L’Aurès à l’origine
p. 23-32
Texte intégral
« Deux vallées parallèles, l’oued Abdi et l’oued el Abiod, sont les grandes nefs médianes de la cathédrale aurasique, dont le djebel Chélia, chevron du « toit » de l’Algérie, est l’abside et le dôme ».
(Claude-Maurice Robert, Le long des Oueds de l’Aurès,
Bacconier, Alger, 1938, p. 117).
Nous ne publions dans cet ouvrage qu’une version allégée de la plus grande partie des deux derniers tiers de notre thèse et laissons de côté le premier consacré à l’étude de la région d’origine de la population étudiée, l’Aurès.
Il nous faut donc en tenter une rapide synthèse en préambule.
1L’Aurès est un massif de l’Atlas saharien en forme de losange de 10 000 km2 dans le Nord-Est de l’Algérie. Sa structure est d’une symétrie remarquable puisque deux vallées monoclinales s’établissent autour d’un axe anticlinal (l’Oued-Abdi et l’Oued el-Abiod ou Igzer naεabdi et Igzer amellal autour du Djebel Lazreg). Ce sont surtout ces vallées de l’Aurès central, et la seconde particulièrement, qui concernent la population étudiée et donc la recherche.
2L’Aurès est entouré des Nemenchas et du Chechar à l’Est, du Bellezma/Metlili au Nord-Ouest et des Zibans à l’Ouest ; il surplombe le Sahara par la dénivellation abrupte de l’Ahmar Khaddou au Sud.
3Le massif culmine à 2 328 m avec le Chélia (point le plus élevé d’Algérie, Hoggar mis à part) et le Mehmel.
4Le climat est très influencé par la position de contact entre le tell et le Sahara (doublée de la ligne de partage des eaux correspondant) puisqu’a Arris les étés sont secs (influence méditerranéenne) et les hivers froids (altitude : 1 200 m). Pour l’ensemble du massif, l’aridité est proportionnelle à la latitude et le froid et les précipitations à l’altitude.
5L’« Aurès », seul oronyme maghrébin remontant à l’antiquité, aurait pour origine étymologique selon les deux versions les plus plausibles avancées :
le terme sémitique signifiant « cèdre », espèce qui couvre une partie du massif autour de son point culminant le Chélia ;
ou, plus probablement (la structure du mot est berbère), la couleur fauve des montagnes.
6Nous avons choisi d’utiliser indifféremment le singulier comme le pluriel pour le mot « Aurès » car les deux se justifient dans la mesure où la région se caractérise par une certaine unicité mais aussi une grande diversité. Les Chaouïa utilisent le terme « Lawras » dont le genre est indéfini.
7Le toponyme « Arris », village d’origine de la plupart des membres de la communauté étudiée, désignerait une sorte d’argile blanche.
8Correspondant aux deux vallées de l’Oued-Abdi et de l’Oued el-Abiod, les deux tribus principales et les plus importantes en nombre sont respectivement les Aït-Abdi et les Aït-Daoud. Ce sont les seconds qui concernent notre étude. Les différentes versions de la légende du vieux Bourek qui aurait épousé Aïcha la folle et Touba sont l’origine avancée par les Chaouïa de ces tribus. Cette légende a une valeur plus symbolique et ethnologique qu’historique.
9Ces deux tribus installées originellement dans l’Azreg, au centre du massif, se sont établies dans leur vallée respective. Notre étude insiste plus particulièrement sur les Aït-Daoud (ou Touaba), officiellement sous la dénomination arabe d’Ouled-Daoud. Ceux-ci – qui avaient vu se joindre à eux les Aït Sidi Belkheir (dont les branches sont les Labloub et les Smaïl) et les Iheddaden – avaient chassé les Aït Oudjana à deux reprises pour étendre finalement leur territoire sur une bande Nord Est – Sud Ouest de 70 km sur 20 comprenant l’Oued el Abiod supérieur (de Tighanimine au pied de l’Ichmoul) jusqu’aux plaines de Medina et de Takamamt.
10Si l’on s’en tient aux archives et aux recensements, pour les dates-clés de l’histoire de la région, le nombre d’Aurasiens passe d’environ 15 000 au milieu du XIXe siècle à environ 24 000 à la fin de ce même siècle puis plus de 66 000 au milieu du suivant – avant la guerre d’indépendance – pour la Commune mixte constituant le centre du massif. L’ensemble du massif passe d’environ 570 000 habitants au début de la guerre (1954) à 618 300 au cessez-le-feu (1962).
11L’histoire du massif est ancienne et riche mais peu connue et objet de polémiques. En effet, pour des raisons scientifiques ou idéologiques, plusieurs écoles s’opposent. La vision traditionnelle, parfois entachée de racisme, défendue par les historiens coloniaux, est celle d’un Aurès barbare, citadelle d’insoumis chroniques. S’y oppose une histoire revisitée par les frères Morizot et quelques autres auteurs qui invoquent un Aurès havre de richesse et de stabilité depuis la main-mise romaine. Version que réfute l’historiographie de l’Algérie indépendante qui essaye de reprendre une éventuelle tradition de résistance aurasienne à son compte. Signalons aussi les lacunes des fouilles archéologiques, qui remontent à celles effectuées par l’armée coloniale française au XIXe s.
12De plus, à l’exception de quelques auteurs qui ont travaillé sur le terrain et réalisé des études de valeur peu connues, la plupart reprennent des compilations de ces textes anciens.
13Nous retiendrons quelques grands noms de l’étude de l’Aurès. Le plus ancien et incontestablement le plus méritant semble être Émile Masqueray qui, à la fin du XIXe, a mené des études archéologiques, historiques, ethnographiques et linguistiques sur le terrain aboutissant à deux thèses et de nombreux articles. Lui succèdent le militaire de Lartigue et sa Monographie de J Aurès (1904), l’avocate Mathéa Gaudry et sa thèse sur La Femme chaouïa de l’Aurès (1928) ; les missions des deux ethnologues Thérèse Rivière et Germaine Tillion, du Musée de l’Homme, dans l’Ahmar Khaddou (1934-1937) qui n’a pas laissé beaucoup d’ouvrages (même si Germaine Tillion vient de compiler ses souvenirs, sa thèse ayant été prise par l’Armée rouge à Ravensbrück) mais une importante collection au Trocadéro ; les travaux des frères Morizot ; les textes en chaoui d’André Basset et son collaborateur Nezzal sur la vie des Aït Frak ou encore les travaux de la sociologue Fanny Colonna sur la religion populaire aurésienne.
14Le seul site préhistorique bien étudié du massif est la grotte de Si Mohamed Tahar dite Capéletti, sur le versant Nord. Cette grotte capsienne protonéolithique a été fouillée par Colette Roubet dans le cadre de sa thèse. Mais il faut retenir la faiblesse des recherches et le manque de datations précises. L’Aurès fait son entrée dans l’histoire avec le Byzantin Procope au VIe s. mais le matériel épigraphique remonte à la fin du Ier. On oppose à la vision d’un Aurès ceinturé car inassimilé (selon Courtois), celle d’un Aurès colonisé depuis le IIe s., après quelques révoltes, de façon profonde et entière. Cette colonisation latifundiaire avait permis les travaux hydrauliques et l’oléoculture. Les études de clichés aériens sur le plan archéologique confirment cette réalité.
15La fragile et toute théorique domination des Vandales n’avait duré que de 442 à 477. Après une dizaine d’années de pouvoir du mystérieux empereur Masties, les Byzantins de Solomon, après deux campagnes, venaient à bout de Iabdas en 539.
16Les sources sur la conquête arabe sont tardives. Elle avait vu la domination des chefs berbères dans la résistance des Maures romanisés et des Romains africains. Cette résistance a laissé deux noms. Le premier est celui de Koceïla qui tua Sidi Oqka ben Nafi en 683 et forma un éphémère royaume. Ensuite, c’est la « Kahena », surnom de Dihya, personnage à moitié légendaire, qui a été l’objet de nombreuses récupérations et mythifications, et d’une étude de Jean Déjeux notamment. Chrétienne de la tribu des Djeraoua et devineresse, elle batit Hassan Ibn Al-Nu’man au Nord de Khenckela et adopta un prisonnier arabe Khalid. Mais devant l’évidence, elle opta pour le « terre brûlée » et suggéra la reddition à ses fils avant de périr.
17L’Aurès devait connaître une mutation économique (vers le petit élevage, devenant pays des « Chaouïa ») et une nomadisation suite à l’invasion des Hilaliens. Il semble que ce soit le temps des républiques villageoises berbères, l’insécurité étant liée aux conflits entre tribus d’où l’habitat défensif.
18La présence turque était finalement très limitée et leur autorité lâche ne laissa aucun souvenir. Les Aït Daoud leur refusaient l’accès à leur vallée mais les Turcs se contentaient d’imposer les Aurasiens au pied du massif lors des moissons.
19Les Français avaient surestimé les tribus aurasiennes et le Bey Ahmed de Constantine ainsi que le secrétaire d’Abd el-Kader, Mohamed Segbir, s’étaient réfugiés dans le massif. Après la fondation de Batna et la prise de Biskra, la conquête était entamée en 1845 (campagne Bedeau). Les tribus avaient un sort divers : si les Ait Daoud se soumettaient pour éviter le pillage, les Aït Abdi revenaient sur leur soumission auprès des Aït Oudjana et étaient battus et razziés. Les Aït Bou Slimane fuyaient au Sud alors que les Aït Frab et les tribus de l’Est étaient contraints à payer l’impôt.
20En 1848, Canrobert intimidait les Oudjana révoltés et Ahmed Bey se rendait au commandant de Saint-Germain. Les deux années suivantes, Nara était détruite par Carbuccia puis, après le siège terrible de l’oasis de Zâatcha, par Canrobert avec une grande cruauté. Saint-Arnaud achevait la confirmation de la domination française par une tournée dans tout le massif.
21Une série de révoltes s’ensuivait, dirigées essentiellement contre les intermédiaires honnis employés par l’administration.
22La première voyait Desveaux mater l’insurrection menée par Si Saddock el Hadj en 1859. En 1879, la fraction Lehala des Aït Daoud, menée par Mohamed Ameziane était à l’origine de graves troubles mais elle finissait par périr dans sa fuite à travers le désert et les tribus étaient lourdement mises à l’amende. En 1880, les religieux Derdour de l’Oued Abdi étaient internés. En 1916, la conscription poussait les Chaouïa du Belezma à la révolte et ceux de l’Aurès à la désertion.
23La colonisation était très marginale dans l’Aurès et se limitait au piémont Nord. L’administration voyait d’abord en place les grandes familles féodales, les douars remplaçant ensuite les tribus. Puis le massif était divisé en Communes mixtes de Aïn Touta, de l’Aurès et de Khenchela. C’est en 1886 que les deux tribus principales des Art Daoud et Art Abdi étaient établies en Commune mixte de l’Aurès.
24Le banditisme d’honneur apparaissait en 1912 mais était surtout représenté par Messaoud ou Zelmad (succédant à son frère Ali) et Salah Boumesrane à partir de 1917. Les années trente semblent avoir connu une certaine agitation liée au réformisme puritain des Badissiens mais les témoins contestent celle-ci. L’autorité de l’État ne se dégradait qu’en 1947.
25Au plan économique, chaque tribu disposait de plusieurs ressources selon les parties de son territoire, utilisant les différents aspects de la nature de l’Aurès (labours, jardins, palmeraies). Ceci conduisait les Chaouïa à avoir un mode de vie transhumant (de façon interne à l’Aurès) qui disparaissait dans les années trente environ, traduisant la destruction de l’économie traditionnelle.
26La vie des montagnards de l’Aurès restait cependant rythmée par les travaux agricoles ainsi que par l’élevage caprin et ovin. L’équilibre qui avait existé a néanmoins été rompu par la croissance démographique. De même, l’économie de troc et des marchés locaux s’était considérablement ouverte même si l’Aurès restait longtemps isolé sur le plan des communications.
27La société chaouïa avait un fonctionnement politique et juridique typiquement berbère, établi depuis des siècles. Les assemblées de villageois (« djmaεet ») fixaient et appliquaient les tarifs de pénalités (« Qanoun »), sorte de code de lois, avec notamment la vendetta (« diyyet » ou prix du sang). Ainsi se révélait une résistance certaine au droit musulman imposé par les Français. Les tribus chaouïa de l’Aurès se divisaient en deux ligues (« çoffs »).
28Dans le domaine religieux, les lignages saints ou maraboutiques avaient une grande importance qu’ils aient été rahmaniya, qadriya ou derdouriya. Nous n’oublierons pas cependant les fêtes traditionnelles paysannes païennes pré-islamiques (premier de l’an, Bou-Ini, printemps, fiancée de la pluie, automne). Les Chaouïa étaient plus assidus à cette religion populaire (croyance en des ogres, sorcières, esprits ou djinns, médecine religieuse ou les pèlerinages locaux isolés dans la nature destinée aux ancêtres en un cycle d’été d’environ 200 km avec foires) qu’à l’Islam même si les fêtes musulmanes majeures étaient respectées. La pratique musulmane, qui se faisait sans une réelle connaissance, s’intensifiait avec la réforme religieuse des adeptes des Oulémas du cheikh Ben Badis de Constantine. Les tentatives d’évangélisation dans l’Aurès (Pères blancs, mission protestante Cook) n’eurent aucun résultat.
29L’habitat dans l’Aurès était de nature défensive et regroupé autour des greniers collectifs (« haqleht »). L’habitat comme l’alimentation portaient la marque du milieu montagnard aurasien. La préparation et la conservation des aliments étaient l’œuvre des femmes. Les Chaouïa de l’Aurès multipliaient les recettes avec les produits du terroir (galettes, soupes, couscous, plats sucrés...). Un artisanat très divers se pratiquait dans chaque maison et cette industrie (tissage, vannerie, cordonnerie, poterie) fournissait le nécessaire aux familles. Les costumes et bijoux, voire tatouages chaouïa étaient bien particuliers mais suivaient les règles de l’art berbère. De même, il existait une médecine traditionnelle qui allait jusqu’à la trépanation crânienne.
30La société, était divisée en tribus, elle-même réparties en fractions. Les étapes de la vie – naissance, circoncision, mariage, décès – étaient l’objet de rites précis. Dans cette société, la femme bénéficiait d’une liberté toute relative, en particulier la « haeezrit », sorte de courtisane tolérée.
31Le dialecte chaoui s’étendait sur la région au Nord du massif de l’Aurès. La conscience berbère s’était bien peu imposée dans l’Aurès en comparaison de la Kabylie par exemple. Le Chaoui avait développé un complexe face à d’autres civilisations, aux Romains et surtout aux Arabes (ces derniers bénéficiant d’être la langue véhiculant le sacré), en faisant parfois ses ancêtres. Mais elle prenait la forme d’un vigoureux particularisme, sorte d’insularité à laquelle sont attackés les Chaouïa.
32Si les femmes et les enfants de l’Aurès ne parlaient que le chaoui, les hommes étaient bilingues et pratiquaient l’arabe comme langue officielle mais utilisaient en privé, c’est-à-dire presque la plupart du temps, leur dialecte berbère.
33La culture chaouie est riche d’une littérature orale composée de contes et failles, énigmes, expressions et proverbes. D’autre part, la musique, la danse et les chants sont une part de cette culture, les instruments étant la percussion (« bendir ») et la flûte (« haqsebt »).
Géographie physique du massif de l’Aurès

Source : SHAT, Vincennes
Les « Çoffs » des tribus de l’Aurès

Cartes dressées le 1er décembre 1954 par le S.I.N.A. dans un « Note sur les Aurès » destiné au gouverneur général de l’Algérie
Source : SHAT, Vincennes
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