Chapitre IX. Les derniers troubles urbains (1350-1500)
p. 163-172
Texte intégral
1De 1350 à 1500 les villes artésiennes furent calmes. Il y eut seulement à Arras, les 6 et 8 mars 1356, une émeute fiscale qui coûta la vie à vingt échevins ou riches bourgeois ; les 27 et 28 avril la justice du roi fit pendre plus de 100 séditieux, décapiter 14 meneurs et en bannir 3. Pour Saint-Omer on peut citer la petite émeute fiscale de 1467.
2Il y avait certes, par exemple à Saint-Omer, bien des « fautes, excès et abus », qui avaient nom népotisme, trafic d’influence, corruption, malversations et concussion et que mit au jour l’enquête de 1447. Mais le prince sanctionna les coupables et corrigea les abus : l’échevinage fut renouvelé, une ordonnance de réforme promulguée. Cela n’empêcha d’ailleurs pas la ville de s’endetter outre mesure et de faire en 1476 une banqueroute partielle.
3Bref on n’aperçoit plus de luttes de clans ou de classes et les relations avec le pouvoir princier furent idylliques. Les échevins fournissaient au prince, gratuitement, un bon encadrement des populations urbaines et, depuis le début du XIVe siècle, ils lui versaient le quart du produit de leurs assises, sans compter les aides votées, depuis 1360, par les États d’Artois. Du point de vue financier comme du point de vue administratif, les échevinages faisaient partie de la structure de l’État qui, sans heurts, se construisait. De même dans la Flandre Wallonne.
4De 1477 à 1493 la fidélité des villes francophones fut exemplaire, du fait surtout du menu commun, car beaucoup de riches avaient le cœur français : c’est le peuple qui inventa le cri « Vive Bourgogne ! ». Aire et Saint-Omer, Lille et Douai furent, avec Valenciennes, « les cinq vierges sages fidèles à l’Époux » (Maximilien d’Autriche) qui barrèrent au roi l’accès des Pays Bas. Arras paya très cher son patriotisme bourguignon : le 4 mai sa population fut déportée et remplacée par 3 000 familles importées de France. La ville fut débaptisée et appelée Franchise. Les Arrageois ne rentrèrent chez eux qu’en 1483-1484.
5Tout autre fut l’histoire des villes flamingantes. L’agitation y fut presque continuelle, les troubles fréquents et multiformes, de la simple émeute sèche, c’est-à-dire sans effusion de sang, à la rébellion armée, de six ans parfois, avec force victimes et à l’occasion appel aux rois étrangers. Cette histoire flamboyante suscite encore l’enthousiasme des historiens locaux, qui n’hésitent pas faire « l’apologie » de la « ville rebelle » par excellence, Gand.
6Vers 1300 les oligarques flamands avaient souvent été « léliaerts ». Après 1302 les villes dirigées par les métiers furent violemment hostiles aux Français : elles refusèrent la justice du roi, la fiscalité du roi, la langue du roi et elle furent vaincues par lui en 1304, en 1328, en 1382, ce qui ne diminua pas leur haine des Français. Or au XVe siècle on les vit souvent reprendre la politique des oligarques du XIIIe siècle et faire appel au roi contre le duc, au suzerain contre le seigneur : en 1452 Gand révoltée implora le secours du souverain, mais les ambassadeurs du roi condamnèrent la ville rebelle ; de 1482 à 1492 les villes de Flandre accueillirent souvent des troupes françaises. Mais le roi n’avait pas de politique flamande. A la paix d’Arras (28.12.1482) il s’était fait céder l’Artois comme dot de Marguerite d’Autriche fiancée au dauphin. A la paix de Senlis (29.5.1493) le roi suivant restitua la dot et la fille, car il préférait épouser Anne de Bretagne.
7Les oligarques de 1300 avaient lutté contre le comte pour l’indépendance urbaine. Après 1302 la peur sociale les contraignit à se rallier au pouvoir comtal quitte à laisser aux métiers « le rêve de l’État urbain ». De 1350 à 1500 ce sont les métiers qui luttèrent pour l’indépendance urbaine.
8Les bonnes gens avaient aussi lutté contre les populaires. Or depuis 1302 ils devaient partager les sièges scabinaux avec les métiers et ils étaient en minorité dans les Halles. Tout ce qu’ils pouvaient faire pour s’assurer le pouvoir était de s’allier avec les modérés, les petits métiers, les foulons, contre les tisserands. A Gand cette politique avait triomphé en 1349, mais le 12.7.1359 les tisserands firent une émeute et obtinrent une part du pouvoir puis, le 1.2.1360, ils trucidèrent les foulons qui furent définitivement évincés du pouvoir au profit des tisserands.
9De son côté le comte Louis de Male (1346-1384) s’efforça patiemment de renforcer le pouvoir central avec l’aide de ses juristes et l’accord des échevinages modérés. Les trois grandes villes représentaient le pays face au comte ; c’étaient les Trois Membres de Flandre. Dès 1350 le comte leur adjoignit le Franc de Bruges, châtellenie rurale et fort conservatrice. Les Quatre Membres étaient très actifs ; ils siégeaient presque en permanence et délibéraient sur tous les sujets, surtout financiers. Mais la jalousie les rongeait et ils ne surent jamais s’unir contre le prince pour mettre en tutelle le pouvoir d’État.
10Bref le débat politique, si riche vers 1300, se réduisit à une lutte entre le comte et les tisserands avec comme enjeu non pas tant le gouvernement du comté que les privilèges des grandes villes. On mesure ici la médiocrité et l’étroitesse de vues de l’élite politique issue des métiers. Manifestement les capacités étaient passées au service du prince. Lui seul incarnait le « bien commun », l’intérêt général. Gand, qui lui tint tête si obstinément, si héroïquement même, ne pensait qu’à ses intérêts particuliers, à ses droits acquis.
11La période 1349-1379 avait été marquée par bien des troubles, parfois graves, comme à Ypres et à Gand en 1359-1361. En 1379 ce fut une explosion générale. La cause profonde en fut sans doute que le comte cherchait par tous les moyens à réduire l’autonomie des villes en dépit de leurs privilèges et des « coutumes » qui s’y étaient ajoutées. L’occasion fut, en 1379 l’octroi à Bruges d’un canal reliant le Zwin à la Lys en amont de Gand, ce qui aurait détourné vers Bruges le trafic de la Lys et ruiné l’étape de Gand.
12Dès que les travaux eurent commencé les bateliers gantois massacrèrent les pionniers brugeois. En septembre le bailli comtal, qui avait arrêté un bourgeois de Gand sans l’accord des échevins, fut assassiné et les châteaux comtaux brûlés. Toute la Flandre s’enflamma, sauf Audenarde et Termonde. Les tisserands prirent le pouvoir dans les trois grandes villes. Les petites villes se virent imposer des capitaines, des garnisons.
13Le comte tenta en vain d’assiéger Gand. Le 30 novembre il accorda aux villes une paix généreuse. Cette trêve lui permit de se rallier Bruges et Ypres où les tisserands furent écrasés (29.5.1380). En janvier 1381 la paix de Dixmude réduisit à rien l’autonomie d’Ypres.
14La guerre reprit en mars et Gand fut de nouveau assiégée, affamée. La fièvre obsidionale poussa les Gantois aux extrêmes. Ils firent capitaine Philippe van Artevelde, le fils de Jacques (24.1.1382). Le trois mai celui-ci lança contre Bruges un raid désespéré. C’était la fête, la grande procession, et les Brugeois étaient pris de vin. Ils furent massacrés « comme des poulets ». Les tisserands organisèrent la terreur et massacrèrent les partisans du comte, bouchers, poissonniers, courtiers, fripiers, pelletiers, et tous les nobles qui n’avaient pu fuir. Toute la Flandre, sauf Audenarde et Termonde, reconnut Artevelde comme « ruwaert ». Par précaution celui-ci ordonna de démanteler Bruges. Le comte avait pu se sauver à la nage. Il galopa jusqu’à Lille où il mourut le 30.1.1384. Il laissait le pouvoir à son gendre, Philippe dit le Hardi, duc de Bourgogne. Ainsi commença la période bourguignonne, qui devait être si fatale à l’autonomie des villes flamandes.
15Le duc Philippe avait épousé en 1369 Marguerite de Male et le comte Louis en avait profité pour récupérer la Flandre Wallonne. Depuis 1380 le duc était l’oncle du jeune roi Charles VI et le véritable maître du conseil royal. Le roi entendit donc les appels au secours du comte de Flandre et le 27.11.1382, à Roosebeke, l’ost royal vainquit les Gantois, qui furent exterminés jusqu’au dernier. Ypres se soumit, Bruges se rendit, Courtrai fut brûlée car les nobles de France n’avaient pas oublié le 11 juillet 1302. Il y eut un second ost royal pour chasser les Anglais qui avaient occupé Gravelines, Bourbourg et Dunkerque et qui assiégeaient Ypres (mai-septembre 1383).
16Cependant Gand s’obstina dans cette lutte sans espoir. La terreur y régnait et on tuait « les riches, les grands, les sages et les prud’hommes partisans de la paix », comme dit Froissart. Les « bons métiers », entre autres les bateliers et les bouchers, aspiraient aussi à la paix. Le roi d’Angleterre envoya des troupes à Gand et nomma un « rewart » de Flandre. Au printemps de 1385 les Gantois lancèrent encore des raids jusqu’à Bruges. Un troisième ost royal reprit Damme à la fin d’août et dévasta le plat pays de Gand.
17Le duc fit à ses sujets des offres généreuses. Le 18.12.1385 (paix de Tournai) les Gantois reçurent leur pardon ; leurs privilèges furent confirmés, ainsi que leurs coutumes (« mauvaises coutumes » disaient les officiers du duc) ; ils eurent même la faculté d’adhérer au pape de Rome alors que le duc tenait le parti du pape d’Avignon. Mais beaucoup de particuliers furent bannis.
18Mais la centralisation monarchique reprit de plus belle à l’image du modèle royal et souvent avec l’aide de techniciens français. Dès 1385 le duc institua une cour de justice, cour d’appel surtout, le Conseil de Flandre, et, pour tous ses États de par deça, une Chambre des Comptes. Toutes deux siégèrent à Lille, qui devint une capitale administrative. Plus tard les villes flamingantes devaient obtenir que le Conseil de Flandre se tînt deça la Lys et acceptât des plaintes et des procédures en flamand. Dès 1390 le duc paralysa les Quatre Membres de Flandre en réunissant au besoin des États de Flandre où les nobles et le clergé neutralisaient l’opposition des villes.
19Un épisode illustre bien le conflit entre la prérogative du souverain et le privilège urbain. Le 14.8.1400 le souverain bailli de Flandre fit justicier un soudoyer convaincu de haute trahison. Or ce traître était bourgeois de Gand, laquelle bannit illico de Flandre, pour 50 ans, le souverain bailli et deux autres officiers du duc. Le 19 celui-ci cassa la sentence. Alors le roi intervint et voulut inspecter les privilèges de Gand, qui fut citée en Parlement. Philippe le Hardi n’aimait pas qu’on se mêlât de ses affaires et il savait que son neveu, Louis d’Orléans, n’attendait qu’une occasion pour lui mettre des bâtons dans les roues. Donc il recula : le souverain bailli fut démis et envoyé pérégriner en Terre Sainte. Mais à son retour il reprit ses fonctions. Le conflit ne devait être tranché au fond que 53 ans plus tard, sur un champ de bataille.
20Les frictions, les conflits, les révoltes ne cessèrent donc pas mais, de règne en règne, s’affermissait le pouvoir princier. Vers 1435 le duc avait fini d’acquérir toutes les principautés des Pays Bas. Pour les villes flamingantes la lutte devenait de plus en plus inégale et Bruges l’apprit à ses dépens en 1438.
21En 1436 le duc, Philippe le Bon, avait voulu reprendre aux Anglais Calais, « qui était de son héritage », et il avait mobilisé les milices urbaines. Or, très vite, les Gantois désertèrent l’ost ducal, suivis par les autres. Le duc n’eut plus qu’à faire une piteuse retraite et les Anglais allèrent brûler Poperinge.
22De retour chez elles, les milices ne se désarmèrent pas et multiplièrent les revendications. A Bruges elles allèrent plus loin. Le 26.8.1436 ce fut la grève générale, l’écoutète du prince fut tué, la duchesse insultée. Le 3 septembre tous ceux qui avaient été des magistrats urbains depuis trente ans furent arrêtés. En avril 1437 des partisans du duc furent justiciés. Les marchands et les riches prirent alors la fuite. Le 22 mai le duc lui-même vint à Bruges avec 3 000 Picards. Il fut pris au piège. 22 Picards furent décapités. Le duc ne s’en tira que par des promesses.
23C’était donc la guerre, une guerre folle, sans espoir. La grande place marchande fut bloquée et boycottée, sans que les autres villes la soutinssent. Le 4.3.1438 elle se soumit du haut et du bas. La punition fut à la mesure de l’outrage. Il y eut des châtiments individuels et des clauses humiliantes. L’amende fut de 200 000 riddres d’or. L’Ecluse et le Franc furent soustraits à la juridiction de Bruges et les draperies rurales autorisées. Les bourgeois forains devraient désormais résider en ville trois fois quarante jours par an. Le droit de grève fut limité et interdites les réunions des métiers à armes et bannières. La ville orgueilleuse fut réduite au droit commun. Par exemple elle dut céder au duc le quart du produit de ses assises, comme tout le monde. Gand n’avait pas bougé le petit doigt pour soutenir une ville sœur, ou plutôt rivale. Elle devait être la prochaine victime, quinze ans plus tard.
24Pour cette ville la période 1384-1453 a été bien étudiée1. On l’a vu, en novembre 1301, par la charte de Senlis, le roi avait décidé que les 26 échevins (deux bancs de 13) seraient renouvelés tous les ans par huit électeurs, quatre nommés par les échevins sortant, quatre par le prince. Telle était la loi. Tout autre la coutume. Dès 1302 les « bonnes gens » ou « poorters », c’est-à-dire bourgeois, avaient dû céder une part des sièges scabinaux à ceux des métiers. Depuis l’éviction des foulons en 1360 les 26 étaient composés de trois « membres », savoir six « poorters », dix tisserands et dix des 53 petits métiers (dont deux bateliers, un boucher, un boulanger, un brasseur etc.). De même pour les autres collèges de l’administration urbaine, pour les institutions caritatives et paroissiales.
25En fait les deux Grands Doyens, celui des tisserands et celui des petits métiers, disposaient d’un très grand pouvoir, d’un pouvoir volontiers abusif. Au besoin on consultait la Collace, une assemblée d’une centaine de membres dont dix bourgeois mais aucun foulon. Les capitaines étaient une magistrature insurrectionnelle. Telles étaient les « coutumes » que le duc voulait abolir afin de ramener les Gantois à la lettre de leurs anciens privilèges. D’ailleurs, dans la pratique, les quatre électeurs du prince étaient réduits à l’impuissance. Naturellement le peuple n’était pas consulté. Ce n’était pas une démocratie, comme on le dit par commodité, mais une oligarchie, comme avant 1302, et avec les mêmes abus, voire une ochlocratie.
26Ce système politique produisit en effet une clique de politiciens professionnels avides et corrompus. Ils étaient inscrits pour la forme dans un métier, mais ils ne le pratiquaient pas. Ils trustaient les fonctions lucratives. Ils étaient les fournisseurs privilégiés de la ville et les fermiers des assises. Ils étaient comblés de présents et de robes et leurs frais de mission étaient très généreusement calculés.
27A en croire ses admirateurs ce système aurait « bien contrôlé la situation », ce qui était « un besoin fondamental ». On peut en douter car ses abus suscitèrent le mécontentement, voire la révolte, des tisserands eux-mêmes, contre les « levereters » (mangeurs de foie), surtout en 1423-1424 et de 1432 à 1437. De fait les deniers publics étaient gaspillés, détournés. Les finances étaient délabrées et les dettes s’accumulaient. Les historiens gantois parlent du « rêve urbain ». C’était plutôt un cauchemar.
28L’« autonomie urbaine », c’était aussi la « coutume » de payer peu d’impôts au prince et de les payer mal. Presque tous les ans les Quatre Membres de Flandre votaient une aide au seigneur et chacun en payait sa part selon la répartition de 1309 (Transport de Flandre). Gand devait théoriquement en payer 13,85 % (Bruges 15,21, Ypres 10,75 %). Or elle s’était arrogé le droit de répartir l’aide entre les communautés de son « quartier », ce qui lui permettait de se décharger sur les autres : elle ne payait en fait que le tiers de son dû, et si mal qu’en 1440 le duc, bon prince, annula 21 ans d’arriérés. Quant à ses assises, elle les levait souvent sans octroi du prince et en tout cas sans lui en reverser le quart, comme c’était partout la règle. De plus l’audition des comptes de la ville était une simple formalité. Il y a là de quoi ébaubir un historien artésien ou wallon.
29Les historiens flamingants poussent des cris d’écorché vif quand ils relatent les amendes infligées aux villes rebelles, qui n’étaient pas plus fortes qu’ailleurs, ou quand ils traitent de la « lourdeur » des prélèvements étatiques. Or en Artois, on l’a vu, c’est dès les années 1320 que le comte s’était réservé le quart des assises qu’il octroyait à ses villes et c’est dès 1360 que fut imposée l’aide au roi, et bientôt l’aide au comte. De même dans la Flandre Wallonne. En regard la Flandre Flamingante était un vrai paradis fiscal, du moins pour les grandes villes. Cela pouvait-il durer ? Le pouvoir central ne le pensait pas.
30Philippe le Bon envisagea de remplacer les aides par une gabelle du sel, comme ailleurs en France. Le 10.1.1447 la Collace de Gand refusa. Puis, peu à peu, la tension monta. En octobre 1451 la Collace s’empara du pouvoir. Le 11.11 des partisans du duc furent suppliciés et mis à mort. Le 3.12 tous les pouvoirs furent confiés à trois capitaines. La ville en appela au roi et accueillit des mercenaires anglais. Les hostilités débutèrent en avril 1452, avec les ravages et les supplices habituels. Elles furent brèves : le 23.5.1453 le duc écrasa les rebelles à Gavere. Les Gantois se soumirent aussitôt : ils n’avaient plus l’« héroïsme » de leurs ancêtres de 13822.
31La paix de Gavere stipula le retour à la lettre des anciens privilèges et l’abolition des « coutumes ». En particulier le pouvoir des Grands Doyens fut aboli. Les droits des bourgeois forains furent réduits. Les échevins ne purent plus évoquer les procès de leurs bourgeois. Gand perdit son pouvoir sur son « quartier », ce qui veut dire qu’elle dut payer sa juste part de l’aide au duc, lequel se réserva sans doute, comme partout, le quart des assises urbaines. Bref la ville orgueilleuse fut ravalée au droit commun. Elle dut faire une amende honorable fort humiliante, c’est-à-dire en français, et payer une « amende profitable » de 350 000 riddres d’or.
32Gand dut donc accroître sa fiscalité et emprunter, c’est-à-dire vendre des rentes à vie. Selon les historiens flamingants cette paix de Gavere fut trop dure : la ville fut « étranglée » et sa vitalité économique atteinte. Selon les autres la sentence fut plutôt équitable ; en tout cas c’était le droit commun qui s’imposait.
33Il y eut encore à Gand, en 1467, à l’occasion de la « joyeuse entrée » du nouveau duc, Charles le Téméraire, une explosion populaire. Le prince, retenu prisonnier, dut faire des concessions, qu’il révoqua bien sûr dès qu’il fut libre et Gand dut faire une nouvelle soumission humiliante (8.1.1469). Le peuple n’avait pas compris ; les autres savaient qu’ils ne pouvaient rien contre le pouvoir d’État et ils rongeaient leur frein en attendant des temps meilleurs.
34Or le 12 janvier 1477 Charles le Téméraire fut battu et tué sous les murs de Nancy. Le 3 février les États Généraux des Pays Bas se réunirent et la duchesse Marie accorda le « Grand Privilège » qui consacrait la ruine de l’État bourguignon, l’abolition de ses impôts et le triomphe des particularismes municipaux et provinciaux. Les Pays Bas n’étaient plus qu’une collection de provinces juxtaposées : par exemple tous les officiers du seigneur seraient désormais des indigènes. Pour ces mesures Gand avait joué un rôle moteur. Sous la pression de ses éléments radicaux elle alla bientôt plus loin : en février des échevins furent mis à mort puis même, en avril, le chancelier et des conseillers du feu duc.
35Ce pendant la duchesse avait épousé l’archiduc Maximilien de Habsbourg (21.4.1477), lequel arriva le 19 août et fut accueilli comme un sauveur, car les Français étaient conquérants. Or le 27.3.1482 la duchesse mourut. Maximilien fut reconnu comme tuteur de ses deux enfants et comme régent au nom de son fils Philippe par toutes les provinces sauf la Flandre et par Gand moins que par quiconque. De fait l’archiduc était aussi autoritaire que le feu duc et, pour appuyer sa politique, son père, l’Empereur, lui envoyait des lansquenets à discrétion. La guerre civile s’ajouta donc à la guerre française. Dès août 1482 Gand fit appel au roi et, en 1484, en 1488-1489, des troupes françaises lui arrivèrent. Ce ne fut pas suffisant pour empêcher la victoire de Maximilien. Le 29.11.1490 Bruges se soumit (traité de Damme) : retour à 1438. Le 29.7.1492 Gand se soumit (traité de Cadzant) : retour à 1453. Requiem pour des villes rebelles.
36Ce très long conflit entre le pouvoir de plus en plus monarchique du prince et le particularisme obstiné des trois grandes villes flamandes a donné lieu à des controverses passionnées et à bien des jugements de valeur. Au XVIIe siècle Juste Lipse avait célébré en Philippe le Bon le « conditor Belgii », le fondateur de la Belgique. Au XIXe siècle les historiens romantiques exaltèrent les Artevelde et les autres défenseurs des libertés urbaines.
37Rompant avec cette tradition flamingante, Pirenne, qui était un ardent patriote belge, se plut à célébrer l’œuvre des quatre ducs Valois : « la centralisation, écrivit-il en 1903, (était) devenue nécessaire... substituer un État moderne au particularisme et au morcellement médiéval (répondait) aux besoins du temps et aux aspirations de la majeure partie de la population... (ce fut) un moment du progrès... l’aboutissement d’une évolution séculaire », et de lâcher le grand mot, « l’intérêt national », ce qui ressemble fort à une prise de position politique.
38Y a-t-il donc un sens de l’histoire ? Avant les faits, non, car, n’en déplaise aux prophètes de tout bord, aucune évolution n’est nécessaire, naturelle et prévisible, mais après les faits oui, car on ne récrit pas l’histoire et, qu’on le veuille ou non, la succession des faits a une signification, présente un sens. Mais célébrer cette évolution et la justifier, c’est proférer un jugement de valeur indigne d’un scientifique.
39Aujourd’hui que la Belgique explose en deux communautés hostiles, le flamingantisme s’affirme avec plus de vigueur que jamais. Il s’alimente parfois aux thèses de Ch. Tillie pour qui l’État n’est que « le crime organisé » et les érudits les plus sérieux de faire « l’apologie » de la rébellion, ce qui, faut-il dire, n’est pas une démarche scientifique, mais plutôt politique. Il est parfois regretté que des révolutionnaires de papier mâché n’aient pas osé déposer leurs princes et fonder des républiques, mais le rêve nostalgique d’un « État urbain » n’en est pas moins idéologique.
40Il y a beaucoup de romantisme dans cette défense et illustration des vaincus, mais c’est là oublier les vainqueurs, c’est-à-dire les partisans des ducs, présentés parfois comme de vils « collaborateurs ». Car les villes ne furent jamais unanimes. Il faut cesser de les personnifier, de les hypostasier, d’en faire des êtres de chair et de sang, car elles ne sont que des êtres de raison. Comme disait Marrou, l’historien doit être nominaliste.
Notes de bas de page
1 M. Boone, Geld en Macht. De Gentse Stadsfinanciën en de Bourgondische Staatsvorming, 1384-1453, 1990, et Gent en de Bourgondische Hertogen, c. 1384c. 1453. Een sociaal-politieke Studie van een Staatsvorming process, 1990.
2 H. Pirenne, Histoire de Belgique 2, 1902. J. Decavele, Gand. Apologie pour une ville rebelle, 1989 (bon exposé de W. Prevenier et M. Boone). Récit minutieux et neutre dans les quatre volumes de R. Vaughan, Philip the Bold (1962), John the Fearless (1966), Philip the Good (1970) et Charles the Bold (1973).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015