Chapitre VIII. Vers la société moderne (1350-1500)
p. 157-161
Texte intégral
1Les historiens belges n’ont pas accordé beaucoup d’attention aux élites urbaines flamandes, à ces « bonnes gens » qui, dans les troubles de ces années, tinrent fidèlement la partie du prince, parfois au prix de leur vie, et qui triomphèrent avec lui : ils n’en ont que pour les vaincus. Force est donc, une fois de plus, d’aller voir du côté de Saint-Omer1.
2Ici, comme d’ailleurs à Lille et à Douai, les listes échevinales montrent qu’on ne peut parler d’oligarchies. Les échevins restaient sans doute en place jusqu’à leur mort, même quand ils étaient gâteux, comme à Béthune, mais le groupe des « seigneurs de la ville » se renouvelait peu à peu, certains noms disparaissant, d’autres apparaissant et se hissant facilement au premier rang. L’élite politique resta donc largement ouverte, ce qui ne contribua pas peu à la paix sociale.
3Cette élite du pouvoir était double : elle comprenait des nobles et des marchands. Dans les listes échevinales audomaroises le titre d’écuyer apparaît en 1370, indice d’une prise de conscience, car bien sûr il y avait eu des écuyers avant cette date. Dès 1400-1409 ces nobles occupèrent la moitié des sièges scabinaux, toujours les premiers dans la hiérarchie. Au total, de 1370 à 1500 ils furent au nombre de 69 provenant de 38 lignages différents. Cela pouvait faire de 12 à 15 nobles par génération, un peu comme vers 1300. Pour la moitié ils étaient de vieille souche audomaroise ; les autres, d’introduction plus récente, s’étaient peut-être urbanisés à la faveur d’un beau mariage.
4Ces échevins nobles, qui se disaient « de grant honneur » et « de grand extraction », méprisaient les autres, qu’ils disaient « de moindre lignée », comme « issus de tisserands et de gens de petit état ». D’où des injures et des menaces que le pouvoir ducal punissait, par exemple par des pélerinages à Compostelle. Bien sûr ils vivaient noblement, sans travailler ni s’adonner à l’« ignoble marchandise ». La situation ne devait guère être différente à Bruges et à Gand, où on cite une douzaine de chevaliers.
5Les autres échevins audomarois étaient seulement riches. Ils se tenaient aux premiers rangs des commerces du vin, du blé, du poisson, du bois. En 1418 ils se plaignaient que leur charge les gênât pour exercer « leur marchandise ». Mais il n’était nullement infranchissable, le fossé qui les séparait des écuyers : certains de ces gros marchands, qui avaient acquis de beaux fiefs, des seigneuries, se fondirent dans la noblesse, sans difficultés apparemment.
6Les bonnes gens avaient du bien, savoir des maisons et des loyers, des rentes foncières et immobilières, des rentes à vie sur les villes et sur le duc. Ceux qui n’étaient pas engagés dans le commerce en avaient sans doute plus que les autres : c’étaient bel et bien des rentiers.
7Avaient-ils aussi de la terre ? On le dit parfois, mais il est possible que la ruée sur la terre ait été beaucoup plus tardive (fin du XVIe siècle ?). Cependant à toutes les époques des paysans ont émigré vers les villes, en gardant bien sûr leurs biens patrimoniaux. En 1449 l’Enquête Fiscale menée dans la Flandre Wallonne enregistra les plaintes des villageois : les riches allaient résider dans les villes où, semble-t-il, l’impôt était moins lourd, « ne laissant en leur lieu que de pauvres censiers », ce qui diminuait la substance imposable sans réduire la charge fiscale. La terre paysanne devenait donc terre bourgeoise. Ce n’est pas la ville qui a mangé la campagne, c’est la campagne qui a colonisé la ville. D’où la hausse du taux d’urbanisation.
8Après 1350 les métiers se fermèrent, comme partout dans le royaume. A Gand en 1367 nul ne put être tisserand qu’il ne fût bourgeois ou fils de bourgeois ; de même à Ypres. Dans les autres métiers on ne put exercer que si on était le fils d’un maître. Certains métiers étaient héréditaires en droit, comme pour les poissonniers ou les bouchers, qui devaient posséder un étal. D’autres le devinrent en fait, car l’accès à la maîtrise fut rendu très difficile pour ceux qui n’étaient pas les fils d’un maître : « long apprentissage, chef-d’œuvre difficile et coûteux, droit de maîtrise élevé, banquet de réception dispendieux ». Au XVe siècle il y eut en général, parmi les brasseurs gantois 200 fils de maître ; les autres furent 67 vers 1420-1441, puis de moins en moins et pour finir 8 en 1480-1500. Depuis 1350 les Francs Bateliers formaient un groupe fermé, héréditaire et privilégié2.
9A Bruges les droits de maîtrise furent considérablement augmentés vers 1450, sauf pour les fils des maîtres. En 1479, chez les charpentiers, le droit, estimé en salaires quotidiens, était de 5 pour les fils, de 180 pour les autres, de 244 pour les forains. Les ouvriers exclus des métiers formaient des compagnonnages, sévèrement interdits bien sûr. C’était déjà l’époque moderne.
10Pirenne a stigmatisé le protectionnisme des métiers, cause de décadence, leur archaïsme et leur rigidité mortifères. Certains historiens font aujourd’hui appel de cette sentence et disent que le malthusianisme des métiers fut positif3. Mais cela semble bien être un « fol appel ».
11Quant aux simples ouvriers, ils auraient été durement exploités et réduits à une condition proche de la misère. Par exemple il a été proposé que de 1362 à 1483 une année sur deux l’ouvrier brugeois du bâtiment avait dû travailler plus de cent heures pour se payer un quintal de blé, c’est-à-dire 120 jours pour acheter les 12 quintaux (16 hl) de froment nécessaires à sa petite famille de quatre bouches4. Ce misérabilisme semble excessif pour deux raisons. D’abord la ration annuelle moyenne était de 2,75 hl et non de 4 ; ensuite le Flamand ne mangeait pas du blé, mais du seigle, qui valait un tiers de moins à l’achat. Il ne fallait donc pas travailler 120 jours pour son pain, mais seulement 55 et, une année sur deux, beaucoup moins. C’était, on le sait, « l’âge d’or des salariés ».
12Restent les pauvres, pour lesquels les historiens proposent volontiers des chiffres effroyables. Quitte à choquer les belles âmes, on dira ici qu’il n’y en avait plus. C’était plutôt la main-d’œuvre qui faisait défaut. Les hôpitaux, qui manquaient de pauvres, pouvaient héberger des pensionnaires payants, vieilles femmes ou jeunes filles à marier, ou vendre des prébendes à des couples.
13Ce qui a abusé les historiens, c’est, en 1449, l’Enquête Fiscale de la Flandre Wallonne où on trouve, effectivement, beaucoup de « pauvres », c’est-à-dire en fait des assistés. En effet les tables des pauvres, qui avaient des revenus à distribuer, assistaient les plus modestes, mais ceux-ci payaient l’impôt comme tout le monde. Parfois les revenus de la table servait à embellir l’église paroissiale ou à payer l’aide au duc. Tout au plus y avait-il, sur les routes, quelques vagabonds sans feu ni lieu que le duc faisait rafler pour former la chiourme de ses galères. Heureux temps pour cette « terre de promission ».
14Dans la Flandre Flamingante les guerres civiles (1482-1492) y mirent fin et plus encore, dans les pays romans, les guerres françaises (1477-1493). Dans certaines paroisses de la Flandre Wallonne tous les pauvres périrent, de misère. Dans l’Enquête fiscale de 1491 on trouve enfin de vrais pauvres. Certains « allaient pour Dieu », c’est-à-dire « envoyaient journellement leurs enfants quérir leur pain d’huis en huis » : c’étaient les mendiants. D’autres refusaient de « tendre la main », par vergogne : c’étaient les pauvres honteux. D’autres encore auraient eu bien besoin que la table les aidât, si elle en avait eu la puissance : c’étaient les nécessiteux. D’autres enfin n’avaient de pain et de bûche qu’ils ne les achetassent de jour en jour : c’était la précarité. C’est à partir de 1526 qu’on tenta de résoudre autoritairement, c’est-à-dire par le renfermement, les problèmes du paupérisme : siècles de fer après un âge d’or.
15Les autres groupes sociaux persévérèrent dans leur être.
16Le clergé urbain fut de plus en plus riche et de plus en plus nombreux, malgré l’effondrement démographique. Il fut beaucoup moins scandaleux qu’on ne se plaît à le dire. Le vrai scandale, c’était « la multitude des prêtres » et, plus encore, celle des simples clercs. En 1399-1408 ces derniers faisaient 8,7 % des nouveaux bourgeois de Douai, contre 5,4 % en 1317-1328. Les problèmes posés par ces privilégiés étaient les mêmes qu’avant 1350. Ils furent tranchés avec autant ou plus de rigueur. La justice épiscopale se réduisit à peu de choses.
17Les marginaux des deux sexes ne furent plus traités comme des classes dangereuses par une société permissive. En particulier le plus vieux métier du monde semble avoir été plus prospère que jamais. Les fillettes, filles ou femmes amoureuses, communes, folles de leur corps, follieuses, galloises, légères, publiques, autrement dit d’état, de joie, de péché, les meschinettes, paillardes, ribaudes et truandes, les bonnes amies des prêtres et les prêtresses étaient bien intégrées dans la société urbaine.
18Cependant le puritanisme bourgeois était en marche et s’efforçait de nettoyer au moins le centre des villes. A Lille en 1438 les marguilliers et les paroissiens de Saint-Maurice demandèrent qu’on délogeât les « femmes de petit état et dissolu gouvernement » qui déshonoraient le cimetière, empêchant les « notables marchands et bourgeois » de venir à l’église avec leurs femmes et leurs filles. En général les ribaudes ne pouvaient se tenir ès étuves (établissements de bains) et les sergents des villes visitaient les bordels pour mettre à l’amende les hommes mariés et les prêtres qu’ils y trouvaient. Il était interdit d’y passer la nuit. C’était l’ordre moral.
Notes de bas de page
1 A. Derville, « Les élites urbaines en Flandre et en Artois », Les élites urbaines au moyen âge, colloque de Rome, 1997, p. 119-135.
2 H. van Werveke, Gand. Esquisse d’histoire sociale, 1946.
3 M. Boone, « Les métiers dans les villes flamandes au bas moyen âge (XIVe-XVIe siècles) », P. Lambrechts et J.P. Sosson, Les métiers au moyen âge. Aspects économiques et sociaux, 1994, p. 1-21.
4 J.P. Sosson, Les travaux publics dans la ville de Bruges, XIVe-XVe siècle, 1977.
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