousie réciproques ainsi que sur fond de différence sociale. Chacun d’eux prend conscience que les responsabilités nationales de Gambetta ne lui permettront pas longtemps encore d’assumer ses fonctions de directeur politique de la rédaction. Sentant que la place va se libérer, chacun souhaite y être appelé. Mais le 4 février 1879, lorsque Gambetta est nommé président de la Chambre, il démissionne de ses fonctions à La République française, après avoir écarté ses deux lieutenants dont il redoute d’accroître l’influence dans le parti et sur les électeurs. Aussi demande-t-il à Scheurer-Kestner, dont il sait que les ambitions politiques ne risquent pas de se heurter aux siennes, de lui succéder. Dans un premier temps, celui-ci refuse. Mais Gambetta insiste, « il faut que vous acceptiez la direction politique au moins nominale de La République française (…), Je ne veux ni Challemel-Lacour, encore moins Spuller »298. Gambetta se méfiait de ses proches collaborateurs, et particulièrement de Spuller qui semble s’éloigner de lui. Aussi craint-il que si celui-ci accède à la direction politique du journal, il utilise ses fonctions pour diffuser ses idées, notamment en ce qui concerne l’amnistie des communards ou le retour des Chambres à Paris. Le 30 mars 1878, Spuller dépose sur le bureau de la Chambre une proposition de loi visant au retour des Chambres dans Paris à dater de l’ouverture de l’exposition universelle. Gambetta, sans être hostile au principe, pense qu’il n’est pour l’heure pas prudent d’agiter cette question. Pour lui, ce thème n’est pas fédérateur et nuit à l’image de modération et d’ordre que cherchent à donner d’eux-mêmes les républicains. De plus, il s’agit selon lui d’une discussion inutile tant la configuration actuelle de la Chambre ne peut en laisser espérer le vote. Même si Spuller avait conscience que cette proposition serait rejetée, il la dépose pour satisfaire son électorat.

257Malgré la méfiance et parfois le désaccord de Gambetta avec les prises de positions de Spuller, ce dernier demeure son homme de main en même temps qu’il ne pense pas entraver sa carrière comme le montre son élection à la tête de l’Union républicaine en février 1880. Le discours prononcé par Spuller à cette occasion témoigne de sa modération et de son adhésion à la politique opportuniste. « Votre programme démocratique n’a pas d’autre limite que celle-ci : faire tout ce qui est possible, mais ne tenter que ce qui est possible. (…), vous garderez l’opinion, non pour vous asservir à elle, mais pour l’éclairer »299. Cette position contraste avec sa pratique. C’est pourquoi il apparaît que sa proposition au sujet du retour des Chambres dans Paris comme son soutien en faveur de l’amnistie doivent être compris comme des actes politiques stratégiques tout autant que comme le fruit d’engagements sincères.

258Désormais, les gambettistes attendent le scrutin de 1881 en espérant que Grévy ne pourra faire autrement que d’appeler Gambetta. Les élections de 1881 assurent une nette majorité à l’Union républicaine avec 204 députés, 168 à la Gauche républicaine. Néanmoins, elles ne consacrent pas Gambetta. Contrairement à 1877, il ne fut pas le chef d’une majorité organisée. Cette fois, le régime n’est pas à défendre comme en 1877 et, contrairement aux vœux exprimés par Spuller dans son dernier discours devant les membres de l’Union républicaine, les républicains se présentent en rangs dispersés300. Les radicaux n’ont pas apprécié « le pouvoir occulte » de Gambetta sur la Chambre. Ils leur reprochent de ne pas avoir permis de faire les réformes sociales, voire même de s’y être opposés. Cette division pose problème à Spuller, élu en 1877 grâce aux voix des radicaux. En dépit de ses signes pourtant forts en leur direction – retour des Chambres à Paris, loi d’amnistie, rapprochement avec Blanc et Révillon –, il ne leur paraît plus être un candidat capable de porter leurs aspirations et ils lui opposent la candidature de Darlot, conseiller municipal. La campagne est sans concession. Le comité « démocratique et anti-opportuniste » de la Seine dénonce toute une série de votes sur lesquels Spuller s’est abstenu comme la séparation de l’Église et de l’État, la suppression de l’ambassade près du Pape, la liberté d’association etc.301. À cette date l’anticléricalisme ne mobilise plus les opportunistes et les radicaux leur en disputent le monopole. C’est vraisemblablement pourquoi, dans son programme, Spuller s’est déclaré favorable à la séparation de l’Église et de l’État et à la suppression du budget des cultes. Plusieurs de ses réunions publiques se déroulent dans le désordre et attestent de la distance que ces quatre ans ont creusé entre lui et ses électeurs les plus marqués à gauche302. La campagne est malgré tout difficile à mener – car sans cesse attaquée et critiquée. Spuller doit faire son possible pour ne pas prêter encore davantage le flanc à la critique303. Il n’en reste pas moins, qu’au soir du 24 août, il est élu au premier tour par 9550 voix contre 5226 à Darlot et 566 à Fourrière, candidat socialiste révolutionnaire304. Dans cette circonscription où les conservateurs ne présentent personne, l’écart entre lui et les radicaux, pour important qu’il soit, n’en est pas moins la preuve de la division des républicains et de la divergence d’opinion qui les séparent désormais. Le temps de l’union des républicains est bien fini.

259Par cette nette victoire, Spuller obtenait la plus belle majorité des élections parisiennes de l’Union républicaine dans son ensemble. Désormais, les portes du gouvernement s’ouvraient aux gambettistes. Dans cette dynamique, Spuller brigue la présidence de la Chambre, mais il est battu par Floquet et doit se contenter du titre de vice-président. À droite comme à gauche, on considère cette élection comme une victoire de Gambetta, « le ministre demain »305. Dans le cercle des intimes, on se prépare.

d) La naissance du « Grand ministère » comme révélateur des divisions et dissensions au sein du groupe initial

260Gambetta accède au pouvoir au moment le plus défavorable depuis 1877306. Les difficultés qu’il rencontre pour former ce qu’ironiquement ses contemporains appellent « le grand ministère » sont trop connues pour être relatées ici307. Nous nous intéresserons seulement à l’attitude des hommes du groupe gambettiste. On sait que Gambetta souhaitait réunir dans son ministère les hautes personnalités, tous ceux qui avaient été présidents du conseil ou pouvaient le devenir et que tous se dérobèrent à sa proposition soit par rivalité, soit par conviction, et que cette expérience était mort-née. Ces refus successifs obligent Gambetta à réviser ses ambitions à la baisse et il se tourne vers ses proches. Le cabinet ne sera pas un cabinet de ténors, mais de camarades. Toutefois, y compris dans le cercle des intimes, Gambetta essuie des refus.

261Dès que Gambetta accepte la présidence du Conseil, il sollicite Freycinet qui s’est politiquement éloigné de lui à mesure qu’il acquérait une envergure nationale. Il hésite, puis inquiété par les défections successives, il décline finalement la proposition de celui qui était pourtant à l’origine de son entrée en politique. On imagine de quelle façon Gambetta et ses proches ressentent et interprètent ce refus. Néanmoins, il est probable que l’attitude de Challemel-Lacour les ait encore davantage peinés. Gambetta semble ne pas avoir envisagé que ce fidèle parmi les fidèles, ce pilier de La République française, ose lui faire défaut dans un moment aussi difficile. Prétextant une maladie mais surtout gêné par la politique de la France en Tunisie, il refuse de se charger du ministère des Affaires étrangères. Ce refus témoigne de la distance qui s’est créée entre les membres fondateurs du gambettisme. Trop de rivalités intestines, d’ambitions contradictoires et d’animosité ont profondément détérioré leurs relations. Maintenant que, pour certains d’entre eux, le groupe n’est plus la condition de la réussite de chacun, l’heure des petites vengeances a sonné. Challemel-Lacour entretenait avec Spuller des rapports conflictuels. Même si au moment où Gambetta lui propose un portefeuille, son nom n’est pas encore retenu, il sait qu’il ne manquera pas de l’assister dans l’ombre. De sorte que la brouille entre Spuller et lui pèse sur sa décision finale. Si dans son histoire du ministère Gambetta, J. Reinach décrit le comportement de Freycinet comme une trahison, il semble accorder du crédit aux arguments médicaux de Challemel-Lacour.

262Dans les couloirs de l’Assemblée comme dans les rédactions de journaux, la situation de Gambetta fait ricaner308. Le tribun n’a plus le choix, il doit renoncer à son ambition de n’être que le président du Conseil et alors qu’il fait appel à ses plus proches lieutenants, il décide de se charger du ministère des Affaires étrangères. Mais Gambetta sait qu’en raison de l’implication française dans les colonies comme de la situation de la France en Europe, il lui est impératif d’être « doublé » par une personne qui connaisse mieux que lui les dossiers et avec qui il entretient des relations de confiance. Cet homme, c’est Spuller. Les raisons pour lesquelles Gambetta s’associe si directement la collaboration de Spuller sont décrites en ce sens dans un grand nombre d’articles de presse. « Dans le ministère des Affaires étrangères que Gambetta s’est réservé, [Spuller] a une situation aussi importante qu’un ministre. Moins brillant orateur que Gambetta, moins rompu aux intrigues parlementaires, moins assoupli aux roueries de la politique, il a peut-être plus que lui les qualités d’un homme de gouvernement »309.

263Cette désignation fut saluée par une partie du milieu diplomatique français dont, pour exemple, l’ambassadeur de France au Canada, A. Lefaine : « Vous voici donc enfin titulaire du poste auquel vous prédestinaient depuis si longtemps vos talents, votre attitude spéciale, votre expérience politique et votre caractère »310. Spuller atteignait un objectif. Il connaissait l’impérieuse nécessité d’agir rapidement pour ne pas impatienter le pays et prêter plus longtemps le flanc à la raillerie émanant de tous bords.

264Puisque les grands refusent, Gambetta puise dans son entourage en procédant par cercles concentriques. Sûr des liens qui l’unissent à Allain-Targé, il lui confie le très important portefeuille des Finances. Gambetta peut compter sur sa fidélité et ses relations avec Spuller ont toujours été cordiales et amicales. En plaçant Bert au ministère de l’Instruction publique et des Cultes, Gambetta est sûr de satisfaire les tenants de l’anticléricalisme qui est alors le seul dénominateur commun aux républicains. Cette nomination comble les radicaux et l’extrême-gauche. Spuller, quant à lui, dut accueillir ce choix avec quelques réserves. En effet, s’il entretenait de sincères relations d’amitié avec Paul Bert, il était souvent en désaccord avec lui sur la politique à suivre envers l’Église. Beaucoup moins radical dans ses positions, il était d’accord sur le fond, mais il s’opposait à lui sur les questions de méthode et sur la finalité escomptée. Les divergences les plus notables se firent sur le Concordat et son application, sur l’attitude à adopter envers le Saint-Siège ainsi que sur le rythme des réformes311. De plus, Spuller estimait négative l’influence exercée par Bert sur Gambetta en matière d’anticléricalisme312. A ces trois anciens compagnons de route, Gambetta ajouta Proust au ministère des Arts juste créé. Pour le reste, il choisit dans le deuxième cercle, une série de personnages pour l’heure presque inconnus comme Rouvier, Faure, etc. qui vont se révéler à l’opinion.

265Le grand ministère n’était plus appelé ainsi que par dérision et La Revue des deux mondes écrivait avec dédain : « Monsieur Gambetta a choisi, tout simplement dans son entourage, des gens de bonne volonté et de soumission »313. Le groupe des intimes n’avait en réalité que partiellement répondu présent. On est loin de la nécessaire division du travail politique dont dépendait la réussite à l’époque de l’opposition à l’Empire et des premières années de la République. La quasi-disparition des dangers de restauration monarchique, l’avènement de la République des républicains avaient délié les liens établis plus par nécessité que par réelle amitié.

266Pour l’heure, le gouvernement devait mener une bataille qui s’annonçait rude.

e) Sa première expérience officielle du pouvoir

267Cinq ans après son entrée à la Chambre, Spuller obtenait son premier titre ministériel. Si on compare sa situation avec celle des membres du groupe gambettiste qui ne sont pas dans le grand ministère, son ascension politique apparaît relativement rapide.

268À cette date, Spuller dispose d’une solide connaissance de l’arène parlementaire et des coulisses ministérielles. Rodé au travail de la députation comme à la présidence d’un groupe parlementaire et à la vice-présidence de la Chambre, cette nouvelle étape dans sa « carrière » s’inscrit naturellement dans un processus de conquête de positions politiques. Toutefois, il est probable que si les hommes d’abord sélectionnés pour composer le ministère avaient accepté, Spuller n’y aurait eu aucune position officielle. Sa présence aux côtés de Gambetta, même sans titre, paraissait évidente. Si, en quelque sorte, il bénéficia de l’échec de Gambetta, sa nomination ne modifie pas réellement le type de travail qu’il aurait accompli dans l’ombre. Cela conforte une position symbolique dont Spuller se prévaudra. Comme souvent en ce qui concerne Spuller et Gambetta, il est difficile de savoir au regard des archives ce qui revient à l’un ou à l’autre. Pour les contemporains, Spuller avait auprès du président du Conseil – comme hier auprès du président de la Chambre – une fonction de conseiller. Il semble donc bien que son implication et son action dans le grand ministère dépassent de loin ses seules attributions de sous-secrétaire d’État au ministère des Affaires étrangères.

269Mieux préparé que le ministre aux questions de politique extérieure, particulièrement en ce qui concerne les rapports avec l’Allemagne, Spuller est inquiet de l’Alliance entre Bismarck et l’Autriche-Hongrie, car maintenant ces deux puissances cherchent à se rapprocher de la Russie. Malheureusement, les archives des Affaires étrangères pour cette période contiennent un nombre insuffisant de documents pour retracer le travail de Spuller. Cependant, certaines notes attestent de son souci de rétablir entre la France et l’Allemagne des relations écartant tout risque de revanche. Il est ici plus prudent que Gambetta, mais aucun d’eux n’est favorable à la reconquête immédiate des provinces perdues. Aussi Spuller s’emploie à garantir la confiance entre les deux États et à rétablir des relations314.

270Les projets du ministère étaient ambitieux et touchaient à tous les domaines, mais rien n’était possible sans le soutien des radicaux et de la gauche républicaine. Or, en matière d’impérialisme, Spuller comme Gambetta restent fidèles à l’expansionnisme de la Révolution française et au modèle des Républiques sœurs. Alors que les radicaux et les intransigeants s’opposent à la poursuite de la colonisation en Tunisie et en Égypte. Hostiles à la politique modérée des opportunistes, ils tiennent Gambetta en otage et bénéficient souvent de l’approbation de la gauche républicaine de Ferry.

271Les gambettistes avaient un programme qui allait à l’encontre de beaucoup trop d’intérêts individuels et collectifs – notamment dans le milieu des affaires où l’on combat le projet de nationalisation des chemins de fer315. Aussi le scrutin de liste qui provoqua la chute du Cabinet ne fut qu’un prétexte. L’impôt sur le revenu, la réforme de la magistrature, de l’administration et même la décoration du peintre Manet, coalisèrent les haines envers ce ministère de « commis ». Cette expérience du pouvoir marque la fin de la carrière publique de Gambetta et a contrario le réel début de Spuller qui gagnait ses galons d’homme de gouvernement. Pour ses contemporains, il était tout à la fois l’éminence grise, le conseiller, le travailleur de l’ombre et c’est sûrement ici que réside le principal bénéfice obtenu par Spuller dans cette brève expérience qui se solde par un échec. On le disait tour à tour le pantin de Gambetta ou au contraire son maître à penser mais, à charge comme à décharge, on le lie constamment au cadurcien. Dès lors, il est présenté comme un individu seulement capable d’exercer dans le domaine politique un rôle de second. Cette image, qui aurait pu nuire définitivement à sa carrière, se transforme en avantage politique avec la mort surprise de Gambetta.

272Le grand ministère accroît et structure donc l’image de second de Spuller, en même temps que celui-ci contribue à se donner cette identité : il est prêt à se glisser, après la disparition soudaine de Gambetta, dans le personnage d’héritier.

2. L’ombre de Gambetta

273L’étude de la trajectoire politique d’Eugène Spuller montre comment son rôle de second, qui apparaît dès la lutte contre l’Empire, résulte à la fois de ce qu’il fait et de ce que les autres font de lui dans un processus de jeu de miroir. Si, pour ses ennemis, il s’agissait d’un critère disqualifiant, Spuller, conscient de ses stigmates sociaux en politique, s’en sert au contraire, tant au sein du groupe gambettiste qu’à l’extérieur, comme d’un moyen d’asseoir sa présence. Cette image qu’il participe à construire occupe une position centrale dans la définition de son profil politique.

a) La construction de l’image de second

274Spuller a été effacé dans l’historiographie contemporaine. Les rares références à son nom sont presque constamment corrélées à son amitié avec Gambetta. De « fidèle Achate » en « fidèle ami », cette manière de le présenter est construite comme si le critère de l’amitié se muait naturellement, dans son cas, en catégorie politique. Un historien aussi averti de son action politique que Pierre Barral, par exemple, n’échappe pas à ce travers. Même s’il analyse dans son ouvrage Les Fondateurs de la Troisième République, l’influence de Spuller sur les prises de position politiques de Gambetta ainsi que la complémentarité des deux hommes dans cette période de construction de l’État, quand arrive le moment de rédiger une brève biographie des fondateurs, sur neuf lignes, il en consacre trois à l’exposition de cette amitié316. Aujourd’hui comme hier, Spuller reste prisonnier de cette image de second dont la mise en forme découle d’influences diverses, nourries par des motivations foncièrement différentes. En effet, deux catégories antagonistes participent à sa construction : les amis de Spuller et, à l’opposé, ses ennemis politiques.

275Concernant ses proches – entendu au sens d’amitié ou d’affinité politique –, la plupart des témoignages ont été écrits après la mort de Gambetta. Même si beaucoup relatent avec minutie la période de structuration du groupe et ses premiers exercices du pouvoir, ces récits demeurent des reconstructions a posteriori. Ils s’inscrivent dans un processus d’élaboration de l’image de Gambetta, comme héros national, où chaque auteur cherche soit à valoriser son propre parcours, soit, faute de pouvoir se mettre en scène, à minimiser le rôle des lieutenants les plus proches du tribun en surévaluant son action personnelle. Cette seconde façon de faire vise à présenter Gambetta comme la figure charismatique, le chef de parti, le sauveur de la nation etc. dont le seul côtoiement rejaillit sur chacun d’eux. En occultant les hommes qui ont eu de l’influence sur Gambetta ou en les présentant comme de simples exécutants de sa pensée, ils empêchent les plus légitimes d’entre eux de revendiquer son héritage, de se présenter comme les continuateurs de son œuvre politique. De plus, au moment où paraissent ces ouvrages, la mémoire de Gambetta est un enjeu politique important pour les opportunistes, mais aussi du point de vue de la construction de la mémoire d’État. Pour ses compagnons de route en faire l’historiographie comme un héros national, un personnage hors du commun, fait rejaillir sur eux – même s’ils ne se présentent pas comme tels – une partie de son caractère exceptionnel. Il devient ainsi de toute première importance pour ceux qui ne peuvent revendiquer la succession, de construire l’héritage de Gambetta comme un patrimoine national par nature indivisible. Les divergences politiques, les rivalités de personnes, les ambitions antagonistes etc. interdisent ainsi une revendication collective et unitaire de son souvenir.

276La construction de l’image de second de Spuller procède essentiellement de cet effort pour lui interdire d’user de sa relation d’amitié avec Gambetta pour réclamer le rôle de gardien de sa succession politique. L’attitude est particulièrement nette chez Scheurer-Kestner, Ranc, Juliette Adam, mais aussi chez des individus moins directement liés au tribun comme Gill, Gheusi etc. Toutefois, à la mort de Spuller, après ses trois ministères, sa position auprès de Gambetta est réévaluée, notamment chez les plus jeunes, et l’éclat du cadurcien rejailli par ricochet sur son fidèle « Achate » et sur eux. C’est donc sous la plume des plus proches amis de Gambetta que se structure de manière négative sa position de second, allant même dans les écrits de Juliette Adam, par exemple, jusqu’à être élevé au rang de modèle. Parlant de Vacquerie, l’égérie des républicains précise : « Il est le Spuller de Victor Hugo, lui aussi se plaît dans le rôle de second »317. Dans ses Souvenirs, Spuller est presque constamment présenté comme totalement inféodé à Gambetta, sous l’emprise complète de la dévotion qu’il voue à « son » grand homme. Il ne semble pas ainsi penser par lui-même mais raisonner seulement en fonction de ce que dit ou fait Gambetta. A de nombreuses reprises, J. Adam le met en scène comme seulement capable de l’épauler dans une situation de serviteur318. Jamais elle n’envisage de les placer sur un plan d’égalité.

277Pour d’autres, comme Scheurer-Kestner, les relations entre Spuller et Gambetta ne sont évoquées que pour montrer, une fois le tribun disparu, que les compétences politiques de Spuller trouvent leur limite : « Sans Gambetta, Spuller était un navire sans boussole »319. Il s’agit, comme à l’occasion des élections de 1876, de dénier à Spuller les compétences nécessaires à ses ambitions politiques. Pour ses proches, il avait réussi, dans l’ombre de Gambetta, à accéder à des responsabilités électorales, il ne pouvait s’y maintenir sans lui. À un moment où l’Union républicaine se fond dans la Gauche républicaine de Ferry, la mémoire de Gambetta est une arme dans le débat politique et la présence d’individus comme Spuller, dont les relations étroites avec le cadurcien sont de notoriété publique, lui confère une puissance que des hommes aussi légitimes que Scheurer-Kestner ou encore Ferry redoutent. Spuller pourrait, en se parant de ce nom illustre, donner une interprétation différente de la leur de ce que fut sa pensée politique. C’est notamment ce qui se produit en 1884 quand, nommé à la présidence de la commission d’enquête sur les ouvriers, il parle de socialisme et de questions sociales en plaçant dans la bouche du tribun des idées qui, si elles le servent, inquiètent ces républicains conservateurs de l’ordre social. En agissant ainsi, ils n’innovent pas et ne font que reprendre le mode de présentation traditionnellement attaché à Spuller, mais en en inversant le sens.

278Du vivant de Gambetta, les membres du parti républicain usèrent eux-mêmes de cette relation pour renforcer la légitimité de Spuller. En associant ces deux noms, la carrière et les compétences politiques de Spuller étaient transformées en capital confiance. Ainsi, au scrutin de 1881 alors que la lutte contre les radicaux et les intransigeants place les opportunistes dans une position délicate à Paris, Gill dans Les Hommes d’aujourd’hui et dans Le Bulletin de vote dessine Spuller dans l’ombre de Gambetta, un exemplaire de La République française à la main320 et fait de son amitié avec lui la garantie de son dévouement à la cause républicaine. « Il était plus assurément qu’un secrétaire de ministre (1870/1871) ; il était l’ami et le confident. Son rôle se définit en peu de mots : dévouement sans borne à Gambetta »321. Si l’amitié entre Spuller et Gambetta est un argument récurrent dans la manière dont sont exposées ses qualités politiques, en fonction de la période et de la conjoncture politique, elle revêt, sous la plume de ses proches, un sens différent, voire antagoniste. Ce ne fut pas le cas chez ses ennemis politiques qui usèrent toujours de ce raisonnement pour tenter de le disqualifier politiquement et avec lui l’ensemble des gambettistes.

279Mais signalons que ce procédé ne s’applique que rarement aux autres membres du groupe, même si à l’instar de Ranc, par exemple, ils étaient très liés au tribun.

280Il est rare de trouver un article sur Spuller ne comportant aucune allusion à cette relation et, même si elles ne sont pas toutes infamantes, elles ne sont jamais anodines et servent alternativement d’explications, de comparaisons ou encore de référents : « Spuller : élève et confident de Gambetta » ; « A l’exemple de son ami et maître Gambetta, il a la réputation de ne pas être économe » ; « Si l’on demandait que fait monsieur Spuller ? c’est l’ami de monsieur Gambetta, (…), n’ayant d’autre souci au monde que de rester dans l’histoire l’ami de monsieur Gambetta » ; « Au demeurant il n’y a jamais eu dans Spuller que l’étoffe d’un suivant » ; « après avoir été le serviteur dévoué de Gambetta, il en est resté le panégyriste »322. Dans ces lignes, sans le tribun, Spuller n’est rien. Ses ennemis en le privant de personnalité propre et en reportant sans cesse ses actes à Gambetta, puis à sa mémoire, le disqualifient mais également atteignent Gambetta à travers lui. Il se trouve cependant que la volonté de nuire au « grand patriote » s’est, dans l’historiographie, détournée de son sens et a participé de la construction de sa figure héroïque comme leader incontestable du parti républicain.

281Spuller joua de l’ambiguïté ouverte sur cette question, d’abord pour légitimer son « entrée en politique », puis pour placer sa carrière dans la lignée de la pensée gambettiste : plus que n’importe lequel des lieutenants, il était en droit de revendiquer. En ce sens, la façon dont Spuller instrumentalise son amitié avec Gambetta connaît deux étapes très différentes. Si, dans un premier temps, il lui est profitable de se présenter comme second, après 1882 il cherche à transformer son rôle de simple collaborateur en interlocuteur, en conseiller principal, voire, dans les dernières années de sa vie, en inspirateur. On peut dater de 1873 le moment où Spuller participe directement à la formation de son image de second et utilise ce mode de présentation de soi pour rendre compte de sa participation politique. Appelé à témoigner devant la commission d’enquête sur les actes du gouvernement de Défense nationale en mars 1873, il est interrogé sur sa situation et sur le caractère de sa relation avec Gambetta. La réponse qu’il fait à cette question atteste de son intention de minimiser son rôle dans les décisions prises à Tours, puis à Bordeaux. « J’étais lié avec M. Gambetta d’une amitié très intime depuis près de dix ans ; je l’avais suivi dans toute sa carrière politique ; j’avais mérité sa confiance et le jour où il a été appelé aux affaires, il lui a semblé que ma présence naturelle était auprès de lui, sans qu’il ait jugé à propos de me donner aucune espèce de titre (…), Associé à lui j’ai vécu pour ainsi dire de la vie de M. Gambetta (…). M. Gambetta a été interrogé ; à ce qu’il a dit, j’adhère sans aucune réserve, (…). Il en résulte qu’une déclaration de ma part ne peut avoir qu’une valeur relative et secondaire »323. Trois ans après sa collaboration au gouvernement de Bordeaux, alors qu’il dirige La République française, que sa place dans le parti républicain ne cesse de s’étendre et que ses ambitions politiques ne font aucun doute, Spuller choisit délibérément de ne pas faire état de ses services à cette époque. Certes, il cherche à éviter de nuire à la délégation et de donner aux conservateurs qui l’interrogent, les arguments leur permettant de blâmer la manière dont des hommes sans mandat participèrent aux destinées de la nation. Cependant, il sait que chaque déposition fait l’objet d’articles dans la presse et que ses propos seront reproduits et commentés. Il connaît des difficultés pour transformer son capital politique en capital électoral. Il semble qu’il ait seulement voulu rappeler ses compétences en officialisant la confiance qu’avait en lui Gambetta. Si Spuller était dans un moment aussi critique le second du cadurcien, comment pourrait-on lui dénier les qualités d’un candidat ? Depuis 1871, il sait qu’il lui faut davantage que sa participation au gouvernement de Défense nationale pour venir à bout de tout ce qu’il a contre lui ; son amitié avec Gambetta lui paraît pouvoir pallier cette inaptitude.

282À partir de là, il n’aura de cesse de la mettre en avant. En 1875, alors qu’il œuvre pour être candidat aux législatives de 1876, il prononce à Seurre un discours où il se dépeint sous les traits du fidèle, du second. Rappelant le rôle de Gambetta au procès Delescluze en 1868, il s’associe à lui : « La France républicaine reconnut sa propre voix dans celle du nouveau tribun : pour moi, (…), laissez-moi le dire devant vous avec quelque orgueil, cette voix était celle d’un ami bien cher, en qui, depuis longtemps déjà, j’avais mis toutes mes espérances. Messieurs, dès cette époque, nous étions en parfaite communion d’idées et de principes »324. En parlant en ces termes de sa relation avec Gambetta, il cherche à s’approprier une partie de sa renommée politique. S’il n’est encore rien pour les hommes à qui il s’adresse, son amitié avec Gambetta est censée remplir les fonctions du Saint-Chrême dans l’onction royale. Le nom de Gambetta lui sert de carte de visite et transforme en compétence politique une expérience qui pour l’heure n’est pas officielle. Sous couvert de ne servir qu’à la valorisation de Gambetta, Spuller sert et se sert – dans un même mouvement – de l’image charismatique qu’il contribue à fabriquer.

283Une fois élu à la Chambre, alors qu’il occupe une place de plus en plus grande dans le parti républicain parisien et que ses relations avec Gambetta ne sont pas toujours sans nuages, il ne cherche pas à contredire ceux qui le décrivent de cette manière pour railler ses compétences et continue de se définir comme l’auxiliaire du grand homme. Spuller prit soin de ne pas faire publiquement état des divergences qui l’opposaient à Gambetta, sans pour autant faire des concessions permanentes avec lui. Il put ainsi se former une identité politique propre, notamment au sein de La République française, tout en apparaissant vis-à-vis de l’extérieur comme le fidèle « Achate ». De même, au moment où la mort de Gambetta porte un coup fatal à l’union du groupe de départ, Spuller peut légitimement prétendre être le plus à même de continuer l’œuvre du tribun car il est censé être le plus proche de sa pensée. Depuis presque vingt ans, les deux hommes paraissent très souvent ensemble, de la légende du périlleux épisode de l’Armand Barbés en passant par les tournées des banquets républicains, Spuller est de toutes les apparitions publiques. Cette réputation lui permet presque naturellement de revêtir les habits de gardien de l’héritage, même si les enjeux politiques l’empêchent de jouir pleinement de cette position.

284Au-delà des oppositions et des ambitions antagonistes, Spuller sait qu’il ne dispose pas de la surface politique nécessaire pour prétendre remplacer Gambetta. Celui-ci était-il d’ailleurs remplaçable ? Gambetta était vu comme un être exceptionnel, et sa mort risque de remettre en cause l’ordre établi dans sa formation politique. Aussi ses lieutenants ne pouvant lutter contre le mythe qu’ils ont eux-mêmes contribué à construire n’ont d’autre choix que de se rapprocher de Ferry qui incarne alors le rival le plus proche politiquement et qui dispose également d’une grande aura325.

285Spuller s’avère plus habile que prétentieux ; il prend grand soin de ne pas gaspiller ses chances et, en dépit des possibilités, il affiche une prudente modestie qui transforme le discours de second. Il devient avec le temps non plus le conseiller, mais le complément de Gambetta. Ne pouvant espérer lui succéder politiquement au sens pratique du terme, il choisit de devenir le gardien de son œuvre politique dans l’espoir de la continuer, non pas en son nom propre mais au nom de la nécessité de faire vivre cette pensée « visionnaire ».

b) Le deuil du « grand patriote »

286L’annonce de la mort de Gambetta, le 31 décembre 1882, produit l’effet d’un coup de tonnerre. En quelques heures, le grand homme qui hier encore n’était qu’un des chefs de la tendance républicaine adulé par les uns, détesté par les autres, se transforme en héros, en figure nationale. Tous les journaux républicains se cernent de noir, des condoléances parviennent de l’Europe entière et partout à l’échelle nationale des témoignages de sympathie sont organisés dans une douleur sincère. C’est les yeux à peine clos que s’ouvrirent devant Gambetta les portes de la postérité. La France républicaine était en deuil, la légende débutait326. Mais, alors que le peuple républicain pleure son grand homme, ses compagnons de route doivent affronter la crise dont de l’issue dépend la pérennisation et/ou la conversion de leur position politique. Maintenant que la clé de voûte a disparu, c’est toute l’organisation qui risque de s’effondrer car le décès survient dans une période équivoque pour les gambettistes.

287L’échec du grand ministère, la violence des antagonismes entre ferristes et gambettistes, l’affirmation politique des radicaux et des intransigeants sont autant de difficultés qui ont considérablement réduit leur influence politique. Néanmoins, cette nouvelle donne s’impose de manière différente selon les individus. La disparition de Gambetta affecte beaucoup moins d’un point de vue politique, le sénateur Scheurer-Kestner, le respectable sénateur et diplomate Challemel-Lacour que le toujours illégitime Spuller. Une fois encore ses origines et son passé pèsent sur son devenir politique. Spuller a lié son avenir politique à celui de Gambetta et, en 1882, il souffre comme lui d’une baisse d’influence sur le parti. Trop marqué du sceau de son « maître » et tenu avec lui pour responsable de l’échec de l’expérience gouvernementale, il préfère pour un temps limiter ses interventions à la tribune. Sans pour autant se retirer de la scène politique, ils affichaient leur mécontentement en se faisant silencieux dans les débats. C’était sans doute pour se placer au-dessus de la mêlée et pour préparer un retour opportun. S’ils se font discrets dans l’arène parlementaire, cela ne signifie pas qu’ils renoncent à commenter ce qui s’y passe. Aussi Spuller se tournent à nouveau vers La République française qui constitue l’outil idéal pour exercer cette position d’extériorité. Gambetta en reprend officieusement la direction politique – Scheurer-Kestner conserve ses fonctions de directeur327 – et Spuller renoue avec une collaboration régulière. En 1881, occupé par la préparation de l’arrivée imminente de Gambetta au gouvernement, il signe seulement trois articles. En revanche en 1882, il rédige 43 articles entre avril et décembre328. Spuller avait choisi de se faire discret, mais pas de se taire.

288Dans cette période, la presque totalité de ses articles est consacrée à la critique du gouvernement de Freycinet, même s’il précise que c’est sans esprit de vengeance329. Ces attaques perpétrées avec l’accord de Challemel-Lacour et de Gambetta sont relativement bien assumées par l’ensemble de la rédaction et La République française accusée de vouloir ébranler le Cabinet ne se défend pas, même si Scheurer-Kestner fait savoir à Spuller qu’elles lui paraissent quelque peu dangereuses330. Parallèlement, il ne cesse de plaider en faveur de l’indispensable unité des républicains, pour lui « la vraie politique intérieure est celle qui tend à unifier la France »331. Par le biais du journal – donc d’une action collective – Spuller continue d’exercer un rôle politique alors que sa situation personnelle d’élu de Paris entre dans une phase critique. Car, sous l’influence des radicaux, les comités d’électeurs lui retirent leur confiance332.

289Au cours de cette législature sa position dans la Seine est fragilisée par les attaques incessantes des radicaux et des intransigeants qui critiquent la gestion politique de son mandat. Les républicains grisés par le succès du dernier scrutin où les conservateurs enregistrent un très fort recul, abandonnent l’union qui faisait leur force depuis 1871. À cet affaiblissement s’ajoute la division interne des gambettistes. Le silence de leur chef au cours des derniers mois de sa vie a avivé des ambitions personnelles souvent antagonistes et fratricides. Autant d’éléments qui placent Spuller dans une situation politique critique au moment où s’éteint Gambetta.

290Jusqu’ici sa « carrière » politique ne se comprend que mise en regard avec celle de Gambetta. Avec sa mort, il a conscience d’avoir perdu sa meilleure carte politique et il sait que les oppositions vont se déchaîner pour lui contester jusqu’à son mandat de député. Malgré le travail qu’il a individuellement réalisé dans le parti républicain et la position qu’il y occupe, tout semble remis en cause.

291Dans cette période inévitable de revendications de l’héritage, même si Spuller – à l’instar de quelques autres – peut prétendre à l’héritage, celui-ci n’est pas immédiatement mobilisable. L’expérience du pouvoir et la montée de la contestation sociale lui imposent de passer préalablement par la redéfinition de l’image de Gambetta. En cela, Spuller fut aidé par l’émoi et la ferveur suscités par ce décès inattendu.

c) La mise en forme par Spuller du culte de Gambetta

292La mort de Gambetta modifie singulièrement la configuration politique des opportunistes et affaiblit, dans un premier temps, la situation personnelle de Spuller. Habitué à suppléer, conseiller, agir dans l’ombre du tribun, il lui faut désormais assumer cette situation à la première personne.

293Il semble prendre, assez vite, conscience des possibilités politiques constituées par sa relation privilégiée avec Gambetta au moment où se construit la légende du « grand homme ». Ainsi, cette relation de proximité et d’intimité qui, hier, lui permit de transcender ses origines et qui pourrait désormais l’exclure du milieu politique va, sous l’effet de son travail de mise en forme du souvenir de Gambetta, consolider sa situation. Alors que Gambetta est en passe d’entrer dans l’histoire, Spuller est bien placé pour participer à une célébration sur le sens. Immédiatement un comité de souscription pour élever un monument à la gloire de Gambetta se met en place. La présidence lui en incombe. Cette souscription lui permet de sillonner le pays et de redéfinir son rôle aux côtés du tribun en évoquant sa mémoire sur un mode enchanté qui, sous l’effet de la diffusion que lui accorde la presse, connaît rapidement un large écho. Parallèlement, il participe à la constitution des cérémonies du souvenir organisées dès la première année, sous la forme d’un pèlerinage dans la maison des Jardies. Il est le président de ce rendez-vous qui marque le monde politique et construit Gambetta comme une référence en aplanissant, au moins pour quelques heures, les divisions des républicains modérés333. En plus de ce relatif consensus sur la personne de Gambetta, le travail de mémoire de Spuller atteint peu à peu un objectif plus large : faire de cette figure un personnage dans lequel tous les Français peuvent se reconnaître : « Ce deuil qui nous accable, ne sommes-nous pas en droit et nous reprocherait-on de dire qu’il n’est pas à nous que toute la démocratie républicaine le porte encore, que la France entière comprend plus que jamais toute l’étendue de la perte qu’elle a faite, le jour où a disparu Gambetta ? »334. Il inscrit ainsi la personne de Gambetta au-dessus des partis et en fait la première étape pour faire de la République le régime de tous les Français. Si Gambetta incarne la France, c’est que la France est, et se sent profondément, républicaine et qu’elle est perçue – et peut-être acceptée – comme telle, y compris à l’étranger. Il n’entend pas circonscrire la légende aux seules frontières nationales. Plus qu’un homme, Gambetta est pour lui l’incarnation d’une idée universelle. En cela, son voyage aux États-Unis en 1886 illustre ses dispositions. Dans ses courriers adressés à J. Reinach, il relate en termes chaleureux la manière dont ce souvenir est entretenu outre-Atlantique. « Aujourd’hui encore il est pleuré, adoré comme par nous-mêmes »335.

294Ainsi, Spuller participa en France comme à l’étranger à la construction de la légende de Gambetta. Mais, même si l’amitié y joue un rôle important, il ne faut pas la séparer de l’usage de cette mémoire – sans cynisme – pour assurer ses propres positions et pour faire triompher, en la présentant sous cette autorité, sa propre définition de la République.

295Face à la division du camp républicain, Spuller tente de faire triompher une définition unitaire de la République : cela est d’autant plus nécessaire que la configuration issue de cette nouvelle donne politique – en accroissant le nombre de postes – exacerbe les rivalités de personnes et précarise la situation d’individus sans héritage, à une époque où capitaux sociaux et capitaux politiques restent encore fortement corrélés. Spuller perçoit cette fluidité des règles du jeu politique : il cherche donc à construire le souvenir de Gambetta non comme l’incarnation de la République opportuniste, mais comme la représentation de la France moderne. En effet, dès cette date les revendications sociales et anticléricales des radicaux et des socialistes attisent les craintes de Spuller qui y est directement confronté dans sa circonscription. Pour lui, le péril est désormais à gauche. Il souhaite ainsi présenter le régime républicain comme le garant de l’ordre social afin de rendre possible le ralliement, notamment, des orléanistes. Il aspire à placer la politique de Gambetta au-dessus des partis et de leurs divisions. « Cette politique n’a pas cessé d’être vraie, juste et avantageuse à la démocratie, à la patrie. Seulement, il faut bien la comprendre. Cette politique est faite comme était Gambetta lui-même, de grandeur et de bonté. Elle est grande puisqu’elle s’élève au-dessus des misérables querelles de personnes et de groupes, parce qu’elle va droit à la démocratie prise dans son ensemble (…), puisqu’elle s’adresse à la raison, non aux pressions du peuple, parce qu’elle n’a qu’un but, la grandeur de la France relevée par la liberté et la justice dans le travail et dans l’honneur. (…), Quelques-uns de ses amis en gardent le dépôt sacré »336.

296En utilisant en ce sens le souvenir de Gambetta, c’est sa propre définition de la République qu’il cherche à imposer en la parant de l’assentiment post-mortem du grand patriote. C’est pourquoi à chacune il se place sans cesse sous sa protection : « Si j’ai mérité ces sympathies persistantes et cette confiance renouvelée, c’est sans doute par des sentiments et des idées qui vous sont très communs et qui me touchent, c’est surtout par ma fidélité à une chère et grande mémoire qui vous est toujours présente comme à moi-même et dont vous tenez à garder les enseignements et les services comme un précieux héritage. (…) Que pourrais-je vous dire, en effet qui vous assure plus complètement de mon dévouement et de ma reconnaissance que l’invocation d’un tel souvenir ? Et que pouvons-nous faire de mieux, pour bien servir notre cause, que de rester unis et associés à la politique d’un tel chef, qui a tout fait, dans sa glorieuse et trop courte vie, pour la fondation, la défense et l’affermissement de la République, (…). Messieurs, il y a dans la politique républicaine et nationale de Gambetta tout un programme d’action parlementaire ».

297Aussi pourvoyeuse de légitimité que soit son attitude, Spuller sait que ce genre de présentation ne peut suffire à contenir les enjeux politiques divergents ouverts autour de la tombe de Gambetta. Mais son action est ici renforcée par des interventions, en dehors des lieux d’expression du politique, autorisées par sa présence aux postes-clés de président du comité de souscription, président de la cérémonie des Jardies etc. Toutes ces positions qui l’autorisent à modeler l’image qui, peu à peu, est officialisée et qui façonne également la sienne.

298Ainsi, il acquiert, en imposant sa définition de la pensée politique de Gambetta, sa légitimité propre. Mais, en inféodant son sort à celui de sa postérité, il prête le flanc aux critiques et aux attaques des radicaux qui présentent Gambetta et avec lui tous les opportunistes comme ayant renoncé à établir une République sociale et égalitaire. Cette image de second qui lui sert à pérenniser sa position politique au sein des opportunistes, le dessert dans sa circonscription de la Seine où des idées plus avancées sont en passe de devenir majoritaires.

3. Jeux politiques et mémoire : la revendication de l’héritage

299Dès 1882-1883, divers signes, parmi lesquels l’hostilité des radicaux et de l’extrême gauche parisienne, font voir à Spuller que les législatives de 1885 s’annoncent encore plus incertaines que celles de 1881. Aussi, en prévision d’une défaite, il envisage un repli en province et essaie de s’assurer une implantation en Côte-d’Or.

a) Le repli sur un mandat provincial à la députation

300Une occasion se présente en 1883, lorsque le conseiller général Mairet démissionne. La Côte-d’Or est alors représentative de la France républicaine. Depuis les élections de 1871, 21 députés sur 26 sont républicains, ainsi que 33 conseillers généraux sur 36.

301En ce sens, l’élection de Spuller dans le canton de Sombernon ne paraît pas devoir présenter de difficulté particulière.

302Spuller, qui jusqu’ici a fait toute sa carrière politique dans la Seine, connaît l’importance de l’argumentation « régionaliste » qui atteste de sa légitimité à se présenter dans ce département, c’est pourquoi dans sa profession de foi il insiste sur son côté « enfant du pays » : « J’ai été profondément touché du vote par lequel la réunion des délégués des communes du canton de Sombernon m’a offert la candidature du Conseil général. Mes compatriotes ont bien voulu se souvenir que j’appartiens depuis mon enfance à ce beau département de la Côte-d’Or ». On se doute que cette candidature ne lui a pas été offerte spontanément et ne fait qu’entériner sa demande.

303Homme politique connu, il ne lui est pas nécessaire de développer ses conceptions politiques qu’il estime et/ou suppose familières à tous ; « Je ne crois pas avoir besoin de vous faire une longue profession de foi. Depuis que j’ai l’âge d’homme, je combats dans les rangs de la démocratie ; j’ai toujours voulu la République ; j’ai travaillé à la fonder, et maintenant qu’il nous reste à l’affermir, je travaille tous les jours à cette tâche nouvelle, comme citoyen et comme député ». En insistant sur sa notoriété, il montre qu’il ne se considère plus désormais comme un homme politique parmi d’autres. Il a dans ce domaine un passé, une histoire propre, construite en interaction avec d’autres – et des plus prestigieux – ce qui lui fait prendre rang au nombre des inventeurs et des pères spirituels du nouveau régime. Rôle qu’il n’a pas à revendiquer en s’en expliquant politiquement, c’est pourquoi il présente sa candidature comme la continuité naturelle de ses actions passées. En cette période de fortes revendications sociales, il prend soin de souligner son attachement à ces questions à la fois en direction des républicains de Bourgogne mais aussi en espérant que cela aura un écho dans sa circonscription parisienne. « Je n’ai jamais cru que le gouvernement républicain pourrait se fonder et s’enraciner dans le cœur du pays, s’il ne devenait pas le principal moteur du progrès dans toutes les directions de l’activité nationale. (…), j’ai toujours été et je reste progressiste. Je veux le progrès, non pas seulement pour éviter les secousses qui empêchent toute marche en avant, et les révolutions qui trop souvent nous ramènent en arrière, mais pour conquérir sûrement tous les avantages politiques et sociaux que notre démocratie est en droit de se promettre d’un régime de liberté garanti par l’ordre, fondé par tous pour le bien de tous ».

304Mais Spuller fait de cette campagne une sorte de relais de ce qui se passe dans la capitale et la place principalement sous le signe de la politique nationale – la seule qu’il ait pratiquée jusqu’ici – sans négliger l’aspect régional et cantonal : « Au point de vue des intérêts spéciaux de notre canton, je vous promets tout mon zèle, toute mon ardeur et tout mon dévouement. Vous savez ma sollicitude pour vos écoles et pour l’instruction de vos enfants. (…), Il en serait de même de vos chemins, des questions relatives à l’agriculture et de tout ce qui se rattache à l’administration de vos communes. Je mettrai toute mon influence au service de vos intérêts ». Cependant, sa conception de la République se joue davantage au plan national que régional et la plupart de ses promesses électorales recoupent les grands thèmes nationaux au premier rang desquels l’instruction. D’ailleurs, Spuller inscrit ce scrutin cantonal dans l’espace politique national comme en atteste un petit encart, qu’il joint à sa profession de foi, et où il réitère ses craintes liées à la désunion des républicains : « Chers compatriotes, en politique tout est possible avec l’union des bons citoyens ; rien au contraire n’est à espérer quand souffle, dans un grand parti comme le nôtre, l’esprit de division et de discorde. (…) C’est sur le terrain de l’union que j’appelle tous les anciens républicains et tous ceux qui voudront se joindre à eux pour travailler au bien public. J’attache le plus grand prix et je mettrai mon orgueil à faire rentrer enfin le canton de Sombernon dans cette admirable unité républicaine de la Côte-d’Or, qui est l’honneur de notre département et qui le place au premier rang de la démocratie française »337. La lecture de cette profession de foi nettement marquée par les questions de politique nationale montre qu’il ne donne pas un tournant régional à sa carrière par choix, mais plutôt par crainte du scrutin de 1885.

305Déstabilisé politiquement par la mort de Gambetta, il sait qu’il n’a pas les moyens, dans cette conjoncture, de concentrer sur sa personne la candidature républicaine. Sa participation à des élections cantonales en province doit être comprise comme la recherche d’une porte de sortie. C’est d’ailleurs en ce sens que l’interprètent les radicaux et socialistes de la Seine. « Monsieur Spuller, allant au-devant de ce verdict et comprenant qu’il ne pourrait jamais se représenter à Paris, s’est ménagé en province dans le département de la Côte-d’Or, un fief électoral où il vient de se faire nommer conseiller général dans le but de se préparer aux élections législatives de 1885. Aux Dijonnais de décider s’ils veulent faire un sort aux déchets de Paris »338.

306Dans sa région, sa relation avec Gambetta se transforme en atout électoral. On lui fait confiance en vertu de cette histoire commune avec le défenseur du territoire, période capitale de la légende de Gambetta, particulièrement dans un département qui a beaucoup souffert de la guerre. Les électeurs de ce canton se souviennent de la présence de Garibaldi dans la maison des Pourpries et des visites régulières de Spuller. Il le sait bien et c’est pourquoi il place son programme sous le patronage de son « maître ».

307Spuller fut élu par 1194 voix contre 620 au candidat royaliste. Mais ce qui est un facteur positif en province se transforme en handicap à Paris. Et c’est comme figure du gambettisme qu’il est ardemment critiqué dans la troisième circonscription de la Seine.

b) Une campagne difficile

308De nombreuses études ont expliqué les difficultés rencontrées par les républicains lors des législatives de 1885 : grisés par le succès des dernières législatives, ils négligent les forces de l’opposition conservatrice et se présentent partout en rangs dispersés. Les radicaux n’hésitent pas à recourir à des alliances, a priori contre nature, pour nuire aux républicains de gouvernement qu’ils considèrent comme leurs principaux adversaires. Spuller, porteur et défenseur de toutes les valeurs de l’opportunisme, constitue de ce fait, une cible privilégiée.

309Entre 1881 et 1885, on ne compte plus les réunions publiques, convoquées par les radicaux et les socialistes, qui se soldent par des manifestes lui retirant la confiance de ses électeurs339. De la même manière en septembre 1885, à la Chambre la tendance de Rochefort s’allie avec la droite bonapartiste et cléricale de Mackau et de Cassagnac pour tenter d’empêcher son élection à la vice-présidence. Cette attitude extrême, qui ne reçoit pas l’assentiment de Clemenceau340, a pour effet de resserrer les rangs des opportunistes dont certains – comme Ferry et Sommier – n’avaient pas voté pour lui au premier tour. Spuller fut élu au second tour, mais ces difficultés rencontrées à quelques semaines des législatives sont loin d’annoncer une campagne facile.

310Conscient de ne pouvoir espérer le succès d’une liste entièrement représentative de l’opportunisme, le comité de l’alliance républicaine, dans le but de se rallier les électeurs les moins attirés par l’extrême-gauche, propose à P. Bert – en raison de son anticléricalisme radical – de se porter candidat dans la Seine. Dans la même stratégie, ils offrent leur tête de liste à Brisson, ce qui fait dire aux radicaux que ce « devrait être le verre d’eau sucrée permettant aux électeurs d’avaler les pilules de la taille de Ranc et de Spuller »341. Ils font également appel à des ouvriers comme Delahaye et Deville342. Cette liste regroupe toutes les tendances républicaines, à l’exception des révolutionnaires. Pour Spuller, la réunion sur une liste commune d’hommes qui réclament le programme de 1869 et de ceux qui aujourd’hui trouvent sa réalisation prématurée et dangereuse « est nécessaire à l’affermissement de la République et au prestige de la démocratie »343. En dépit de ce panachage, la campagne s’annonce difficile, les principales figures de la politique de gouvernement anticipent sur leur échec parisien et se présentent pour cette raison en province : Spuller (Seine et Côte-d’Or), Allain-Targé (Seine et Maine et Loire), Bert (Seine et Yonne), Floquet (Seine et Pyrénées-Atlantiques), Brisson (Seine et Cher) etc. « Le fait est patent : l’opportunisme parisien déménage »344.

311Cette extrême division des républicains préoccupe Spuller qui redoute que la situation en province favorise un retour massif des conservateurs à la Chambre. Il déplore que le scrutin de liste enfin établi ne soit pas utilisé pour en finir définitivement avec les partis monarchistes et met en garde les diverses tendances républicaines contre les ruses des conservateurs qui n’hésiteront pas à « se présenter hypocritement aux électeurs sous le nom de candidats indépendants afin de mieux piper les suffrages par toute sorte de subterfuges et de stratagèmes »345. Mais ses appels à l’union sont sans effet : les radicaux recourent pour lui nuire aux mêmes arguments que les conservateurs et engagent une campagne diffamante sur sa nationalité346. Sans faillir face à ces attaques, Spuller rédige pour le comité de l’alliance républicaine un programme court – il ne compte que 150 lignes – où il soulève trois thèmes principaux, les finances, l’armée, la religion placés dans les limites strictes de la constitution. Ce programme est critiqué par les conservateurs, mais aussi et surtout par les radicaux.

312Au soir du 4 octobre 1885, les républicains de gouvernement sont anxieux. En effet, à Paris, le gambettisme semble s’écrouler alors que les conservateurs relèvent la tête. Seulement quatre députés – Lockroy, Floquet, de la Forge et Brisson, les trois premiers sont radicaux socialistes – sont élus au premier tour. La situation est extrêmement tendue dans la capitale, des incidents éclatent. Les républicains de gouvernement sont abasourdis par les résultats du scrutin. Tous les tenants du gambettisme sont en ballottage, Spuller obtient seulement 103 632 voix contre 272 650 pour Lockroy. Mais l’heure n’est plus à la division, face au danger conservateur, ils plaident pour l’union. Il s’agit d’une alliance de nécessité qui ne met pas un terme aux rancœurs. Les républicains s’entendent pour ne conserver sur la liste unique du second tour que les hommes parvenus en tête dans leur arrondissement. Spuller est donc exclu ; c’en est fini de sa députation dans la Seine. Victime plus encore de la haine des radicaux que des conservateurs, il cumulait maintenant sur sa personne tous les inconvénients de l’opportunisme. C’est essentiellement sur le refus d’appliquer le programme de Belleville, sur son attitude à l’égard de la question religieuse et sur le soutien à la politique coloniale de Ferry, qu’il est battu. La campagne des radicaux dénonce la politique des républicains de gouvernement, qu’il incarne, et dénonce aussi ses abstentions et ses votes contre les propositions de Clemenceau relatives à la Tunisie, contre l’élection des juges, son refus de voter contre les crédits de l’ambassade de France près le Saint-Siège et son opposition aux réformes constitutionnelles présentées par les radicaux347. Au regard de ses votes, Spuller n’a pas appliqué le programme qu’il défendait en 1877 et en 1881, notamment dans le domaine religieux. Sa « prudence politique », caractéristique des opportunistes, le coupe des électeurs.

313L’échec de Spuller est emblématique de la division qui scinde le parti républicain en deux branches distinctes. Leur gestion de la question de l’anticléricalisme ne se traduit pas de la même manière.

314Avec l’échec du gambettisme dans la Seine, une page de l’histoire du parti républicain est tournée. Le succès électoral du second tour, résultat d’une union circonstancielle, ne suffit pas à en minimiser les conséquences. La bipolarité politique en vigueur depuis 1871 – au moins – n’est plus efficiente et au lendemain du scrutin de 1885, la France a un nouveau paysage politique. Si les institutions républicaines semblent maintenant à peu près stabilisées, la question de la définition de la République reste prégnante et de nombreux républicains de gouvernement intègrent l’idée que désormais le « péril est à gauche ».

c) Une image valorisante et valorisée en province

315À l’aube du 5 octobre 1885, Spuller, exclu de la Seine, est en ballottage en Côte-d’Or où sa campagne fut également difficile.

316Même s’il connaît – sans en être intime – des hommes comme Carnot et Joigneaux, il doit faire ses preuves et trouver sa place dans la politique régionale dont le fonctionnement diffère de Paris. La notoriété et la notabilité locale jouent un rôle beaucoup plus important, et être un enfant du pays ne recoupe pas le simple fait d’être né au pays. La Bourgogne est une région où la République possède un autre sens et, au cours des dernières législatures, ce département a le plus souvent accordé sa préférence aux républicains « de principe » au détriment de ceux qui, comme Spuller, choisissent la solidarité gouvernementale348. À la Chambre, elle vote plus fréquemment pour des lois radicales (divorce, armée etc.) que le reste des départements modérés et Joigneaux349 incarne cette forme de républicanisme. Aussi, même si Spuller dispose d’atouts non négligeables, il ne correspond pas exactement à la définition historique de la République en Côte-d’Or. Toutefois, c’est sans difficulté majeure qu’il est désigné comme candidat le 27 août 1885 et qu’il est nommé président en charge de la liste des candidats350.

317Cette confiance trouve ses fondements dans son amitié avec Gambetta. Dans une région fidèlement attachée à la République, on ne claque pas la porte à l’ami de Gambetta, plus finalement au nom de la mémoire républicaine que de la définition de la République. Il suffit de lire les articles parus dans le Progrès de la Côte-d’Or pour voir à quel point cette amitié sert de carte de visite à Spuller, il y est appelé « le fidèle ami », « le compagnon dévoué »351 etc. Gambetta, en devenant du fait de sa disparition un personnage historique, inscrit le nom de Spuller dans une forme de légitimité qui se suffit à elle-même.

318Mais, si Spuller a conscience des avantages que représentent à la fois Gambetta et Paris, il perçoit néanmoins les divergences politiques qui peuvent à terme constituer un handicap dans cette élection. C’est pourquoi il mène une campagne intense en réunions publiques, débats, visites diverses etc. Même s’il a toujours regardé en direction de la France des campagnes, il doit maintenant s’adresser aux électeurs ruraux. Il doit donc apprendre à formuler un programme où les spécificités régionales occupent une place, sinon plus importante, au moins égale aux questions de politique nationale. Bien plus, pour lui, il s’agit d’un exercice nouveau rendu encore plus difficile par les attaques des radicaux. En effet, il n’est pas rare que retentissent dans ses réunions publiques, les cris de « A Paris ! »352. Mais, ces derniers ont moins d’influence ici que dans la capitale et Spuller, entouré sur la liste républicaine d’hommes comme Carnot, Joigneaux, Dubois, Leroy, Lévêque – tous députés sortants –, ne semble pas avoir de souci à se faire quant à l’issue du scrutin.

319Au soir du premier tour la surprise est aussi forte que sur Paris, seuls Joigneaux et Dubois triomphent. Spuller ne recueille que 34 457 voix sur un total de 115 458 électeurs inscrits. Même si l’abstention a été relativement forte, en Côte-d’Or comme à Paris, les électeurs désavouent les républicains de gouvernement. Malgré tout, dans cette région l’union indispensable pour faire échec aux conservateurs fonctionne plus aisément. Spuller, allié à Carnot, représente immédiatement l’homme de la situation, en souvenir du rôle qu’il a joué dans la crise de 1877.

d) L’héritage de Gambetta : un atout en province

320Ainsi, alors que sa fidélité aux principes gambettistes opère comme un handicap à Paris, il n’en est pas de même en province, particulièrement au second tour – le 18 octobre 1885. Spuller place désormais toutes ses interventions sous le signe des deux France sans se déclarer favorable au mode d’action voulu par les radicaux. Fidèle adepte de la modération et de la patience, il se prononce pour la séparation de l’Église et de l’État en précisant : « qu’il n’est pas prudent de toucher tout d’un coup aux conditions religieuses d’un peuple avant d’avoir préparé le terrain par la dénonciation du Concordat »353.

321L’incertitude politique, qui anime la France entre les deux tours, lui permet de mettre en scène la mémoire de Gambetta en présentant ses idées comme capables, une fois encore, de sauver le régime. Si les menaces sont les mêmes, les moyens, qui hier ont assuré la victoire, doivent être à nouveau mobilisés. Ainsi, naviguant entre handicap et atout, Spuller, grâce au coup de tonnerre que constitue le résultat des conservateurs au scrutin de 1885, parvient, – pour un temps – dans son département, mais aussi à la Chambre, à imposer sa définition de la République.

322Les élections de 1885, qui sont interprétées comme la fin du gambettisme dans la Seine, sont au niveau national le triomphe de la pensée opportuniste. Le souhait des opportunistes de faire basculer le vote des campagnes en faveur d’une République modérée et patiente est exaucé. Ce nouveau visage politique de la France valorise au niveau national les particularités, dont Spuller est porteur. Son identité politique mise en relation avec ses caractéristiques sociales correspond au modèle de l’homme politique plébiscité par la majorité des ruraux. Au demeurant, la construction concomitante de la légende de Gambetta fait rejaillir sur lui une partie de l’aura politique du défunt, même s’il se sert de cette pensée, qu’il adapte et transforme, pour la mettre en conformité avec les réalités présentes.

323Ces divers facteurs modifient son devenir politique à un moment où il était dans une situation critique dans la capitale : laminé, dans le troisième arrondissement, Spuller voit paradoxalement son implantation provinciale favorisée par la division des républicains et la peur qu’elle génère. C’est également par cette rupture entre Paris et la province que s’explique son accession à des responsabilités ministérielles. La France des provinces semble s’être prononcée en faveur d’une politique d’apaisement que ne peuvent servir les élus de la Seine. Spuller voit ainsi sa position renforcée car, à la différence de beaucoup de modérés, son image est avant tout celle d’un homme politique parisien, ses réseaux eux-mêmes sont davantage actifs dans la capitale. Autant de facteurs qui progressivement rendent son nom incontournable.