Introduction. Cool Britannia ou cruel Britannia ?
p. 7-12
Texte intégral
1L'écrasante victoire du parti travailliste le premier mai 19971 fut acclamée comme l'aube d’une ère nouvelle, après dix-huit ans de règne conservateur. Lors de la campagne les Travaillistes s’étaient engagés à opérer des changements en profondeur, présentés sans équivoque dans leur programme électoral Parce que la Grande-Bretagne mérite mieux (Because Britain Deserves Better). Rien ne devait pouvoir entraver la volonté réformiste du New Labour2 de Tony Blair, fort d’une majorité de 179 sièges aux Communes, d’autant plus que les circonstances étaient particulièrement clémentes. En effet, le nouveau gouvernement faisait face à un parti d’opposition pratiquement réduit à néant et discrédité dans l’opinion ; l’élection de William Hague à la place de John Major à la tête du parti conservateur n’a rien fait pour réduire l’avance des Travaillistes dans les sondages3. Aujourd'hui les Conservateurs commencent certes à donner des signes d’un regain de popularité, mais selon les projections des sondeurs et malgré les difficultés de l’automne 2000, une victoire travailliste aux prochaines élections demeure très probable. D’une manière plus significative, et pour la première fois dans l’histoire du parti travailliste au pouvoir, le gouvernement Blair bénéficie d’une conjoncture économique très favorable, avec d’une part la création d’un million d’emplois depuis les élections, qui ont ramené le chômage à 3,6 % de la population active au début de l’année 2001, soit le taux le plus kas depuis 19754, et d’autre part un taux d’inflation inférieur à l’objectif de 2,5 % que s’était fixé le Chancelier Gord on Brown. A son arrivée au pouvoir, le gouvernement travailliste a donc tous les atouts en main. A la veille des élections prévues pour 2001, à défaut de pouvoir dresser un véritable bilan de l’action du gouvernement Blair (les Travaillistes ont bien insisté sur le fait que leur action se place dans la perspective d’au moins deux mandats), il est néanmoins possible d’observer la direction prise et les perspectives. Dans quelle mesure les Travaillistes ont-ils su capitaliser leurs avantages ? Qu’en est-il des espoirs suscités par les promesses électorales de 1997 ?
2On peut s’étonner de la rapidité avec laquelle l’image dynamique du gouvernement et du Premier ministre s’est détériorée. Dans l’euphorie des premiers mois, l’expression « Cool Britannia » était sur toutes les lèvres : les artistes et célébrités du jour se pressaient au 10 Downing Street à l’invitation personnelle de Tony Blair. Dès 1999, Nick Cohen dénonce la dérive du New Labour dans un ouvrage qu’il intitule Cruel Britannia5 et les stars qui avaient bien voulu s’associer au Premier ministre le répudient désormais, faisant campagne pour Ken Livingstone6, la bête noire des blairistes, aux élections à la Mairie de Londres en mai 2000. Le gouvernement devient la cible de critiques virulentes, en particulier de la part des porte-parole de sa base traditionnelle, mais aussi de la part d’individus autrefois alliés du parti travailliste de Tony Blair, qui se retournent contre un parti qu’ils accusent de privilégier les apparences au détriment des réalisations concrètes7. Plus généralement, une série de crises vient entailler la popularité du Premier ministre aux yeux de l’opinion publique. Ainsi, les Travaillistes sont tenus pour directement responsables de la dérive du blocus des raffineries en protestation contre des prix record pour les usagers britanniques, qui aboutit à la mi-septembre 2000 à une grave pénurie d’essence. A l’automne 2000, d’autres difficultés contribuent à donner l’impression que le gouvernement n’est pas déterminé à attaquer les problèmes à leur racine, comme dans le cas de la crise des transports ferroviaires8 que les commentateurs s’accordent à attribuer au démantèlement du réseau suite à sa privatisation par les Conservateurs, ou encore dans le cas des inondations d’octobre-novembre 2000 dans le cadre desquelles le réchauffement de la planète a certainement joué un rôle non négligeable. L’intransigeance du gouvernement face à la campagne pour la réduction du prix de l’essence, mouvement soutenu par la presse populaire, semble illustrer le refus des Travaillistes de répondre aux attentes de l’opinion publique. Mais la principale source d’embarras reste sans doute le scandale du Dôme du millénaire9, devenu symbole de New Labour mais boudé par le public, et que le gouvernement s'acharne à vouloir sauver coûte que coûte de la banqueroute aux prix d’injections massives de capitaux10. La controverse autour du Dôme alimente les attaques contre un gouvernement qui n’hésite pas à gaspiller ses ressources pour sauver la face alors qu'il n’a daigné accorder qu’une augmentation de 75 pence (8 francs environ) par semaine aux retraités. En septembre 2000 la popularité du gouvernement est au plus bas, avec, selon les chiffres de l’institut de sondage Mori, seulement 36 % des intentions de votes pour les Travaillistes, contre 38 % pour le parti conservateur de William Hague. Plus grave encore, l'image personnelle du Premier ministre a considérablement souffert puisque selon un sondage du Sunday Times 73 % des personnes interrogées le considèrent comme « arrogant ».
3Comment rendre compte d’un tel revirement par rapport à l’optimisme de 1997 ? Quels sont les éléments qui peuvent expliquer une telle désillusion ? Comment se fait-il que les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes ? Dans quelle mesure le parti travailliste au pouvoir a-t-il été capable d’apporter un souffle nouveau en Grande-Bretagne et ainsi se distinguer de ses prédécesseurs ? Peut-on véritablement parler d’alternance ?
4L’analyse qu’on pourrait qualifier d’« officielle », qui émane du gouvernement même et de ceux qui l'inspirent, souligne qu’un tournant a bien été pris en mai 1997. Cette interprétation insiste sur la mise en place d’une approche nouvelle, dite « Troisième Voie », qui se situe au-delà des clivages traditionnels, tels que les clivages gauche/droite, public/privé ou collectivisme/individualisme. Dans cette optique, ce que propose le gouvernement Blair est une politique véritablement radicale et novatrice. Les succès sont bien là. S’il y a scepticisme, cela tient plus au fait que le message n’est pas correctement communiqué à l’opinion publique qu’aux insuffisances des politiques adoptées. Si les résultats sont parfois décevants, cela est dû aux contraintes extérieures, telles que le développement de l’Europe et la mondialisation des échanges, qui réduisent la marge de manœuvre du gouvernement.
5Un autre courant de pensée insiste au contraire sur la continuité entre l’action du gouvernement travailliste et celle des gouvernements de Margaret Thatcher et John Major, sous couvert d’une présentation qui insiste sur le changement. Chez New Labour, on retrouve le même rejet de l’interventionnisme, la même hostilité à l’égard de la soi-disant culture de dépendance, la même soumission aux forces du marché, que chez les néo-libéraux des années 80 (d’où le choix de ces critiques de désigner le parti par l’expression « néo-travailliste » plutôt que « nouveau travailliste »). Les résultats décevants doivent donc être attribués à des choix politiques visant à construire sur l’héritage des gouvernements précédents. Par exemple, Gordon Brown, Chancelier de l’Echiquier, s’était engagé avant les élections à fonctionner dans les limites budgétaires mises en place par les Conservateurs pour une durée de deux ans. On lui reproche aujourd’hui d’être assis sur une cagnotte de 35,4 milliards de livres11 et de renâcler à s’en servir pour financer les mesures sociales et investir dans les équipements collectifs afin de compenser la négligence des gouvernements conservateurs.
6La question de savoir si les Travaillistes se placent ou non dans une perspective d’alternance par rapport à leurs prédécesseurs est l’un des enjeux majeurs de toute réflexion sur l’action du New Labour. Les contributions présentées dans cet ouvrage tâchent de faire la part des deux interprétations évoquées, à travers l’exploration de différents aspects de l’action du gouvernement. Le premier article analyse la conversion idéologique du parti travailliste à la « culture d’entreprise » qui avait caractérisé les années Thatcher, sous couvert du battage fait autour du concept de « Troisième Voie ». Les quatre chapitres suivants permettent de voir comment cette conversion se traduit dans différents domaines, en commençant par les domaines de prédilection des Travaillistes, tels que la politique sociale, l’éducation et les relations ville/campagne. Sur ces questions les Travaillistes avaient naturellement suscité des attentes très fortes, qu’il s’agisse d’engagements spécifiques stipulés dans leur programme ou bien du résultat d’espoirs plus confus liés aux valeurs traditionnelles du parti. La politique sociale illustre l’optimisme du New Labour quant à la capacité des marchés globaux de permettre le financement des mesures de solidarité sociale et donc la nécessité de ne pas entraver leur l’action. Dans le domaine de l'éducation, déclaré prioritaire dans le programme électoral, l'ardent désir d’améliorer la performance et de corriger les méfaits de la négligence des Conservateurs, dont témoigne l’avalanche de déclarations et de réformes, va de pair avec une méfiance presque maladive à l’égard du service public. Enfin, la question des relations ville/campagne met en évidence le dilemme du gouvernement, soucieux à la fois de conserver le soutien électoral encore fragile des circonscriptions rurales et de ne pas aliéner son électorat traditionnel. L’évolution idéologique du parti se manifeste en outre dans un domaine plus inattendu, quoique clairement mis en avant lors de la campagne électorale, à savoir la politique sécuritaire, qui traduit elle aussi une profonde ambivalence. D’une part, l’approche musclée de Jack Straw, Ministre de l’Intérieur, qui s’est fait le champion de la « tolérance-zéro », semble être le signe que dans leur effort pour battre les Conservateurs sur leur propre terrain, les Travaillistes sont devenus plus royalistes que le roi ; d'autre part, Jack Straw fait preuve d’égalitarisme en combattant le racisme dans la police.
7La deuxième partie de l’ouvrage comprend trois articles explorant les ambiguïtés de la politique étrangère britannique, que le gouvernement de Tony Blair ne semble guère soucieux de lever. L'Europe, la défense et le nucléaire sont trois domaines sensibles, où il est particulièrement difficile d’identifier la spécificité d’une approche « travailliste ». La question de l’Europe, sur laquelle il faut bien dire que les Conservateurs se sont montrés bien plus téméraires que les Travaillistes en adoptant une approche clairement eurosceptique, est source de divisions à l’intérieur des partis tout autant qu’entre les partis. Qu’en est-il du changement de cap annoncé avant les élections, en faveur d’une intégration accrue à l’Union Européenne ? En matière de défense, les enjeux sont si sensibles qu’il est très difficile au gouvernement de conduire quelque action décisive que ce soit. Les Travaillistes au pouvoir vont-ils continuer d’équivoquer et refuser de choisir entre la conservation de liens privilégiés avec les Etats-Unis et le rapprochement avec l’Europe ? Enfin, la politique nucléaire a fait l’objet de telles controverses au sein du parti et concentre une telle hostilité au sein de l’opinion publique britannique, que le sujet est désormais enterré, telle la centrale de Tchernobyl, sous une épaisse chappe de ciment.
8Le recueil se termine par deux exemples plus franchement positifs où l’on constate de claires avancées témoignant bien d’un changement d’approche : d’une part le processus de paix en Irlande du Nord, que le gouvernement travailliste a été véritablement déterminé à faire progresser, même s’il est vrai que le processus avait été entamé par les Conservateurs. D'autre part, la réforme des institutions, avec la création de l’Assemblée galloise et du Parlement écossais, le rétablissement d’une autorité pour Londres et la réforme de la Chambre des Lords, dont on peut dire que malgré ses insuffisances elle constitue en germe une révolution dont les effets à venir sont difficiles à mesurer dans toute leur étendue.
Notes de bas de page
1 Les Travaillistes remportent 419 sièges avec 44 % des voix, contre 165 sièges pour les Conservateurs (31 % des voix), et 46 sièges pour les Libéraux Démocrates (17 % des voix). Ces chiffres reflètent tout autant le succès des Travaillistes que le rejet massif des Conservateurs qui ne parviennent à conserver aucun de leurs sièges en Ecosse et au Pays de Galles.
2 Avec le passage de Labour à New Labour (parti travailliste nouveau) en 1994 on assiste à ce qu’il faut comprendre comme une véritable relance de la marque travailliste, suivant les techniques de communication empruntées au conseil en management. C’est l’idée d’un parti travailliste en tant que ‘produit’ présenté aux public qui explique le choix de conserver dans l’ouvrage l’expression telle quelle.
3 L’image du leader conservateur est désastreuse (la presse le compare à un avorton), Il a depuis montré qu’il était un adversaire plus redoutable que ces premières impressions défavorables le laissaient supposer.
4 Statistiques du Ministère du Travail. Ces chiffres sont toutefois à manier avec précaution compte tenu de la méthode de comptage retenue qui ne recense que les chômeurs en quête d’emploi.
5 Cohen, Nick. Cruel Britannia, Londres : Verso, 1999.
6 Ken Livingstone, candidat indépendant et figure de proue de la gauche travailliste jusqu’à son expulsion le 3 avril 2000, l’emporte contre Frank Dobson, candidat officiel du parti travailliste, et Steve Norris, candidat conservateur.
7 C’est le cas en particulier de Lord Sawyer, Secrétaire général du parti travailliste de 1994 à 1998, qui a publiquement dénoncé l’écart grandissant entre le gouvernement et le reste du parti.
8 Suite au déraillement d’un train à Hatfield le 17 octobre 2000 à cause d’un rail cassé, il apparaît que l’état des voies est catastrophique. L’ensemble du réseau est complètement paralysé pendant plusieurs jours, puis marche au ralenti pour permettre le remplacement des tronçons en mauvais état.
9 Le cas du Dôme est intéressant en ce qu’il illustre à la fois continuité et alternance par rapport aux Conservateurs dans la mesure où il s’agit d’un projet lancé par le gouvernement de John Major, qui fut ensuite repris par les Travaillistes.
10 Le total des sommes investies dans le projet s’élève à 628 millions de livres.
11 Cette somme correspond l’excédent du Budget pour l’année budgétaire 2000-2001, selon les chiffres officiels publiés le 20 novembre 2000 (Office of National Statistics).
Auteurs
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Emmanuelle Avril
Université de Lille III
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Richard Davis
Université de Lille III
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Y-a-t-il (vraiment) des technologies de l’information ?
Nouvelle édition revue et corrigée
Yves Jeanneret
2011