Chapitre I. Vers le monde plein (1200-1350)
p. 105-107
Texte intégral
1Après 1200 la croissance démographique se poursuivit1. Elle ne fut pas égale dans tous les secteurs. Pour les grandes villes on peut envisager un triplement de la population à chaque siècle ; pour les villages c’est impossible. Donc les villes absorbèrent une partie des surplus démographiques des campagnes et le taux d’urbanisation augmenta. Vers 1300 il devait être en Artois de 15,43 %.
2La croissance fut-elle régulière et continue ? Pour le XIIIe siècle on ne sait, mais vers 1300 elle ne l’était pas, comme le montre bien la hausse des fermages. A Beuvry, près de Béthune, le loyer des terres passa progressivement de 13,63 hl/ha en 1284 à 23,36 hl/ha en 13152 : l’équilibre s’était rompu entre les propriétaires et les fermiers, car le monde était « plein », comme on dit qu’il faut dire (en bon français on dit surpeuplé). Manifestement les villes n’absorbaient plus les surplus de la croissance rurale.
3Survinrent alors les grandes pluies de 1315 et la terrible famine de 1316. Les villes furent atteintes, mais les chifres de 5 ou 10 % de morts qui ont été proposés pour Bruges et Ypres ne sont guère solides. Puis la croissance reprit et 25 ans plus tard le monde était plein de nouveau.
4Il y eut vers 1340 une mortalité de dimension européenne et de caractère épidémique. Les Italiens l’ont appelée pestilence. Comme les vraies pestes du XIVe siècle elle emporta jusqu’au tiers de la population (ainsi en Cambrésis). Elle frappa Arras et Lille, d’autres villes encore, sans doute. Les causes directes de cette purge drastique échappent à l’historien, mais la cause profonde ne fait pas de doute : le monde était surpeuplé et à chaque génération une mortalité, épidémique ou non, était inévitable, nécessaire, bienfaisante si on ose dire. Puis la croissance reprenait. La courbe démographique était en dents de scie. Il est donc probable que la population eut tendance à stagner vers 1285-1340. Par conséquent les chiffres de cette période seraient comparables entre eux. Mais ils sont peu nombreux.
5Pour la Flandre flamingante3 Gand, qui faisait encore 64 000 habitants en 1356-1358, après tant de mortalités, avait pu en faire quelque 100 000 vers 1300. Bruges aurait compté en 1338-1340 45 921 habitants (avec un coefficient de 5 habitants pour un milicien). La différence entre ces deux villes est flagrante. Elle s’explique par le fait que l’une était une très grosse place drapière, ce que n’était pas l’autre. Mais c’était une suprématie fragile, car la draperie dépendait du marché international et le nombre des ouvriers variait selon la conjoncture. En tout cas, vers 1300 les perspectives de croissance étaient telles que, confiants dans l’avenir, les échevins devisèrent de nouvelles enceintes très larges, 430 ha pour Bruges, 644 pour Gand : gouverner, c’est prévoir.
6Pour Ypres, les échevins prétendaient en 1247 qu’elle comptait 200 000 habitants ! En 1258 le prévôt parlait de 40 000 âmes, ce qui est plus vraisemblable. Les historiens modernes, volontiers hypercritiques, ont proposé le chiffre de 28 000 en se fondant sur le nombre de sceaux utilisés pour sceller les draps. Cela paraît bien peu pour une ville industrielle de cette importance. N’aurait-on pas utilisé un coefficient de feu trop bas ? Vers 1412-1437 celui-ci était, ici même, de 3,2 à 3,6. Pour 1300 il faut sans doute être plus généreux. Quant aux petites villes, elles étaient étouffées par les grandes : en 1338 Termonde faisait 9 000 habitants, Grammont 4 500, Alost 3 600.
7Pour la Flandre Wallonne, il y avait à Lille en 1320 6 446 maisons taillables. Combien d’habitants par maison ? Cinq comme à Ypres vers 1500, ce qui ferait 32 230, plus les privilégiés, ou beaucoup plus parce que c’étaient les fourmilières du monde plein ? A Arras en 1791, autre période de surpeuplement, la moyenne était de 8,69 par maison ; certaines d’entre elles abritaient plus de 30 personnes et des caves étaient occupées4. A ce compte-là Lille aurait fait 56 000 habitants, un peu plus que Tournai.
8Pour Douai on a des estimations folles : de 7 à 8 000 âmes sans fléchir de 1280 à 1350, voire de 14 à 15 000 de 1200 à 1375, toujours sans varier. La seule donnée à peu près sûre est 37 500 en 1324 ; elle est tirée du nombre des bouchers ; en 1983 on était arrivé, par d’autres voies, à 34 5605.
9En Artois Saint-Omer comptait sûrement vers 1300 10 575 feux, soit 42 300 habitants avec le coefficient bien attesté de 4, sans compter les privilégiés. A Calais on a trouvé pour 1298 une population d’environ 15 000 âmes (12 505 avec un coefficient de feu de 5, plus le faubourg de Saint-Pierre et quelques nichil habentes6. La fiscalité d’après 1360 porte à croire que ce devait être le niveau de villes moyennes comme Hesdin ou Béthune.
10On l’aura remarqué, une certaine incertitude pèse sur la valeur du coefficient de feu. Celui-ci ne fut certainement pas stable à travers les lieux et les temps. On dit souvent 5 pour les campagnes (alors qu’en 1339 il était de 3,5 en Picardie) et 3,5 pour les villes. Les dénombrements yprois donnent en effet 3,2-3,4 en 1412, 3,6-3,7 en 1431, 4,2-4,3 en 1491 et 1506 : au début du XVe siècle Ypres aurait été une grande ville industrielle pleine d’ouvriers célibataires ; puis elle se serait désindustrialisée et il n’y aurait plus eu que des familles nombreuses7.
11En fait, comme l’ont établi les historiens de la protoindustrialisation, les salaires versés aux ouvriers ont alors relancé la croissance démographique en permettant à beaucoup de jeunes couples de se former et de procréer. Or dans les villes industrielles de 1300 il y avait beaucoup de métiers qu’une femme pût exercer et le coefficient de 5 n’est pas à exclure systématiquement. Les historiens sont donc invités à faire preuve de rigueur, d’audace et d’indépendance.
Notes de bas de page
1 A. Derville, « La population du Nord au Moyen Age. I. Avant 1384 », Revue du Nord 80, 1998, p. 501-530.
2 ID., L’agriculture du Nord. Artois, Cambrésis Flandre Wallonne au moyen âge, 1999, p. 79.
3 W. Prevenier, « La démographie des villes du comté de Flandre aux XIIIe et XIVe siècles », Revue du Nord 65, 1983, p. 255-275.
4 P. Bougard etc., Histoire d’Arras, 1988, p. 162.
5 A. Derville, « Le nombre d’habitants des villes de l’Artois et de la Flandre Wallonne (1300-1450) », Revue du Nord 65, 1983, p. 277-299. ID., « L’urbanisation de la Flandre Wallonne d’après les Enquêtes Fiscales (1449-1549) », Revue du Nord 79, 1997, p. 295-302.
6 ID, « Une ville vers 1300 : Calais », Revue du Nord 72, 1990, p. 737-756.
7 ID, « La population du Nord... I », p. 511-512. H. Pirenne, « Les dénombrements de la population d’Ypres au XVe siècle », ViertelJahrschrift für Sozial- und Wirts-chaftsGeschichte 1903.
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