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Chapitre I. Genèse d’un républicain

p. 27-83


Texte intégral

I. La politisation

1Pour restituer l’environnement familial d’Eugène Spuller afin de comprendre sa socialisation, nous disposons seulement de quelques références classiques comme son état civil, certains de ses dossiers scolaires ainsi que de très rares témoignages de contemporains. S’il est vrai que Spuller est très fréquemment mentionné dans les écrits de ses compagnons de lutte politique ou de ses détracteurs, les éléments biographiques mobilisés concernent son action politique et laissent dans l’ombre son enfance et, dans une large mesure, sa vie privée. Spuller lui-même n’aborde qu’exceptionnellement sa vie privée – et encore, se limite-t-il à sa vie d’adulte. Plume prolixe pour restituer le parcours de vie des autres, il ne témoigne d’aucune volonté de rédiger son autobiographie, genre pourtant très en vogue au dix-neuvième siècle. Aussi, le silence que Spuller laisse planer sur sa vie privée suscite-t-il des questionnements, même s’il apparaît évident, que parvenu à l’exercice des responsabilités publiques en défendant une définition bourgeoise et élitiste du régime républicain, il n’avait aucun intérêt – si ce n’est à se desservir – à dévoiler l’identité étrangère de son père ou la pauvreté de sa famille. Autant de points qui ne reflètent pas ce(ux) qu’il prétendait politiquement incarner. C’est pourquoi il s’est employé, par la reconstruction de sa propre trajectoire, à mettre en adéquation personnage public et personnage privé, au travers de son parcours d’homme politique. Ce flou rend difficile la reconstitution du tableau familial sans pour autant l’interdire. Les éléments, si maigres soient-ils, livrent quelques informations qui ne sont pas sans importance.

A. Origines et structures familiales

1. Un immigré badois en Côte-d’Or

a) André Spuller déserteur et immigré

2Tout d’abord, le père d’Eugène Spuller est un immigré, installé en Bourgogne. L’acte de mariage d’André Spuller indique qu’il est né le 25 novembre 1789 – de Mathieu Spuller, décédé le 25 novembre 1812 à Forchheim-en-Brisgau dans le grand-duché de Bade et de Rose Fehr. On ignore tout de lui et ses origines étrangères compliquent encore le travail de recherche. Il fait partie de ces hommes du peuple rendus difficilement appréhendables car aucune trace « n’a été produite par le désir de construire [leur] existence »1. La rareté des éléments nous a conduite – sur le mode utilisé par Alain Corbin dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot – à mettre l’accent sur son environnement en essayant de comprendre comment celui-ci a structuré ses rapports au monde et, surtout ceux de son fils. Nous ne savons presque rien d’André Spuller avant octobre 1815, date à laquelle, selon Maurice Chabeuf2, ce soldat âgé de vingt-six ans profite d’une revue militaire offerte par l’Empereur François 1er à ses alliés – le Tsar, le roi de Prusse et le Général Wellington dans la grande plaine de Courtenon, proche de Dijon – pour déserter et s’installer en Côte-d’Or. Nous n’avons pu vérifier avec certitude la valeur de cette information, toutefois les relations amicales3 de la famille de Chabeuf avec celle des Spuller nous portent à accepter cette version en partie confirmée par Henri Rochefort – dans un article paru à la mort de Spuller – où il narre les « confessions » qu’il lui fit sur les causes de l’immigration de son père. Rochefort souligne le caractère confidentiel de ces informations, recueillies durant l’opposition à l’Empire, alors qu’il avait « fini par capter sa confiance »4. Cette indication témoigne de la réticence de Spuller à aborder le sujet de ses origines sociales et familiales. Nous verrons comment en politique ce flou lui permet d’adapter le récit aux circonstances et aux nécessités de l’action.

3Entre 1815 et 1823 on perd la trace d’André Spuller. On le retrouve dans le courant des années 1820 exerçant la profession de boucher à Saint-Seine en Montagne. Cet étranger, déserteur de surcroît, ne semble pas avoir rencontré de grandes difficultés à s’intégrer dans cette société rurale, comme en atteste son mariage à Sombernon en 1823 avec une jeune paysanne du nom de Marie Denizot, née « le 24 Ventôse, an sept de la République »5. Cela ne va pas de soi à une époque où les mariages sont des enjeux au sein de la communauté, en raison des intérêts qu’ils impliquent6. En effet, ce déserteur n’avait ni cheptel ni propriété rien qui puisse intéresser la collectivité qui accueillait ainsi dans ses rangs un individu sans ressources. Néanmoins, le départ rapide du couple pour la ville de Seurre donne quelques indications sur les difficultés rencontrées pour vivre en milieu rural. On peut interpréter ce départ comme une forme de nécessité économique, la ville offrant des opportunités plus favorables pour des gens dépourvus de patrimoine. À Seurre où ils s’installent comme bouchers, Marie et André Spuller donnent le jour à trois enfants : Rose-Pauline en 1827 ; François, Auguste, né le 20 janvier 1829 et Séraphin, Eugène, le 8 décembre 18357. Le couple n’est pas prospère, si bien que les deux garçons sont confiés, à l’âge de la scolarisation, à leur grand-mère maternelle résidant à Sombernon. Pierrette Fournier est donc la personne qui exerce la plus forte influence familiale sur Eugène Spuller. Mais cette absence de relations et de liens tissés dès l’enfance avec ses parents ne constitue pas la raison objective pour laquelle Spuller ne parle jamais de son père, ni même des principaux personnages féminins de sa famille : sa mère, sa grand-mère et sa sœur.

b) Des femmes absentes de l’historiographie familiale

4Il n’y a dans ses écrits aucune référence à sa mère à l’exception de documents officiels – acte de naissance, certificat de mariage, etc. –, nous ne disposons pas d’informations la concernant. Issue du monde rural, on ne sait pas ce que fut sa vie avant son mariage. Fut-elle scolarisée, exerçait-elle une profession ? Autant de questions sans réponse. Le mutisme d’Eugène Spuller tient pour partie au fait que sa mère n’exerce sur lui qu’une influence restreinte. D’abord, à cause de la séparation, puis en raison de son décès alors qu’il est âgé de dix-sept ans. Mais cette explication n’est pas le seul motif de son silence. Il ne parle pas davantage de sa grand-mère Pierrette Fournier – veuve depuis 1813 et remariée à Barthelemy Massenot – qui assure dès son plus jeune âge son éducation – elle lui inculque notamment les fondements de la religion catholique – et avec qui il vécut jusqu’en 1857. Il en est de même concernant sa sœur Pauline. Le simple manque d’affinités ne peut expliquer entièrement l’absence de référence aux femmes. Il semble que l’explication soit en relation à la fois avec le style même de la présentation de soi au dix-neuvième siècle qui, le plus souvent, ne met en scène que les personnages masculins qui ont croisé le parcours du narrateur. Si l’on se réfère aux souvenirs des hommes politiques du début de la Troisième République, on constate que les rares à mentionner leur mère le font par conformité sociale et dressent d’elle un portrait type, savant mélange de lyrisme et de description de la femme bourgeoise8. Il va de soi que Spuller ne pouvait être de ceux-là ; néanmoins, l’absence de référence aux personnages féminins est également à mettre en parallèle avec la place – au sens de rôle – que les femmes de la campagne occupent dans la société. Rôle que Spuller n’aspire pas à modifier par son action politique. S’il souhaite sincèrement rompre le lien qui unit les femmes à l’Église et les retient dans « l’obscurantisme », il ne souhaite pas leur égalité avec les hommes. Pour lui, les femmes sont « appelées à former l’élément modérateur de la famille. (…) ne cherchez pas à commander ! vous sortirez du rôle que la nature vous assigne »9. Cette conception politique à laquelle s’ajoute la conscience que son parcours politique l’a conduit à changer de catégorie sociale, l’incite à n’évoquer ni sa famille ni son enfance. Le faire serait avouer qu’il n’est pas pourvu des capitaux légitimes – qui sont alors patrimoniaux – à l’exercice des responsabilités politiques.

5Spuller ne peut pas faire vibrer la corde sensible des origines familiales par la mise en avant des valeurs et des positions que la bourgeoisie confère aux femmes ; aussi préfère t-il dire et penser que ce n’est qu’à son travail, à ses qualités personnelles et à son engagement politique, qu’il doit d’avoir réussi dans cette voie. Sa vision du monde est une vision méritocratique confortée par la faiblesse de son milieu social d’origine. Aussi passe-t-il sous silence cette période qu’il ne pouvait lisser pour la rendre acceptable. Et ce d’autant plus que l’origine étrangère de son père constitue un handicap dans sa vie publique.

2. Les conséquences de l’origine badoise des Spuller

6Spuller n’aborde donc jamais publiquement la question de son origine étrangère. Paraissant ne pas en tenir compte, il refuse d’entrer dans les multiples polémiques auxquelles elle donne lieu. Si cette origine n’a que des conséquences relativement minimes sur sa socialisation et sur sa vie privée, elle en a davantage sur sa vie publique puisque ses détracteurs font de cette identité un élément de stigmatisation qui marque l’ensemble de sa vie politique.

a) De la xénophobie à la ressource politique

7Il porte un nom à forte consonance étrangère, seul stigmate manifeste de son origine différente. C’est dans cette altérité que se structure dès l’enfance son rapport à la nation. Tout au long de sa vie, elle est la cause d’une suspicion a priori qui pèse sur lui et qui restreint l’espace des prises de position qu’il peut occuper, notamment sur la question allemande. Son enfance se déroule principalement à Sombernon où les habitants sont peu habitués à côtoyer des étrangers. Aussi est-il probable qu’au cours de sa scolarisation primaire, il fît l’objet de la part de ses camarades de plaisanteries et de railleries en rapport avec son nom. Mais c’est à sa majorité que cette différence s’objective réellement car il doit satisfaire à une demande de nationalité. Il est alors dans l’obligation d’opérer un choix dont l’issue ne semble avoir jamais fait le moindre doute. Cette nécessité de choisir l’a amené à s’interroger sur son appartenance à la nation française à la différence des autres enfants de son entourage pour qui les choses dans ce domaine allaient de soi. Malgré son statut d’étranger, Spuller est dès ses premières années socialisé selon les modèles en vigueur dans la région bourguignonne, aussi se sent-il français – dans la mesure où ce sentiment de nationalité peut être développé dans l’esprit de jeunes provinciaux du milieu du dix-neuvième siècle. Il convient donc de ne pas ignorer ses éventuels questionnements à ce sujet en prenant garde de ne pas les surévaluer et sans oublier de prendre en considération les quelques avantages non négligeables que cette « double culture » lui procure.

8En effet, c’est grâce à leur père qu’Eugène et Auguste apprennent l’allemand. Ce bilinguisme, apparemment inutile pour des enfants de leur condition, se révèle être un atout lorsqu’ils pénètrent des milieux où ce genre de capital était valorisé. C’est notamment à cette ressource qu’il doit de faire ses premiers pas dans le journalisme. C’est parce qu’il parle allemand et donc qu’il peut lire les journaux, les textes constitutionnels, juridiques, etc. avant qu’ils ne soient traduits qu’il est recruté comme collaborateur à L’Europe de Grégory Ganesco où il se familiarise avec la politique étrangère. Mais les problèmes engendrés par son ascendance sont supérieurs aux avantages qu’il peut en retirer et le suivent tout au long de sa vie. Il est victime d’une xénophobie émanant tout à la fois de son entourage et de ses ennemis. Allant de la plaisanterie à la campagne de presse, c’est sans discontinuer que ses origines lui sont rappelées. Ses détracteurs utilisaient ces arguments soit comme arme politique ; soit pour masquer une attaque politique qui dépassait de loin sa personne et visait l’ensemble du camp républicain, soit pour dénigrer sa définition de la République.

9Fraîchement arrivé à Paris ce jeune provincial fréquente les quartiers estudiantins de la capitale et les groupes de jeunes opposants à l’Empire où il se crée un réseau de sociabilité. Au sein de ce groupe d’intimes, comptant dans ses rangs des étrangers tel Gambetta, son origine badoise est à la fois un élément de discussion et de stigmatisation permettant à certains d’expliquer son caractère ou ses attitudes. Pour Juliette Adam, qui est la confidente privilégiée du groupe durant la période de l’Empire, « c’était un cœur sensible, bon, mais embarrassé par l’atavisme germain au milieu d’amis gallo-latins ». Gambetta lui-même chahutait Spuller en opposant les mérites de la civilisation latine à « l’idée germaine [qui est] l’ergotage, le doute par la pesanteur de l’argument »10. Cette attitude montre combien, à cette époque, on considère que l’origine nationale détermine la psychologie des individus. Elle témoigne de la manière dont son origine s’impose à Spuller au travers du regard des autres et illustre son impossibilité à s’en départir y compris dans son groupe d’amis. Son origine badoise est donc dans une certaine mesure, un avantage au début de sa carrière mais devient, au fur et à mesure que sa trajectoire quitte la sphère privée pour s’inscrire dans la sphère publique, un stigmate dont ses adversaires ne manquent pas de se saisir. Et ce d’autant plus que ses premiers pas dans la gestion des affaires publiques coïncident avec la guerre contre la Prusse.

10La soudaineté de la défaite suscite le développement d’un vif sentiment germanophobe. Les points de vue populaires relayés et amplifiés par les articles de presse et l’attitude des dirigeants font régner un climat de suspicion à l’encontre de tout ce qui peut s’apparenter au pays honni. La Prusse de Bismarck est assimilée à « l’Empire du mal », même si la France nourrit à son égard une attitude ambivalente, oscillant entre attraction et répulsion. Sur bien des points on rêve de l’égaler, comme en témoignent les discours sur la supériorité de son armée attribuée à la qualité de son système scolaire11. La défaite devient un point de cristallisation du débat politique. Pour les républicains elle résulte de l’incapacité structurelle du Second Empire à défendre les intérêts de la nation. Ils font la différence entre l’ennemi extérieur que la Prusse incarne et l’ennemi intérieur que sont les tenants de toutes les dynasties. Les royalistes, toutes tendances confondues, sans cacher leur aversion pour la Prusse, saisissent cette occasion pour mettre en cause les partisans de la démocratie et de la lutte à outrance dont le but ultime serait d’avilir la nation. C’est pourquoi ils cherchent par tous les moyens à établir des connexions entre les républicains et la Prusse de Bismarck, soupçonnés de s’entendre pour perdre la patrie. Dans cette atmosphère le patronyme de Spuller constitue pour eux une cible commode.

11Les premiers articles polémiques paraissent dans le courant du mois de novembre 1872. Le Paris-Journal – conservateur – accuse Spuller « de mettre sa plume au service de l’Allemagne ». Le débat débute avec la parution dans La Gazette d’Ausbourg d’un article violemment anti-français. Le Paris-Journal se demande si Spuller est « l’auteur de ce fameux article ». Tout en se disant prêt à accueillir « volontiers un rectificatif »12, il le somme de s’expliquer sur ce point. Fait intéressant à souligner, même au plus fort de ce type de campagnes xénophobes qui scandent l’ensemble de sa carrière, jamais Spuller ne se défend ni ne se justifie. Son silence est interprété comme un aveu et la polémique s’amplifie. « Comme il n’a pas démenti, (…) il est donc certain aujourd’hui que M. Spuller écrit dans un journal allemand des articles dans lesquels il déblatère contre la France »13. Le ton a radicalement changé, de l’interrogatif on est passé à l’affirmatif accusatoire. La controverse continue d’enfler et d’autres organes de presse prennent part à la polémique. Notamment Le Pays qui, prétendant apporter des éclaircissements, modifie radicalement les termes du débat en utilisant « le cas Spuller » pour jeter le discrédit sur Gambetta. Le rédacteur laisse entendre que par ce genre de prise de positions anti-françaises, Spuller n’agit pas seulement au nom de sentiments personnels mais qu’il sert les intérêts du parti républicain, accusé ici dans son ensemble, en cherchant par cette attitude à s’assurer « l’assentiment (…) du gouvernement allemand (…) à l’avènement de Gambetta »14. Spuller sert de prétexte à une manœuvre politique des groupes conservateurs qui, menacés par les résultats des républicains aux élections partielles, utilisent le sentiment national comme arme politique. Le parti républicain, comme Spuller, ne prête pas attention à cette controverse qui perd rapidement de son intensité et paraît mourir d’elle-même.

12Avec son élection à la Chambre des députés en 1876 les conservateurs relancent la polémique, recentrant le débat autour de Spuller lui-même. Ce ne sont plus seulement ses sentiments supposés favorables à l’Allemagne qui sont mis en cause mais son appartenance même à la nation française. Si le fond de cette campagne consiste à porter préjudice au parti républicain, elle cherche surtout à provoquer l’éviction de Spuller de son siège de député15. L’Univers, de l’ultra-conservateur Veuillot, lance une attaque qui jette le doute sur la naturalisation et sur la participation aux obligations militaires des frères Spuller. Le Gaulois, Le Pays, La Patrie et l’ensemble de la presse conservatrice relaient ces assertions en insistant sur les origines étrangères de Spuller dont « l’acte de naissance porte la mention enfant d’étranger », ce qui autorise ses adversaires à formuler des doutes sur « ses droits de citoyen français ». Les informations relèvent le plus souvent de la pure conjecture comme en témoigne ce bruit répandu par Le Gaulois selon lequel non seulement le père de Spuller était badois, mais sa mère « était Suissesse »16, ce qu’infirme la simple lecture de son acte de naissance17. En affirmant qu’il ne possède pas la nationalité française, on peut prétendre qu’il n’a pas rempli ses obligations militaires. Or, dans cette période où, traumatisée par la défaite, l’armée revendique le soutien de tous les citoyens, chacun se doit de collaborer au redressement de la nation en remplissant ses devoirs militaires. Les républicains insistent de surcroît beaucoup sur l’importance de la conscription comme creuset républicain. Aussi, semer ce doute, c’est non seulement lui nier le droit de représenter la nation, mais c’est également le dénoncer comme traître à la patrie mutilée.

13Cette fois, la pression exercée sur Spuller est beaucoup plus forte. Sommé à nouveau de s’expliquer, il persiste dans son silence. Toutefois, une riposte est organisée par la presse républicaine proche de La République française. La défense politique, au sens de l’engagement de plusieurs tendances du camp républicain, doit se lire comme une réponse à l’attaque menée par les conservateurs contre le crédit de la République. C’est ainsi que des journaux tel L’Événement s’engagent dans le débat, justifiant leur silence précédent par « le ridicule » des accusations alors que « la nationalité de M. Spuller a été examinée par le bureau de la Chambre chargé de vérifier l’élection du député de la Seine et, s’il y avait eu le moindre doute, le rapport en eut fait mention »18. Par ces affirmations les journaux républicains opposent aux critiques des conservateurs une lecture légaliste du régime. La loi, qui régit à ce moment le pays, le garantit de la menace que pourrait représenter la présence d’étrangers à l’Assemblée nationale. La vérification de l’identité de tous les élus participe de la sécurité de l’État et exonère donc les représentants du régime de toute suspicion. Mais cette démonstration ne suffit pas à faire taire les détracteurs. Le Pays, relayé par La Patrie, n’hésite pas à trancher en affirmant que « tant qu’il n’aura pas répondu lui-même, [on est] autorisé à croire qu’il n’est pas français »19.

14La polémique se nourrit pour beaucoup du silence de Spuller ; alors pourquoi ne prit-il pas le parti de répondre à ses détracteurs ? En premier lieu, il paraît probable qu’il refuse d’entrer dans un débat qu’il juge dégradant. Fils de la province et de l’université françaises, il a montré son attachement à la patrie en participant à la Défense nationale. Fort de cette expérience, il considère probablement déplacé de s’expliquer devant des hommes dont l’implication dans cet épisode douloureux de la mémoire nationale n’atteint pas un tel degré d’engagement. En second lieu, Spuller ne peut en aucune manière répondre à de telles accusations sans apporter des preuves matérielles. Or, fait connu des journaux conservateurs, « les Allemands [ont] pendant la période d’occupation brûlé les listes de tirage au sort des conscrits de Côte-d’Or »20. Il ne dispose donc d’aucun document pour faire taire la polémique qui, relayée par la presse provinciale, prend une ampleur nationale. Sans justificatif, il risquait d’amplifier le débat, le faisant peut-être rebondir sur la désertion de son père, porte ouverte à toutes les spéculations.

15Loin de s’en tenir à ces accusations, les conservateurs passent en revue les moindres détails de sa personnalité morale et physique et affirment y déceler les marques significatives confirmant qu’il est « resté badois de visage, de caractère de mœurs et de goûts » et n’hésitent pas à recourir à des arguments raciaux. Ils évoquent son allure proche de celles des « officiers de l’armée de Moltke avec sa tête ronde, ses cheveux roux et serrés »21 ainsi que son goût prononcé pour la bière et la choucroute. Tout chez lui est présenté comme antinational comme autant de preuves de son illégitimité à représenter le peuple français. À ce moment, nombre de journaux radicaux le soutiennent et font part de l’abjection de telles méthodes discriminatoires qui ne « mérite[ent] pas un démenti, [et auxquelles] on ne répond que par le dédain ; le mépris serait de trop »22. Les radicaux23 s’inscrivent dans la lutte contre les conservateurs ; cependant, leur « dédain » peut également s’interpréter comme un refus de s’unir aux opportunistes dont ils dénoncent par ailleurs les positions politiques. Cette attitude est importante à mentionner car ces mêmes organes n’hésitent pas, à l’occasion de la seconde campagne de dénigrement de Spuller, à s’inscrire dans le camp de l’accusation et à recourir à des logiques bafouant sans embarras les règles élémentaires de la déontologie dont ils se prévalent ici, prouvant par là même le caractère de ressource dans le débat politique de ce type d’argument.

16Sans disparaître totalement, la controverse sur les origines de Spuller perd de son intensité avec l’installation de la République des républicains. Toutefois, la période allant des années 1880 à la fin du siècle marque une des premières crises xénophobes de la nation. Jusqu’au début de la Troisième République, le XIXe siècle ne connaît pas la xénophobie24, on pense alors qu’il y a des classes dangereuses25 dont les étrangers souvent précaires font partie sans y occuper une place à part. Mais dans le courant des années 1880, le regard porté sur les immigrés change et la décennie est sans cesse secouée par cette question. La loi de 1882 sur les papiers d’identité et celle de 1889 sur le service militaire comme la volonté de protéger le marché du travail, agitent sans répit le thème des étrangers et la définition de leur statut dans la société.

b) Spuller : « agent de l’étranger »

17Dans ce contexte la polémique autour de Spuller resurgit à l’occasion des élections législatives de 1881 et rebondit avec la campagne électorale de 1885. L’argumentation demeure semblable même si le centre de gravité du débat politique s’est déplacé. Les principales oppositions – particulièrement dans le département de la Seine – mettent aux prises opportunistes et radicaux. Et ce sont ces derniers qui relancent le débat en mobilisant le même registre discursif. Ainsi, dans Le Cri du peuple, un rédacteur anonyme affirme avoir effectué des recherches dans les archives de la Côte-d’Or et pouvoir apporter la preuve que « Spuller n’a pas rempli les obligations auxquelles la loi soumet tout citoyen français au point de vue du service militaire »26, affirmation peu crédible quand on sait que les archives ont été détruites. C’est par cet article que les radicaux, qui souhaitent transformer ces arguments en arme politique – à visée bien plus large que la seule personne de Spuller – mêlent, dès 1885, leurs voix à celles des conservateurs. Intitulé « Le cas de M. Spuller », il paraît entre les deux tours de scrutin des élections législatives27. Dans la Seine où Spuller est candidat, la campagne électorale est le théâtre de vifs affrontements entre radicaux et opportunistes28. Pour les radicaux, il s’agissait de « combattre par tous les moyens les députés actuels de Paris »29. Spuller incarne, par les liens qui l’unissaient à Gambetta, la figure de l’opportunisme. Dénigrer Spuller permet la dénonciation de l’abandon supposé des grands idéaux républicains tels que « l’égalité devant la loi »30 ou la grandeur de la patrie. Sur ce second point les conservateurs se trouvent en accord avec les radicaux et leurs journaux renchérissent sur ce thème. Aussi le doute persistant sur la nationalité de Spuller est-il vu par les opposants de tous bords comme une entrée visant la disqualification de l’ensemble du parti opportuniste dont on pense ainsi démontrer le manque de rigueur et le laxisme à l’égard des intérêts fondamentaux de la France. À dater de ce scrutin, tous les grands événements de la vie politique de Spuller ont été ponctués par ces accusations. Le paroxysme semble atteint à l’occasion de son accession à la direction du ministère des Affaires étrangères, le 22 février 1889, dans le second Cabinet Tirard. Une fois encore tout ce que la classe politique compte d’opposants à l’opportunisme s’engage dans la controverse, elle-même renforcée par l’épisode boulangiste qui agite le débat national.

18Le premier article sur ce thème paraît dans La France dès le 24 février. Le rédacteur Lucien Nicot, même s’il emploie un ton relativement modéré, « sans mettre en doute les sentiments français de Monsieur Spuller », n’en demeure pas moins très hostile à cette nomination. « Si, en dépit de son origine allemande, il lui est permis de prendre part à la direction des affaires de notre pays, il est, du moins, certaines choses auxquelles il devrait lui être interdit de toucher ». Dès lors, pendant toute la durée du ministère, les insinuations se succèdent et le style utilisé monte en violence. Le Petit National titre le 9 août 1889, « Un ministre allemand ». On ne polémique plus sur sa nationalité, sa non-appartenance à la nation française est maintenant posée comme une certitude. Spuller est accusé de protéger des « espions allemands » et d’être « aux genoux de l’Allemagne ». Il ne peut servir convenablement en raison de ses origines les intérêts de la France car « il manque de sens français »31. Tout est prétexte à la méfiance, on le soupçonne de favoriser un rapprochement avec Bismarck au détriment d’une alliance avec la Russie tsariste et donc de « représenter les affaires étrangères sous forme de cruche allemande »32. La presse radicale s’acharne à demander sa démission pour trahison en affirmant qu’en échange de la bienveillance de l’Allemagne dans les entreprises coloniales françaises, Spuller, en apôtre de Ferry, négocie « la réconciliation avec l’Allemagne, la reconnaissance nouvelle du traité de Francfort, c’est-à-dire la renonciation à toutes revendications sur l’Alsace-Lorraine »33. Le comité des révisionnistes et patriotes de Belleville34 va jusqu’à offrir « au badois Spuller, (…) un casque prussien »35. Chaque fois que Spuller s’exprime, les attaques xénophobes refleurissent comme dans Le Pilori où un article d’une rare virulence revient sur la participation de Spuller à la Défense nationale. Cet article lui dénie même le droit d’aimer la France et le renvoie sans ménagement de l’autre côté de la frontière : « Ta patrie c’est l’Allemagne, (…) fils d’étranger tu es, et fils d’étranger tu resteras »36.

19Débutant en 1871 lors de la Défense nationale et surtout en 1876 avec son entrée sur la scène publique, cette campagne diffamatoire rythme l’ensemble de sa carrière. La xénophobie qui la sous-tend – et qu’on retrouve parfois de manière euphémisée chez ses proches – coexiste avec des attaques proprement politiques contre la République et les opportunistes. Mais « à cette indignité de naissance » s’ajoutent d’autres stigmates pour accéder à une carrière politique nationale qui tiennent aux rapports que pouvait entretenir un jeune provincial d’origine modeste à la chose politique.

3. La distance au politique

a) Origine plébéienne et flou entretenu

20La présentation de la famille de Spuller, rendue sommaire par la faiblesse des sources, reste riche d’enseignements car elle donne à voir le milieu social dans lequel s’enracinent ses origines. Son père était boucher, mais son commerce n’était vraisemblablement pas florissant car, à sa mort, il ne lègue aucuns biens à ses enfants. C’est confrontés à ces difficultés, et pour leur assurer un minimum vital, que les parents ont placé les deux frères chez leur grand-mère. Le foyer de Pierrette Fournier ne vivait pas dans l’opulence et la vie n’y était visiblement pas facile. Le jeune Spuller est donc socialisé en milieu rural au sein d’une famille d’agriculteurs très modestes, même s’ils disposent de quelques parcelles de terre – environ un hectare et demi, composé de terres cultivables et de prés dont ils héritèrent à la mort de leur grand-mère en 187637 – insuffisantes pour satisfaire aux besoins d’une famille de quatre personnes. En conséquence, il est probable que ses grands-parents aient été contraints de travailler au dehors comme ouvriers agricoles.

21André Spuller, lors de la naissance de ses fils, est enregistré comme boucher. Les contemporains de Spuller, évoquant ses origines, lui attribuent le plus souvent le statut d’agriculteur38. Cette imprécision s’explique en partie par le flou qui entoure les catégories professionnelles39 au XIXe siècle, qui ne sont pas alors clairement définies. Il n’est qu’à se référer aux divers dictionnaires biographiques contemporains pour constater la diversité des définitions d’une même profession. On y trouve notamment les catégories : agriculteurs, propriétaires, grands propriétaires, exploitants etc. sans que l’on puisse déterminer les disparités exactes que recouvre l’emploi de ces terminologies différentes, même si les catégorisations professionnelles sont un enjeu à cette période. La polysémie des termes de dénomination sociale est un enjeu pour la constitution d’un espace de positions sociales rendues publiques en relation avec l’espace des relations sociales plausibles et peuvent donc être instrumentalisées, notamment dans le jeu politique.

22Spuller entretient le flou sur ses origines sociales. S’il revendique un enracinement au sein de la province et du peuple français, c’est à la fois pour rompre avec l’origine étrangère de son père et pour créer une homologie entre ses positions sociales et ses positions politiques. Il cherche à faire correspondre « sa présentation de soi » avec la figure politique qu’il incarne. Il recourt à la formation d’une « identité stratégique »40 car, à cette époque, un candidat à la députation ne peut pas seulement se prévaloir de ses aspirations à représenter. Faisant lui-même partie du dispositif de représentation, il se doit de réaliser l’unité entre lui – le représentant – et les représentés – les électeurs. Cela est d’autant plus fort chez les opportunistes qu’ils avaient « une idée politique qui [leur] semblait la plus importante de toutes : c’est qu’il fallait agir sur les campagnes »41. Aussi, dans un marché des biens politiques encore insuffisamment constitué, il est nécessaire pour le candidat de faire valoir ses identités sociales. C’est pourquoi, au cours de sa carrière, il évoque des origines rurales et modestes dans le but de mettre en adéquation ce qu’il est et ce qu’il défend, à savoir l’avènement des « couches nouvelles »42 et l’ancrage du régime républicain au sein des campagnes. « Je suis né dans les rangs les plus humbles de la démocratie, au fond de la boutique de petits commerçants, d’une petite ville »43. Spuller accentue ses racines populaires et rurales pour renforcer le lien de proximité entre lui et ses électeurs et afin de correspondre au modèle que son action politique, à l’image de celle des républicains opportunistes, tend à rendre légitime : la méritocratie. « Nous sommes nés dans vos rangs, (…) nous avons été élevés dans les écoles publiques, par les sacrifices de nos parents, et que c’est parce que notre cause se confond avec la vôtre, que nous avons pu vous promettre fidélité et dévouement »44. « Nous sortons des couches profondes du peuple. Quant à moi, ce sont là mes origines, et quand je me vois à la place où je suis, quand je me sens le droit et l’autorité de vous adresser de telles paroles, il m’est impossible de nier les progrès de la démocratie »45. Ce faisant, il se présente lui – en même temps que l’ensemble des opportunistes – comme légitime à mettre en œuvre la politique qu’ils défendent et qui s’appuie sur le peuple. Leur présence à la gestion des affaires de la nation apparaît ainsi comme une garantie du pouvoir du « peuple par le peuple ».

23C’est donc à des fins politiques que Spuller adapte son discours sur ses origines sociales. Cependant, afin de comprendre sa trajectoire, l’étude de son environnement géographique et social s’avère indispensable tant il détermina pour une large partie son devenir social.

b) Le poids de l’environnement géographique et social

24Comptant parmi les points culminants du département, Sombernon46 (586 mètres d’altitude) est situé sur la ligne de partage des eaux et établi le long de l’ancienne voie romaine. Ce bourg de taille moyenne « si complètement isolé depuis le déplacement des grandes voies de communication »47 vit relativement replié sur lui-même. Chef-lieu de canton en 1790, il abritait au dix-neuvième siècle les ruines d’un château du onzième aujourd’hui disparu. Dans l’arrondissement de Dijon, auquel ils sont administrativement rattachés, les Sombernonais sont perçus comme des hommes de la montagne ; réputation qu’ils acceptent et cultivent. En hauteur, exposé au vent durant toute l’année, le climat y est chaud en été et rigoureux en hiver. La neige tombe avec régularité et persiste très en avant dans la saison. Le relief escarpé (et en pente) subit à la fonte des neiges un fort ravinement, accentué par des taux pluviométriques élevés. Il faut donc procéder à l’aménagement des pentes où il est difficile de recourir à la force de travail animale. Ces conditions naturelles rendent particulièrement pénible le travail agricole et aléatoire le rendement des récoltes surtout que l’étude de la matrice cadastrale révèle une structure foncière morcelée où dominent les exploitations de petite taille48. Malgré son statut de chef-lieu de canton et les avantages qui y sont attachés – tel que la présence d’une caserne de pompiers, d’un bureau de tabac, etc. – Sombernon, par sa position géographique, vit dans un relatif isolement. La communauté villageoise est hiérarchisée par son historicité et la connaissance que chacun a des autres participe des liens de solidarité qui soudent l’ensemble de la communauté autour de valeurs communes, déterminées en partie par les difficultés rendant nécessaires la cohésion du groupe. Cette économie de relations, fondée sur le respect de la hiérarchie locale, garantit la cohésion sociale indispensable à l’entraide. La vie s’y déroule dans une forme d’entre soi, les déplacements sont rares et fastidieux. Il faut d’abord rejoindre la plaine et la parcourir sur vingt-huit kilomètres pour rallier les foires qui se tiennent à Dijon. Les contacts avec l’extérieur sont relativement rares et presque exclusivement masculins car seuls les hommes vont en ville pour vendre leur production. De même, il passe peu d’étrangers. Ce manque de relations avec l’extérieur permet le maintien de structures sociales traditionnelles non remises en cause par la diffusion d’idées nouvelles. Cet environnement aux horizons bornés limite à cet espace restreint les préoccupations de ces hommes et de ces femmes qui n’envisagent l’extérieur que de façon lointaine car ils ne peuvent s’y projeter. Cette restriction de l’espace à laquelle s’ajoutent l’autosubsistance, la spécificité des langues, conditionnent leur manière d’appréhender la politique. Ce rapport différent à la chose politique entre les villes et les campagnes n’implique pas de la part de ces dernières une indifférence au politique, comme l’ont montré les nombreux travaux sur la politisation des campagnes. En milieu rural les populations ne peuvent se percevoir comme membre d’une communauté plus large, c’est pourquoi la politique dite « nationale » suscite chez elles de l’incompréhension qui peut en certaines circonstances se muer en inquiétude. Leur définition de la politique ne recoupe pas celle des observateurs urbains qui tendent à l’interpréter comme étant la preuve de leur désintérêt, voire de leur incapacité, à comprendre la politique. Les paysans dans leur écrasante majorité ne prennent en compte la politique que si elle a des conséquences directes sur leur vie quotidienne. Leur engagement ne dépasse probablement pas le cadre communal, renforcé ici par la conviction d’être différents des gens de la plaine. Étrangers aux débats nationaux, ils bornent leur vision politique à la défense – au sens de préservation – de leurs intérêts locaux. Les questions des terrains communaux, des droits de chasse, des impôts, entraînent souvent un réel engagement. En revanche, les questions touchant aux débats nationaux sont méconnues ou les laissent indifférents, sauf quand elles mettent en péril ce qu’ils considèrent comme des acquis49. On comprend alors que la plupart d’entre eux restent étrangers aux luttes sur la définition du régime qu’ils perçoivent comme étant « l’affaire des nobles et des bourgeois »50. Dans un tel environnement, comment Spuller se trouve-t-il confronté à la chose politique au point d’en faire son occupation principale ? Il n’a pas de prédisposition – par sa prime socialisation – à l’appréhension proprement politique des catégories politiques. Dans ces conditions, comment son esprit a-t-il pu s’éveiller à une compréhension nationale de la politique ?

25On trouve un élément de réponse dans les modifications qui touchent l’artisanat. Sombernon voit, vers le milieu du siècle, se développer une activité artisanale nouvelle qui grossit un secteur jusque-là embryonnaire. Malgré son isolement, la commune possède de longue date des ateliers de production de plâtre et de poteries liés à la présence en son sol de matières premières telles l’argile ou la craie. Peu nombreuses, ces unités de production ont recours à un nombre limité d’employés – pour la plupart des habitants du bourg – qui souvent interrompent cette activité à la belle saison pour satisfaire aux besoins des travaux agricoles. Fonctionnant sur un mode traditionnel, elles ne s’apparentent en rien aux industries qui se développent dans la plaine. Cependant, la prospérité économique, l’amélioration de l’infrastructure routière et le développement de nouvelles techniques de production accroissent leur rendement et leur diffusion et les conduisent à modifier leur organisation interne en recourant à de la main-d’œuvre extérieure. L’arrivée de personnes étrangères à la « communauté traditionnelle » s’amplifie encore avec l’essor des manufactures de moutarde qui concerne l’ensemble de la région. Celles déjà présentes à Sombernon profitent du développement du marché pour augmenter leur production et s’agrandir. De nouvelles viennent s’installer sur ce site qui concentre à la fois la production agricole nécessaire et les poteries pour le conditionnement. Ces manufactures nouvelles ou modernisées font appel à une main-d’œuvre plus nombreuse, le plus souvent spécialisée et recourent à des formes semi-industrielles du travail. Aussi ces ouvriers n’ont-ils que peu, voire pas, de rapport avec les activités agricoles. Ces transformations modifient considérablement les structures sociales de Sombernon. Les ouvriers fraîchement installés introduisent un nouveau mode de vie dans le village. Ils importent également des modes de réflexions différents, notamment dans la manière d’appréhender les questions politiques. Ayant souvent effectué des séjours dans les centres urbains où ils furent en contact avec les idées politiques nouvelles concernant le monde ouvrier, ils portent sur la politique une vision qui ne se borne pas aux limites de la localité. Ces nouveaux arrivants introduisent dans le village des comportements sociaux différents, transformant certains lieux comme les cafés. Ces lieux de sociabilité, jusqu’alors presque entièrement réservés à l’échange de nouvelles locales, se muent en cercles de discussion où la politique nationale et, notamment, la question du régime occupent une grande place. Sous leur influence cumulée à celle des notables locaux, le village voit naître une contestation politique qui dépasse les préoccupations strictement locales. À ce contact, c’est l’ensemble du bourg qui voit pénétrer la question du politique dans les espaces communs. La rue, les cafés mais aussi l’école, les manufactures sont les témoins de manifestations de formes diverses liées aux problèmes politiques. Sans être un foyer de contestation important, Sombernon est touché par des phénomènes de politisation nouveaux au moment où Eugène Spuller enfant prend conscience de ce qui l’entoure. Cette transformation qui ne doit pas être surévaluée demeure un élément permettant d’expliquer en partie son éveil au politique.

B. Une socialisation républicaine

1. Des traces d’activité politique : « Sombernon la République »

26C’est parmi ces ouvriers et ces petits bourgeois que s’enracine l’attachement relativement précoce de ce canton aux idées républicaines, comme en témoigne un incident survenu le 12 août 1850, lors du passage dans la commune du Président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte. Ce dernier entreprit, en 1850, un voyage dans les départements afin de conforter sa popularité. Une halte était prévue à Sombernon qui, en tant que chef-lieu de canton, réunissait le type de population – paysans, ouvriers de la petite industrie et petits notables bourgeois – sur laquelle le Président entendait appuyer son pouvoir. Les autorités préfectorales et municipales avaient prévu d’accueillir en grande pompe le Président. Mais une manifestation d’ampleur imprévue vint perturber le bon déroulement des festivités. « Au moment du passage des voitures, un petit groupe sortit du café et fit entendre les clameurs les plus hostiles parmi lesquelles on distinguait parfaitement celui de ‘ À bas les chouans ! Vive la sociale, À bas le Président !’ ». Loin de s’en tenir à des invectives, les opposants emboîtèrent le pas du cortège en « continuant les chants et les vociférations anarchiques avec violences ». La tension était grande et le chef de la garde nationale dut disposer ses hommes de manière à assurer la protection des visiteurs, sans quoi « une collision aurait éclaté »51. Arrivé devant la Mairie, le cortège stoppa et les orateurs tentèrent de prendre la parole, à cet instant les cris et les chants redoublèrent d’intensité ainsi que la pression de la foule hostile. Craignant d’être débordées, les autorités municipales prirent la résolution d’interrompre la cérémonie d’accueil et le cortège présidentiel quitta rapidement Sombernon52. Les autorités tenues de rendre des comptes à la préfecture s’employèrent aussitôt à chercher et à nommer les coupables. La procédure aboutit à la poursuite de six personnes – Louis Michel, huissier ; Pierre Richart, menuisier ; François Fontette, lieutenant pompier ; François Belnet, greffier de la justice de la paix ; Charles Benettot, receveur buraliste ; Maître Jean Piogey, notaire. Tous les prévenus appartenaient à la petite bourgeoisie du village. Deux – Piogey et Fontette – étaient membres du conseil municipal. Aussi il semble que plutôt que de s’appliquer à chercher tous les responsables, on se soit contenté d’appréhender les tenants de l’opposition connus de la gendarmerie. Dans une lettre adressée au Préfet, le commandant de gendarmerie donne des indications prouvant qu’il connaissait parfaitement les auteurs des faits. Il donne même des détails précis concernant la description de leur lieu de réunion, « le café du Pin sur les murs duquel avait été tracée une infâme caricature du Président »53.

27Concomitamment, le Maire demanda au Préfet la révocation des membres du conseil municipal impliqués54. Les six personnes désignées furent arrêtées fin août 1850 et relâchées le 15 septembre. Leur retour donna lieu à de nouvelles manifestations d’hostilité au régime55. Cette affaire témoigne de la présence à Sombernon d’un groupe perméable aux idées républicaines connu à l’extérieur de la région, comme le suggère l’appellation de « Sombernon-la-République »56, attribuée par Arthur Ranc à cette commune. À l’époque des faits rapportés, Eugène Spuller est âgé de treize ans. Nous ne pouvons dire s’il a pris part à ces manifestations mais ce qui importe ici ce n’est pas tant qu’il en fut ou non le témoin que la place que cet épisode occupe dans la mémoire du village – où les individus pensent et se souviennent en commun57 – et particulièrement au sein du groupe des opposants à l’Empire. Dans ce bourg, la venue du Prince-Président constitue en elle-même un fait marquant. De plus, les conditions dans lesquelles elle se déroule la construisent en événement que son caractère exceptionnel transforme en « événement historique ». Chargé d’un sens politique fort, cet épisode est rapporté à l’infini, grossi, amplifié au point de devenir un élément structurant de la mémoire collective.

28Spuller incorpore dans sa mémoire ce souvenir comme un souvenir personnel, mais c’est probablement ici une mémoire empruntée et qui devient une « notion de symbole »58. De plus, ce souvenir a marqué son imaginaire enfantin d’autant plus vivement que les républicains sont conduits notamment par Jean Piogey et Hippolyte Charlut qui furent respectivement « père adoptif » et instituteur des frères Spuller et jouèrent un rôle important dans leur adhésion aux idées républicaines. Eugène Spuller est socialement engagé dans ce groupe des opposants, « aussi s’[il] voulait reconstituer dans son intégrité le souvenir d’un tel événement, il faudrait [qu’il] rapproche toutes les reproductions déformées et partielles dont il est l’objet »59.

2. Son apprentissage villageois de la République

29Auguste et Eugène Spuller grandissent dans un lieu où les idées progressistes « faisaient mauvais effet parmi les partisans de l’ordre, [et laissaient craindre] (…), qu’un conflit tôt ou tard ne finisse par éclater »60. Le village paraît scindé en deux camps antagonistes marquant probablement la vie quotidienne de petits accrochages et de vives discussions. À la tête des opposants se trouvent des « notables » locaux dont Jean Piogey et Hippolyte Charlut qui influencent directement le jeune Eugène Spuller et son frère. Ils côtoient donc les rangs des progressistes militants, soit par des relations familiales, soit par l’école. Sans rien savoir du rapport à la politique de la famille Spuller, on peut supposer que, comme la plupart des paysans, ils ne possédaient pas de « compétence politique » au sens d’appréhension des catégories politiques du politique. Aussi son éducation politique doit-elle se chercher ailleurs, notamment dans l’école. Eugène et Auguste sont inscrits à l’école communale où enseigne Hippolyte Charlut. En sa qualité d’instituteur, ce personnage jouit dans le village d’une position de petit notable dont le capital intellectuel compense la faiblesse du capital économique propre aux autres notabilités. Le rôle joué par cet instituteur sur l’éducation des jeunes frères s’explique en partie par cette position de notable qui suscite chez les enfants un sentiment de respect à l’égard de celui qui détient le savoir. De plus, la présence à Sombernon d’un instituteur est relativement récente, elle date de la loi de 1833. La génération des frères Spuller est donc parmi la première à recevoir une instruction dans le village. Ses leçons, mais également ses prises de positions personnelles, sont perçues comme un exemple par ces jeunes qui ne doivent pas manquer de s’identifier à ce personnage, l’un des plus importants du village. Son engagement politique en faveur de la République nous est connu par la demande de révocation dont il fit l’objet à l’issue des troubles de 1850 et également par sa participation active contre le coup d’État du deux décembre. À de nombreuses reprises au cours de sa carrière, Spuller évoque le souvenir de cet instituteur et insiste sur les « traces de son passage et de son influence à travers plusieurs générations d’écoliers ». Il n’hésite pas dans la deuxième série des Figures disparues à le placer aux cotés de personnages illustres tels que Armand Barbès ou Hippolyte Carnot. Pour lui, ce maître d’école est un pilier dans l’élaboration de sa pensée politique. Ce maître exemplaire, « le premier maître de [son] enfance »61 lui laisse le souvenir d’un homme honnête et droit, dévoué, donnant à son travail un statut de mission. Spuller semble avoir conservé estime et considération pour H. Charlut comme en témoigne la notice nécrologique qu’il rédigea en 1877 dans Le Progrès de la Côte-d’Or. Mais, on ne peut considérer l’évocation de ce personnage seulement à l’aune de l’affection. La description que Spuller, devenu homme politique, fait de lui est aussi à considérer comme incarnation de la figure idéale de la profession d’instituteur dont il souhaite doter l’Instruction Publique. Pour lui, ces fonctionnaires n’ont pas pour devoir la simple transmission du savoir. Leur tâche est avant tout une mission au service du régime. Ils sont à la base de la formation des citoyens ; c’est de leur enseignement que naîtra l’éducation du suffrage universel et avec elle la stabilisation du régime voulu par les opportunistes. Pour sincère qu’elle soit, l’évocation du souvenir de son premier maître s’apparente en réalité à un travail de reconstruction et d’idéalisation qui est, pour Spuller, le moyen de promouvoir ses conceptions de la fonction d’instituteur et avec elles sa vision globale du rôle de l’école dans la République. Néanmoins, nous pouvons tenir cette influence pour probable car Spuller entretenait avec ce maître des relations dépassant les simples rapports élève/instituteur. Nous verrons que le parcours de Charlut et sa proximité avec Auguste Spuller et J. Piogey permettent de dire qu’Eugène Spuller continua à le fréquenter bien après avoir quitté l’école communale. Cette socialisation scolaire s’avère donc importante dans son processus de politisation, même si elle n’atteint pas le degré qu’il reconstruit a posteriori. Elle s’impose facilement face à la socialisation politique diffusée au sein de la famille qui connut deux phases très distinctes de développement.

30Le parcours de Spuller au cours de ses jeunes années peut être seulement reconstitué au travers de celui de son frère pour lequel nous disposons de davantage de sources quant à ses prises de positions politiques. À la mort de ses parents en 1851, Auguste devient le tuteur d’Eugène dont il est de six ans l’aîné. Ce personnage très vif de caractère, ambitieux et déterminé, doit probablement une grande partie de son attachement aux idées républicaines à la fréquentation privilégiée de la famille Piogey. Participant très tôt aux côtés du notaire Jean Piogey à des comités républicains, il finit par transformer cette communauté d’idée en confiance et lui, le fils d’immigré badois sans fortune, parvint même à épouser une des filles du notaire. C’est en compagnie de son instituteur et de Maître Piogey qu’Auguste Spuller prend part aux manifestations hostiles à l’Empereur en 1851. Il exerce alors la profession de clerc de notaire à Dijon où il semble déjà bien intégré dans les milieux républicains62. Arrêté le 3 décembre 1851 et « déclaré coupable de violation, d’outrage à un magistrat et de rébellion envers les agents de l’autorité »63, il est relâché le 5 février 1852 en raison de son jeune âge. Les relations d’Eugène et de son frère furent toujours très affectueuses, aussi faut-il prendre en compte avec quelle force cet engagement militant, ponctué d’une arrestation, a pu marquer l’imaginaire d’un jeune homme de seize ans. Dès lors, l’Empire devient pour lui synonyme de violation du droit et des libertés élémentaires. Il incarne à ses yeux l’arbitraire par un phénomène de loyauté inconsciente à un parti, défini par « l’identification partisane » avec les opinions de son frère et de son entourage. Spuller est conscient du rôle tenu par son frère dans son adhésion aux idées républicaines. Il déclare lui devoir ses « premières idées et tout ce [qu’il] peut apporter de fermeté d’âme dans la lutte politique »64. Même s’il s’avère impossible de reconstituer les différentes étapes et la place exacte occupée par les divers acteurs de ce processus de formation de sa pensée politique, l’importance de l’environnement est indéniable. Eugène Spuller évolue dès l’enfance dans un espace politique militant. L’éducation et les chocs émotionnels forts, telle l’arrestation de son frère, l’inscrivent de façon quasi naturelle dans le camp de l’opposition à l’Empire. Cet environnement militant façonne son habitus65.

31Mais l’influence de Piogey ne se limite pas aux questions de politisation. Elle constitue également une véritable rupture sociale, modifiant l’avenir probable des deux frères et particulièrement leur cursus scolaire.

32La taille modeste de la commune, où l’on peut supposer que tous les habitants se connaissaient, pas plus que leurs résultats scolaires, somme toute très moyens, ne peuvent être des éléments d’explication suffisants susceptibles d’éclairer comment les frères Spuller entrèrent en relation avec cette famille bourgeoise. C’est dans leur arbre généalogique que l’on trouve quelques éléments de réponse66. Pierrette Fournier est la sœur de la belle-mère du notaire Jean Piogey. Ce dernier est entré dans la famille en épousant Céline Belnet, la fille de Charlotte Fournier dont il eut trois filles et un garçon. Il est donc le cousin par alliance d’Eugène et Auguste Spuller. Des raisons familiales expliquent donc pour partie que la famille Piogey s’intéresse à eux après la mort de leurs parents. Mais cet épisode a des conséquences importantes et durables pour les deux frères qui tiennent autant à l’engagement politique de Jean Piogey qu’à son rapport social au monde et particulièrement à l’éducation. D’abord, il est investi en politique. Il est lui-même issu d’une famille de républicains militants. Son père, Gérard Piogey, fut maire de Sombernon durant les Cent jours. Ardent républicain, il est à diverses reprises traduit en justice en raison de ses opinions politiques67. Il ne nous fut pas possible de reconstituer l’action de Jean Piogey à l’occasion des journées de Février 1848. Mais son attitude lors du passage du Prince Président à Sombernon laisse penser qu’il a dû participer activement à l’avènement du régime, ou tout au moins, l’accueillir avec fébrilité. Dans la commune, ses opinions politiques sont de notoriété publique. Il est l’un des piliers du café du Pin, sorte de cercle où se réunissent tous les tenants de la République. Connu des services de police comme opposant au régime, il participe au club républicain de Dijon dans lequel sa position de petit notable ne lui confère qu’une faible influence. Cependant, il ne se présente jamais comme candidat à quelque élection que ce soit. Avant 1848 il n’était pas éligible, plus tard avec l’avènement de la République, en conséquence de son engagement déjà ancien, il aurait pu se présenter aux élections mais il est probable que ce soit en raison de son âge déjà avancé qu’il ne prend pas place sur une liste. Grandissant dans la proximité de cet individu très politisé et accordant des croyances à ce mode de prise de position et de participation à la chose politique, Eugène et son frère acquièrent le sentiment socialement encouragé d’être légitimement en droit de s’occuper et de parler de politique. Bien plus, ce milieu social profondément différent de celui de leurs origines, mettant en œuvre une culture spécifique, leur apprend à penser qu’ils disposent de l’autorité – socialement attribuée – pour parler publiquement des choses politiques en recourant à un lexique, une grammaire et des catégories politiques du politique68. Cela en donnant aux questions politiques non plus une dimension locale mais une dimension nationale. Cette notion que Pierre Bourdieu nomme « la compétence sociale », découle de la position sociale et engendre le sentiment d’être fondé à parler de politique mais aussi le devoir d’en parler car l’individu est sommé par les autres d’être à la hauteur de la position sociale qu’il occupe. Cette socialisation transforme radicalement le rapport à l’avenir des deux frères.

33Ici, s’opère une véritable rupture de la trajectoire familiale – renforcée par la mort des parents – qui modifie désormais leur devenir car, avec les Piogey, Eugène et son frère pénètrent dans les rangs d’une famille bourgeoise républicaine où la croyance dans les vertus de l’instruction comme moteur de l’élévation sociale découle des croyances politiques. Dès lors, suivre des études supérieures devient possible.

3. La rupture d’une trajectoire familiale

a) L’accès à une scolarité bourgeoise

34Le premier à s’engager dans cette voie est naturellement Auguste. Son succès à l’École des Mines de Saint-Etienne l’inscrit définitivement du côté de cette branche pourtant quelque peu éloignée de la famille qui lui accorde un intérêt certain. Muni de ce diplôme, le jeune Auguste se trouve confronté à un choix que ses prises de position politiques, comme celles de sa famille adoptive, rendent délicat. Il peut légitimement prétendre à un poste de fonctionnaire qui est bien souvent une aubaine pour ceux qui ne sont pas des héritiers. Dans son cas, comment se résoudre à entrer au service de l’Empire quand cela impliquerait de se couper du cercle familial au républicanisme affirmé ? Ce cercle constitue son seul réseau de connaissance et d’influence. Aussi s’il renonce à sa formation, c’est en raison de son attachement aux idées républicaines et pour ne pas se placer au ban de la famille qui, en plus des liens affectifs réels, est un moyen de consolider une position sociale encore extrêmement fragile en dehors d’elle. Aussi, dès 1851, à vingt-deux ans, Auguste se tourne vers les métiers du Droit où il peut bénéficier des relations de J. Piogey. Grâce à lui, il entre comme clerc de notaire dans le cabinet dijonnais de Maître Antoine Gaspaillard, fervent républicain. De manière concomitante, Eugène, ayant terminé son cursus primaire, entre en 1848 comme interne au collège de Dijon pour faire ses « humanités ». Pour cet enfant d’immigré, accéder à une scolarité secondaire est en soi un signe de la transformation sociale opérée au contact de sa famille « d’adoption ». À Dijon, par l’intermédiaire de son frère, il est en contact avec des milieux politisés dans lesquels, en raison de son jeune âge, il occupe une position de spectateur. Néanmoins, il y acquiert les catégories pertinentes qui vont lui conférer une familiarité avec le jugement politique et qui sont la condition première de la possibilité de son engagement futur.

35E. Spuller fut un élève studieux et attentif, mais il ne fut pas un collégien brillant. Ici, ce ne sont pas ses capacités qui paraissent avoir posé problème, mais plutôt le faible capital culturel hérité qu’il pouvait mobiliser, en comparaison de celui de ses camarades de classe. Il se situa dans la moyenne, position qu’il attribuait à son travail, ce qui lui permit de développer une sincère confiance dans la réussite par la méritocratie scolaire69. Il ne remit jamais en doute ce sentiment acquis sur les bancs de l’école primaire qui l’accompagna tout au long de sa scolarité. C’est probablement dans cette expérience personnelle qu’il forgea sa croyance dans la méritocratie et la position qu’elle confère de droit à une élite intellectuelle qui, dans sa définition, n’est pas liée à la position sociale d’origine. Se forme ici son indéfectible engagement en faveur de la cause de l’Instruction publique dont il fit tout au long de sa carrière politique son principal sujet d’action.

36En dépit de ses résultats moyens, il décrocha sans encombre en 1853 son baccalauréat. Âgé de dix-huit ans, il est nécessaire pour lui d’opérer des choix orientant son devenir professionnel. Il aborde comme allant de soi l’accession aux études universitaires par mimétisme avec le cursus de son frère ou celui de son « père » adoptif, Jean Piogey. Socialisé dans un environnement républicain où la croyance dans les études et l’élévation par l’acquisition du savoir sont des attachements indéfectibles, la question pour lui n’est pas de s’inscrire ou non à l’université mais seulement de réfléchir à la filière.

b) Cursus universitaire : filières et débouchés

37Il opta pour une inscription en mathématiques où il est présenté par son frère en sa qualité de tuteur70. Par ce choix il se réfère à un type d’études proche de celles suivies par Auguste, ingénieur des Ponts et Chaussées. À ces considérations s’ajoute la position même de la filière mathématique au sein de l’université. Enseignée à tous les niveaux du cursus scolaire, elle jouit de l’image la plus répandue de la science. De plus, la multiplication des lieux d’enseignement garantit un nombre élevé et une grande diversité des postes à pourvoir. Cette garantie de débouchés est attractive pour des étudiants faiblement dotés en capital économique et social et explique que se mêlent dans cette discipline des membres de la haute et de la petite bourgeoisie71. Il est donc probable que Spuller ait envisagé une carrière de mathématicien car il pouvait interrompre son cursus à un niveau peu élevé tout en étant assuré de pouvoir valoriser professionnellement son diplôme. Il convient également de considérer ce que pouvait représenter pour ce jeune homme bercé d’idéaux républicains de vouloir consacrer sa vie à la recherche ou à l’enseignement d’une matière scientifique. Pour les républicains – fortement influencés par le positivisme d’Auguste Comte72 – la science au-delà de sa valeur intrinsèque vaut parce qu’elle peut ou plus exactement doit, apporter à l’ensemble de l’humanité. Ils ont une véritable croyance dans ses « pouvoirs » supposés qui doivent libérer par le savoir la société de l’obscurantisme religieux. Ainsi, la science entendue au sens large est aussi un enjeu politique qui participe de la définition de la société. Pour Spuller, la valorisation de la science dans son métier a sans doute davantage joué qu’une véritable projection. Prêter à Spuller une vision intellectualiste du monde qui assurerait la primauté d’un engagement intellectuel sur des contraintes pratiques et des projets de carrière, supposerait qu’il soit détaché de toute contrainte financière. De plus, son parcours éphémère dans cette filière montre qu’il s’agit plutôt d’une incertitude due à une absence de vocation déterminée. Après son inscription il ne fut pas assidu et échoua aux examens. Il ne s’entêta pas dans cette direction et opéra une reconversion en ralliant une filière lui garantissant des débouchés plus sûrs en regard des soutiens qu’il était en mesure de mobiliser. Il s’inscrivit dès l’année suivante en Droit.

38Cette deuxième inscription universitaire indique que Spuller s’insère désormais dans un plan de carrière défini. Il a perçu les limites de ses ressources sociales à l’occasion de sa tentative en mathématiques, aussi cette fois se doit-il de faire le bon choix afin de s’assurer l’accession à une situation professionnelle en accord avec les aspirations nées et légitimées par sa socialisation. Entrer dans la filière des métiers du Droit dans laquelle exercent son frère et Jean Piogey, lui garantit des débouchés à la fois par la mobilisation de leurs compétences personnelles et de leurs réseaux sociaux. Spuller s’inscrit dans un processus de reproduction du modèle familial, à l’égard duquel il nourrit des attentes et qui, inversement, le soumet aux contraintes émanant notamment de sa politisation. Sa conduite studieuse et sa grande capacité de travail lui permirent de passer les deux premières années et d’atteindre la Licence, ses résultats furent moyens et s’il obtînt les diplômes, il rata les mentions. Cependant, son travail de recherche effectué dans le cadre de sa thèse de Licence demeure un exercice de qualité qui reflète la rigueur et le sérieux que Spuller consacra à l’ensemble de ses travaux écrits. Le style de ces deux mémoires est déjà celui que l’on peut lire dans ses articles ou dans ses livres, c’est-à-dire l’emploi de phrases longues souvent lourdes, mais où le choix des mots et la rigueur grammaticale attestent d’une grande maîtrise de la langue et d’une pensée structurée, à défaut d’être limpide. Les sujets choisis montrent, quant à eux, sa volonté de convertir le savoir en compétences professionnelles valorisées, à la fois dans le secteur public et dans les professions libérales. Pour ce faire, il opte pour des thèmes très éloignés et s’adressant spécifiquement à des secteurs différents. Les deux travaux ne sont pas de même importance pour l’obtention du diplôme ; aussi, le thème qu’il retient pour le mémoire principal montre qu’il n’excluait pas d’intégrer la fonction publique locale, car il travailla sous la direction du professeur M. Morelot sur la question du « droit administratif des routes impériales et départementales »73. Cependant, il réserva son deuxième mémoire à l’acquisition de connaissances et de notions nécessaires à l’exercice de la profession de clerc de notaire : « des legs universels ». Il n’est pas, à l’issue de cette année universitaire 1856-1857, encore totalement déterminé dans son choix professionnel.

39À l’intérieur de l’enceinte universitaire, comme dans la vie qu’il mène à Dijon, il est entré en contact avec des républicains. Se cumulant avec son apprentissage familial de la République, ces différentes influences lui ont permis d’enrichir ses connaissances dans ce domaine faisant naître des espoirs, sinon des ambitions, bien différents de ceux inscrits jusqu’alors dans son champ des possibles. Les années passées à l’université sont primordiales dans la formation de sa pensée politique car en sus de son cursus de Droit, il découvre la philosophie où il puise les ressources nécessaires à la consolidation de son esprit républicain. C’est en auditeur libre qu’il assiste aux séminaires du professeur de philosophie Joseph Tissot, dont il dresse le portrait dans Les Figures disparues. Cet enseignant – futur doyen de la faculté de Lettres de Dijon – un « spiritualiste convaincu qui a séparé définitivement la philosophie de la théologie », jouit dans l’université, mais également au niveau régional, d’une notoriété acquise par des prises de position affirmées notamment en faveur de la lutte anticléricale. En 1853, au plus fort de la tourmente déchaînée par le cléricalisme du Second Empire, il avait fait face à l’inspecteur général de l’éducation Nisard en plaidant « contre l’abaissement systématique auquel on avait condamné, pour plaire au clergé, la science ». Ce « philosophe militant », grand spécialiste de la philosophie allemande, à l’exemple des « spiritualistes de l’école de Kant » dont il fut l’un des premiers traducteurs, ne séparait pas la morale de la métaphysique. Par son enseignement, Spuller se familiarise avec les idées des théoriciens de la pensée libérale, de la République et des philosophes des Lumières. Il acquiert ainsi la maîtrise du référentiel républicain. Dans ce domaine, comme dans celui du journalisme, sa pratique de la langue allemande est un capital rare qu’il peut valoriser et qui le valorise, créant entre lui et ce professeur des liens privilégiés. Tissot exerça sur lui un réel ascendant et compte parmi les rares personnages à qui il consent à reconnaître une influence dans la formation de son idéal républicain. C’est en témoignage de respect qu’il éprouva le besoin de rédiger dans Le Progrès de la Côte-d’Or sa nécrologie où seules sont mentionnées les qualités intellectuelles et les idées libérales « de ce digne maître de la jeunesse libérale » dont « les esprits indépendants et fiers [aimaient] à suivre l’enseignement »74. Cet attachement se vérifie encore en 1891, à l’occasion de la publication de la deuxième série de ses Figures disparues dans laquelle il lui confère une place aux côtés des grands penseurs et hommes politiques de son temps : Hippolyte Carnot, Eugène Pelletan, Paul Bert, Alphonse Peyrat, Le Prince Napoléon, le Cardinal Guibert, etc.

c) Engagement politique et devenir social

40Avec sa deuxième inscription universitaire, Eugène Spuller reproduit de manière inconsciente le modèle familial d’adoption qui dépasse largement le cadre du choix professionnel. Par ses fréquentations, le choix de certains cours – comme celui du professeur Tissot – il se construit un profil de « petit-bourgeois » républicain. Sa tentative dans la filière des sciences « dures » l’a confronté aux limites de son capital culturel et social. Par cet échec, qu’il ne vit pas comme tel, il a senti les avantages qu’il aurait à suivre une voie proche de celle empruntée par les membres de sa famille. Ce type de choix n’est pas réalisé selon un processus conscient, pas plus qu’il ne peut être assimilé à du cynisme. Car, pour ce jeune provincial peu doté en capitaux sociaux, cette reconversion est vécue comme une évolution normale, relative à la conscience qu’il a de lui-même et des voies dans lesquelles il lui semble être le plus aisé de valoriser ses compétences. C’est pourquoi ce type de choix et de contrainte reste sans doute vécu sur le mode de l’enchantement, c’est-à-dire dans l’inconscience des contraintes. En se dirigeant vers les carrières juridiques, il peut espérer jouir des réseaux sociaux de Jean Piogey et de son frère. Aussi pense-t-il pouvoir recourir à des soutiens – réels ou supposés – capables d’intervenir pour faciliter son insertion professionnelle. De plus, en ralliant professionnellement ce milieu, il voit faciliter son acceptation dans les cercles républicains. Solidarités politiques et réseaux sociaux, voire professionnels, jouent à plein particulièrement dans une ville comme Dijon où les opposants à l’Empire ne sont pas légion. Ces projections sont à l’origine, malgré un cursus universitaire autorisant deux débouchés possibles – la fonction publique et les professions libérales –, de son renoncement à la carrière de fonctionnaire qui est inacceptable éthiquement car elle implique de se placer au service d’un régime qu’il a appris à abhorrer. De plus, se placer au service de cet État l’aurait certainement coupé politiquement de ses proches tout en demeurant de toute manière fortement hypothétique en raison du passé politique à la fois de son tuteur et de sa famille d’adoption. Dans ces conditions, seules les professions libérales demeuraient accessibles ; or, ici, la faiblesse de son capital économique constituait un handicap majeur car il est dans l’impossibilité de s’établir à son compte.

41Très vite, il prit conscience que les espoirs qu’il nourrissait de pénétrer aisément les professions libérales procédaient d’une méconnaissance de sa situation effective sur laquelle il avait jusqu’alors porté un regard déformé. En effet, le potentiel du marché professionnel est à la fois inférieur au nombre des postulants et conditionné par les ressources sociales que chaque prétendant était en mesure de mobiliser. L’année même où il se prépare à entrer dans la vie active, son frère Auguste est contraint – par manque de ressources sociales – de quitter Dijon pour se replier sur une étude située à Langres. Même si ce déménagement s’accompagne d’une promotion professionnelle – Auguste est nommé notaire – on devine ce que cette rupture avec la capitale régionale pouvait avoir de pénible pour cet homme engagé politiquement à une époque où les grands centres urbains concentrent la quasi-totalité des activités et des lieux politiques. Ce départ témoigne de la faiblesse de ses réseaux ainsi que de ceux de J. Piogey, insuffisants pour pérenniser dans la ville sa situation professionnelle. Ce départ a des conséquences sur la carrière qu’ambitionnait Eugène Spuller car il perd son soutien pour obtenir à Dijon une place socialement valorisée. Ce départ a également des effets sur ses ambitions à faire et à parler de politique à un moment marqué par le tarissement des échanges politiques locaux induit par la décomposition de l’opposition républicaine face à un Empire triomphant. Son frère éloigné, Piogey cantonné à Sombernon, Spuller ne peut espérer pénétrer plus avant les espaces politiques qui comptent. Aussi, c’est l’ensemble de ses perspectives qui sont obscurcies car il n’est pas introduit parmi les notables de l’opposition. Les cercles républicains auxquels il a accès sont composés de membres de la petite bourgeoisie, d’étudiants et de quelques ouvriers. Il ne connaît pas personnellement un homme tel que Magnin ; il ne le rencontra que dans le courant des années 1860, quand il eut pris place dans les cercles républicains parisiens. Magnin se remémore à l’occasion de la mort de Spuller en 1896, leur premier contact et leur amitié qui « datait de trente-trois ans, [et donc de 1863] sans une heure d’interruption ni même de froideur »75.

42Pris dans cette situation, Spuller comprend que son avenir est préétabli il ne peut envisager une réelle ascension sociale. Il existe donc un décalage entre ses aspirations « légitimes », basées sur les projections qu’autorisent le titre scolaire et la réalité des postes qu’il pourrait occuper localement. Afin de suivre des études universitaires, Spuller a payé un « prix élevé » au sens symbolique du terme. Il a produit un investissement lourd qui créait en retour une attente perçue comme légitime – fondée sur la croyance en la méritocratie scolaire – d’améliorer notablement sa position sociale. Face à la réalité du marché provincial où jouent à plein les dispositions sociales mobilisables, il se trouve confronté soit à renoncer à ses aspirations soit à chercher un autre lieu où il pourrait tirer profit, à la hauteur de l’investissement fourni, de ses dispositions acquises. C’est cette situation de dissonance76 – entre le souhaité et le possible – qui le conduit à quitter la Côte-d’Or pour rallier Paris, centre de la société politique et culturelle. Même si ce choix comporte une large part d’inconnu, il s’y engage en considérant cela comme moins douloureux que le renoncement qu’implique de demeurer en province.

II. L’agrégation du groupe

A. L’installation à Paris

43C’est à l’automne 1857 que Spuller s’installe dans la capitale. Il s’installe alors que la fièvre suscitée par les élections législatives de juin n’est pas encore retombée. Le parti républicain amorce sa restructuration à l’occasion de ce scrutin, même si commence à se creuser l’opposition vieilles barbes/jeune génération77. Dans cette nouvelle conjoncture, les lieux politisés connaissent une effervescence. Partout dans les facultés, le Palais de justice, les cafés, les cercles, les boulevards et jusque dans les faubourgs, le moment est propice au débat politique.

1. L’envie de parler de politique

44Eugène Spuller a renoncé à rejoindre son frère à Langres, ce qui aurait eu pour effet non seulement d’anéantir tout espoir d’accéder rapidement à une profession libérale valorisante, mais aussi de prolonger dans la vie professionnelle la situation interne à la famille où par sa qualité de tuteur, Auguste avait sur Eugène une certaine autorité. C’est afin d’échapper à ces deux contraintes qu’il décida de « monter à Paris » pour exercer le métier d’avocat. Par son activité politique et le foisonnement de sa créativité artistique et littéraire, la capitale exerçait une forte attraction sur les hommes de cette génération. Mais, au-delà de l’attrait pour le mouvement, la centralisation parisienne de l’administration nationale était probablement l’un des mobiles de la migration des jeunes juristes car les débouchés des carrières juridiques étaient en province inférieurs au nombre de postulants. Aussi, si Spuller quitta son avenir préétabli, ce fut dans l’espoir de mener une vie moins préconçue et, dans un moment marqué par le tarissement des échanges politiques locaux, d’accéder aux cercles politiques. La logique sociale de « montée à Paris » se comprend comme une démultiplication des chances d’ascension sociale. Il se révéla motivé par le fait de pouvoir plus aisément laisser libre cours à son envie de parler de politique et d’affirmer ainsi son opposition au régime impérial. Il souhaitait pouvoir s’approcher des milieux où l’on traitait de politique et dans lesquels, à différents niveaux, on rêvait d’en faire en participant à la reconstruction du parti républicain. Encore que, pour ce jeune provincial, la perspective d’une carrière politique ne puisse s’inscrire dans l’univers du possible. Ce n’est donc pas tant la menace de déclassement social qui le poussa à l’exode que l’impossibilité de faire un usage politique de ses compétences intellectuelles. Demeurer en province le condamnait à dépendre de ressources locales limitées. À l’inverse de la province, l’inscription au Barreau de Paris valorisait socialement les causes politiques. À une forme de stabilité, il préféra l’incertitude. Toutefois, c’est chargé d’espoir et d’ambition qu’il partit y vivre, malgré une situation financière insuffisante pour prétendre s’installer décemment. Les subsides émanant de sa famille auxquels s’ajoutaient ses revenus d’avocat ne lui permettaient pas d’envisager de mener un train de vie similaire à celui connu à Dijon. De ce point de vue, son installation nécessita des renoncements dont il était conscient. En s’établissant, il acceptait de perdre sa notabilité régionale, si infime soit-elle, dans l’espoir d’acquérir une notoriété, en mettant à l’épreuve ses dispositions dans un espace où la notoriété s’acquiert selon un mode moins patrimonial. Pour lui, Paris était un espace d’évasion où des lieux de sociabilité – le Barreau, la presse et les cafés – mettaient à sa disposition des configurations et des combinaisons inédites. Aussi aborda-t-il sa situation comme une transition vers une amélioration de ses conditions, définies dès l’enfance. L’installation à Paris s’inscrit ainsi dans un schéma construit depuis la province où l’ensemble des aspects matériels a été préalablement sinon déterminé, du moins envisagé.

2. L’inscription au Barreau et le cabinet d’avocat

45Dès son arrivée Spuller, s’inscrivit au Barreau de Paris. Il fut ainsi admis à la Conférence du Stage qui constitue pour les participants un véritable concours d’éloquence où l’on s’affronte sur des questions de Droit. Spuller n’y occupa aucun poste à responsabilité, ce qui témoigne de son peu de volonté de s’intégrer au milieu des avocats, mais également du fait qu’à cette date il n’envisage absolument pas de mener une carrière politique. Car, comme le montre Jean Joana, le secrétariat de la Conférence du Stage était une ressource spécifiquement stratégique d’accès au Parlement78. Il ne chercha pas non plus à établir des liens étroits avec ses collègues du Palais. Ce noyau relativement restreint et excessivement codifié exerça sur lui une attraction bien inférieure à celle portée aux milieux plus agités du Quartier Latin et des Boulevards. Aussi, dispose-ton de très peu d’informations sur la manière dont il pratiqua son métier d’avocat. Son dossier ne contient aucun élément concernant ses états de service. Sa fiche se résume à la mention de son lieu de résidence et de la date à laquelle il fut rayé du Barreau79. Si nous avons pu identifier les quelques procès politiques auxquels Spuller participa, nous n’avons pu en revanche établir sa participation à des procès commerciaux ou de droit commun. Il ne paraît pas avoir été employé dans un cabinet et La Gazette du Palais ne fait état d’aucune de ses plaidoiries. Aussi, il semble n’avoir tiré aucun revenu significatif de sa profession avant 1862.

46Le titre d’avocat, comme souvent à l’époque, semble lui avoir servi pour pénétrer les milieux intellectuels et oppositionnels de la capitale. Il fut plus un prétexte, une forme de présentation de soi, d’identité publique, qu’une véritable profession. Spuller grossit ainsi le nombre des avocats sans « affaires » décrit par Laurent Willemez80. A cette période le titre d’avocat est souvent limité à la valorisation que le diplôme procure. Nombre de personnages qui se présentent ainsi ne sont en fait que diplômés, l’exercice du métier n’est pas indispensable, il suffit d’être inscrit même pour un temps court à un Barreau pour se parer de la qualification professionnelle d’avocat. Cette appartenance aux professions juridiques est une garantie de statut social bien plus recherchée que l’exercice du métier. La position des juristes et la suprématie des filières du Droit dans le monde intellectuel et politique de l’époque expliquent cette dichotomie entre le titre et le métier. Eugène Spuller venu à Paris dans l’espoir de modifier sa trajectoire sociale n’a pas uniquement misé sur une carrière d’avocat, son attitude lors de son installation dans la capitale permet d’éclairer ses ambitions d’alors.

3. Choix du quartier et conditions de vie

47Eugène Spuller élit domicile à l’Hôtel Saint-Pierre situé rue de l’École de médecine81. En s’établissant dans le Quartier Latin, il agit comme la plupart des jeunes étudiants qui se regroupent dans ce lieu ou sur les Boulevards, domaine des universités et de la presse, créant ainsi une division géographique de l’espace82. En cela, il partage des similitudes – par les motivations de son installation dans la capitale, par ses origines sociales et par ses conditions d’existence – avec d’autres personnages comme Gambetta, Ranc, etc.83 La présence des universités concentre dans ce secteur un grand nombre d’hôtels et de tables d’hôtes garantissant à la fois des tarifs bas et une homogénéité de la clientèle. On ne peut dire empiriquement comment Spuller géra son quotidien, mais on obtient des informations en observant comment procédèrent les hommes avec lesquels il s’agrégea. L’étude de la correspondance de Gambetta témoigne de l’importance de trouver une table bon marché. Dans une lettre à son père datée du 6 février 1857, il prend soin de décrire le coût « d’une énorme assiette à soupe de bouillon gras et une portion de bouilli, très abondante et très bonne »84. Pour Spuller, comme pour beaucoup d’étudiants, se nourrir est une préoccupation jusqu’alors inconnue, elle atteste des sacrifices consentis pour vivre à Paris. Cette concentration dans l’espace ne procède pas que de préoccupations matérielles, elle a également pour effet (et pour objet) de créer un « entre soi », traduisant ainsi le modèle social que l’on tente d’imiter et le style de vie auquel on se conforme85. Cela ne s’entend pas selon une division politique mais bien plus en fonction d’un découpage générationnel et culturel.

48Spuller se fixe aussi dans le Quartier Latin, en raison de l’image dont il jouit en province. C’est alors un des rares quartiers de la capitale où se développe une activité culturelle et politique non inféodée à l’Empire, même s’il ne l’épuise pas86. Il est fréquent de voir les étudiants envahir les rues entourant les universités et faire du chahut pour conspuer un professeur ou au contraire en soutenir un aux propos libéraux et démocrates. Les cours eux-mêmes sont des lieux d’échange dans lesquels on s’agrège par affinité politique – Ranc, Vallés et Castagnary se rencontrèrent à la sortie d’un cours de Michelet. L’activité du Quartier Latin se caractérise aussi par l’édition d’une multitude de petits journaux. Il s’agit le plus souvent de feuilles ne disposant d’aucune diffusion et dont les lecteurs se comptent tous parmi l’entourage des rédacteurs. Néanmoins, leur titre atteste de la volonté et de la détermination à agir de leurs rédacteurs : « En Avant, Debout, Le Lion du Quartier Latin, La Jeune France… ». Par tous les moyens ils cherchent à créer une identité qui leur soit propre, à s’affirmer comme un groupe constitué, comme en témoigne notamment le chant de 1867, Le Lion du quartier Latin87.

49Spuller, relationnellement isolé dans la capitale, apprécie toutes les formes de réunions. Aussi, fréquente-t-il assidûment les conférences comme celle de la rue de la Paix88. Attiré par cette activité politique et culturelle, il cherche à édifier dans cet espace géographiquement délimité des cercles de discussions et d’échanges – en dehors d’une sociabilité bourgeoise parisienne inaccessible pour lui en raison de son faible capital économique et social. C’est dans cette optique qu’il approche les seuls lieux ouverts à quelqu’un de sa condition : les cafés. Ce qui lui fut vivement reproché par la suite et constitua même une sorte de stigmate. S’il y passe de longues heures, c’est d’abord pour des raisons matérielles. Les débits de boissons constituent les rares endroits dans lesquels les jeunes provinciaux de sa condition peuvent se réunir car la taille de leur chambre n’autorise pas les rassemblements. De plus, l’état de leur bourse les pousse en hiver à fréquenter les lieux chauffés avant de regagner leur habitation, « sans feu dans une chambre entre ciel et terre, par la bise qui siffle »89. Ces aspects, pour triviaux qu’ils paraissent, influent sur leurs comportements sociaux. Mais, les cafés que les auteurs de souvenirs nomment « politiques et littéraires »90, sont aussi et surtout des lieux de rencontre privilégiés où se côtoie une grande diversité d’individus.

B. Sociabilités de cafés

1. Description physique et mode de fonctionnement des cafés

50La clientèle des cafés du Quartier Latin et des Boulevards varie en fonction de l’heure. Si, dans la matinée et en début d’après midi, on y croise des ouvriers, des commerçants, des manœuvres, à l’heure du déjeuner et ensuite à partir de seize heures, ils sont investis par des clients au capital culturel beaucoup plus élevé, venant là pour converser de l’actualité politique et littéraire. Le café se transforme donc à ces heures en une sorte de cercle. Après un temps d’adaptation qui le conduit entre autres au café Voltaire, Spuller élit domicile au café Procope, le plus prisé par les étudiants91. Une longue mémoire politique se concentre en ce lieu dont la décoration conserve d’ailleurs le souvenir92 :«Sur les murs du salon du rez-de-chaussée étaient peints les portraits de Voltaire, d’Alembert, Piron, Rousseau et Mirabeau »93. Comme la plupart des cafés, le Procope partage son espace entre salle commune et salons particuliers94. Ce n’est pas ce qu’il convient d’appeler un endroit chic, la clientèle du Café Riche ne s’y compromettrait pas. C’est une adresse à la mode dans certains milieu, notamment celui de la presse. Dans le courant des années 1850-1860 une grande partie des futurs hommes politiques et rédacteurs de journaux vont s’y croiser et s’y former.

2. Les rencontres du Procope et du Madrid

51À partir de seize heures, on croise au Procope essentiellement des journalistes, des avocats, des professeurs, des étudiants ainsi qu’une foule d’artistes et des libraires nombreux dans le quartier. Il s’agit d’une clientèle d’habitués venant discourir sur des sujets philosophiques, scientifiques, politiques, littéraires créant une sorte de cercle de discussion. Il convient de se départir de l’image stéréotypée qui conduit à étiqueter ces lieux comme étant le fief de telle ou telle tendance politique. La présence au Procope de journaux de différentes tendances est à l’image des clients mais tous ont en commun d’être des opposants à l’Empire. Outre les différences d’appartenance politique, se mêlent des hommes issus de catégories sociales hétérogènes. Si beaucoup de jeunes campent ce que l’époque qualifie de « bohème », on compte dans la clientèle de « bons bourgeois », voire de grands bourgeois. Les cafés sont des lieux au sein desquels la distance sociale se transforme, « il y a longtemps que les cafés et les cabarets sont les salons de la démocratie, (…) c’est-à-dire de tout le monde »95. Se mêlent donc des catégories sociales et des professions très variées. Cet aspect attire les jeunes provinciaux en quête d’ascension sociale. Le café Procope accueille un grand nombre de rédacteurs de journaux tels Scholl, Hébrard, Weiss, etc. et pour beaucoup d’hommes conscients de l’étroitesse de leurs ressources, cette concentration est une aubaine. Elle leur permettra d’envisager une carrière de publiciste. Pour pénétrer le milieu relativement restreint de la presse, on ne démarche pas auprès des organes, il est nécessaire de connaître les rédacteurs et d’avoir témoigné de son éloquence par des échanges verbaux. Aussi les relations de café ne portent-elles pas la marque exclusive de l’amitié, ce sont des relations à la fois de travail, de séduction et d’imposition de soi dans un groupe formé ou en formation. Les sujets de discussion tournent autour de l’actualité politique ou littéraire. Le mode de fonctionnement des cafés est relativement standardisé. Le débat commence généralement par la lecture d’un article de presse, d’abord écouté, puis commenté par l’assistance. C’est le moyen pour les orateurs les plus doués de se faire remarquer et de se forger une réputation. À l'inverse des Salons96 – lieu consacrant des acteurs légitimes autorisés par leur position sociale et où les auditeurs sont mis dans la courtoise obligation d’écouter – le café apparaît donc comme un lieu de mobilisation de ressources différentes, au premier rang desquelles l’éloquence. Au café, il est nécessaire de s’imposer, de faire preuve d’une capacité à capter l’attention d’un public toujours prêt à se détourner. Dans cette ambiance souvent cacophonique, il faut déployer des qualités oratoires et épuiser toutes les figures de style pour être écouté. Le café est un lieu d’apprentissage de la prise de parole qui permet de révéler ses talents à des collaborateurs potentiels et de prendre position dans la lutte politique.

C. Les premiers pas communs

1. Avocats et journalistes : carrières et opportunités

52Spuller est inexorablement attiré par ces lieux de discussions politiques ainsi que par l’ambiance libre et conviviale qui y règne. Régulièrement il déambule sur les boulevards afin de s’informer de l’actualité du jour, puis il fait le tour des estaminets avant d’aller s’installer au Procope pour prendre part aux discussions. Ce comportement témoigne du peu d’attrait qu’exerce sur lui la profession d’avocat qu’il semble considérer comme une simple transition en attendant un « exit » encore largement hypothétique.

53Paris concentre alors une très grande activité journalistique, le nombre des feuilles publiées y est proportionnellement bien supérieur à celui de la province et leur variété de style multiplie les possibilités de recrutement où des qualités individuelles comme le style narratif mais aussi la propension à socialiser – car le milieu fonctionne sur le mode de la cooptation – sont valorisées. On peut relever des signes tangibles de l’intérêt que Spuller porte à cette profession, sans toutefois céder à une forme de reconstruction rétrospective. On pourrait prétendre que Spuller, par son comportement une fois installé à Paris et par sa première expérience journalistique, a donné consciemment une orientation à sa vie professionnelle. Ce type de linéarité, souvent présente dans les biographies régressives, nous paraît problématique. Elle tend, à reconstituer des histoires de vie à partir de ce que l’on sait être rétrospectivement advenu. Ces travaux tendent à faire comme si les agents avaient toujours eu pour fin, au sens de but, la fin, au sens de terme, de leur trajectoire97. Le thème du hasard en histoire98, conduit à appréhender avec prudence les rares informations disponibles sur cette période. Car, s’il est vrai que la première expérience journalistique de Spuller se produit concomitamment à son installation à Paris et au type de vie qu’il y mène, cela ne suffit pas pour affirmer qu’il rallie Paris dans le but d’embrasser une carrière journalistique. Il reste qu’en 1857 le journalisme s’inscrit dans son champ des possibles. Les circonstances qui le conduisirent à participer avec son frère et quelques bourgeois locaux à la création de l’hebdomadaire le Journal de Langres : démocratique, agricole, industriel et commercial ne nous sont pas connues. Mais on peut supposer que Spuller, conscient que la faiblesse de son capital social constitue un handicap pour pénétrer d’emblée les cercles journalistiques parisiens, se soit saisi des opportunités qui s’offraient à lui, même si elles avaient pour cadre la province. En effet, son éloignement géographique l’oblige à ne pas traiter de sujets locaux et donc à proposer des papiers d’ordre beaucoup plus général, sur la politique dans les campagnes, l’agriculture de la France etc. dans le cadre de la ligne « démocratique et libérale » fixée par les statuts99. Spuller trouve une possibilité de parler de politique tout en contribuant à l’éducation des populations rurales, thème qui, plus tard, fut le leitmotiv de son action mais dont rien ne nous permet de dire qu’il constitue alors pour lui un point fondamental. Par cette participation, il put à moindre coût faire son apprentissage journalistique et acquérir une expérience professionnelle qui lui permet de proposer ses services à des rédacteurs parisiens connus dans les estaminets du Quartier Latin. Car c’est bien dans cette proximité avec les rédacteurs de la presse d’opposition parisienne que se situent les éléments qui lui permirent de pénétrer le champ journalistique et de reconvertir ses compétences. Même si son itinéraire s’inscrit dès cette date en relation avec celui des hommes que l’historiographie retient sous le terme de groupe gambettiste100. C’est pourquoi, dans les développements qui suivent, nous avons choisi de mettre l’accent sur la dimension collective de sa trajectoire. Son parcours entre 1857 et 1869 n’est en rien particulier, l’étudier seulement à l’aune d’une singularité supposée conduirait à négliger les principales causes qui lui permirent d’entrer en politique et qui structurèrent son action. Aussi est-il nécessaire de replacer Spuller dans le processus de formation du groupe gambettiste. Malgré une utilisation banalisée du terme, le groupe gambettiste reste difficile à délimiter. La « bande de célibataires » évoquée sous la plume de Juliette Adam est l’une des multiples formes de célébration en œuvre dans les souvenirs des membres ayant occupé des postes politiques. La publication – parfois post mortem – de leurs carnets, discours ou correspondance101 organise leur postérité et objective le groupe rétrospectivement en mobilisant seulement les membres paraissant le plus à même de satisfaire aux enjeux du moment. Ces ouvrages occultent les hasards et les micro-enchaînements causaux qui présidèrent à la constitution du groupe, en lui assignant une linéarité et des frontières qui sont une illusion rétrospective. La reconstruction en œuvre fait l’amnésie des obscurs – relégués à une insignifiance politique dans des mémoires politiques – ainsi que celles des compagnons dont les engagements divergèrent par la suite et avec lesquels il n’était désormais plus question de revendiquer un passé commun. Si ces travaux peuvent servir de point de départ, il est nécessaire de ne pas s’en tenir à la vision qu’ils accréditent, pour comprendre le groupe en train de se faire. Nous avons donc eu recours à d’autres sources comme les correspondances inédites, les journaux intimes102 et les monographies des cafés politiques et littéraires où le groupe est visible103. S’ajoutent les archives de la préfecture de police de Paris puisque « tous les bohèmes de la politique et de la littérature avaient leur fileur »104. Ainsi, nous avons repéré, outre Léon Gambetta et Eugène Spuller, treize noms : Paul-Armand Challemel-Lacour, Henri Allain-Targé, Auguste Scheurer-Kestner, Arthur Ranc, Charles de Freycinet, Paul Bert, Dioris Ordinaire, Gustave Isambert, Castagnary, Edmond Adam, Eugène Etienne, Clément Laurier et Péphau. Leur réunion débute dans le milieu des années 1850. L’étude du groupe gambettiste – comme fondateurs de la République opportuniste – ne peut s’envisager à partir des seuls concepts de conviction et d’idéologie, mais plutôt par l’analyse des logiques pratiques du processus d’agrégation qui va confronter les dispositions acquises au cours d’une trajectoire à la fois singulière et socialement structurée aux situations générales et locales dans lesquelles ces dispositions vont se déployer. Cela implique dans un premier temps de rappeler leurs origines, leurs propriétés sociales et leurs cursus respectifs.

54Ils partagent tout d’abord des racines provinciales, appartiennent à la même classe d’âge105 et c’est à peu près dans les mêmes années qu’ils gagnent Paris. Si leurs origines ne sont pas étrangères à leur rencontre, l’on ne peut en déduire pour autant une homogénéité de leurs positions sociales. On imagine aisément qu’un Allain-Targé ou un Challemel-Lacour pouvaient s’appuyer sur des réseaux de connaissances plus étendus – du fait de la surface sociale de leur famille – que les autres membres du groupe. Ce groupe se compose de membres de la petite bourgeoisie récente – la majorité – appuyée le plus souvent sur le petit commerce et d’éléments issus de dynasties bourgeoises confirmées. Le père de Gambetta, par exemple, possède une épicerie à Cahors, celui de Spuller est boucher à Seurre et celui de Laurier est médecin. Le montant exact des revenus familiaux reste difficile à déterminer, mais on peut considérer que ces familles jouissent localement d’une petite notabilité. En revanche Challemel-Lacour ou Allain-Targé appartiennent à la grande bourgeoisie dont ils ont appris les valeurs légitimes. Ces disparités sociales sont au principe de schèmes de (di) vision du monde différents qui structurent dès l’origine la nature de leurs relations au sein du groupe et vers l’extérieur. Ces personnages ont en commun un apprentissage politique dans des cercles familiaux acquis aux idées progressistes. Ainsi, Allain-Targé est-il issu d’une dynastie républicaine et les biographes ont depuis longtemps établi l’influence du voltairianisme paternel sur Gambetta ou du fouriérisme sur Laurier. Pour Spuller, nous l’avons vu, l’influence de la famille « adoptive » s’avère déterminante de même que celle de son instituteur. Ces hommes suivirent des parcours universitaires analogues. Tous ont fréquenté l’université ou les grandes écoles. Gambetta et Ranc s’inscrivent respectivement à la faculté de Droit de Paris et à l’École des Chartes. Ordinaire, Laurier, Castagnary et Scheurer-Kestner intègrent l’université, l’École de médecine ou l’École Nationale. Choisir Paris pour y suivre des études n’est pas un phénomène nouveau sous le Second Empire106. La renommée des universités parisiennes, le prestige de ses professeurs expliquent partiellement ce type de démarche. D’autres aspects influent sur ce choix, comme la vie « trépidante » de Paris et, surtout, l’espoir de rencontres politiques improbables en régions. Certains, moins assurés financièrement ou moins aventureux, ne gagnent la capitale qu’après avoir obtenu leur diplôme. Ce fut notamment le cas de Spuller et d’Allain-Targé. La plupart ont une formation juridique107 – même si leur niveau d’études varie – qui va conditionner leur inclination au légalisme dans l’action politique. Il existe donc des homologies au sein du groupe, tant dans la politisation provinciale que dans le cursus, mais qui n’effacent pas leurs disparités sociales auxquelles s’ajoutent parfois des diversités d’origine nationale : Spuller (Badois) et Gambetta (Italien) ne deviennent français qu’à leur majorité. Les titres universitaires dont ils disposent leur offrent deux débouchés possibles, la fonction publique ou les professions libérales. Pour ces jeunes gens, socialisés dans un milieu républicain, l’accès à la fonction publique impériale est à la fois difficile et inacceptable éthiquement. Quant aux professions libérales, nous avons vu les limites de leurs débouchés en province. Il reste un itinéraire possible, s’inscrire au Barreau de Paris qui, avec les rédactions des journaux parisiens, valorise socialement les causes politiques. Cette appartenance concilie l’opposition au régime et l’espoir de s’affirmer républicain par des plaidoiries politiques. Encore que pour ces jeunes provinciaux, la perspective d’une carrière politique ne soit pas pour l’heure envisageable. Leur position dans les cabinets d’avocats les relègue aux dossiers criminels ou commerciaux, leur interdisant d’utiliser le Barreau comme une tribune politique. Cela explique l’attirance pour le milieu des journalistes, car un article attaqué par la censure produit les mêmes effets, grâce au radicalisme d’un parti-pris, qu’une plaidoirie politique remarquée et reste le plus sûr moyen de se faire un nom dans un parti. Fréquenter les cafés n’est donc pas un simple loisir, c’est une nécessité pour accéder au cercle fermé de la politique. Il leur est nécessaire de s’entourer d’« amis », de relations et de connaissances, constituant un « clan » ou « groupe ». Ces « groupes », outre qu’ils favorisent l’exercice de la prise de parole en public, permettent de constituer un capital politique pour ceux qui en sont dépourvus et donc d’accroître les chances de réussite de personnages aux ambitions similaires. Comme en attestent ces quelques lignes de Spuller, ils sont conscients de l’intérêt qu’il y a à se regrouper. « Qui pourrait nous reprocher, à nous qui avons passé les plus beaux jours de notre jeunesse dans un temps et sous un régime d’opprobre et de silence, d’avoir cherché à nous reconnaître et à nous adopter les uns les autres, pour parler entre nous tout bas de tout ce que l’on ne pouvait dire tout haut »108.

55La vie dans la capitale et la fréquentation des cafés font naître chez ces jeunes gens de nouvelles aspirations professionnelles. Des perspectives jusqu’alors inenvisageables s’offrent à eux modifiant leurs projets initiaux. Gambetta, venu à Paris dans le but de regagner la province avec le titre de professeur – et surtout avec l’exhortation paternelle de reprendre le commerce familial – se forge peu à peu un destin d’avocat109. Spuller ne cherche pas à faire sa place au Palais de justice et s’oriente vers le métier de publiciste. Ranc n’exerça jamais, ni dans les professions juridiques, ni à l’école des Chartes et dès son retour d’exil en 1859, se consacra exclusivement au journalisme.

56D’abord, parallèlement à leur activité d’origine, puis de façon définitive, beaucoup entrent dans le monde de la presse. Ayant fait leurs preuves dans les cafés, ils débutent en collaborant à des feuilles à faible diffusion mais possédant un certain écho. Castagnary exerce de 1857 à 1879 la charge de principal clerc d’avoué dans le cabinet de Maître Boudin et, en même temps, devient un critique d’art de renom. Isambert débute dans le journalisme en participant avec Vermorel et Louise Michel à La Jeune France ; Allain-Targé démissionne de son poste de substitut du procureur général en 1864 pour mettre sa plume au service du Courrier du Dimanche, puis de L’Avenir National. Mais ce parcours est singulièrement le cas d’Eugène Spuller qui écrit ses premiers papiers alors qu’il est toujours inscrit au Barreau. Il collabore comme correspondant à L’Europe de Francfort de Grégory Ganesco et au Journal de Genève où il se spécialise dans le traitement de la politique étrangère. Nous ne pouvons exactement faire référence à ses articles car ces deux journaux ne pratiquent pas la signature des articles. À partir de cette collaboration, Spuller œuvre pour être admis dans les rédactions des journaux parisiens. Vaughan – connu pour ses satires – prétend qu’il écrivit dans le Courrier du dimanche côtoyant ainsi la fine fleur orléaniste, mais nous n’avons pas trouvé sa signature dans cet organe. Par contre, il est certain qu’il collabora en même temps que son ami Arthur Ranc au Nain Jaune d’Aurélien Scholl, puis au Journal de Paris de J. J Weiss. Dans ces deux organes il se consacre presque exclusivement à la rédaction de chroniques littéraires et artistiques et à des essais historiques. Cette activité lui permet de se faire (re) connaître et de s’inscrire dans la lutte politique même si, dans ce type de journaux, elle n’apparaît qu’au second plan.

57La crainte de la censure impose de ne parler qu’indirectement de politique. Au milieu d’une multitude d’articles littéraires apparaissent quelques lignes, voire quelques articles, engagés comme ceux intitulés « La guerre » et « Spéculation devant les tribunaux ». Pour qui sait lire entre les lignes, on y relève des phrases acerbes contre le régime, comme « nous avons donc mieux à faire que de nous désoler : il faut nous tirer d’affaire en nous guérissant »110. Mais aussi des considérations rejetant les fondements du système, tels que l’armée : « le soldat, (…) n’a droit à nos hommages et à nos sympathies qu’autant qu’il sert une juste cause, (…) que la guerre de conquête ou d’influence se déclare, le soldat, qui dans tous les cas n’est qu’un instrument, participera aux jugements que les honnêtes gens porteront sur une telle guerre, et à la juste réprobation dont elle sera frappée »111. On trouve également des phrases contestant la mentalité de l’Empire et de ses soutiens. « La tolérance, ce bien précieux que nos sociétés modernes doivent au dix-huitième siècle et que des fanatiques, pour les appeler du nom qu’on leur donnait alors, voudraient essayer de nous ravir »112.

58Cette expérience, qui est également un exercice, lui permet de gagner la confiance des rédacteurs tout en se faisant un nom dans le petit monde des opposants à l’Empire. Alors que lui, Ranc et quelques autres, acquièrent ici une certaine visibilité, d’autres comme Laurier ou Gambetta, forts de leur image d’orateurs113, tentent de pénétrer les cabinets d’avocats républicains. Les relations de comptoirs jouent ici un rôle prépondérant, comme en atteste l’entrée du cadurcien dans l’équipe de Maître Jouy, un avocat alors en vogue dans la capitale, « [il] va au-devant de ma carrière. En m’attachant à lui, j’épouse sa fortune »114. Tous ces jeunes gens doivent faire leurs preuves en plaidant essentiellement des affaires civiles et criminelles. Mais, pérennisant les méthodes apprises dans les cafés, ils les importent au Palais, par l’entremise de la buvette, des couloirs – à défaut de la tribune – afin d’accéder aux affaires juridiques à caractère politique115. De ce point de vue, le Palais, la salle des pas perdus et la conférence Molé jouent un rôle d’école. Une fois quelques affaires brillamment traitées et des relations bien tissées, Gambetta se voit offrir de collaborer avec le prestigieux avocat républicain, Adolphe Crémieux. Mais l’étude de sa correspondance permet d’établir que son entrée dans ce cabinet n’est pas uniquement due à sa réputation. On voit comment Laurier – qui y est déjà employé – œuvra pour propulser son ami d’estaminet. Gambetta écrit, le 7 novembre 1862 : « mon affaire est décidée : ce bon Laurier a tout mis en œuvre pour me faire arriver ; chez lui (…) j’ai été présenté à une infinité de personnes considérables, dont la bienveillance m’est désormais acquise, (…) je suis entré chez Crémieux où j’ai été reçu comme un protégé de vingt ans ». Ce genre de proposition – partagée par d’autres – constitue une opportunité remarquable car elle les intègre dans le cercle des avocats qui puisent leur réputation d’irréconciliables à l’Empire dans leur participation à 1848.

59Si on ne peut à proprement parler, parler de stratégie collective nettement identifiable, on peut avancer que, comme Ranc et Spuller progressent ensemble dans la presse, Laurier et Gambetta agissent de même et tous se retrouvent pour en discuter dans « leur cercle ». C’est probablement de cette nouvelle configuration que l’on peut dater leur regroupement. Dès lors, ils commencent à mettre en place une stratégie de groupe dont il faut se garder de surestimer la conscience et la cohérence. Bien que rien, dans les années 1860, ne laisse entrevoir une possibilité de mettre à bas l’Empire, ils affirment leur volonté d’incarner collectivement la nouvelle génération républicaine et d’accéder aux procès politiques, dont Gambetta disait qu’ils « vous élèvent, (…) et si on ne touche pas d’honoraire, on est au moins payé en publicité ! c’est ce dont je suis le plus avide pour le moment ». Ils sont donc en quête d’une situation capable de les propulser. Ceux qui sont inscrits au Barreau accèdent aux conférences, « véritable assemblée politique, où il y a une gauche, une droite, un centre, (…) c’est la véritable école de la tribune »116, dans lesquelles ils peuvent enfin se mesurer à des interlocuteurs de grande valeur. Ils fréquentent la conférence Molé117 où Gambetta, accepté le 2 décembre 1861, brille dans une joute oratoire face à Jules Simon. Il ne tarde pas à y introduire des membres du groupe comme Spuller et Laurier. De manière concomitante, certains d’entre eux commencent à pénétrer les salons républicains comme celui de Juliette Adam. Le patron de presse Neftzer : « amène à l’un de mes soirs un jeune Spuller qui plaît beaucoup à mes vieux amis, (…) il s’honore d’être paysan. Il appartient au groupe que dirige celui dont on parle de plus en plus : Gambetta »118. Spuller est donc introduit dans ce cercle très prisé et très fermé, avant Gambetta. À cette date leur trajectoire n’est pas encore entièrement parallèle, même si c’est ensemble qu’ils sont accueillis dans le salon d’une autre figure des jeunes républicains, Jules Ferry, dont les ressources socialement valorisées lui ont assuré « naturellement » une place d’importance dans le parti, lui évitant de suivre les chemins sinueux des membres du groupe, moins légitimes dans l’univers qu’ils cherchent à côtoyer.

60C’est le procès des « cinquante-quatre » en 1862, qui marque le début de leur essor en politique. Ce complot presque mort-né, dont l’initiative revient à Greppo119, prévoyait que les 800 plus forts ouvriers, recrutés dans l’usine Cail, viendraient sur la place de la Concorde le 2 mars à 22 heures, dans le but d’enlever l’Empereur aux Tuileries et de déclarer la République. Les conjurés sont des ouvriers qui attestent à leur manière de la vivacité des idées républicaines dans le prolétariat urbain des années 1860. Mais le projet fut connu des forces de sécurité et cinquante-quatre personnes furent arrêtées. Le procès mettant en scène la lutte républicaine contre l’Empire, mobilise tous les ténors républicains du Barreau, Arago, Crémieux, etc. Toutefois, le nombre élevé de prévenus (54) excédait leur capacité de défense, ce qui explique qu’à côté d’eux émergent de nouveaux venus, Spuller, Gambetta, Floquet, etc. qui ont su gagner leur confiance et accèdent ainsi à la plaidoirie politique120.

61Sa participation à ce procès atteste que Spuller n’a pas encore opéré de choix entre journalisme et Barreau. Ce faisant, il paraît davantage être en quête d’un moyen de s’inscrire dans le camp des hommes habilités à parler et à faire de la politique, plus que de s’assurer une carrière professionnelle. Ayant fait ses preuves d’orateur et de fervent républicain, il se voit confier la défense d’un des prévenus, récoltant ainsi les fruits symboliques de ses investissements. Ce procès est à double titre un moment important de la vie de Spuller. Il témoigne de son acceptation au sein des républicains mais, c’est aussi le moment où il rencontre personnellement Gambetta. À partir de ce jour, on peut dire que le parcours des deux hommes ne se sépara jamais. Dès cette date, leur position dans le parti républicain ne cessa de se consolider, à un moment où l’opposition commençait à redresser la tête, notamment grâce à l’amnistie de 1859 qui permettait aux exilés de rentrer.

62Parallèlement, les élections de 1857 ont envoyé siéger au corps législatif l’avocat républicain Émile Ollivier avec qui le groupe s’est lié au Palais et dans les conférences. Bien qu’ancien quarante-huitard lui-même, il porte, à l’instar des gambettistes, un regard critique sur cet épisode. Si ces derniers restent affectivement attachés à la Seconde République, ils se sont convaincus de la nécessité de rompre avec les méthodes révolutionnaires et socialisantes afin d’instaurer la République de façon durable121. Ils ne croient qu’au libéralisme et entendent substituer l’ordre et la légalité à l’insurrection et à la violence qui leur apparaissent rétrospectivement être à la base de l’échec de 1848 : « la République de 1848 ne reposait pas sur le droit, mais sur un simple fait qui pouvait s’effacer devant un autre fait plus récent. Par là, cette République était fatalement condamnée à périr ». Car, dans la République : « il ne peut rien y avoir au-dessus de la loi, rien, pas même le peuple, qui doit obéissance à la loi, fut-elle injuste, tyrannique et mauvaise, jusqu’à ce qu’elle ait été changée »122. « Sans doute le suffrage universel n’a pas clos l’ère des révolutions violentes », puisque les libertés ont été usurpées par Napoléon III, mais « aucune insurrection populaire n’a triomphé parmi nous depuis bientôt un demi-siècle, et cela commence à compter dans l’histoire d’un parti ». Aussi veut-il rompre avec « la conception fatale d’un prétendu droit révolutionnaire, selon lequel le peuple, (…) peut être appelé à se substituer violemment par la force, à la représentation nationale ». De la même manière, il n’envisage pas la question sociale comme une question essentielle. Pour Spuller, les ouvriers sont des Français comme les autres, il n’y a pas de quatrième pouvoir comme ils le disent et : « la révolution politique et sociale que les Français ont voulu faire est aujourd’hui accomplie. C’est un cycle terminé. Ce qui commence c’est le progrès social ; et c’est à procurer ce progrès social que, non seulement les ouvriers des villes, mais tous les Français sans distinction de rang ou de fortune, doivent désormais consacrer leurs efforts : la politique républicaine ne saurait avoir d’autre but »123.

63C’est pourquoi les membres du groupe gambettiste refusent la politique abstentionniste prônée par les exilés. Aussi entendent-ils utiliser les moyens qui s’offrent à eux, les plaidoiries et la presse afin de convaincre le peuple de substituer légalement, par le suffrage universel, la République au régime impérial. En conséquence, ils fondent de grands espoirs dans les élections de 1863 auxquelles ils participent activement grâce à la confiance d’Ollivier.

2. Des élections de 1863 à celles de 1869

64La campagne des élections législatives se déroule du 10 au 31 mai 1863 mais, dès le début de l’année, le jeu paraît complexe. Partout les opposants à l’Empire se préparent au combat, trois cents candidats de l’opposition – formant un large éventail de tendances124 – marchent en rangs dispersés à l’assaut des urnes, car cette fois il n’est pas question de reproduire l’erreur abstentionniste de 1857125. Les républicains forment le plus grand nombre et ce, malgré le sénatus-consulte de 1858 qui impose à tous les candidats de prêter serment à l’Empire. Cette différence de position par rapport aux élections précédentes témoigne des évolutions internes au sein du camp républicain, dans lequel la position des « anciens » amorce son déclin. Aussi ne constitue-t-il pas un parti homogène. Si, en province, la désignation des candidats ne rencontre presque pas de difficultés – le choix se portant le plus souvent sur des notables locaux qui assurent le financement des frais de campagne –, la situation se révèle plus délicate à Paris126. En effet, des intrigues mettent aux prises les rares partisans des candidatures ouvrières, les directeurs de journaux, mais, surtout, ce scrutin objective l’opposition existant entre les anciens de 1848 et la nouvelle génération qui se rassemble autour de la candidature d’Émile Ollivier sans cependant s’opposer à la réinvestiture des cinq députés sortants dont « Gambetta soutint qu’il fallait les réélire sans examen »127.

65Ollivier reçut un appui conséquent du « prince de la presse », Émile de Girardin. Ensemble, ils rédigèrent un programme – dit du 9 mars 1863 – dans lequel ils s’entendaient pour soutenir « les cinq, plus des orateurs choisis autant que possible, parmi les jeunes »128. Ollivier était conscient que « si les anciens de 1848, [le] détestaient, les jeunes [lui] étaient acquis129 » aussi entendait-il les associer à sa lutte pour imposer une définition légaliste de la République. Parmi les noms qu’ils pressentent pour la députation, on note ceux de Gambetta, de Floquet et de Ferry. Pour la première fois se pose la question de l’accession de membres du groupe à des postes à responsabilités nationales, même si cette proposition ne reçoit pas l’aval des vieilles barbes et reste lettre morte. Malgré cet échec relatif, les gambettistes se saisissent de la possibilité que la confiance acquise d’Ollivier leur donne, pour participer activement à la campagne électorale. Ils font partie de son comité électoral et Ollivier doit partiellement son élection à leur travail de mobilisation. Mais leur collaboration collective ne se limite pas au soutien d’Ollivier. Alors que le gouvernement redoute particulièrement la candidature de Thiers, les jeunes se mobilisent pour décider l’ancien ministre de Louis-Philippe à prendre part aux élections. Spuller, avec Lannes et Guerin, parvient à obtenir le soutien des ouvriers de la Butte des Moulins d’abord hostiles et fut mandaté pour rencontrer Thiers en leur nom. Thiers le reçut à son domicile où ils s’entendirent pour lutter contre l’Empire. Spuller date de cette campagne électorale le début de sa participation active au jeu politique et garde de cette médiation auprès de Thiers un souvenir fort : « 1863 ! date mémorable que pour mon compte je n’oublierai jamais ! Cette année-là, remplissant mon devoir de citoyen (…), je joignis mes efforts à ceux des électeurs de Paris qui envoyèrent au corps législatif l’homme d’État illustre qui devait prononcer à la tribune nationale ce fameux discours des libertés nécessaires dont l’éducation politique de notre pays a tant profité »130.

66Par leur participation commune à cette campagne, qui fut à Paris un énorme succès pour les républicains, ces jeunes, entrant en politique, voyaient leur position se renforcer dans le camp républicain. Forts de cette expérience, ils allaient utiliser les six années les séparant du scrutin suivant pour se structurer et asseoir leur position en exprimant publiquement une opposition idéologique par rapport aux anciens, qui est également la manifestation – vécue sur le mode de l’enchantement – de luttes de pouvoir au sein du camp républicain. De plus, les élections partielles envoient d’autres jeunes siéger au corps législatif, c’est notamment le cas du côte-d’orien Magnin que Spuller avait rencontré peu de temps auparavant. En six ans, l’unité de l’opposition – visible notamment dans les journaux où Spuller écrit aux côtés de Ferdinand Duval comme Vallès côtoie Laboulaye – se détériore pour atteindre son paroxysme au scrutin de 1869.

67Leur stratégie politique s’explique en partie par la grande stabilité de l’Empire qui jouit d’une image de prospérité que renforce la phase d’expansion économique générale qui coïncide avec sa durée et qui, en faisant reculer le chômage, réduit la contestation sociale. Tout laisse à penser qu’il va se maintenir de sorte que le travail de sape à accomplir paraît devoir s’inscrire dans la durée. Cette absence d’urgence immédiate leur permet de construire, entre autres, l’image du leader charismatique Gambetta, qu’ils servirent tout en se servant.

III. L’entrée en politique (1868-1871)

A. La construction politique du groupe

1. Construction du charisme de Gambetta et division du travail politique

68Le charisme dit Max Weber est « la qualité extraordinaire (…), d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de force ou de caractère surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne, inaccessible au commun des mortels »131.

a) Le charisme en politique

69Gambetta est singulièrement le type même de personnage à qui la mémoire nationale reconnaît ces qualités exceptionnelles. Il y occupe une place centrale tant par des inscriptions physiques dans l’espace – rues, places, monuments132 – que par sa récurrence historique dans les manuels scolaires ou les discours politiques. Consécration suprême, « la Patrie reconnaissante » déposa son cœur au Panthéon en 1920. Ce « Saint pour la République »133 a fait l’objet de nombreux travaux biographiques qui s’accordent sur l’importance de son rôle dans l’avènement de la Troisième République et mettent en avant pour l’expliquer ses qualités « exceptionnelles » et son « charisme ». Saluant « son génie politique »134 ou dénonçant « sa tyrannie »135, cette historiographie – souvent intentionnaliste – a largement participé de la construction héroïque du personnage. Nous entendons rompre avec ce type d’analyse en montrant ce que son action politique doit à une entreprise collective fondée sur le charisme de Gambetta, au sens où l’entend Weber, c’est-à-dire une forme de domination politique reposant non pas sur des qualités intrinsèques, mais sur la croyance de ses partisans en ces qualités. Weber précise que « la reconnaissance par ceux qui sont dominés, reconnaissance libre (…), née de l’abandon à la confiance en la personne du chef décide, de la validité du charisme »136. En d’autres termes, l’individu porteur du charisme possède bien un réel pouvoir mais celui-ci découle des attentes qu’ont placées en lui les hommes qui l’entourent. « L’autorité charismatique caractérise donc une forme de domination politique essentiellement fondée sur les perceptions d’un groupe de partisans convaincus de l’héroïsme, de la grandeur et de la mission d’un chef proclamé »137. Cette forme d’autorité reste donc profondément relationnelle et implique une « communauté charismatique »138 intéressée au pouvoir du leader, sommé sous peine de perdre cette attestation quasi magique de reverser les bénéfices qu’il en a retiré.

70Gambetta possédait un talent d’orateur et savait captiver son auditoire tant par son attitude, le ton de sa voix, que par le choix de ses formules. Ces qualités qu’il valorisa – autant qu’elles le valorisèrent – dans des univers de l’oral – les cafés, puis le Barreau et la tribune de l’Assemblée – convainquirent de jeunes républicains aspirant à intégrer le jeu politique – et plus tard à accéder au pouvoir – que leurs chances dépendaient de lui, alors même qu’un certain nombre d’entre eux, comme Challemel-Lacour ou Allain-Targé étaient pourvus de ressources sociales a priori plus légitimes. C’est ce qui les poussa à inventer derrière le tribun une unité de façade et, plus encore, à renforcer son image « charismatique » en attestant – dans les journaux notamment – de ses « hauts faits ». Ce travail politique concerne à la fois les membres du groupe qui entretenaient avec lui une amitié sincère comme Spuller et Scheurer-Kestner ou des personnages tel Challemel-Lacour qui souhaitaient davantage instrumentaliser son image ; ces différentes dimensions convergent objectivement pour construire cette image de chef de file des jeunes républicains. En effet, si les liens qui unissaient Spuller et Gambetta sont en grande partie fondés sur l’amitié favorisée tant par une proximité sociale que générationnelle, la structure du milieu politique de la période ne permet pas d’exclure la part d’avantage et de nécessité qui rendait incontournable leur renforcement. Il ne s’agit pas de surévaluer l’intentionnalité des deux hommes dans leurs rapports amicaux, mais seulement de montrer la conscience qu’ils avaient de leur complémentarité et de l’intérêt à s’unir pour s’imposer dans un milieu où ils étaient, a priori, disqualifiés. Toutefois, durant la période d’opposition à l’Empire, ils évoluent quotidiennement dans une très grande proximité sentimentale et même matérielle : « Gambetta n’était pas riche à ses débuts, tant s’en faut ; Spuller vivait à l’aise, et l’on faisait un peu bourse commune »139. En examinant la suite de leur vie, on voit qu’avec l’évolution de leur trajectoire, cette amitié désintéressée perd du terrain face à l’alliance objective rendue nécessaire par de nouvelles configurations politiques, aspect de leur vie privée dont même leurs contemporains avaient conscience : « on a lutté ensemble, on est arrivé ensemble. Pourquoi compromettre la veine en se séparant ? »140. Néanmoins, il reste impossible pour l’historien d’évaluer le poids exact de ces deux composantes qui ne sont pas exclusives.

71Mais que ce soit par amitié et/ou à cause d’intérêts communs, tous participent à la construction de la figure éponyme de Gambetta par l’instauration d’une manière relativement novatrice de faire de la politique. Cette économie de relations caractérise un travail politique de mise en avant – et de mise en forme – de l’activité politique de Gambetta et se traduit par une forme nouvelle de division du travail politique, répartie entre la presse et le Parlement. Gambetta occupe donc une position centrale au sein d’une entreprise collective. Cette opération commune de conquête du pouvoir – entendue au sens de capacité à occuper des positions dans le champ politique – est, selon nous, la seule définition pertinente de cette appellation. Cette division des tâches se répartit en fonction des dispositions individuelles et de la position sociale de chacun. Aux mieux implantés dans le milieu journalistique échoit la responsabilité de diffuser les idées énoncées publiquement par Gambetta ainsi que le récit de ses faits et gestes. Mais ces professionnels de la plume sont également sollicités pour contribuer à la rédaction des programmes électoraux, professions de foi etc. D’autres mieux placés au sein de la bourgeoisie font peu à peu pénétrer leur « leader » dans ce milieu a priori hostile, mais par leur choix ils garantissent sa valeur et ainsi leurs réseaux participent à leur tour à l’ascension politique de Gambetta. Le moment venu, tous orchestrent la campagne électorale et s’occupent de la formation des comités de soutien, de l’organisation des réunions publiques, de la rédaction des affiches etc.

72En participant à la création de cette figure politique ces jeunes gens ont pour objectif de se faire reconnaître et accepter dans le camp des opposants. Mais, à ce stade de leur travail, si la participation aux élections est envisageable, elle nécessite une importante préparation en amont. Une occasion d’expérimenter à grande échelle leur technique de division du travail politique se présente avec la modification des lois régissant la presse en 1868.

b) La première expérience commune, La Revue politique et littéraire

73Dès la promulgation du décret de loi supprimant la déclaration préalable pour les journaux, ils mettent en œuvre leur premier projet commun tangible, La Revue politique et littéraire paraissant tous les samedis. Malgré cette initiative, Spuller est conscient que cette loi ne garantit pas la liberté de la presse et que « l’état vrai de la presse en France, (…), c’est toujours le despotisme, sous les apparences d’une liberté plus grande »141. Selon lui, ces « prétendues réformes [s’]efforcent de détourner la France de la revendication des droits qui lui appartiennent et [s’]appliquent à conserver intactes sous les apparences de concessions trompeuses toutes les prérogatives du pouvoir absolu »142.

74Malgré l’échec rapide de cette tentative – la revue disparaît victime de la censure en février 1869 –, cette expérience montre leur volonté de créer leur propre journal, garant de la diffusion de leurs idées et de leur autonomie au sein du parti républicain en se faisant (re) connaître comme groupe de pensée constitué et indépendant. Cette publication éphémère fut fondée en juin 1868. Les capitaux provenaient, d’une part, de Challemel-Lacour et d’Allain-Targé et, d’autre part, de soutiens républicains et orléanistes. Dans le comité de rédaction figurent uniquement des membres de la nouvelle tendance groupés sous la direction de Challemel-Lacour. Les principaux rédacteurs sont Spuller, Gambetta, Allain-Targé, Floquet, Laurier, Castagnary et on note la participation – rare – de Ferry et Vacherot. Dans ces colonnes, ils entendent développer un véritable programme pour un parti républicain de gouvernement. Dans le premier numéro, Challemel-Lacour présente en ces termes les membres de la rédaction : « la politique n’est pas à leurs yeux une occupation d’initiés. Elle intéresse tout le monde, elle domine et dans un certain sens elle embrasse toute chose »143. Les articles traitent à la fois de politique intérieure et de politique étrangère. C’est dans ce domaine que l’on retrouve le plus souvent la signature de Spuller qui passait parmi ses amis pour un grand spécialiste du sujet. Passionné par cet aspect de la politique, il cherchait à convaincre ceux qui, comme Ranc, « ne croy[aient] pas aux questions extérieures »144. Spuller voyageait autant qu’il le pouvait afin de mieux cerner les enjeux de cette question. Aussi s’opère dans la Revue un début de spécialisation. Durant les sept mois que dura l’expérience, Spuller écrivit vingt articles dont onze traitaient de politique étrangère et, plus particulièrement, de celle des pays de langue germanique. Il se spécialise principalement dans l’étude de la politique autrichienne et allemande. Il analyse plus particulièrement l’affaiblissement de l’Empire austro-hongrois qu’il attribue à la diffusion de l’instruction ainsi qu’au travail des philosophes et des historiens, tel Palacky. Mais il s’inquiète « des dangers qui résultent des progrès accomplis dans le centre de l’Europe par la Russie et le panslavisme à la faveur de ces mots dangereux de nationalités et de droits nouveaux dont on a tant abusé depuis dix ans en les détournant de leur vrai sens »145. Il défend l’idée selon laquelle le redressement de l’Autriche est indispensable à la stabilité européenne146, particulièrement à un moment où l’Allemagne subit l’ascendant de la Prusse qui lutte ardemment contre la démocratie et menace la paix147. Aussi Spuller saisit toutes les occasions dans l’actualité pour attaquer la politique de Bismarck. Sa pratique de la langue allemande lui permet de lire les journaux. Aussi, peut-il réagir très vite, comme ce fut le cas en janvier 1869148 quand la presse prussienne fit campagne contre le chancelier autrichien, M. de Beust. Cette ressource à laquelle s’ajoute une parfaite connaissance des questions constitutionnelles propres à chacun de ces États, ainsi qu’une grande maîtrise du personnel politique – comme en atteste l’article intitulé « La situation en Autriche »149 – lui permet de s’imposer dans le traitement de ces questions qui sont au centre du débat politique du moment. Cette curiosité soutenue lui confère une position centrale au sein de la rédaction.

75L’étude de cette revue permet de voir l’émergence, sous sa plume, de deux autres thèmes qui devinrent ses sujets de prédilection : l’instruction du peuple – comme moyen de pérenniser le suffrage universel et avec lui de garantir le succès de la démocratie – et la définition du rôle de la presse. Opérant une filiation entre ses conceptions personnelles dans ce domaine et la Révolution française, il considère que l’instruction populaire est la « grande gloire de la Convention »150. Néanmoins, maintenant que la Révolution française « a été assassinée », il convient pour satisfaire à ce besoin d’éducation du suffrage universel de s’appuyer sur la presse. « Sans presse au dix-neuvième siècle, il n’y aurait bientôt plus non seulement de liberté mais même de nation »151. Elle a un devoir à remplir dans la marche vers une société démocratique et libérale. « Éveiller en chaque électeur la notion du droit, le pousser individuellement à la revendication de ce droit, dissiper ses préjugés, calmer ses appréhensions, telle est la plus grande tâche que puisse s’imposer la presse démocratique »152.

76La Revue est donc pour Spuller un moyen de montrer ses compétences et de se présenter comme spécialiste du traitement de la politique européenne, tout en affirmant sa position dans une lutte contre l’Empire. Cette lutte atteint son paroxysme au moment du « procès Baudin » et, dès sa création, le journal comporte de nombreux articles critiquant ouvertement le régime. Spuller n’est pas le rédacteur qui écrit le plus dans ce domaine, toutefois à plusieurs reprises il participe au débat. Quatre de ses articles sont une condamnation du régime et des hommes qui le servent. Pour construire son accusation, il utilise l’actualité. C’est notamment le cas à l’occasion de la mort du diplomate Walewski dont il rédige une biographie assassine153, prétexte à la critique de l’ensemble des fidèles de Napoléon III qu’il qualifie d’« aventuriers ». Mais ce type d’articles traitant exclusivement de politique intérieure reste rare sous sa plume. Le plus souvent, sa critique porte sur la politique étrangère ou sur la manière dont les pays européens considèrent et jugent les positions françaises. Il analyse les risques que le pays soit « en train de marcher à la guerre » et cela sans que le peuple puisse s’y opposer. Selon lui, « la direction de nos affaires étant tombée de nos mains, il semble qu’il n’y ait plus pour nous de politique française de tradition libérale et révolutionnaire »154.

77Il aborde également le traitement de la diplomatie française155, plus particulièrement dans les affaires d’Orient où la question de la Grèce et de la Turquie inquiète la scène internationale. Selon lui, la politique de l’Empire affaiblit la nation car elle constitue un tissu d’erreurs qui met la patrie en danger.

78Cette manière périphérique de discuter de la politique de Napoléon III ne l’empêche pas de participer à la polémique, puis à la crise politique ouverte par la volonté d’ériger un monument en souvenir du député Baudin. Cette souscription fut pour l’ensemble de la rédaction un moyen de s’inscrire activement dans le camp des irréconciliables en participant – avec d’autres journaux comme Le Rappel de Delescluze – à l’initiative d’un des coups les plus rudes portés contre le régime.

2. Le procès Baudin

79L’entreprise politique qu’est la Revue politique et littéraire connaît un élan significatif à l’occasion de la « souscription Baudin »156 et des élections de mai. Deux journaux sont à l’initiative de cette souscription, Le National de Peyrat et Le Réveil de Delescluze. Mais, très vite, La Revue politique et littéraire se joint à eux dans leur volonté d’élever un monument au député Baudin mort sur les barricades le 3 décembre 1851. L’Empire contesté symboliquement dans ses origines réagit et attaque en justice les principaux protagonistes, dont Delescluze et Challemel-Lacour.

80Le groupe gambettiste est donc partie prenante de la mise en forme d’une crise dont il tira le plus grand profit. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver, parmi les défenseurs des prévenus, les noms de Laurier et de Gambetta lors du procès le 14 novembre 1868 devant la sixième chambre correctionnelle, celle des procès politiques et de presse. Très vite, cette affaire met en ébullition les partis d’opposition qui n’acceptent pas de voir assimiler une simple souscription à un crime contre l’État.

81Comme à leur habitude, les gambettistes pratiquent la division du travail politique. Alors que certains sont chargés de la défense des prévenus, les autres participent au débat dans les journaux. À cette occasion Spuller salue le courage des journaux républicains et explique leurs difficultés à faire face à la presse des préfectures157. Parallèlement à cette activité journalistique, il s’emploie à seconder Gambetta dans la préparation de sa plaidoirie.

82Selon les conservateurs, les plaidoiries des avocats se résument à faire l’apologie de la barricade et, au travers d’elle, de l’insurrection. Les arguments de Gambetta et de Laurier infirment cette vision. Fidèles à leur principe de légalisme, ils opposent dans leur plaidoirie la « barricade du Droit » à la violence. Pour Gambetta sans la loi, « il n’y a rien de durable et de respecté ». Ils dénoncent la violation de la loi et présentent les républicains comme la seule incarnation de cette noble cause : « nous sommes (…) la jeunesse qui est devenue la virilité et la justice, (…), qu’on examine ce que nous écrivons, on ne trouvera pas une ligne, une seule ligne, qui ne soit pas selon le Droit »158. Sans que ce fût un but clairement établi dès son origine, la souscription Baudin permit au groupe de s’affirmer et d’appuyer sur ce succès ses velléités de briguer en leur nom des mandats électoraux, comme en atteste notamment cette lettre d’Allain-Targé : « nous avons pris la tête définitivement de l’opinion républicaine, notre groupe, grâce à ce procès, est le groupe qui gouvernera la République. L’élection de Gambetta est assurée à Paris, il est le premier homme du parti »159.

83Désormais, ils sont référencés comme force politique à part entière et l’écart entre eux et les anciens ne cesse de se creuser. À l’issue de ce procès, ils bénéficièrent – individuellement et en groupe – d’une très grande publicité qui leur permit d’aborder avec confiance la période électorale de 1869.

84Ce scrutin marque pour ces jeunes républicains une étape importante car, depuis le ralliement d’Ollivier à l’Empire libéral, la position républicaine légaliste reste vacante. Aussi entendent-ils l’occuper en poursuivant le « transfuge » de leur courroux. Si elle fut porteuse pour l’ensemble du groupe, cette campagne virulente permit à Spuller d’affirmer encore plus nettement ses positions dans le camp républicain. L’importance qu’il y occupe se matérialise par la rédaction du manifeste en faveur de la candidature de Bancel face à Ollivier – dans la troisième circonscription de Paris – publié la première fois dans Le Temps le 19 avril 1869160. La même énergie mise cinq ans auparavant à soutenir Ollivier est maintenant déployée pour lui nuire. « Considérant que Monsieur Émile Ollivier, député actuel de la troisième circonscription, par sa conduite et ses votes dans la dernière législature ; par les idées qu’il a émises tant dans ses discours que dans ses écrits ; par les démarches personnelles auxquelles il s’est livré, en dehors de ses électeurs, sans leur avis et sans leur aveu ; par les relations qu’il a nouées avec ceux-mêmes qu’il avait reçu mission et accepté mandat de surveiller, de contrôler, de discuter, ne peut plus être l’organe de l’affirmation de nos principes et de la revendication de nos droits ; Considérant qu’il y a lieu d’investir un mandataire de la confiance de la démocratie, dont M. Émile Ollivier s’est rendu indigne ; (…) Déclarons, par les présentes, offrir au citoyen Bancel la candidature dans la troisième circonscription de la Seine aux élections de 1869 »161.

85Le style juridique de Spuller donne ici toute sa mesure, il est raisonné plutôt que satirique, incisif et précis. La responsabilité de rédiger un tel réquisitoire doit être entendue comme un signe de confiance de la part de ses pairs, comme une reconnaissance de son sérieux, de son travail et de la sincérité de son engagement. Les républicains apprécient Spuller qu’ils perçoivent « comme modéré et courageux, calme et vaillant »162.

86Alors que les traces visibles de son activité, notamment ses articles dans Le Journal de Paris163 dont Ranc disait qu’il « était l’endroit de France où l’on disait le plus grand mal de l’Empire »164, ne laissent que très peu entrevoir son engagement dans la campagne électorale, la rédaction de ce manifeste atteste d’une action purement militante. Moins exposée que certains de ses camarades son action n’en est pas moins déterminante. Ce texte recueillit 1175 signatures de républicains et participa de façon symbolique à refaire pour un temps l’union des républicains, même si parallèlement le groupe prépare sa rupture avec les anciens de 1848. A leurs propos, Gambetta écrit, « il faut bien finir par le parricide politique tôt ou tard ».

B. Des élections de Belleville au 4 septembre

1. Élections et programme de Belleville : un succès commun

87Refusant de n’être que « le candidat officiel de l’opposition (…) sous le patronage des Bonzes », Gambetta pose sa candidature face à Carnot. Il s’agit de se faire élire sous forme de contrat avec les électeurs et non avec le soutien des anciens. Le but est de s’imposer comme « une force (…), le type de la candidature radicale spontanée » pour ne plus avoir à compter avec « des patrons soupçonneux » sans pour autant s’inscrire dans le camp des radicaux. Cette rupture implique un travail collectif d’émancipation. Le rôle joué ici par Spuller est difficile à déterminer en l’absence de correspondance ou de journal intime. Néanmoins, la présentation de certains d’entre eux aux élections devant s’entendre comme une entreprise collective, ce point ne nuit pas à la compréhension de cet épisode.

88Dans cette vision collective du travail politique, Gambetta cherche une région pour présenter Laurier à la députation : « J’ai la conviction que nous ne serons une force politique que réunis et associés ; mais le premier entré fera pénétrer l’autre »165. Ce sera le Var, puis l’Hérault, en vain. Les choses ne se font pas sans quelques anicroches au sein du groupe. Challemel-Lacour envisage de se présenter contre Laurier, mais pour Gambetta ces petites querelles ne sont pas alarmantes166. Cette stratégie de conquête des mandats électifs, relayée par des prises de positions éditoriales marque les prodromes d’un renouvellement des répertoires de l’action politique. La division du travail politique qui s’y opère est une conséquence des ressources sociales que ces nouveaux entrants peuvent mobiliser. Les compétences inédites qu’ils se sont découvertes dans les cafés et au Barreau ainsi que l’économie des relations qu’ils y ont liées leur permettent d’inventer en quelque sorte une nouvelle manière de faire de la politique167. Pratiquement et intellectuellement adaptée à leur conception de la République, celle-ci apporte également des ressources financières à des individus pour la plupart dépourvus de fortune personnelle et condamnés à travailler pour vivre, parallèlement à leur activité politique.

89« J’avais à te remercier de bien des choses, et surtout de la façon adroite dont tu m’as couvert [dans ton article] en face des vieux » écrit Gambetta le 12 août 1869 à Allain-Targé, suite à la polémique soulevée par sa lettre ouverte aux électeurs. Cette complémentarité se manifeste encore en novembre 1869, quand, après avoir commenté le résultat du scrutin, il « compte bien [sur] un lumineux et triomphant article »168. C’est pourquoi la presse demeure pour eux un souci constant et qu’après l’échec de La Revue politique, ils envisagent de fonder leur journal. Spuller adhère à cette idée dont il est – selon Lavertujon – l’un des initiateurs : « Comme en résultent les notes de la main de Spuller restées dans [ses] papiers. (…) Spuller avait rédigé une esquisse indiquant la manière dont il comprenait l’organisation d’un journal »169. Mais pour cela ils doivent collecter des fonds : « Il faut patienter, nous avons besoin d’acquérir encore plus de crédit et de notoriété conservatrice pour trouver le demi-million nécessaire à lancer notre journal. (…) et cependant quelle urgente nécessité »170.

90On voit ainsi en actes combien leur union n’est pas fondée exclusivement sur l’amitié telle qu’ils la reconstruisent dans leurs souvenirs – même si elle ne l’exclut pas – mais bien plus sur une forme construite de promotion collective. Cette entreprise couronnée par les succès de Gambetta et de Laurier est une double victoire171. Ils triomphent simultanément de l’Empire et des vieilles barbes battues dans diverses circonscriptions, notamment à Paris où Gambetta l’emporte sur Carnot.

91À ce stade de leur succès, ils ne pensent pas encore être en mesure d’inscrire rapidement l’avènement de la République dans le champ des possibles. L’Empire, affaibli, ne montre cependant aucun signe de vacillement. Le plébiscite de 1870 ôte au régime toutes les craintes nées des dernières élections et cela malgré l’activisme des républicains qui prend notamment la forme de publications, comme la « Petite histoire du Second Empire, utile avant le vote du plébiscite » de Spuller. Spuller, comme à son habitude, participe à la lutte par l’écriture et la théorisation des idées, ce qui lui valut la réputation de « prophète ».

92À l’issue du scrutin, l’appel fait aux ruraux pour les convaincre de se détacher de Napoléon III « au nom de la souveraineté nationale, au nom de l’ordre et de la paix sociale, afin de sauvegarder tout à la fois notre dignité comme citoyens, et nos intérêts comme contribuables »172 demeure lettre morte. Les campagnes restent fidèles et la stabilité économique garantit à l’Empire la paix sociale. Aussi les gambettistes envisagent-ils leur action dans la durée mais c’était sans compter sur le coup de tonnerre que constitue la déclaration de guerre à la Prusse.

2. La déclaration de guerre

93Si le plébiscite constitue indéniablement un succès pour l’Empire, ce succès reste circonscrit aux campagnes. Les grands centres urbains, mais aussi des centres de taille moyenne, ont massivement voté en faveur du « non ». « Au premier rang des petites villes qui se distinguèrent par leur énergie, il m’est doux de nommer les cités de la Côte-d’Or, Dijon, Beaune, nos petites villes des bords de la Saône. L’Empire, véritablement, était frappé à mort. On le sentit bien en haut lieu, puisqu’on se jeta dans la guerre. Pourquoi a-t-on fait la guerre ? Vous le savez tous ? Messieurs : c’est pour empêcher la France de se ressaisir et de se gouverner ». Ce discours, tenu quatre ans après les événements, ne doit pas occulter l’attitude qu’eurent les républicains en 1870, lors de la déclaration de guerre à la Prusse.

94Les gambettistes qui étaient initialement pacifistes – ils étaient convaincus que la victoire de la France pérenniserait l’Empire et en raison de leur fort sentiment patriotique – acceptent que Gambetta vote l’augmentation des crédits militaires. Ils ont confiance dans l’armée et sont persuadés d’une victoire rapide et peu coûteuse. Aussi abordent-ils le conflit sans stratégie particulière et la succession de défaites qui laissent la France « désarmée, effrayée, nue comme une femme dans son sommeil »173, les plonge-t-elle dans un profond désarroi. Dans cette configuration leur force résida dans leur promptitude à saisir les opportunités nées de la désorganisation des pouvoirs nationaux et de la transformation des règles du jeu. À la faveur de ces conjonctures fluides174, ces entrants dans le jeu politique voient leurs stratégies ou entreprises réévaluées en même temps que l’espace dans lequel ils agissent et s’ouvrent à d’autres logiques d’action moins spécialisées. Dans cette nouvelle donne, leur condition marginale se transforme en lucidité tactique par l’effet de restructuration des règles du jeu politique qu’opère la guerre.

95Avec les revers militaires, les contestations à l’égard du régime se multiplient. Les grandes villes acquises à l’idée républicaine se mettent en mouvement alors que se délite l’appui des campagnes. Dans la capitale, la situation est favorable aux républicains car les partis royalistes, déstabilisés par leur exclusion du jeu politique depuis de longues années, s’avèrent incapables de tirer avantage de la situation. Lorsque le 2 septembre l’Empereur est fait prisonnier, le peuple « orphelin » récuse la tentative de régence et se tourne vers l’opposition la mieux structurée, « le parti républicain fut appelé à relever [la France], à lui rendre la force »175.

96La République entre dans le champ des possibles, provoquant un net regain du conflit entre les anciens et les jeunes. À cet égard, l’étude de la journée du 4 septembre se révèle particulièrement intéressante.

3. La journée du 4 septembre

97Avec l’invasion par la foule parisienne du Corps législatif, la décision est prise de se diriger vers l’Hôtel de Ville pour y proclamer la déchéance de l’Empire. Deux colonnes distinctes se forment : l’une emmenée par Jules Grévy, l’autre par Léon Gambetta. Empruntant un itinéraire différent, chacun nourrit l’espoir de précéder l’autre sur les marches de l’Hôtel de Ville. Ici, sont en jeu les profits symboliques forts que confère le monopole de dire le premier la République et donc de la faire, notamment dans la mémoire d’État176. Cette proclamation constitue l’affirmation publiquement attestée et « démocratiquement » validée de leur propre définition de la République. Surtout que le temps presse car les partisans de la question sociale occupent la place et brandissent le drapeau rouge.

98Au cours de cette journée, Spuller se dépensa sans compter. De nombreux témoignages le montrent sur tous les fronts, discutant avec la foule ou encore suivant Gambetta dans les couloirs de l’Assemblée nationale. À cette date sa position au sein du parti comme la reconnaissance que lui accorde le peuple républicain de Paris, lui permettent d’agir avec légitimité. Aussi peut-il espérer voir triompher à cette occasion sa conception du régime républicain. Il aspire à faire l’économie du désordre et du sang, pour changer les institutions « sans lutte, sans déchirement, par une sorte de soubresaut de patriotisme et de désespoir devant l’ennemi »177. Il œuvre à son niveau pour le succès de cette entreprise, aussi le voit-on en compagnie de Ranc et Challemel-Lacour « discuter depuis le matin avec les officiers de la garde nationale, qui voulaient marcher sur le corps législatif avec leur bataillon, (…), il faut, disaient-ils, que la révolution s’accomplisse sans une goutte de sang »178.

99Parallèlement, Gambetta cherche à rendre incontournable sa participation au gouvernement de Défense nationale. Il y obtient le portefeuille de l’Intérieur – qu’il arrache à l’ancien quarante-huitard Picard. Cette victoire est fortement symbolique car il est le seul représentant de la nouvelle génération à entrer dans le gouvernement ; mais il est également le seul ministre à ne pas avoir occupé un siège de député dans la Seine. Élu à Paris et à Marseille, il avait opté pour cette dernière circonscription. Le tour de force symbolique et tactique que les gambettistes opèrent pour lui permettre d’entrer au gouvernement constitue une illustration éclatante du caractère formel et conjoncturel de leur attachement au Droit et à la légalité.

100Au soir du 4 septembre, les conceptions gambettistes sont sur bien des points victorieuses. Cette journée les soude dans une marche commune vers l’exercice du pouvoir où la nécessité de pourvoir des postes leur permet de se coopter, objectivant ainsi leur groupe. Désormais structuré par des échanges de positions publiques, le groupe entre dans un cercle de définition politique et devenant lui-même un enjeu politique pour les autres autant que pour chacun de ses membres, se trouve jeté tel quel dans le jeu politique. Ainsi, la guerre naturalise le groupe.

C. La Défense nationale

101Il ne s’agit pas dans ce chapitre, d’entrer dans les détails du déroulement politique et militaire de la guerre de 1870-1871, ni même du gouvernement de Défense nationale179. Nous mobiliserons seulement les épisodes permettant de mettre en lumière le rôle joué par Spuller, ses fonctions ainsi que ses relations avec les autres acteurs.

1. Le cabinet commun

102Si Gambetta participe seul au gouvernement de Défense nationale, il n’entend pas exercer ses fonctions sans l’appui de ses amis, ce que ses détracteurs dénoncent en disant qu’il « ne choisit pas ; il prend en masse les anciens habitués du café de Madrid »180.

103Dès les premières heures de sa nomination, Spuller est à ses côtés et participe aux négociations. Même s’il agit « sans (…), aucune espèce de titre », il prend des initiatives et se présente comme un des piliers du cabinet. C’est dans cet esprit qu’il propose à Jules Grévy, « dans la salle des conférences du Palais-Bourbon, de faire partie d’un gouvernement provisoire ».

104Spuller est alors très proche de Gambetta. Les deux hommes ont une très grande confiance réciproque : « J’étais lié à M. Gambetta d’une amitié très intime depuis près de dix ans ; je l’avais suivi dans toute sa carrière politique, j’avais mérité sa confiance et le jour où il a été appelé aux affaires, il lui a semblé que ma présence naturelle était auprès de lui »181. Il apparaît donc normal d’agir conjointement dans cette nouvelle configuration perpétuant ainsi « par les travaux quotidiens et le mutuel échange de leur opinion »182 un mode de fonctionnement en œuvre depuis leur rencontre. Spuller officie auprès de Gambetta comme secrétaire particulier. Il a la charge de recevoir les visiteurs, de les conseiller, et s’il juge leur requête importante, de les introduire auprès du ministre. « Le 6 septembre au matin, je [Freycinet] me rendis place Beauvau, où venait de s’installer M. Gambetta. Il n’était pas visible, il me fit conduire chez son secrétaire particulier, M. Spuller. Ce dernier m’écouta avec attention (…) : ‘ Ce que vous racontez, dit-il, est intéressant ; je pense que le ministre, malgré ses occupations, ne refusera pas de vous entendre ; les questions relatives au siège sont de tout premier ordre’ »183.

105Spuller occupe donc un poste de tout premier rang, il participe à toutes les décisions et, même si les traces en témoignant sont rares, il choisit avec Gambetta le nom de ceux à qui ils entendent confier des responsabilités. Ils écrivent à Ranc et le nomment Maire du neuvième arrondissement de Paris. Le 14 septembre « Clément Laurier, [est nommé] directeur général du personnel et du cabinet en ce qui concerne la direction politique, le personnel des préfectures, la publicité et la sûreté générale »184.

106Spuller recrute à son tour ses collaborateurs parmi les intimes du groupe. Il s’adresse notamment à Cavalier dit Pipe en bois : « Passe dans mon cabinet et tiens-toi à ma disposition » dans « cette antichambre [se trouvent déjà] quelques amis à la disposition de Laurier, (…), Isambert, Lissagarey… »185. Mais tous n’acceptent pas la collaboration qui leur est offerte. Lavertujon trouve que « la perspective d’un poste à côté de Laurier et de Spuller ne [lui] souriait pas du tout »186.

107Néanmoins dans l’ensemble le groupe aborde les nouvelles responsabilités avec une grande cohésion. Toutefois, dans Paris ils restent sous la surveillance des membres du gouvernement de Défense nationale. Ce n’est qu’une fois parvenu en province que ce contrôle se relâche.

2. « Leur » gouvernement de Défense nationale

108Les gambettistes ont conscience de la pression qu’exercent sur eux les anciens de 1848. Aussi souhaitent-ils quitter Paris à la fois pour pouvoir mieux satisfaire aux nécessités de défense du territoire – car leur action est limitée par le siège de Paris – et pour s’affranchir de cette mise sous tutelle.

109Ils souhaitent que Gambetta rejoigne la délégation de Tours qui, en la personne de Crémieux, lui est favorable. En raison du siège, la voie des airs demeure le seul moyen de quitter la capitale. Il ne peut donc être question de partir en nombre. Gambetta semble n’avoir jamais hésité à s’adjoindre Spuller dans cette entreprise. Leur départ fut préparé comme un événement. Les anecdotes sur les raisons qui obligèrent à le différer à diverses reprises sont trop connues pour que nous y revenions, cependant, elles donnent à voir la mise en scène à but politique que les républicains firent de ce voyage. Le 7 octobre, les deux hommes prennent place dans la nacelle de « l’Armand Barbés ». Sur la butte Montmartre tout ce que Paris compte de républicains s’active. Louis Blanc donne l’accolade aux voyageurs et le photographe républicain Nadar immortalise l’événement. À 10 heures 50, le ballon s’élève, emportant aussi des pigeons voyageurs, un sac de dépêches et des prospectus devant être jetés au-dessus des lignes prussiennes. Le voyage fut très mouvementé. À deux reprises le ballon est touché par les tirs prussiens. Il termine sa course par un atterrissage forcé près d’Epineuse entre Clermont de l’Oise et Montdidier187. Des contemporains racontent que Gambetta « avait un rhume violent ; il était enroué à tel point qu’il lui fut impossible d’adresser quelques mots aux paysans accourus pour le saluer au passage. Ce fut Spuller qui fut chargé, (…) de haranguer la foule. Et il s’en acquitta fort bien en vérité »188. De Montdidier où ils ont trouvé refuge, ils gagnent Tours où, le 9 octobre, ils sont accueillis triomphalement. Ils retrouvent Laurier, Isambert – chargé du service de la presse – et les autres membres du cabinet portant ou non un titre officiel.

110La situation de la délégation est critique. Le Général Fourichon vient de démissionner du ministère de la Guerre et le comité directeur, composé de cinq membres supposés lui succéder échoue à se mettre en place. Pour les gambettistes cette situation est favorable car Crémieux est bien disposé à aider Gambetta à arracher à Glais-Bizoin le portefeuille de la Guerre. En quelques heures l’affaire est réglée et Gambetta se trouve à la tête des deux ministères, l’Intérieur et la Guerre. Comme à Paris, il s’entoure de ses amis. Spuller conserve officieusement son rôle de secrétaire particulier et est chargé de la sécurité générale. Il tient particulièrement à cette position officieuse qu’il ne cessa de réaffirmer devant la commission d’enquête de 1873 : « mon nom n’a jamais figuré au Journal Officiel ; je n’ai jamais touché de traitement ». Il occupe donc une place en contact direct avec Gambetta. À Tours, puis à Bordeaux, il partage cette position avec Arthur Ranc. Cette proximité avec le défenseur du territoire ne le conduit pas à adopter ses vues sans sourciller, et malgré son absence de titre officiel, il profite de sa situation pour exercer une influence sur Gambetta.

111À Tours, la situation de la délégation, menacée par les avancées de l’ennemi, devient vite intenable. Il s’avère nécessaire de s’éloigner. Si la ville de Bordeaux fut choisie – avec l’assentiment notamment de Gambetta et de Challemel-Lacour – en raison de son dévouement à la République et de son accès à la mer, ce choix ne convenait pas à Spuller. Politiquement plus radical que Gambetta, il a une grande confiance dans les ouvriers républicains de Lyon. Pour lui, le choix de Lyon s’impose pour installer la délégation dans un environnement propice. Ne parvenant pas à peser suffisamment pour modifier le choix de Gambetta, il écrit à Ranc pour solliciter son aide dans cette entreprise : « Mon cher Ranc, dites donc à Gambetta de ne pas aller à Bordeaux. Il vaut mieux choisir Lyon à tous points de vue. Je compte sur vous pour le décider. Ayez confiance en moi »189. Cette tentative échoue et la délégation rallie Bordeaux. À Bordeaux, Spuller « habite une maison connue de tout Bordeaux, avenue du 30 juillet »190 avec Gambetta, Ranc, et Cavalier, dont il déclara plus tard, « je pourrai dire que M. Cavalier était sous mes ordres »191.

112La situation de la France est alors extrêmement critique, le gouvernement est enfermé dans Paris et l’avenir collectif paraît reposer sur les décisions prises par la délégation. Tout est à faire dans le domaine militaire, il faut procéder à une nouvelle mobilisation, armer les soldats, les habiller, les nourrir et s’entendre sur la stratégie militaire. Spuller s’active sur tous les fronts : « A Tours et à Bordeaux, dans ces jours cruels et glorieux d’espérances déçues et toujours renaissantes, Spuller était là, attelé à un labeur énorme, collaborateur de toutes les heures, de toutes les minutes, prêt à assumer, d’une âme sereine, avec Gambetta, toutes les responsabilités et il y en avait de lourdes »192. Même si les sources ne nous permettent pas de restituer avec exactitude son rôle – qui, y compris dans le souvenir des contemporains, est resté indéfinissable – son implication et son dévouement ne peuvent être remis en cause. Les hommes qui ont travaillé avec lui se souviennent de son action et de sa capacité à peser sur les décisions : « Une des figures qui m’a [sic] le plus intéressé, [relate Charles de Freycinet] malgré sa modestie et sa réserve, est celle d’Eugène Spuller. Quoique ses attributions fussent nominalement restreintes à celles de secrétaire particulier de M. Gambetta, il possédait en réalité une grosse influence, dont il ne tirait pas vanité et qu’il s’efforçait même de dissimuler. Il aurait pu affecter les dehors d’une Éminence grise, il s’effaçait au contraire soigneusement derrière son chef et l’observateur superficiel n’aurait pas soupçonné son importance. Il n’avait d’autre préoccupation d’ailleurs que de la faire tourner au profit de la chose publique. Attentif à faciliter les rapports entre M. Gambetta et ses collaborateurs, ménageant des audiences aux personnes qui venaient traiter de graves questions, éconduisant doucement les simples solliciteurs, il savait rappeler au besoin, par un mot discret, les affaires dont la solution devenait urgente. Il se formait une opinion sur chacune d’elles et cette opinion était marquée au coin du bon sens et du désintéressement. M. Gambetta n’avait garde de la négliger ; elle était pour lui un des éléments de sa résolution. J’ai eu personnellement à me louer de M. Spuller. Quand le ministre était en voyage et que je ne pouvais communiquer que par correspondance, je trouvais en lui un avocat éclairé. Je ne me suis jamais heurté à un parti pris ou à une erreur de jugement »193.

113Spuller servait donc d’intermédiaire entre les solliciteurs de tout ordre et le ministre, comme il le décrit lui-même devant la commission d’enquête chargée de vérifier les actes du gouvernement de Défense nationale. Acharné à la tâche, régulier dans le labeur, « il était dans cette fournaise où il fallait travailler, (…), le calme et la modération »194. Il s’occupait aussi de la rédaction des dépêches, même si, devant la commission, il nia en avoir signé195. Or, un collaborateur aussi proche que Freycinet atteste que « d’une plume prodigieusement facile, il rédigeait les dépêches ministérielles ; quelques indications, parfois sa seule inspiration le guidait. Il connaissait admirablement les idées de M. Gambetta »196. Cependant, il ne peut revendiquer de tels actes qui se faisaient en dehors de la légalité197. L’attitude qu’il adopte devant les membres de la commission vise à le présenter comme totalement dévoué et inféodé à Gambetta. « Je ne parle ici qu’au point de vue du rôle que Gambetta est allé jouer en province, je ne m’occupe ici que de la collaboration à laquelle j’ai pris part, (…), je ne puis fournir de renseignement offrant quelques intérêts que sur ce que M. Gambetta a fait personnellement »198. Malgré cette modestie que lui impose la nécessité de présenter la délégation comme agissant strictement dans la légalité – car la commission cherche à établir qu’il y a eu dictature –, Spuller fut un des piliers du cabinet de Gambetta. De plus, en 1873, date où la commission l’interroge, Gambetta est alors le symbole de la jeune République. Se présenter dans un rôle de second, de cheville ouvrière dévouée, c’est inscrire son nom à côté de celui du grand défenseur de la patrie, c’est implicitement attester que l’on a agi sans autre but que celui de sauver la France, que l’on n’a fait que son devoir. Cette posture le situe dans la légende, là où son absence de titre le laissait jusqu’alors dans l’ombre. De ce moment date l’attitude de Spuller qui consiste à se présenter dans un rôle de second, mais surtout de confident et d’interlocuteur indispensable qui, nous le verrons, le plaça naturellement dans la situation d’héritier.

114Durant l’épisode de la Défense nationale, les gambettistes sont conscients de la nécessité de rester unis pour conserver une influence effective. Si les intimes œuvrent dans la proximité de Gambetta, il est important de placer à la tête des régions des hommes de confiance. Les préfectures sont des centres stratégiques, car elles permettent au groupe d’ancrer le régime républicain, en lui garantissant également un appui contre des reproches éventuels de Paris.

115Devant la commission d’enquête, Laurier déclara avoir dit à Gambetta le 4 septembre, alors qu’il leur fallait choisir quatre-vingt-neuf préfets dans la nuit, « commençons à nous associer les hommes que nous connaissons, qui sont nos amis ». Ainsi, parmi les habitués du Quartier Latin, six hommes, trois anciens du groupe et trois nouveaux ralliés sont placés à la tête de préfectures importantes. Challemel-Lacour est envoyé le 5 septembre dans le Rhône, muni des pleins pouvoirs civils et militaires afin de calmer les visées révolutionnaires de Lyon dont on redoute qu’elle ne marche vers la Commune. Il s’agit encore une fois d’imposer une vision légaliste de la République. Allain-Targé se voit confier la préfecture du Maine-et-Loire le 5 septembre 1870, puis celle de la Gironde le 29 novembre ; Ordinaire, celle du Doubs, et Auguste Spuller, celle de la Haute-Marne. À ceux-là s’ajoutent de nouveaux venus recrutés d’emblée sur la foi de leurs convictions républicaines. En ce sens, le cas de Scheurer-Kestner199 est particulièrement représentatif. Issu de la haute bourgeoisie alsacienne, ce riche industriel a fréquenté avec assiduité les cercles d’opposants à l’Empire. Il fut même condamné et emprisonné à Sainte-Pélagie où il rencontra Isambert, Rochefort et Clémenceau. Il se rend à Tours et place ses espoirs en Spuller, « avec qui [il avait] dîné chez [son] beau-frère Charles Floquet »200. De même, Paul Bert est nommé secrétaire général de la préfecture de l’Yonne avant de devenir préfet du Nord et Charles de Freycinet, ingénieur des Ponts et Chaussées, reçoit le poste de délégué de la guerre201.

116Ensemble, ils affinent et confortent une forme de division du travail politique. La plupart d’entre eux accèdent à des postes importants sous la figure éponyme de Gambetta « naturellement » placé au sommet de la hiérarchie.

3. Retrait de la scène politique

117Lorsque le gouvernement de Défense nationale retire son mandat à la délégation, l’éphémère exercice du pouvoir s’achève, sans pour autant transformer durablement les relations du groupe. Bien au contraire, cette expérience fut fondamentale car le groupe informel de départ, en s’appuyant sur des ressources collectives, avait acquis une forme de réalité tangible qui désormais liait ses membres à un projet commun. Les contemporains ont conscience de la collectivité de leur action, comme le note très judicieusement le Comte Montferrier, « Gambetta n’était pas un homme, c’était une société »202.

118La démission de février 1871 est une démission commune. L’ensemble des membres du groupe élus députés le 8 février – Gambetta, Scheurer-Kestner – les Préfets, les Maires rendent leurs mandats, se retirent de la scène politique et se dispersent. Après l’agitation de Bordeaux, ils ont perdu leurs repères établis durant la crise et ne parviennent pas à se situer dans cette nouvelle donne politique, ce à quoi s’ajoutent probablement des facteurs plus psychologiques tels que la fatigue, la désillusion etc.

119Gambetta quitte la France pour l’Espagne où il se fixe à Saint-Sébastien. Spuller et Lannes partent en Italie. Ranc choisit de rallier la capitale et, pour un temps, les communards. Les autres pour la plupart regagnent leur province natale. Cette dispersion ne signifie pas séparation, ils se retirent du jeu politique, mais restent en contact car « c’est dans la retraite et dans l’étude que grandissent les véritables hommes publics. Il me serait impossible de vous redire ici, toutes nos méditations communes. (…), pour nous toute la politique devait consister désormais à refaire la France dans la République et par la République »203.

120De plus, ce faisant, ils ne sont pas dans la délicate nécessité de se prononcer sur l’épisode de la Commune.

Notes de bas de page

1 A. Corbin, op. cit., p. 8.

2 M. Chabeuf, op. cit., p. 9.

3 H. Chabeuf, père de Maurice était l’ami d’E. Spuller. Il rédigea la nécrologie de « François A. Spuller, Trésorier payeur général », où il rappelle ses liens avec Eugène, in Mémoire de la société bourguignonne de géographie et d’Histoire, tome XXI, 1905, 48 pages.

4 L’Intransigeant, 25/7/1896.

5 Acte de mariage, extrait des registres de l’état civil de la commune de Sombernon.

6 E. Weber, La fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983, le chapitre onze. Flammarion, Paris, 1980, 211 pages.

7 Acte de naissance de Séraphin Eugène Spuller, extrait des registres de l’état civil de la ville de Seurre. Lors de la rédaction de cet acte, le nom de Spuller fut inscrit avec un seul « L », le rectificatif fut apporté suite à une démarche de E. Spuller en 1857, à l’occasion de sa demande de nationalité française. Une ordonnance du tribunal de Beaune du 9 juillet 1857 authentifie ces changements. Séraphin, qui est son premier prénom, ne fut jamais utilisé. Aussi, au cours de ce travail, seul « Eugène » sera employé.

8 J. Estèbe cite l’exemple de J. Caillaux et de G Hanotaux qui, parlant de leur mère, mêlent les fleurs de la tendresse à celles du lyrisme mais c’est aussi parce que ces bourgeoises, par leur dévouement, ont participé à la construction politique de leur fils. J. Estèbe, Les ministres de la République, 1871-1914, Paris, PFNSP, 1982, p. 45.

9 E. Spuller, Au ministère de l’Instruction publique, 1893/1894, discours, allocutions, circulaires. Deuxième série, Hachette, Paris, 1895, p. 106. [ministère IP 2].

10 P.-B. Gheusi, La vie et la mort singulière de Gambetta, Paris, Albin Michel, 1932, pp. 209 et 150.

11 B. Gödde-Baumanns, La Prusse et les Allemands dans l’historiographie française des années 1871 à 1914. In Revue Historique janvier/mars 1988.

12 Paris-Journal, 16/11/1872.

13 Ibid., 21/11/1872.

14 Le Pays, 21/11/1872.

15 Les conservateurs avaient évincé Garibaldi de l’Assemblée de Bordeaux en 1871 et ce, malgré sa participation active à la guerre. Il semble dans leur argumentaire contre Spuller que cette « victoire » fasse jurisprudence à leurs yeux.

16 Le Gaulois, 28/4/1876.

17 Mairie de Sombernon, registre de l’état civil. Son père J. Fournier est lui-même originaire de Sombernon.

18 L’Événement, 26/8/1876.

19 Le Pays, 27/8/1876.

20 L’Estafette, 26/4/1876.

21 Le Gaulois, 28/4/1876.

22 Le Rappel, 31/10/1877.

23 A cette date les radicaux ne font pas de l’immigration un thème particulier de leur argumentaire politique mais leur position sur ce sujet change notablement dans le courant des années 1880. De nombreuses questions placent les étrangers au cœur du débat politique. À cela s’ajoute les transformations opérées par le boulangisme. En effet, avec l’arrivée du Général Boulanger au ministère de la guerre et l’affaire Schnæbelé, la France connaît une véritable psychose et considère l’étranger comme un « ennemi intérieur ». Les radicaux, pour beaucoup favorables à Boulanger et à la reconquête de l’Alsace-Lorraine, transforment leur discours et demandent qu’un statut propre soit assigné aux individus d’origine étrangère. La loi de 1889, que l’on peut considérer comme le premier code de la nationalité se fit en partie avec leur soutien. G. Noiriel, Le creuset français, op. cit., chapitre 5, pp. 247 et suiv.

24 Même si des rixes opposent des étrangers à des Français, comme ce fut le cas à Marseille en 1857 où des Italiens s’affrontent avec des Français, le procès-verbal rédigé par la police ne mentionne pas un état d’esprit xénophobe.

25 L. Chevallier, Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Hachette, coll. Pluriel, 1978, rééd. 1984, p. 729.

26 Le cri du peuple, 16/10/1885.

27 A cette occasion E. Vaughan qualifie Spuller de « mein Herr Spoullre » et de « Lieutenant d’Alex le Gros », tout en s’interrogeant sur « la peine de s’acharner sur ce Badois si peu badin ». In Le pilori de l’Intransigeant, Henri Messager, Paris, 1885.

28 B/A 608 à B/A 611, APP. B/A, 2/8/1885.

29 APP, B/A 609, 2/8/1885.

30 Le cri du peuple, 16/10/1885.

31 Mot d’ordre, le 11/1/1890.

32 La Cocarde, 11/9/1889.

33 L’Intransigeant, 27/2/1890.

34 Ce comité mena une campagne de soutien au Général Boulanger.

35 La Presse, 23/3/1890. Le Cabinet Tirard est tombé le 17 mars, Spuller n’est donc plus membre du gouvernement.

36 Le Pilori, 29/8/1892.

37 Mairie de Sombernon : Matrice cadastrale p. 575. En 1876 Spuller et son frère héritent de Paulette Fournier de quelques terres et prés. Ils les revendirent à des cousins du nom de Lesanfents. A sa mort Spuller ne possédait rien, ce qui pour un homme politique de cette envergure n’était pas commun. Avant 1914, la fortune des gouvernants à leur décès était en moyenne de 455 000 F. Cf. J. Estèbe, op. cit., chapitre VI, pp. 150 et suiv.

38 Cf. notamment Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Larousse, 1866, rééd. 1876 : où il est dit que Spuller est d’une « famille d’agriculteurs et de commerçants ». « La Grande Encyclopédie tome 30, « Spuller (…), d’une famille d’agriculteurs badois » etc.

39 A. Desrosières et L. Thévenot, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, première édition 1988, troisième édition 1996, p. 122.

40 A. Collovald, Identités stratégiques, ARSS, no 73, pp. 29-40.

41 E. Spuller, Conférences populaires, première série, Paris, Ed. M. Dreyfous 1879, p. 10. [Conf. Pop. 1].

42 Les couches nouvelles dont Gambetta appelle l’avènement ne semblent n’être en définitive que la représentation d’eux-mêmes.

43 E. Spuller, ministère IP 2, op. cit., p. 197. Le 14/5/1894.

44 E. Spuller, [Conf. Pop. 2], op. cit., p. 84.

45 E. Spuller, ministère IP 2, op. cit., p. 108. 5/4/1894.

46 L’origine du nom Sombernon est hydronymique est signifie : « à la source de la Brenne ».

47 E. Spuller, Figures disparues, deuxième série, Félix Alcan, Chapitre XXI, 1891, 343 pages, p. 191. [Fig. disp. 2].

48 L’importance de la structure foncière dans les « comportements politiques » des communautés villageoises a été mise en évidence par A. Siegfried et discutée par P. Bois. Sans entrer dans le détail de ce débat retenons qu’il n’y a pas de lien mécanique ni de propriété générique liés à la structure foncière mais que celle-ci détermine selon des modalités particulières les formes de rapport au politique. Cf. A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Imprimerie nationale, Paris 1995, 629 pages [Armand Colin, 1913] et P. Bois, Paysans de l’Ouest, EHESS, Paris, 1984 [1960], 708 pages.

49 Les engagements paysans se font la plupart du temps sur le mode de Mourgue qui s’était « jusque-là laissé traîner stupidement [et qui] saisi par l’épouvante répéta d’une voix éperdue, [au gendarme venu l’arrêter] Je suis de Poujols, je suis de Poujols ! », In E. Zola, La fortune des Rougon, Gallimard, Paris 1981, 379 pages. Sur ces mobilisations qui s’opèrent parfois dans la même temporalité que des événements « nationaux », nous renvoyons à M. Agulhon, La République au village, Plon, Paris, 1970 ; 1848, ou l’apprentissage de la République, Seuil, Paris, 1973 ; E. Weber, La fin des terroirs, op. cit. ; P. Barral, Le département de l’Isère sous la Troisième République : 1870-1940, A. Colin, Paris 1962 ; Ph. Vigier, La Seconde République dans la région alpine, PUF, Paris 1963 ; R. Huard, Le mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, Paris, FNSP, 1982.

50 B. Lacroix, Ordre politique, ordre social. Objectivisme, objectivation et analyse politique, in M. Grawitz et J. Leca (dir.), Traité de sciences politiques, Tome 1, Paris, PUF, 1985, 519 pages.

51 Archives Départementales de la Côte-d’Or [A.D.C.O] 20 M 180.

52 G. Le Français, Souvenirs d’un révolutionnaire, Futur antérieur, 1972, pp. 147-149.

53 A.D.C.O 20 M 180.

54 Ibid. 15/8/1850.

55 Ibid., lettre du chef de la Gendarmerie au Préfet, le 15/9/1850.

56 A. Ranc, Sous l’Empire, Ed. Dreyfous, Paris 1878, 388 pages. « À Monsieur Lamardière, à Sombernonla-République, (Côte-d’Or) », 2/6/1863, p. 66.

57 M. Halbwachs, La mémoire collective, Albin M., édition critique établie par G. Namer, Paris, 1997 [1950], pp. 129-130.

58 M. Halbwachs, op. cit., p. 99.

59 Ibid. On pourra également se référer à M. Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, particulièrement au chapitre 3, « La reconstruction du passé », Paris, Albin Michel, 1994 [1925], 367 pages.

60 A.D.C.O 20 M 180, lettre du commandant de la Gendarmerie au préfet, août 1850.

61 E. Spuller, Figures disparues, deuxième série, édition F. Alcan, Chapitre XXI, 1891, 343 pages, p. 187. [Fig. disp. 2].

62 A. Spuller a fait l’école des Mines de Saint-Etienne avant de renoncer à la profession d’ingénieur pour intégrer, en 1851, l’étude notariale de Maître A. Gaspaillard Joliet, le futur maire de Dijon. De janvier 1858 à décembre 1871 il est notaire à Langres puis Préfet à trois reprises en 1871 (Haute-Marne), 1877 (Vaucluse) et 1879 (Somme). Cf. H. Chabeuf, Nécrologie de F. A. Spuller p. XLVIII, op. cit. Cf. également René Bargeton, Dictionnaire des préfets, 1870/1982, Ed. Archives nationales, Paris, 1994.

63 Numéro d’écrou 998. F/17/40008.

64 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. 30.

65 P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Seuil, Paris, 2000 [Droz 1972], p. 256.

66 Nous remercions Mathieu Godard qui nous a communiqué cet arbre généalogique.

67 F. Fourn, « Etienne Cabet (1788-1856), une propagande républicaine », thèse sous la direction de Ph. Vigier et F. Demier, 1996, Paris X Nanterre, pp. 39-42.

68 P. Bourdieu, La distinction, Paris, Ed. de Minuit, 1979, 670 pages.

69 A.D.C.O., SM 18149 registre des diplômes bac licence doctorat, SM 18097 thèse pour la Licence 1856/1857 sous la présidence de M. Morelot Dijon 1857.

70 A.D.C.O., Registres des étudiants de Dijon, SM 18238.

71 C. Charle, La République des universitaires 1870/1940, Paris, Seuil, 1994, pp. 157-158.

72 Cette influence doit s’entendre ici au sens de l’état d’esprit qui règne dans les milieux républicains. La plupart n’ont pas lu Comte et ce n’est qu’avec la publication du petit livre vert de Littré qu’ils auront accès à cette philosophie. Mais sans avoir une connaissance directe des textes ils ont par des discussions ou des livres de seconde main, une sincère croyance dans le progrès allant parfois jusqu’à le concevoir comme une nouvelle religion. Voir aussi, J. Grondeux, La religion des intellectuels français au XIXe siècle, Paris, Ed. Privat, 2002, 189 pages.

73 ADCO, SM 18097, carton des thèses de Licence 1856/1857.

74 E. Spuller, Fig. disp. 2, op. cit., pp. 193-196.

75 Discours de Magnin, Livre de souvenirs, op. cit., p. 70.

76 Dans Défection et prise de parole, A. O. Hirschman, Paris, Fayard, 1995, 212 pages, montre comment un individu ayant accompli un investissement dont les débouchés ne cadrent pas avec les espoirs qu’il fondait sur lui, tendra à modifier ses espoirs afin de pouvoir y intégrer l’acte considéré à la hauteur des espoirs fondés. Cf. chapitre 7 plus particulièrement les pages 148 et suiv. B. Lacroix dans L’utopie communautaire, Paris, PUF, 1981, 225 pages, montre comment en fonction de leur ethos de classe les petits-bourgeois sont plus enclin à la défection (l’exit) que les grands bourgeois eux-mêmes plus aptes à la prise de parole (voice).

77 Cette appellation est une reconstruction a posteriori. À l’époque elle n’est pas employée et les jeunes eux-mêmes ne la pensent pas en ces termes. C’est une idée vague car Ollivier et Darimon ne peuvent être considérés comme jeunes au sens de nouveaux entrants par rapport à des hommes comme Spuller et Gambetta.

78 J. Joana, Pratiques politiques des députés français au XIXe siècle, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 90 et suiv.

79 Il est mentionné sur sa fiche « omis après défaut sur citation le 4 août 1874 ». Or, Spuller mais aussi ses amis, les journaux etc. datent de 1863 son départ du Barreau. Il y a donc une différence de presque dix ans qui témoigne de l’incertitude dans laquelle il se situe professionnellement et, s’il conserve son inscription, c’est en prévision d’un revers de fortune dans le journalisme. L’inscription au Barreau permettant ici de trouver un moyen de subsistance qui autorise à demeurer à Paris.

80 L. Willemez, Les avocats en politique 1848-1914, thèse sous la direction de M. Offerlé, session de février 2000, Paris I Sorbonne.

81 Il y demeure jusqu’en 1861, puis il s’établit dans un meublé 55 rue Sainte Anne. En 1876, au moment où son élection à l’Assemblée devient sérieusement envisageable, il emménage 2 rue Favard dans la troisième circonscription de Paris où il souhaite se présenter. En s’établissant dans cette circonscription il met en adéquation ses vues politiques et son lieu de résidence, ce dernier s’inscrivant ainsi dans son plan de campagne. Malgré une nette évolution de sa position sociale il ne quitta pas ce petit appartement dans lequel il vécut jusqu’à sa mort. Contrairement aux codes sociaux en vigueur dans son milieu, Spuller ne mit pas en adéquation son habitat et sa position sociale. La modestie de son logement ainsi que l’absence de domestique fut pour ses pairs un facteur de discrimination. Cette situation qui peut attester chez lui d’une certaine indépendance de vue peut aussi être perçue comme un élément révélateur de sa difficulté à intégrer et à s’adapter au milieu social que la politique lui à ouvert sans aucune préparation préalable.

82 Pour exemple : Gambetta s’installe à l’Hôtel du Périgord, place de la Sorbonne. Ranc, Castagnary aménagent également dans ce quartier.

83 Cette homologie explique que souvent pour illustrer son parcours nous ayons recours – en l’absence de citations de Spuller – à l’expérience de ces autres personnages.

84 P-B Gheusi, Gambetta par Gambetta, Librairie P. Ollendorff, p. 59.

85 C. Charle, Paris fin de siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 57. Nous verrons comment dans cet « entre soi » auquel s’ajoutent les sociabilités de café vont s’opérer des rencontres puis des adhésions entre un certain nombre d’individus qui partagent bien plus que des idées communes et comment de là naîtra le groupe gambettiste.

86 Le faubourg Saint-Anne, Ménilmontant sont aussi des lieux fortement politisés. Cf. J. Gaillard, Paris, la ville 1852-1870, Paris, l’Harmattan, 1997. Le travail de construction de la mémoire d’État républicaine - par ceux-là même qui l’ont faite ou leurs homologues - tend à survaloriser la vision légitime de la politique - historiquement constituée et consacrée à cette période - au détriment de formes alternatives - comme la grève - renvoyées à l’incompétence. Cf. D. Gaxie, op. cit.

87 I. Tchernoff, Le parti républicain au coup d’État et sous le second Empire, Paris, Ed. Pedone, 1906, p. 354.

88 Les conférences de la rue de la Paix sont conçues pour faire un enseignement libre à côté de celui de l’université. Fondées par Lissagarey ceux qui y prirent la parole sont entre autre Weiss, Pelletan, Pichat, Reclus, Claretie, Brisson, Floquet. Les jeunes républicains du quartier Latin s’y rendaient en masse.

89 En 1857 Gambetta loue une « pièce de quatre mètres carrés », P.B. Gheusi op. cit., pp. 56-67.

90 A. Lepage, Les cafés politiques et littéraires de Paris, Dentu, 1874, p. 110.

91 Moura et Louvet, Le café Procope, Paris, Ed. librairie anecdotique, 1930, p. 237.

92 G. Wissant, Cafés et cabarets, Ed. J. Tallandier, Paris, 1928, p. 244. « Le café Procope était devenu l’âme de la révolution. Tous les jours à cinq heures, Hébert, Danton, Marat… s’y réunissaient en club ». Ibid. p. 88.

93 Ch. Virmaitre, Paris qui s’efface, Ed. A. Savine, 1887, p. 46.

94 I. Tchernoff, op. cit., p. 355.

95 A. Delvau, Cafés et Cabarets de Paris, Dentu, 1862, pp. VII-VIII.

96 S. Aprile, La République au salon : vie et mort d’une forme de sociabilité politique, RHMC, tome XXXVIII, juillet/septembre 1991, pp. 473-487.

97 P. Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, coll. Points, p. 157.

98 R. Koselleck rappelle que « parler du hasard (…), est chose délicate dans la mesure où le hasard a sa propre histoire, une histoire qui n’a pas encore été écrite » in Le futur passé, Paris, EHESS, 1990, p. 145. Egalement P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971, particulièrement le chapitre « Hasard et causes profondes ».

99 Statuts du Journal de Langres, Mairie de Sombernon. Le propriétaire gérant est P. Edouard Pernot, le siège social est au 24, rue de la Coutellerie à Langres.

100 N. Bayon, Jeunesse et genèse d’un groupe politique : le groupe gambettiste, In Revue d’Histoire du XIXe siècle, no 20-21 2000, pp. 73-91.

101 Par exemple A. Ranc, Sous l’Empire, op. cit. ; Souvenirs-correspondances, 1831/1908, Paris, Cornély, 1913, 525 pages ; A. Scheurer-Kestner, Souvenirs, op. cit. ; P. B. Gheusi, Gambetta par Gambetta, op. cit. ; D. Halévy et E. Pillias, Lettres de Gambetta 1868/1882, Paris, Grasset, 1938, 587 pages.

102 A. Scheurer-Kestner, Journal inédit, NAF, 12706/12711 ; G. Cavalier, Les mémoires de Pipe en Bois, Paris, Ed. Champ Vallon, 1992, 278 pages.

103 Notamment A. Delvau, op. cit. Notons que les titres parus après l’avènement politique des gambettistes participent eux aussi de la naturalisation de leur histoire. Par exemple A. Lepage, op. cit. ; G. Wissant, op. cit. ; Ch. Virmaitre, op. cit.

104 Mémoires de Monsieur C., chef de la police et de la sûreté sous l’Empire, Paris, Ed. J. Trouff, tome 1, p. 494. Les Archives de la Préfecture de Police (APP) contiennent des centaines de notes relatives à cette surveillance, présentes notamment dans les cartons nominatifs de la série B/A. Il n’est pas de notre propos ici de réfléchir sur la constitution des sources policières et des logiques spécifiques qui les sous-tendent. Nous nous contenterons de prendre acte des rassemblements, des rencontres et des liens qu’elles décrivent à un moment où les hommes qui les observent ignorent le devenir de ceux qu’ils surveillent. Nous avons développé le caractère problématique de la construction policière des dossiers conservés à l’APP, dans un rapport pour le ministère de l’Intérieur : N. Bayon « Transition démocratique et services de renseignements politiques, la surveillance des hommes et groupes politiques à Paris entre 1870-1889 », contrat no 1412, IHESI, Décembre 2000.

105 Tous – sauf un – naissent entre 1826 et 1838. Adam le doyen du groupe, né en 1816, a déjà une expérience politique acquise comme secrétaire de la Mairie de Paris en 1848.

106 J.-C. Caron, Générations romantiques, Paris, A. Colin, 1991, 435 pages.

107 Gambetta, Spuller, Laurier, Castagnary, Adam, Allain-Targé et Ranc.

108 Spuller E., Fig. disp. 1, op. cit., p. 296.

109 P.B. Gheusi, op. cit., lettre du 11/2/1857.

110 Le Nain Jaune, 9/12/1866.

111 Ibid. 18/7/1866.

112 Ibid. 7/7/1866.

113 Gambetta écrit « rien n’est différent à Paris, il faut toujours faire du bruit pour se faire remarquer ». P.B. Gheusi, op. cit., 28/7/1861.

114 Ibid., 8/9/1861.

115 Gambetta explique à son père au sujet de l’avocat républicain Colfavru que « c’est un intime ami de J. Favre avec lequel j’ai arrêté de faire plus ample connaissance d’ici à quelques semaines. Il faut que j’arrive à les connaître tous. Je suis déjà en fort bon terme avec Picard et Ollivier ». Ibid., lettre 2/12/1861.

116 P.B. Gheusi, op. cit., 2/12/1861.

117 J. Joana, op. cit., p. 135. Cette conférence fut fondée en 1832. Son recrutement fut de tout temps hétérogène et quand Spuller la fréquente il y côtoie des gens aussi différents que Guillaume Guizot (fils du ministre) ou P. Fould neveu du ministre de Napoléon III. Elle est donc un lieu de rencontre privilégié entre les milieux dirigeants et des jeunes que la réussite universitaire distingue.

118 J. Adam, Mes sentiments op. cit., p. 91.

119 L. Greppo, 1810-1888, républicain radical. Il fit cependant campagne avec les opportunistes à partir des débuts de la Troisième République.

120 Même si ce procès ne fut pas une victoire juridique : le client de Gambetta, par exemple, fut condamné.

121 E. Spuller, Fig. disp. 1, op. cit., p. 114.

122 E. Spuller, Histoire de la Seconde République, F. Alcan, 1891, 329 pages, cité pp. 80-81.

123 Ibid. pp. 163-164.

124 Certains légitimistes se présentent malgré les consignes du comte de Chambord ; des orléanistes comme Rémusat et A. Casimir-Périer ; des cléricaux intransigeants ; des candidats indépendants qui sans vouloir la fin du régime veulent surtout le protectionnisme ; enfin les républicains qui forment le plus grand nombre.

125 Comme l’écrit Tolain dans Quelques vérités sur les élections de Paris (31 mai 1863), Paris, Dentu, 1863, p. 9, « Pour toute une pléiade de jeunes politiques, descendus dans la lice depuis 1852. Pour ceux-ci, irresponsables de la défaite, leur amour-propre n’a point à compter avec les antécédents, le désir d’être utile, la confiance en soi, le besoin d’activité, sentiments naturels chez des hommes nouveaux, chez quelques uns l’ambition, la vanité, l’intérêt, les poussaient tous à accepter le débat sur le terrain choisi par le gouvernement ».

126 Malgré – ou en partie à cause – de la mise en place tumultueuse du comité électoral, les républicains se présentèrent désunis au scrutin de mai 1863. Le comité du nom de Carnot chez qui se tenaient les réunions n’eut qu’une durée éphémère et aucun poids réel. Dans un premier temps les représentants ouvriers en furent exclus, mais, face à leur détermination, on leur accorda le droit de présenter des candidats et de participer à l’élection des vingt-cinq membres composant le comité officiel. Preuve de l’entente entre les républicains, cette élection eut lieu tardivement (3 mai 1863). Le souhait inébranlable de Carnot d’avoir dans le comité quatre membres du gouvernement de Quarante-huit dont Garnier-Pagès suscitait une vive opposition au sein des jeunes et des ouvriers. Le comité mourut de ce désaccord. Il ne parvint pas à fédérer le parti dont des représentants prestigieux comme Blanc, Havin ou Cantagrel se présentèrent devant les électeurs sans avoir sollicité son aval.

127 E. Ollivier, L’Empire libéral, études, récits, souvenirs, Paris, Garnier frères, 1902, Tome 6, p. 230.

128 Ibid. pp. 228-229. Programme du 9/3/1863.

129 E. Ollivier, op. cit., p. 224.

130 E. Spuller, Conf. Pop. 1, op. cit., p. 7, 23/10/1875.

131 M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1971, Cf. chapitre « la domination charismatique », 651 pages.

132 D. Amson, Gambetta ou le rêve brisé, Tallandier, Paris, 1994, p. 7.

133 Titre de l’exposition qui lui fut consacrée au Panthéon de novembre 1996 à avril 1997.

134 Par exemple P. Antonmattei, Gambetta, héraut de la République, Paris, F. Didot, 1999, 608 pages, préface de J.-P. Chevènement ; P. Deschanel, Gambetta, Paris, Hachette, 1920, 301 pages ; P. Brulat, Histoire populaire de Gambetta, Paris, Paclot, 1912, 127 pages, distribué comme prix dans les collèges parisiens ; etc.

135 Entre autres, D. Amson, op. cit., ; H-R Blandeau, La dictature de Gambetta, Paris, D’Amyot, 1871, 87 pages ; L. Dupont, Tours et Bordeaux, souvenirs de la République à outrance, Paris, Dentu, 1877, 424 pages ; L. Daudet, Le drame des Jardies, Paris, Fayard, 1924, 315 pages, (roman) ; etc.

136 M. Weber, op. cit.

137 I. Kershaw, Hitler : Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995, p. 13.

138 Sur la description de ce type de relations voir Ian Kershaw, op. cit.

139 Le Gaulois, 2/4/1878

140 Ibid., même si ce journal est fortement hostile aux gambettistes et à leur politique ce type de remarque se retrouvant chez d’autres moins radicalement opposés à la République, on peut toutefois en tenir compte après en avoir évalué l’origine et les conséquences.

141 E. Spuller, Petite histoire du Second Empire. Ce petit volume fut imprimé à l’occasion du plébiscite de 1869 et réédité avec L’Histoire parlementaire de la Seconde République, op. cit., p. 364 [Hist. parlementaire]

142 Ibid. p. 367.

143 Revue Politique et littéraire, no 1, 13/6/1868.

144 A. Ranc, Souvenirs, op. cit., p. 114 et suiv.

145 Revue politique et Littéraire, 20/6/1868, pp. 56-58.

146 Ibid. 11/10/1868, pp. 27-31.

147 Ibid. 31/10/1868, pp. 108-110.

148 Ibid. 16/1/1869, pp. 56-58.

149 Ibid. 5/12/1868, pp. 230-232.

150 Ibid. 27/9/1868, pp. 330-333.

151 Ibid. 27/6/1868, pp. 63-65.

152 Ibid. 19/12/1868, pp. 280-282.

153 Ibid. 3/10/1868, pp. 4-6.

154 Ibid. 5/9/1868, pp. 277-278.

155 Ibid. 23/1/1869, pp. 87-89.

156 A. N., BB18 1780.

157 Revue politique et littéraire, 19/12/1868, pp. 280-282.

158 Plaidoirie de Gambetta, 14/11/1868.

159 H. Allain-Targé, La République sous l’Empire, lettres 1864-1870, Paris, Grasset, 1939. 14/11/1868.

160 J. Adam écrit « C’est lui qui a rédigé la fameuse pièce que quinze cents électeurs d’E. Ollivier déclarent indigne d’être réélu par eux et ont signé ». in Mes sentiments, op. cit., p. 360. Le Grand dictionnaire universel du XIXe (1866-1876) de P. Larousse attribue également la rédaction du manifeste à Spuller.

161 Journal de Paris, 24/4/1869.

162 Adam J., Mes sentiments, op. cit., p. 360.

163 Le dépouillement de ce journal entre janvier et juin 1869 montre que Spuller écrit relativement peu et seulement à partir du mois de mars. Il traite essentiellement de la politique du Parlement et de politique étrangère. Le plus souvent, il signe l’éditorial ou la deuxième colonne. Ses articles sont relativement courts – moins d’une colonne – et revêtent toujours la même forme. Pour la politique intérieure, il présente et commente les actes du Parlement d’un point de vue législatif. Cependant, ici encore, il écrit surtout sur la politique interne des pays étrangers. Plus rarement, il relate les contentieux entre le Vatican et le gouvernement (2 avril 1869). Dans Le Journal de Paris comme dans La revue politique et littéraire, il commence à s’intéresser à la question des affaires romaines.

164 I. Tchernoff, op. cit., p. 555.

165 D. Halévy et E. Pillias, op. cit., 2/4/1869.

166 Ibid. 1/8/1869.

167 M. Offerlé (dir.), La profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, 364 pages.

168 D. Halévy et E. Pillias, op. cit., 22/11/1869.

169 Lavertujon avait pour Spuller une très forte inimitié : il lui dénie toute compétence politique comme le montre la fin de la citation, « C’était tout à fait insignifiant, sauf de très justes critiques contre les deux feuilles parisiennes qui avaient l’air de veiller aux intérêts du parti républicain et ne lui faisaient que du mal ». A. Lavertujon, Gambetta inconnu. Cinq mois da la vie intime de Gambetta, Paris, Librairie universelle, 1899, pp. 126-127.

170 Ibid. 17/9/1869.

171 J. Gaillard, Gambetta et le radicalisme entre l’élection de Belleville et celle de Marseille en 1869, In Revue Historique no 159, juillet-septembre 1976, pp. 73-88. Dans cet article il nous paraît que le rôle joué par Gambetta n’est pas suffisamment mis en relation avec celui des autres membres du groupe. L’auteur ne dit rien sur l’importance de l’action du groupe dans ces élections qui sont au final un succès collectif.

172 Gill, Les hommes d’aujourd’hui, no 38, p. 372.

173 E. Spuller, Conf. Pop. 1, 23/10/1875, p. 12.

174 Pour M. Dobry, la fluidité politique est l’une des caractéristiques principales des crises politiques. Dans les conjonctures fluides les repères pertinents et routiniers de l’action s’effacent rendant inopérants les calculs et les anticipations ordinaires des acteurs. Le recours à d’autres univers de référence, indices et repères pour l’évaluation de la situation permet une transformation des hiérarchies. M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la FNSP, 1986, pp. 140 et suiv.

175 E. Spuller, Conf. Pop. 1, p. 12.

176 Il suffit de constater la place centrale donnée à Gambetta dans les représentations picturales de cet épisode ou dans le récit qu’en font les manuels scolaires jusqu’à nos jours.

177 E. Spuller, Histoire de Napoléon III, Paris, Le Chevallier, 1871, p. 26.

178 A. Ranc, Souvenirs, op. cit., p. 156.

179 Pour une étude de la guerre se reporter notamment à F. Roth, La guerre de 1870, Fayard, Paris, coll. Pluriel, 1990, p. 778. M. Chanal, La guerre de 1870, Paris-Bruxelles, 1972, P. Lehautcourt, Histoire de la guerre de 1870-1871, 15 volumes, Paris-Nancy, 1893-1905.

180 H. R Blandeau, op. cit., p. 12.

181 A.N. C/2909, 9/3/1873.

182 E. Spuller, Conf. Pop. 1, p. 9.

183 Ch. de Freycinet, Souvenirs, op. cit., p. 112.

184 A. Lavertujon, Cinq mois de la vie intime de Gambetta, op. cit., p. 136.

185 G. Cavalier, op. cit., p. 278.

186 A. Lavertujon, op. cit., p. 136.

187 Pour un récit détaillé de ce vol voir notamment Gill, Les hommes d’aujourd’hui, no 38. Cet épisode souvent relaté de manière romantique et épique participe de la légende de Gambetta sauveur du territoire au péril de sa vie. Les républicains n’hésitèrent jamais à le mobiliser pour attester de leur attachement et de leur dévouement à la patrie.

188 Le Gaulois, 28/4/1876.

189 A. Ranc, Souvenirs, op. cit., p. 176.

190 P. B Gheusi, La vie et la mort singulière de Gambetta, op. cit., p. 134.

191 Déclaration devant la commission d’enquête de 1873.

192 A. Ranc, discours prononcé aux obsèques de Spuller, 28 juillet 1896, in op. cit., p. 81.

193 Ch. de Freycinet, Souvenirs, op. cit., pp. 163-164.

194 Général Thoumas, Paris, Tours, Bordeaux, souvenirs de la guerre de 1870-1871, Paris, librairie illustrée, 1893, p. 107.

195 A.N. C/2909.

196 Ch. de Freycinet, Souvenirs, op. cit., pp. 163-164.

197 Voir J. Reinach, Dépêches, circulaires et discours de Gambetta, Paris, tome 1, Charpentier, 1986, p. 468. Scheurer-Kestner, in, Souvenirs, op. cit., p. 232, « je reçus une dépêche de Spuller, datée de Bordeaux 30 janvier, dans laquelle il m’offrait au nom de Gambetta la préfecture du Rhône que Challemel-Lacour malade, était obligé d’abandonner. Spuller faisait appel à mon dévouement et invoquait mes mérites en termes trop flatteurs à mon goût ». Mais également celle publiée par Le Paris-Journal, le 14 juillet 1874, datée du 1/2/1871, envoyée à Tavernier, secrétaire général de la préfecture d’Indre-et-Loire, dans laquelle il le nomme préfet et lui demande de peser sur les élections, « faites tout ce que commandent les élections qui se préparent ».

198 A.N. C/2909.

199 S. Aprile, A. Scheurer-Kestner et son entourage, Thèse sous la direction d’Adeline Daumard, Paris 1-Sorbonne 1994.

200 A. Scheurer-Kestner, op. cit., p. 16.

201 Ch. de Freycinet, Souvenirs, p. 112.

202 Comte de Montferrier, Le gouvernement de Bordeaux, Ed. Dentu, Paris, 1872, p. 11.

203 E. Spuller, Conf. Pop. 1, p. 16.

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