Conclusion : une vision médiévale, quelques parallèles
p. 343-346
Texte intégral
1On a pu saisir à travers l’Avant-propos et naturellement à travers tout le livre quel était l’horizon de cette recherche. L’auteur a voulu dégager une certaine vision médiévale, marqué par le rôle immense joué par les hommes de Dieu, ces saints qui reliaient le ciel et la terre au point d’apparaître comme de dangereux concurrents du Christ, « l’unique médiateur entre Dieu et les hommes » (1 Tim. 2, 5). Les théologiens et les autorités ont souvent réagi, mais le sentiment populaire était bien armé pour résister, d’autant plus que l’art baroque (xviie-xviiie s.) semblait lui fournir un cadre favorable. Dans ces églises surabondamment décorées, on pouvait voir souvent à la voûte le saint qui semblait se détacher pour se rendre à son autel, au lieu même de son tombeau1. C’était le rêve de Jacob réalisé : l’échelle qui relie la terre et le ciel, sur laquelle des anges montent et descendent. C’était l’image d’une église (entendons ici : le bâtiment) qui s’ouvrait vers le ciel et qui en même temps assurait la libre communication avec les hommes. Jamais la vision médiévale dont nous avons parlé n’a été si apparente (et cela par delà les limites chronologiques).
2Naturellement beaucoup de chercheurs ont travaillé sur ce même chantier, chacun modifiant son angle d’attaque et donc son résultat. Nous allons en présenter trois, sans que ce choix puisse passer pour une sorte de tableau d’honneur ou qu’il implique une quelconque volonté d’exclusion. Voici pour commencer un « essai » d’un professeur américain Carolly Erickson2, intitulé précisément The medieval vision. Les gens du Moyen Âge, explique-t-il, mêlent au témoignage de leurs sens une ferme conviction concernant la présence et le pouvoir du monde invisible. Leur concept du réel embrasse beaucoup de choses que nous appellerions maintenant de l’imaginaire. Des plans de vérité que nous percevons maintenant comme distincts sont vus comme des parties complémentaires d’un tout harmonieux. Dans cette perspective ils engagent une veille continue aux portes du monde invisible, persuadés que de temps en temps ils seront récompensés par des messages, avertissements, illuminations. C’est très exactement la situation qui nous est présentée par une anecdote de Thomas de Cantimpré (voir notre article no 9).
3Les chrétiens médiévaux étaient encouragés dans ce rôle de vigie par la croyance enracinée que la compréhension spirituelle était liée à l’acuité visuelle et que la perception de Dieu pour l’homme viendrait finalement à travers la purification de la vue. Songeons par exemple à la dernière strophe de l’hymne de l’Adoro te (œuvre sans doute de saint Thomas d’Aquin) : il y est question de l’épaisseur du voile auquel succède le face à face si ardemment désiré3.
4Le second jalon de cette recherche est fourni par une thèse néerlandaise de l’université d’Utrecht, dont voici le titre traduit en français : « Comme marqués par un sceau particulier. Tradition et renouveau dans les vies des saints de la France du Nord-Ouest (1050-1150) »4. La formule énigmatique mise en tête comme un drapeau est empruntée à l’une des vitae servant de source (« velut speciali charactere suos ab extraneis discernendos » de Marbode †1123, dans la Vita Magnobodi). Ainsi donc notre historienne affirme sa volonté de rechercher cette marque spéciale caractéristique des vrais serviteurs de Dieu. C’était s’aventurer beaucoup, mais elle s’en tire très bien grâce à plusieurs études méthodologiques. Elle commence par un intéressant survol des études hagiographiques depuis la stricte tendance positiviste jusqu’à des recherches élargies et poussées en profondeur sous l’influence de l’histoire des mentalités et du problème mieux compris de la religion populaire.
5Relevons en particulier la triple stylisation dégagée par Jacques Fontaine5 à propos de la Vie de saint Martin par Sulpice Sévère : une première stylisation est l’œuvre même du saint qui modèle sa conduite sur certains exemples, avant tout celui du Christ lui-même ; après quoi le milieu stylise le souvenir laissé par le saint et enfin la mise par écrit de la tradition orale met en jeu des conventions littéraires, source d’une ultime stylisation… Autre distinction intéressante, empruntée par l’auteur à J. Dalarun (L’impossible sainteté, 1985) : celle qui oppose la « lecture réaliste » de la Vita (où l’on cherche à suivre les événements de la vie du saint) et la « lecture spirituelle » (celle où l’on cherche à voir le modèle proposé, en fonction d’un milieu donné). Sous cet éclairage on comprend beaucoup mieux le problème des topoï, lieux-communs, modèles. Si la vie d’un saint répète celle d’un saint antérieur et par delà celle du Christ, il faut y voir un « accomplissement » et non pas un emprunt paresseux.
6Une autre source de comparaison et donc d’enrichissement s’offre à nous dans les travaux d’Arnold Angenendt, professeur émérite à l’université de Münster en Westphalie. C’est un ami des vastes perspectives, des constructions puissamment charpentées, où l’histoire des religions et l’ethnologie jouent un grand rôle, mais où s’affirme en même temps un sens très vif du sacré. Il a publié en 1997 une Histoire de la religiosité du Moyen Âge, un énorme ouvrage de près de mille pages, qui est une sorte d’encyclopédie de l’univers religieux du Moyen Âge6, une encyclopédie qui n’est pas centrée sur le dogme et sur l’institution mais sur la piété effectivement vécue ; c’est pourquoi notre compte-rendu (dix pages dans la Revue d’histoire ecclésiastique) s’est intitulé « Une histoire de l’homo religiosus au Moyen Âge » et l’auteur s’est déclaré tout à fait d’accord avec cette définition. Naturellement les problèmes méthodologiques sont essentiels dans une telle entreprise. C’est ainsi que A. Angenendt réclame en faveur du Moyen Âge une « Aufklärung über die Aufklärung » c’est-à-dire en somme une critique de la critique, une désacralisation de la désacralisation et il proteste contre la rigueur un peu sèche du P. Delehaye, le célèbre bollandiste… Dans le courant de son exposé l’auteur en vient au thème de la communauté (la communion des saints) dont nous avons déjà souligné l’importance et il traite de façon originale et excitante de l’origo gentis. Il remonte ainsi à l’origine mythique des peuples, des dynasties princières, des villes, telle que les intéressés se la représentaient sur la base de données bibliques (Noé et ses fils), de souvenirs littéraires (la ville de Troie), de récits hagiographiques (les saints protecteurs et particulièrement Charlemagne)…
7La même année que l’ouvrage précédent (1997), A. Angenendt publiait un autre livre intitulé Saints et reliques7, sorte de bâtiment auxiliaire au côté du navire amiral. Il complète admirablement le précédent et nous l’avons beaucoup utilisé pour la présentation de ces conclusions. Relevons seulement une chose : la multitude des citations empruntées à des historiens ou philosophes modernes, ce qui donne au lecteur l’impression agréable de s’enrichir en lisant par dessus l’épaule de quelqu’un. Voici par exemple, presque à la fin du livre8, une série d’observations faites par Aaron J. Gourevich dans son livre « L’image du monde chez l’homme médiéval » (1980). « Le symbolisme chrétien doublait le monde puisqu’il donnait à l’espace une nouvelle dimension supplémentaire, qu’on ne pouvait pas voir avec les yeux, mais qui était saisissable par le moyen de toute une série d’interprétations ». Et à propos de l’espace et du temps, ceci : « Il faut observer que ces catégories n’apparaissent pas sous la forme neutre de coordonnées, mais comme des forces puissantes et secrètes qui dirigent toutes choses et même des dieux. C’est pourquoi elles sont pénétrées d’émotion et de jugement de valeur… Et pour finir « (de cette manière) la vie perd son caractère hasardeux et passager. Elle est insérée dans l’éternité et obtient par là un sens plus élevé… Le passé et l’avenir ont une valeur plus grande que le présent, ce temps éphémère… ». On ne peut mieux exprimer, nous semble-t-il, la « vision médiévale » qui domine notre livre et tous les parallèles que nous avons cités.
Notes de bas de page
1 Cf. A. Angenendt, Heilige und Reliquien, 1997, p. 246-248.
2 Carolly Erickson, The medieval vision, Essays in History and Perception, New York, Oxford university Press, 1976, 247 p.
3 «Jesu quem velatum nunc aspicio / Oro fiat illud quod tam sitio / Ut te revelata cernens facie/Visu sim beatus tuae gloriae».
4 Ienje Van ‘t Spijker, Als door een speciaal stempel. Traditie en vernieuwing in heiligenlevens uit Noordwest-Frankriijk (1050-1150), Middeleeuwsestudies en bronnen XXIII, Hilversum, Verloren, 1990, 190 p.
5 J. Fontaine, Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, trois tomes, Sources chrétiennes, Paris, 1969, ici t. I, 185 ; thèse de Ienje Van’t Spijker, p. 16.
6 Arnold Angenendt, Geschichte der Religiosität im Mittelalter, Darmstadt, 1997, 986 p. Compte-rendu par H. Platelle, « Une histoire de l’homo religioso au Moyen Âge », dans Revue d’histoire ecclésiastique, vol. XCV (2000), no 1, p. 188-196.
7 Angenendt (Arnold), Heilige und Reliquien Die Geschichte ihres Kultes vom frühen Christentum bis Gegenwart, München, 1997, 470 p.
8 Ibid., p. 348.
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