Chapitre IV. L’insertion dans l’espace
p. 79-85
Texte intégral
1Les chapitres qui précèdent permettent, sinon toujours de résoudre, du moins de poser les problèmes de l’insertion des villes dans l’espace.
2Et c’est nécessaire. Rien de plus décevant, quand on lit l’histoire d’une ville, que d’ignorer à quelles routes mènent ses rues, à quelles rivières ses canaux, et ainsi pour tout, à commencer par les courbes de niveau qui pourtant rendent intelligible le plan de plus d’une ville, on a pu le constater pour Douai, pour Bruges, pour Saint-Omer. Dans ce plat pays une différence de quelques mètres suffit à distinguer la terre ferme du marécage, à désigner les canaux créés par l’homme par opposition aux cours d’eau naturels.
3Et que dire des moulins, qui sont si importants pour la connaissance de l’hydrographie urbaine, ainsi à Douai, à Lille, à Saint-Omer1 ? En effet, avant 1180, date de la diffusion des moulins à vent, ce furent le plus souvent des moulins à eau.
4Certains auteurs ont défini la ville, très sérieusement, comme une croix celtique : une croix inscrite dans un cercle, c’est-à-dire un marché entouré d’une enceinte et d’où rayonnent des routes, mais sans dire ce qui était premier, le centre, les rayons ou la circonférence. On pourrait, plus plaisamment, définir la ville comme un oignon, légume estimable doté de plusieurs peaux, car la ville était cerclée de trois enceintes concentriques : le rempart de la forteresse, le « changle » du bourg, qui avait une signification juridique, et la limite de la banlieue, qui avait une valeur juridictionnelle. A Hénin-Liétard et Bapaume on voit très bien la succession de la « firmitas villae » avec fossés et clôture, de l’« ambitus ville » ou « pourchainte de la ville » ou « circuit des hayes » délimitant le bourg, et enfin de la banlieue ou « territorium ville »2.
5C’est ainsi que les villes s’inscrivirent dans l’espace. C’est cela qu’il faudrait cartographier, quitte peut-être à dépouiller des archives tardives, car ces tracés étaient faits pour durer des siècles. En revanche on ne peut espérer tirer grand chose de solide des clichés illustrant l’aire de recrutement des bourgeois et habitants à diverses époques, ni l’aire de rayonnement, également variable, des mesures, des commerces et de tout ce qui touche à l’économie : ce sont des instantanés.
6Il y a dans tout cela de quoi nourrir une « autre histoire » des villes flamandes, mais ce sont là problèmes à résoudre par les érudits locaux. Il en est de plus généraux dignes d’alimenter la réflexion des historiens.
7Il faut d’abord replacer les villes dans un espace politique adéquat, en l’occurrence, ici, la principauté créée par les premiers comtes de Flandre, Baudouin II (879-918) et Arnoul I (918-964). De là découlent pour les villes beaucoup de traits communs. Si les premiers châteaux, ceux des années 880, furent différents, circulaires dans les comtés de Baudouin II, rectangulaires dans ceux de son cousin, l’abbé Raoul, dès l’unification tout fut semblable.
8Furent propres à la Flandre, dès l’an Mil, des institutions aussi essentielles que la châtellenie territoriale, l’échevinage urbain et la banlieue. Dès lors on peut proposer un portrait robot de la ville flamande qui n’est pas celui, par exemple, de la ville picarde. La principauté s’impose donc comme le cadre idéal. Si on prend un espace plus vaste ou plus étroit, l’histoire s’appauvrit.
9C’est le cas avec la grande Picardie de Robert Fossier, qui se définit par la craie de son sous-sol et par le dialecte picard, et qui va jusqu’à Lille et Saint-Omer. Vaste espace, mais sans cohérence interne : aucun trait commun ne se dégage, on ne voit plus rien. Le critère linguistique n’est jamais très heureux. On l’a vu à propos du « burgus » : c’est en vain qu’on a voulu opposer le bourg flamingant et le bourg roman.
10Elargir les horizons est rarement opportun. La France, ce grand pays si divers, n’est pas le cadre idéal pour une étude des villes ni, n’en déplaise aux mânes de Pirenne, la Belgique ou les Pays-Bas, même méridionaux. On juxtapose des analyses, des exemples, sans parvenir à des synthèses, à des lois, ou bien alors bien pauvres et bien fades : plus grande est l’extension d’un concept, plus faible sa compréhension. Il faut se faire une raison et prendre un parti moyen.
11Bref, toutes les villes flamandes participèrent à la même Histoire. Elles passèrent par les mêmes crises, par exemple celles de 1071 et de 1127, pour ne citer que les mieux connues, et pour finir celle de 1191-1212, qui vit la dislocation du grand comté et la naissance de l’Artois. Jusqu’alors il n’y avait pas eu de villes artésiennes, seulement des villes du haut pays.
12Du point de vue de la géographie physique on distingue en effet quatre Flandres : le haut pays artésien, le bas pays flamand, la dépression monoclinale qui les sépare et la plaine maritime.
13Le haut pays, c’était le plateau artésien relativement élevé et recouvert de limons très fertiles et parfois très épais. Ce fut toujours un grenier dépendant du bas pays pour la « vidange » de ses grains. D’où l’importance, partout, des marchés au blé, ces immenses places sises au cœur des villes et sans doute à l’origine de leur croissance. C’était le pays des charrois, car les routes étaient bonnes, c’est-à-dire sèches. Les rivières étaient des torrents impropres à la navigation, tout juste bons à mouvoir des moulins.
14Le bas pays n’avait guère de relief. Il était pauvre et sableux, ou argileux et bourbeux. La circulation y était horrible et même du tout impossible à la morte saison. Mais les rivières, c’est-à-dire l’Escaut et la Lys, qui étaient lentes et paisibles, furent toujours navigables, avant même que l’homme y mît la main. On l’a vu, Gand naquit de la rivière plus que de la route.
15Le contraste entre les deux Flandres s’étendait à l’agriculture. C’est dans le sud, sur le plateau artésien, que dès l’an Mil au moins commencèrent les extraordinaires progrès agricoles d’où naquit l’agriculture dite flamande, c’est-à-dire une polyculture intensive, spéculative, commerciale et capitaliste, dont les traces se laissent déceler dès la fin du XIIe siècle3. Donc, d’un côté des campagnes riches et dynamiques, de l’autre des paysanneries plus pauvres et plus arriérées. Cela compte dans l’identité d’une ville.
16La troisième Flandre, c’est la dépression monoclinale qui, de Saint-Amand à Saint-Omer, court au contact des deux premières. Elle n’a guère de caractères économiques propres, mais c’est là que se logèrent beaucoup de vallées : celle de la basse Scarpe de Saint-Amand à Douai, puis celle de l’Escrebieux, puis, après le pont naturel de La Bassée, celle de la moyenne Lys jusqu’à Aire, puis, après le « pas de Flandre », le bassin du moyen Aa ou marais de Saint-Omer.
17L’Etat moderne se devait d’y aménager un grand canal parallèle à la frontière des royaumes. Le moyen âge n’eut pas ce souci : il ne navigua jamais beaucoup de Saint-Omer ou de Dunkerque à Saint-Amand ou Valenciennes. Mais nombreuses furent les villes du « contact artésien », comme disent les géographes. On l’a vu, d’Aire à Lens elles eurent comme trait commun d’être nées au sein des marais, à l’endroit où les rivières apaisées étalent leurs eaux. C’était un avantage moins économique que militaire, mais vers 900 cela comptait beaucoup.
18La quatrième Flandre, c’est la plaine maritime, celle qui va « tra Guizzante e Bruggia », comme disait Dante4, ou plutôt de Calais à Damme. Son histoire est bien connue5. Sa richesse reste problématique, mais les historiens des villes lui accordent à l’occasion un rôle de choix. Ses « schorres » auraient nourri d’immenses troupeaux d’ovins dont l’exubérante production lainière aurait fini par exiger la naissance d’une draperie urbaine. Puis les polders furent mis en culture et ouailles, dit-on, de s’évanouir. Ses paysans furent apparemment les plus libres de toute la Flandre : un modèle pour les autres, et on a vu que Calais reçut en 1170 le droit du terroir de Marck. Dès 1100 la vie maritime y fut très active mais l’urbanisation y fut très tardive : pas avant 1165. Ce fut donc un pays original : Calais fut une ville de 1165, certes, mais ce fut aussi une ville de la plaine maritime.
19L’historien des villes doit aussi revoir sa géographie de la circulation. Il y eut jadis une véritable religion circulationiste et on crut naïvement que les routes expliquaient tout comme, disait Pirenne, les chemins de fer du Far West américain. Puis on s’est avisé que les villes étaient les mères des routes, non leurs filles.
20Il faut partir de ce qui est sûrement antérieur aux villes flamandes, le réseau des voies romaines, qui est bien connu pour le sud de la Flandre, car les archéologues sont parfaitement capables d’identifier une voie romaine et ils ne s’en sont pas privés.
21Ce réseau s’organisait autour de deux grands itinéraires parallèles à la direction hercynienne (nord-ouest/sud-est) : l’un, au nord, dans le bas pays flamand, allait de Boulogne à Cassel, Courtrai, Tournai et Bavay, l’autre, au sud, plutôt dans le « haut pays artésien », allait, lui aussi, de Boulogne à Bavay, mais par Thérouanne, Arras et Cambrai. L’espace interne était triangulé par des bretelles, Cassel-Thérouanne, Cassel-Arras, Tournai-Arras, Tournai-Cambrai. On le voit, les carrefours étaient les cités gallo-romaines que cette somptueuse desserte routière n’a pas toujours sauvées de la mort ou de l’agonie comme l’enseignent les tristes exemples de Boulogne, Cassel, Thérouanne et Bavay, et même Arras-Cité.
22Les villes médiévales, elles, naquirent et grandirent au centre des triangles routiers, telles Saint-Omer, Aire, Lillers, Béthune, Lens, Douai, Lille et Valenciennes. En fait elles naquirent plutôt de l’eau, c’est-à-dire là où les rivières devenaient navigables, donc dans des vallées marécageuses, sur des sites faciles à défendre, certes, mais qu’il fallut relier à la terre ferme par des chaussées.
23Ce réseau romain avait d’ailleurs une fonction impériale, non locale : c’était l’axe Boulogne-Cologne. Après le Ve siècle il perdit tout intérêt, ne fut plus entretenu, ni même utilisé. Il survécut d’autant mieux qu’il était obsolète.
24Ce que la géographie et l’histoire de la circulation enseignent aussi, c’est que les voies antiques allaient tout droit d’une cité à l’autre, préférant les tracés de hauteur, mieux protégés du dégât des eaux, quitte à s’imposer de rudes pentes pour franchir les vallées, ce qui n’était possible qu’avec des chars très légèrement chargés. Le moyen âge préféra les transports lourds, donc les tracés d’en-bas, quitte à franchir les mois fonds des vallées par des chaussées construites de main d’homme. Mais cela fut une conséquence, non une cause de la géographie urbaine, et une conséquence relativement tardive.
25Quant à la desserte secondaire, seul son tracé cadastral peut être interrogé. Quand un itinéraire est orthogonal par rapport aux limites cadastrales, on dit qu’il est romain, ou du moins ancien ; s’il est oblique et qu’il coupe à travers les parcelles, on le dit médiéval, ou du moins tardif. La méthode est ingénieuse, mais on ne l’a utilisée que pour de courts tronçons6. De toutes les façons elle ne livre qu’une chronologie relative.
26On le voit, la circulation des archéologues est calme, rassurante. Celle des géographes est plus séduisante, mais folle.
27Pirenne avait mis les caravanes de marchands aux pieds poudreux au premier rang des agents de l’Histoire. Peut-être est-ce la raison pour laquelle l’école des Annales a, pendant si longtemps, privilégié la route comme facteur des analyses historiques. Il en reste dans l’opinion publique et dans le subconscient des savants des couplets passe-partout et des explications paresseuses. Quelle ville n’est pas, en effet, au centre d’une étoile de routes ou de chemins que le doigt de l’historien local peut suivre, sur la carte, aussi loin qu’il le désire ?
28Le carrefour, c’est le deus ex machina de l’historien en panne et la tentation est grande d’expliquer la naissance de Douai par un marché sis au carrefour des axes routiers Lens-Valenciennes et Cambrai-Lille. Pourquoi pas, tant qu’on y est, les routes Paris-Bruges et Londres-Cologne ? Pourquoi pas, plus modestement, les chemins de Vitry à Raches et de Cuincy à Cantin ? Mais cela n’est pas grave.
29Il y a pire. Quels ravages n’a pas exercés, n’exerce pas encore la formule brillante, vraiment lumineuse, aveuglante, par laquelle un grand géographe, Roger Dion, expliqua naguère la naissance et la croissance de Lille ? La cause évidente en serait la route Paris-Bruges, laquelle, après être passée par certains points de passage géographiquement obligés, tels le seuil de Bapaume et les ponts du Boulenrieu, aurait fait Lille7, mais non une douzaine d’autres localités tout aussi heureusement placées (le déterminisme géographique a ses mystères).
30Les thèses de R. Dion ont donné le jour à une étrange dérive nationaliste. Naguère un brillant universitaire parisien enseignait qu’au XIVe siècle la ferme de la chaussée de Fins rapportait à la ville de Lille beaucoup plus que celle de la chaussée de Saint-Pierre. Celle-ci menait vers la Flandre, l’autre vers Paris, à en juger par son nom, « rue de Paris ». Donc Lille faisait alors, et évidemment depuis sa naissance, plus de commerce avec la France qu’avec la Flandre : c’était une ville française, non flamande.
31S’il avait seulement passé quelques heures aux archives municipales de Lille, le brillant universitaire parisien aurait pu découvrir que le commerce de Lille avec la Flandre se faisait surtout par eau, que la rue de Paris ne s’appelle ainsi que depuis le XIXe siècle et qu’auparavant elle s’appelait rue des Malades, parce qu’elle menait à la léproserie, que la fameuse « chaussée de Fins », c’étaient en fait « les chaussées delà Fins », lesquelles menaient à Courtrai, Tournai ou Valenciennes aussi bien qu’à Béthune, Arras ou Douai.
32Cette idéologie est donc périmée. Il reste cependant des archéologues nostalgiques pour essayer de retrouver dans les environs de Lille l’« axe routier Paris-Bruges »8. Mais ils ne trouveront pas de porte de Paris ou de rue de Bruges, car au moyen âge les portes et les rues n’étaient point nommées d’après de lointaines destinations. A Saint-Omer il y avait, certes, une rue Boulnizienne, c’est-à-dire de Boulogne, mais aussi des rues ou des portes de Putainpont, de Sainte-Croix, du Brule, de l'Ysel, du Haut Pont et d’Erbostade. Ailleurs ce n’était guère mieux semble-t-il. L’imagination populaire ne cavalcadait jamais bien loin.
Notes de bas de page
1 D. Lohrmann, « Entre Arras et Douai, les moulins de la Scarpe au XIe siècle et les détournements de la Satis », Revue du Nord 66, 1984, p. 1023-1050.
2 A. Derville, « Les origines des libertés urbaines en Flandre », Les origines des libertés urbaines, 16e congrès de la SHMESP, Rouen 1985, p. 193-215.
3 Idem, « Naissance du capitalisme », Le XIIe siècle. Mutations et renouveau en France dans la première moitié du XIIe siècle (F. Gasparri éd.), 1994, p. 33-60.
4 Inferno, XV.4.
5 A. Verhulst, « L’évolution géographique de la plaine maritime flamande au moyen âge », Revue de l’Université de Bruxelles 15, 1962-1963, p. 89-106.
6 P. Leman, « Lille carrefour routier, oui, mais de quelles routes et pour quel commerce ? », La genèse et les premiers siècles des villes médiévales dans les Pays Bas méridionaux, Spa 1988 (1990), p. 235-246.
7 R. Dion, « La géographie de la circulation dans la partie centrale de la région du Nord », Annales de la société de géologie du Nord 64, 1939, p. 97-129.
8 P. Leman, op. cit.
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