Les Travaillistes et l’éducation après le règne conservateur : variations sur un même thème
p. 35-48
Texte intégral
1En matière d’éducation, les nouveaux travaillistes placent parfois leur arrivée au en 1997 sous le d’une pouvoir signe rupture franche avec les politiques menées par leurs prédécesseurs Conservateurs. Les dix-huit années d’hégémonie conservatrice sont alors souvent stigmatisées comme responsables de tous les échecs du système éducatif, Il faut dire que Tony Blair et ses collaborateurs sont d’évidence, de toutes les équipes assemblées par les Travaillistes durant leur long purgatoire, les plus habiles à prendre le pouls d’une opinion publique dont les yeux se dessillent sur les grands écarts des Conservateurs entre un discours invariablement optimiste et une réalité éducative quasi désastreuse.
2L’aune électoraliste, pour des Travaillistes qui n’ont jamais paru aussi déterminés à vaincre, comme les exigences sociales et économiques, pourraient donc, ici, commander une alternance authentique. Certes, les candidats à la préférence des électeurs promettent de faire de la question de l’éducation la priorité absolue de leurs actions à venir. Le gouvernement de Tony Blair déverse sur ce terrain, depuis trois ans, un flot presque ininterrompu de réformes, de mesures et de recommandations diverses. Mais une telle activité, même si elle tranche avec l’inertie de Conservateurs perclus de désarroi et d’indécision à la fin de leur règne, n’est pas forcément synonyme de rejet des orientations antérieures. Il faut dire que les années écoulées ont gagné les Travaillistes, qui préfèrent désormais invoquer une « croisade » ou une « mission » plutôt qu’une révolution, à bon nombre des politiques éducatives mises en place par les Conservateurs depuis quatre législatures.
L’organisation et le contrôle du système
3Les prestigieux établissements privés, les célèbres public schools, accueillent aujourd’hui un peu plus de 6 % des élèves anglais, proportion déclinante depuis la deuxième guerre. Les Conservateurs, attachés à ces gardiens d’une certaine tradition éducative, viennent à la rescousse en 1981 en leur offrant un inédit talion d’oxygène : l'Assisted Places Scheme, en vertu duquel des élèves brillants et issus en principe de milieux défavorisés se voient offrir une place, sur des fonds publics, dans l’une de ces institutions. Le soutien financier et symbolique ainsi octroyé s’avère vite considérable, indispensable même pour certains, puisque les libéralités de l’Etat couvrent les frais de scolarité de 7 % des élèves inscrits dans ces écoles en 1997. Les nouveaux travaillistes arrachent cette perfusion lorsqu’ils prennent les commandes. Non qu’ils souhaitent en finir avec ces îlots de privilège, qui garantissent une partie d'une reproduction sociale séculaire. D’ailleurs, les deux tiers des Britanniques se prononcent régulièrement, dans les sondages, pour le statu quo sur ce chapitre. Mais les sommes ainsi reconquises pourront être dépensées ailleurs.
4On ne touchera pas non plus, ou si peu, à ce qu’il reste de grammar schools, ces établissements publics entièrement sélectifs, vestiges de l'organisation tripartite, élitiste, du système éducatif anglais, dont 164 ont échappé à la phagocytose de l’école unique, la comprehensive school, déclenchée dans les années 60. Tout au plus met-on en place en 1998, sous la pression de l’aile gauche du parti, sous couleur de promouvoir le choix des parents (thème hérité des Conservateurs), un mécanisme qui doit permettre à ceux-ci de conserver ou d’abandonner, comme telle, la grammar school voisine.
5Ceux des parents qui militent pour l’abolition de la sélection pratiquée par ces écoles, écrémeuses qui privent les comprehensives environnantes de nombre des meilleurs élèves, butent sur de tels obstacles, tant le gouvernement leur complique la tâche, qu’ils n’ont pu jusqu’à présent obtenir qu’une seule consultation, au prix d’efforts démesurés. L'attente du résultat a tenu en baleine les Conservateurs, apôtres éternels de ces établissements, qui incarnent à leurs yeux, autant que les public schools, une tradition d’excellence qu’il faut pérenniser, Ils peuvent désormais souffler : malgré les accusations d’irrégularités, les défenseurs de la grammar school (Rippon Grammar School) ont gagné la partie. Doyenne de la lignée, puisque sa fondation remonte au milieu du XVIe siècle, cette école peut à présent ériger sa victoire en exemple. L’idéal des Conservateurs, qui rêvaient du retour d’une grammar dans chaque ville, tombe à l’eau ; mais les Travaillistes leur ménagent un réveil en douceur. Leur palinodie se résume assez bien par cette anecdote : en 1995, David Blunkett, l’actuel Ministre de l’Education, clamait face aux membres de son parti, réunis pour leur congrès annuel : « Lisez sur mes lèvres : pas de sélection, ni sur examen, ni sur entretien, sous un gouvernement travailliste ». En mars 2000, il explique sans rire que cette phrase n’était qu’une plaisanterie, une simple parodie de l'ancien président américain George Bush, et qu’on ne l’a pas compris1.
6La modération des nouveaux travaillistes, sur ces thèmes, découle d’abord de l'abandon de leurs propres traditions. Entre les initiateurs enthousiastes, autour d’Harold Wilson, de l’école unique, creuset d'une jeunesse anglaise que cesseraient de diviser l’origine sociale, le statut économique ou le niveau scolaire initial, et le gouvernement de Tony Blair, la filiation est floue. Et le New Labour possède aujourd’hui un programme nouveau, qui relègue la comprehensive school, telle qu’elle était conçue, parmi des chimères du passé nées de dogmes désuets, tel l’égalitarisme, qui ne fédèrent plus ni les énergies ni les électeurs. Ce programme prend pour nom « modernisation du principe de l'école unique ». Sous couvert de pragmatisme et d’adaptation aux impératifs du jour, les Travaillistes s’alignent peu ou prou sur les politiques appliquées depuis vingt ans. Ils ignorent les études récentes qui attestent la supériorité de ces écoles sur les établissements sélectifs en matière de « valeur ajoutée », de capacité à forger chez les élèves de plus grands progrès, et celles qui montrent comment les bons élèves fertilisent l’ensemble d’une école dont ils partagent le toit avec de moins bons qu’eux, favorisant l’élévation du niveau de l’ensemble2. Le Premier ministre lui-même vitupère le « monolithisme » des comprehensives, dont l’« uniformité » ne fait plus l’affaire, et, à l’unisson de ses prédécesseurs, se fait le chantre d’une salutaire « diversité », du « sur mesure » plutôt que du « prêt-à-porter ».
7C’est pourquoi son gouvernement récupère et amplifie le programme de specialist schools hérité des Conservateurs. 250 de ces établissements, comprehensives converties en spécialistes des arts, des langues, du sport ou de la technologie, ont déjà vu le jour lorsque David Blunkett prend les commandes. Trois ans plus tard, leur nombre est déjà doublé, et il doit atteindre 800, près d’un quart du total des établissements secondaires, à la fin de la législature. La spécificité de ces institutions nouvelles ne tient pas seulement à leur spécialisation. D'abord, l’octroi de ce statut est tributaire du soutien financier de sponsors privés. Ensuite, l’Etat récompense l’obtention de cette manne en accroissant ses propres subsides. Le ministre escompte de ces écoles des progrès rapides, clairement programmés, assidûment contrôlés. Les premiers résultats montrent d’ailleurs leur succès, qui apporte de l’eau au moulin des syndicats soucieux de faire apparaître la corrélation entre les « performances » et le niveau de financement. Surtout, ces institutions sont admises à sélectionner leurs recrues. Ces avantages, ce tamisage, débouchent sur une nouvelle hiérarchisation du secteur de l’enseignement secondaire, évocatrice, pour beaucoup de critiques, de l’organisation tripartite abandonnée naguère. Car tandis que prospèrent les favorites, les comprehensives classiques voient leur recrutement se déprécier, et le nombre d’élèves dans leurs classes augmenter plus vite que jamais : depuis le retour des Travaillistes, le nombre de classes comptant plus de trente élèves aurait grimpé de 15 %.
8Un mot du contrôle du système éducatif. « Un système national administré à l'échelon local », telle était la formule qui résumait la situation jusqu’à l’arrivée des Conservateurs en 1979. Jusqu’en 1988 surtout, car la grande loi qu’ils fabriquent alors (Education Reform Act 1988) rompt l’équilibre antérieur des pouvoirs, en provoquant le transfert de centaines de compétences des autorités locales d’éducation (LEAs), émanations des collectivités locales élues, vers le ministère de tutelle. On y voit aisément, alors, la revanche sur d’importuns contrepouvoirs locaux, devenus en quelques années les meilleurs représentants d’une opposition travailliste largement désemparée, d’une Margaret Thatcher avide d’ailleurs de tout régenter. Cette centralisation des pouvoirs se double pourtant d’un mouvement centrifuge qui prend des formes nouvelles. Les collectivités locales partiellement contournées, l’administration quotidienne des écoles est confiée aux conseils d’établissements, qui incluent à présent des représentants des parents ainsi que du monde de l’entreprise, et voient leurs compétences élargies à la gestion du budget et des personnels par exemple. L'autonomie relative des institutions, ainsi fabriquée, ne messied pas aux nouveaux travaillistes. Ils entérinent la marginalisation des LEAs, dont ils soumettent en outre les missions, pour la première fois, à une surveillance étroite et régulière, censée oblitérer la prodigalité et la gabegie dont elles seraient souvent coupables. Tout, ici, semble l’écho inaltéré du discours et des actes des Conservateurs.
9Ultime aménagement, mais d’importance : l’introduction de frais de scolarité (fees) pour les études supérieures, Il s’agit d’une nouveauté considérable, tant la tradition de gratuité des universités semblait profondément ancrée. La création de ces frais de scolarité se complique de l’élimination complète des bourses, entamée par les Conservateurs, auxquelles se substituent des prêts, remboursables lorsque le salaire des jeunes diplômés atteint un certain palier. Ces prêts sont destinés d’abord à faire face au coût de la vie et aux frais de scolarité de l’étudiant, qui, liés aux revenus du moment, peuvent atteindre, en 2000, £ 1025. L’objectif officiel de ce dispositif est de financer l’élargissement du secteur que souhaitent les Travaillistes, en réponse à une demande sociale croissante et aux besoins de l’économie, alors que le savoir et les compétences deviennent, pour une nation et les individus qui la composent, les meilleurs des viatiques. Pourtant il est aujourd’hui incontestable, deux ans après leur introduction, que les frais de scolarité détournent des études supérieures une forte proportion de recrues potentielles. En l’espace d’une seule année, entre 1999 et 2000, le nombre des candidats à l’admission dans les institutions du secteur chute de 0,5 % pour les jeunes sortis de l’école, et de 5,19 % pour les adultes de plus de 25 ans. A l’inverse, l’Ecosse, dont le Parlement a voté promptement, face à un tollé général, le remplacement des fees par un forfait payable après l’obtention du diplôme, enregistre dans le même temps un accroissement des candidatures qui atteint presque 20 %.
Les relations avec les enseignants
10Dix-huit années de règne conservateur avaient laissé l’immense majorité des enseignants anglais anémiés, écœurés, rompus à l’invective constante dont le pouvoir les frappait et au discrédit où ils rejoignaient l’ensemble des salariés du secteur public, presque résignés au grignotage incessant de leur pouvoir d’achat et de leurs prérogatives. L’arrivée des nouveaux travaillistes provoque une lune de miel éphémère. Beaucoup escomptaient du retour de leurs champions traditionnels une réhabilitation partielle. La plupart déchantent promptement.
11Les Conservateurs avaient aboli les forums paritaires où s’élaboraient conjointement, entre représentants des personnels, des employeurs et du gouvernement, les programmes scolaires et les modalités d’examens (le Schools Council), et où se négociaient les conditions de travail et de rémunération (la Burnham Commission). Ils leur avaient substitué, en 1991, une instance dont le gouvernement nommait tous les membres, chargée de formuler des recommandations au ministre sur les salaires et les services. Tel était l’asservissement de ce Review Body aux préférences officielles que les Conservateurs pouvaient en général, les yeux fermés, faire mine de s’y plier. Les Travaillistes, depuis 1997, vont plus loin : à plusieurs reprises, ils prennent le contre-pied de cette pâle commission, et règlent la question comme par oukases, Ils créent en outre une instance nouvelle, dont se défient les syndicats, qui y voient un concurrent direct à leur propre représentativité. C’est le General Teaching Council, dont 9 seulement des 64 membres émanent des syndicats, qui doit tenir lieu tout à la fois, en toute indépendance, de conseil de l’ordre, d’intercesseur entre la profession et sa tutelle, et de gardien des intérêts des enseignants. Le premier président de cette organisation, le producteur de cinéma Lord Puttnam, semble certes bien déterminé à jouir de la liberté promise. Il fustige d’emblée, par exemple, le directeur de l’inspectorat scolaire, Chris Woodhead, bête noire des enseignants, qu’il accuse de faire régner sur la profession « un régime d'intimidation et de terreur »3.
12Les Conservateurs n’avaient trouvé ni le temps ni l’énergie nécessaire pour mener à son terme, au niveau des enseignants, leur logique de transformation du système éducatif en un marché soumis aux axiomes libéraux ordinaires. C’est pourtant, semble-t-il, une logique similaire qui préside aujourd’hui à la création, ou à la résurrection, d’une forme à peine déguisée de « salaire au mérite ». Les chefs d’établissements, dont les Conservateurs s’appliquaient déjà à faire des apôtres de leur dogme et de leurs réformes, ont mission d’apprécier, par le biais d’un contrôle régulier, les titres des enseignants à l’accès à une échelle de rémunération spécialement créée, puis à leur progression sur ces nouveaux barreaux. Les syndicats, démontés par un dispositif qui paraît alléchant à certains de leurs membres, déplorent pourtant plusieurs éléments. D’abord, l’arbitraire et le favoritisme qui pourront régler les choix des directeurs. On conçoit leurs réserves, par exemple, à entendre le secrétaire de l’association nationale des Proviseurs (National Association of Head Teachers) clamer très vite que ses collègues ne pourront accorder cette promotion à des enseignants qui porteraient au travail jeans, tee-shirts, ou blousons râpés, et que la cravate et la flanelle seront les meilleurs sésames4. Ensuite, ils redoutent la division que ces mesures pourraient induire chez les enseignants, en détruisant une collégialité pourtant dynamique. D’autant qu’un amendement tardif au projet, destiné à en accroître la viabilité, stipule que les chefs d'établissements pourront s’entourer, pour leurs évaluations, des collègues enseignants de leur choix. « Rien d'aussi retors, malhonnête et manipulateur n’avait jamais été engendré par les Tories, commente le dirigeant du plus important syndicat enseignant. La popularité du gouvernement atteint son niveau le plus bas chez les personnels »5.
13La promesse de rémunérations accrues ne découle pas seulement, cependant, de la volonté d’installer entre les enseignants une sorte de saine émulation ou de pousser chacun d’entre eux. Car les Travaillistes subissent aujourd’hui de plein fouet une crise du recrutement qui détermine dans certaines disciplines (en sciences et en mathématiques, en informatique, mais aussi en langues vivantes et en histoire) de graves pénuries de professeurs. Les Conservateurs, qui voyaient se tarir les sources, n’avaient rien tenté de sérieux. Leurs successeurs, qui n’ont plus le choix, mêlent dans leur traitement de l’affaire les méthodes les plus solides, celles qui participent, semble-t-il, de traditions propres plus ou moins corrigées, et les plus curieuses recettes, qui reflètent les mutations qui se jouent en leur sein. On trouve dans la première catégorie, à côté de ces nouvelles possibilités de promotion, l’offre, longtemps retardée, d’un salaire versé aux enseignants stagiaires, après l’obtention de la Licence. Les £ 6000 ainsi obtenues n’autorisent certes pas le même train de vie que celui des policiers stagiaires (£ 17 000), mais elles placent les futurs enseignants un cran au-dessus des futures infirmières (£ 5000). Dans la seconde se retrouvent notamment les campagnes de publicité lancées à la télévision et au cinéma (« On n'oublie jamais un bon professeur ») et la création des « Platons », trophées remis à des enseignants tenus pour remarquables et érigés en modèles lors de cérémonies télévisées conçues à l’image des Oscars ou des Grammys, destinés au bout du compte à exalter l’idée même de la profession.
14Quoi qu’il en soit, le métier d’enseignant connaît aujourd’hui une crise d’une gravité sans égale, et les Travaillistes évoquent des boutefeux plus que des pacificateurs. Leur politique, qui implique d’abord, sur la lancée des Conservateurs, l’accroissement incessant d’une charge de travail déjà fort lourde et le rognage continu de leur autonomie professionnelle, brouille aux yeux mêmes des maîtres le départ immédiat qu’ils faisaient naguère entre deux camps politiques parfaitement distincts. Symbole des bouleversements intervenus, les délégués du plus important syndicat d’enseignants, réunis pour leur congrès 2000, réservent leur colère et leurs brocards à l’intervention de la ministre déléguée plutôt qu’à celle du porte-parole d’une opposition conservatrice pourtant honnie.
Un économisme omniprésent
15Convertis de fraîche date à l’économisme ambiant, les néo-travaillistes mettent à propager leur nouvelle orthodoxie un zèle plus ardent encore que leurs prédécesseurs. Le discours, d’abord, en porte d’innombrables traces. Les Conservateurs avaient imaginé d’appliquer à la sphère éducative les termes de « producteurs » et de « consommateurs », fort utiles à allier parents et entreprises dans une opposition attisée aux enseignants et aux autorités locales, coupables d’incompétence et de misonéisme. Tony Blair et son gouvernement y ajoutent des idiomes Directement empruntés aux techniques de management : « zéro défaut », « performance », « rentabilité », « responsabilité » en fournissent les plus fréquents exemples.
16Les actes sont ici en parfaite consonance avec les mots. Les Conservateurs, en 1992, privatisaient l’inspection scolaire, confiée, sous l’égide d’une nouvelle organisation non-ministérielle (l’Office for Standards in Education, OFSTED), à des équipes nomades concourant pour des contrats précis. Les compétences de l'OFSTED sont aujourd’hui élargies, en proportion de l’influence et de la sévérité que le nouveau gouvernement entend lui prêter. Une autorité locale d’éducation prise en faute risque désormais de se voir enlever certaines de ses fonctions, qui reviennent alors à des entreprises privées. Un établissement incapable de satisfaire aux exigences draconiennes de progrès récemment établies risque de devoir fermer ses portes, ou bien, là encore, de déléguer au secteur privé la gestion de certaines activités. Ainsi, par exemple, à Islington, au nord de Londres, la responsabilité de l’administration des 70 écoles du secteur, où les inspecteurs observent de graves manquements, revient en avril 2000 à une entreprise privée. Cambridge Education Associates sera désormais chargée de la totalité des services nécessaires aux établissements, des consignes en matière de programmes scolaires à la gestion des personnels enseignants (leurs effectifs, leurs mutations, leur salaire, le Déroulement de leur carrière, etc.), en passant par le montant et la Distribution des finances. Le contrat, qui s’élève à plus d’un milliard de francs, est passé pour une durée de sept ans, et la société escompte de ses services un profit annuel de 5 millions de francs.
17Autre exemple : la comprehensive King’s Manor à Guildford, qui a perdu en quelques années la moitié de ses effectifs au profit des établissements avoisinants et fait l’objet des vives critiques des inspecteurs, est abandonnée par sa LEA à une organisation privée qui a fini par emporter le marché contre deux sociétés concurrentes, Il est prévu, pour prix des services rendus à l’établissement, une rémunération invariable augmentée d’une prime de rendement tributaire des résultats obtenus. Ce dispositif autorise bien sûr l’administrateur à dégager des profits de la gestion d’une école publique, Il a déjà débouché sur le congédiement de six enseignants. Les critiques, lorsqu’elles ne déplorent pas une trahison de Travaillistes naguère tout acquis à la notion de service public, se fondent essentiellement sur l’idée que la collectivité locale de tutelle, dirigée par les Conservateurs, commet une forme de parjure, en refusant sans préavis de rester comptable, envers ses électeurs, de ses engagements à administrer elle-même le système éducatif local. King’s Manor, en tout cas, laissera son nom dans l’histoire, comme la première école publique anglaise entièrement gérée par une organisation privée. Stimulée par la bienveillance de ses ennemis politiques au pouvoir, la LEA projette à présent de remettre aux mains de la même société une autre de ses écoles, qui n’a jamais, quant à elle, été la cible des inspecteurs. Ailleurs apparaissent des épigones, qui semblent devoir jouir, de la part du gouvernement, d’encouragements grandissants. Comme souvent, l’archétype est américain. Les critiques, cependant, ne manquent pas de signaler que la recherche du profit débouche là-bas sur des méthodes contestables, comme la sélection des élèves dont le coût d’éducation est le plus faible, quitte à laisser au secteur public ceux dont les besoins particuliers s’avéreraient plus onéreux.
18Si le secteur privé entre de plain-pied sur le terrain éducatif, c’est aussi grâce aux specialist schools évoquées plus haut, empruntées aux Conservateurs, ainsi qu’à un produit original des nouvelles orientations travaillistes : les Education Action Zones, qui constituent l’un de leurs plus ambitieux programmes, et leur ballon d’essai pour un engagement accru du secteur privé. Conçues comme des partenariats entre les LEAs, les parents et les entreprises, depuis des firmes comme Jaguar, Barclays et Safeway jusqu’à des sociétés locales, qui sponsorisent l’opération, regroupant en moyenne une vingtaine d’établissements, ces zones, lancées en fanfare en janvier 1998, regroupent déjà près de 2000 écoles. Le ministre clame qu’elles vont « transformer la culture de la complaisance et de l'échec » que de nombreuses LEAs ont laissé s’enraciner dans maints secteurs. On observe trois ans après le démarrage de ce programme que les espoirs du gouvernement sont partiellement déçus : les entreprises ont beau être avides de s’implanter dans le domaine éducatif, les Travaillistes peuvent bien leur avoir laissé les coudées franches en exemptant les établissements concernés des Dispositions nationales relatives aux programmes scolaires et aux conditions de service et de rémunération des enseignants ; les sociétés privées ne se bousculent pas pour administrer ces secteurs Défavorisés, auxquels sont assignés d’ambitieux objectifs d'amélioration de leurs résultats, dont il est par conséquent Difficile d’escompter des profits rapides ou substantiels.
19Pourquoi, chez les nouveaux travaillistes, de telles orientations ? Elles Écoulent surtout d’une défiance nouvelle à l’encontre du secteur public en général, de ses agents en particulier. Pourquoi, aux acteurs éducatifs traditionnels, préférer les représentants du secteur privé ? D’abord parce qu’ils paraissent, dans l’éducation comme ailleurs, incarner la modernité, a contrario des autorités locales réputées passéistes, Il y a là une réelle nouveauté, qui fissure davantage la cloison fragile qui sépare les Travaillistes de leurs adversaires : ils voyaient naguère la modernité, le progrès, dans la résistance à l’ordre marchand, et dans la primauté des préoccupations sociales ; ces notions se réalisent Désormais dans la flexibilité, l'adaptation au monde « tel qu’il est ». La raison commande à présent, pour eux aussi, la soumission aux injonctions d’un monde qui semble gouverné par d’obscurs déterminismes économiques. Pour les nouveaux travaillistes, la pierre de touche de toute politique est devenue le seul pragmatisme. L'efficacité réputée supérieure du secteur privé est donc préférée aux pesanteurs intrinsèques du public, axiome libéral classique. Il s’agit chaque fois de dédramatiser les transferts au privé d’abord, avant d’en louer les mérites. Un ministre délégué affirme que la cessibilité de la gestion des établissements publics est tout aussi naturelle que l’acquisition par les écoles, auprès des entreprises, de manuels scolaires ou des repas des élèves. L'analyse du discours des Travaillistes débouche parfois sur des constats ironiques : ils excipent souvent, pour justifier la privatisation des services, du refus des pouvoirs publics, du gouvernement, de « rester sur la touche » ou de « laisser faire » lorsqu’une LEA manque à ses responsabilités.
Quels contenus pour l’éducation ?
20C’est aux Conservateurs que l’on doit l’introduction, en 1988, de programmes scolaires nationaux obligatoires. La révolution est alors surtout symbolique, car plusieurs instances nationales, des conseils d’examens au conseil des universités, garantissaient déjà, en la matière, une unité certaine. Cette disposition est de celles, peu nombreuses, qui recueillent d’emblée l’assentiment des Travaillistes : une plus grande cohésion, estiment-ils, est devenue de mise. Les exemptions multiples qu’ils distribuent à présent n’en remettent pas en cause, à les entendre, le principe général. Si les specialist schools, par exemple, sont admises à rompre les équilibres disciplinaires jusqu’alors observés, elles doivent cependant enseigner la totalité des dix matières fondamentales prescrites dans les programmes.
21L'une des plus importantes initiatives du nouveau gouvernement en matière de programmes scolaires dérive de constats inquiétants : l’analphabétisme et l’inaptitude au calcul, que l’on avait pu croire presque éradiqués, s’avèrent, à la lumière d’études nouvelles, parfaitement vivaces. Un adulte sur cinq, dans l’Angleterre d’aujourd’hui, rencontrerait sur ces terrains de graves difficultés, de sorte que le pays serait, en Europe, fort à la traîne, juste devant la Pologne et l'Irlande. 100 000 enfants quitteraient chaque année le système scolaire sans une maîtrise authentique de ces compétences premières. D’autres études mettent en relief le coût économique, estimé à plusieurs milliards de livres, de telles insuffisances.
22Ces observations alarmantes donnent naissance à un programme de concentration sur les apprentissages fondamentaux, aux antipodes de « l’éducation progressiste » ou « centrée sur l’enfant » née dans les années 60 avec l’aval enthousiaste des Travaillistes d’alors. A compter de la rentrée 1998, les écoles primaires doivent consacrer une heure par jour au moins à l’enseignement de la lecture et de l’écriture ; à la rentrée suivante, l’opération est étendue à l’arithmétique. L’année 2000 est baptisée « année des maths », et des techniques publicitaires éprouvées viennent compléter le dispositif mis en place dans les établissements. On forge des slogans (« maths is fun » ; « maths equals top jobs »), on invite des célébrités appréciées des jeunes, du disc-jockey Pete Tong au pilote de Formule 1 David Coulthard, en passant par le boxeur Prince Naseem Hamed, à évoquer dans des spots radiophoniques l’importance, dans leurs professions respectives, de la maîtrise des mathématiques, on produit un spectacle itinérant qui va circuler d’une école à l’autre, parrainé par le Premier ministre lui-même. Mesurés par l'OFSTED, les premiers résultats des dispositifs mis en place s’avèrent positifs : à l'aune des objectifs précisément définis, le succès serait presque total pour la lecture et l’écriture, imparfait, mais encourageant, pour l’arithmétique.
23Lors de l’élaboration des programmes nationaux, les Conservateurs avaient parfois succombé à la tentation de prescriptions pointilleuses qui pouvaient confiner à la partialité. Non contents d’avoir discrédité, et marginalisé, des disciplines récentes comme la sociologie ou « l’éducation contre le racisme », qu’ils tenaient pour vaines et dogmatiques, ils montraient dans leurs choix, à travers les programmes d’histoire, de géographie ou de littérature par exemple, une nette propension au nationalisme, ainsi qu’à la promotion de valeurs morales et de doctrines économiques propres. Les Travaillistes prennent acte du retrait progressif, sur ce terrain, de leurs prédécesseurs, et projettent, dans un domaine contigu, l’abrogation d’une disposition de la loi sur les collectivités locales de 1988, le désormais fameux article 28, qui interdit de façon discriminatoire l’« encouragement de l’homosexualité » dans les activités des autorités locales. Contraints, cependant, de composer avec la majorité de Lords qui s’opposent farouchement à ce projet, ils lâchent du lest, sous la forme de nouvelles directives qui commandent aux enseignants de promouvoir les vertus du mariage et de relations familiales stables, et de prévenir les enfants contre des relations sexuelles « prématurées »6. Tout se passe comme si le gouvernement, étourdi des mutations si hâtives, si profondes, auxquelles il soumet son héritage idéologique propre, se retrouvait parfois sans boussole, incapable de préférences morales assurées.
24Un autre de ses projets consiste toutefois dans l’introduction au niveau de l’enseignement secondaire, à la rentrée 2002, d’une discipline nouvelle qu’ils intitulent « éducation à la citoyenneté ». C’est la désaffection grandissante des jeunes pour la politique, et le souci de forger une génération « informée, responsable et douée du sens critique » qui les y pousse. Des enquêtes récentes, sur lesquelles ils s’appuient, montrent en effet que 34 % des jeunes, soit 7 % de plus qu’en 1994, ne vouent pas le moindre intérêt à la chose politique, et, sans vraie surprise, que la majorité de ceux-là se recrutent parmi les classes sociales les moins favorisées7.
25Il n'est pas sûr, pourtant, que mène à ces objectifs l’attachement continu aux examens et aux tests dont s’assortissent, depuis les Conservateurs, l’ensemble des enseignements. Bachotage et psittacisme, plutôt qu’esprit critique, sont les plus probables fruits de la manie des objectifs et de leur mesure dont témoignent les nouveaux travaillistes. Puisque les inspecteurs peuvent faire fermer une école jugée médiocre, puisque les palmarès des établissements, mis en place sous John Major, continuent, plus que jamais, de gouverner les choix des parents, donc de déterminer le budget d’une école, exactement soumis à ses effectifs, la latitude de chacun des acteurs de l’éducation est étroitement contrainte. Les syndicats prétendent que les élèves anglais sont à présent les plus testés au monde. Aux tests nationaux obligatoires créés en 1988, subis par les élèves aux âges de 7, 11 et 14 ans, s'ajoutent aujourd’hui des examens présentés comme facultatifs mais déjà adoptés par 90 % des établissements, destinés à la mesure continue des progrès accomplis, Ils signifient que l’immense majorité des élèves anglais seront soumis à des tests nationaux chaque année que dure leur parcours scolaire. Réaction de l’un des principaux syndicats d’enseignants : « Il semble plus important désormais de peser les élèves que de les nourrir ».
26Ces évolutions dérivent elles aussi de la nouvelle philosophie travailliste. Le chômage, la misère, la marginalisation sociale et économique, ne doivent plus être invoqués comme des facteurs déterminants de l’échec scolaire. L’école, plutôt qu’une organisation sociale incapable de réparer ces problèmes, devient toujours plus comptable des destins individuels et du devenir collectif. Tandis que Tony Blair dénonce la « culture de l'excuse » qui « corrompt encore certains éléments de la profession enseignante »8, un rapport de l'OFSTED s’applique à démontrer que « la culture de l’opiniâtreté » peut vaincre la pauvreté.
Conclusion
27Lorsque les nouveaux travaillistes arrivent au pouvoir, ils héritent d’un système éducatif profondément remanié, selon des thèmes précis, par leurs prédécesseurs Conservateurs. Les programmes nationaux, les palmarès éducatifs, le choix des parents, l'indépendance financière des établissements mis en concurrence, l’importance de l’inspectorat, en sont devenus les traits dominants. Comme pour la restructuration de l’économie britannique déclenchée par Margaret Thatcher, les mutations accomplies alors, tant elles sont profondes, tant elles définissent les fondations mêmes du système, paraissent aux nouveaux arrivants indélébiles. Mais il y a plus : l’influence idéologique des Tories détermine aujourd’hui chez les Travaillistes un pragmatisme, fait d’abord du rejet des convictions de naguère et du souci constant de la performance, des résultats, d’une adaptation aux inflexions de l’économie, qui débouche bien souvent sur le prolongement et l’amplification des politiques chères aux Conservateurs. Lord Baker, l’ancien ministre de Mme Thatcher, n’en est pas dupe, au spectacle de l’ordre du jour de son successeur : « [M. Blunkett] semble avoir récupéré bon nombre de mes discours »9. Quoi qu’il en soit, beaucoup verront dans ces nouvelles orientations l’occasion de se réjouir. Les succès enregistrés aujourd’hui au niveau du primaire, dans les apprentissages fondamentaux, peuvent paraître de bon augure. La volonté de hisser au niveau de l’enseignement supérieur jusqu’à 50 % d’une classe d’âge est sûrement louable. Sans doute, dans certains domaines, les échecs longtemps accumulés par le système éducatif britannique seront-ils enfin partiellement réparés.
Notes de bas de page
1 « Read my Lips Selection Pledge was ‘a Joke’ ? », 18 mars 2000 <http://www.telegraph.co.uk>.
2 Voir « Comprehensive Pupils do Better, says Study », The Independent, 10 mars 2000 et « Mixture of Talent Makes or Breaks a School », The Guardian, 15 septembre 1999.
3 « Puttnam’s Call to ‘Love’ Teachers », 9 février 2000 <http://www.bbc.co.uk/educationnews/>.
4 « Smarten Up if you Want a Pay Rise, Teachers Warned », 14 janvier 2000 <http://www.telegraph.co.uh>.
5 « Teachers Fight Rule to Encourage ‘Snooping’ », The Guardian, 1 avril 2000.
6 « Teachers Told to Promote Marriage », 10 mars 2000 <http://www.bbc.co.uk/educationnews/>.
7 « Need for Citizenship Education Underlined by Survey – Blunkett », Department for Education and Employment, 30 novembre 1999.
8 « Blair Blamed over ‘Excuses Culture’ », 21 octobre 1999 <http://www.bbc.co.uk/educationnews/>.
Auteur
Université de Bretagne Sud
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011