Assemblée nationale – 2e séance du 27 octobre 1966 –
p. 121-125
Note de l’auteur
La séance du 27 octobre au Palais-Bourbon reste surtout dans les mémoires pour l’affaire des Paravents : un certain nombre de parlementaires trouvaient choquant que la pièce de Jean Genet fût jouée dans un théâtre subventionné... Curieuse séance que celle-ci où Malraux, après avoir répondu aux conservatismes de tous bords qui prenaient la pièce pour cible (« Genet n’est pas plus antifrançais que Goya antiespagnol » ; « S’il était Baudelaire, on ne le saurait pas. »), allait ensuite se faire l’avocat des églises modestes... à la manière de Maurice Barrès !
Texte intégral
1M. Jacques Mer.– [...] La première [question] – mon prédécesseur à la tribune l’a déjà évoquée – concerne la sauvegarde des quartiers historiques d’un certain nombre de villes.
2Vous êtes conscient de la gravité de ce problème, monsieur le ministre, puisque c’est à vous que nous devons cette loi de 1962 qui a donné à la fois une armature juridique et des possibilités techniques et financières pour la sauvegarde de ces quartiers. Mais vous savez comme nous qu’un texte législatif ne suffit pas, que tout dépend de l’application qui en est faite et des moyens qui lui sont consacrés.
3Certains mauvais exemples – je pense notamment à Avignon où ce qui s’est réalisé ne correspond certainement pas à l’esprit du législateur – certaines insuffisances aussi qui font qu’on a dû limiter le nombre des secteurs sauvegardés, méritent qu’on s’arrête un instant sur ce point et qu’on vous demande des moyens supplémentaires pour l’application de la loi de 1962. Vous me permettrez de plaider pour mon saint, c’est-à-dire pour un secteur de Paris qui n’a pas été touché par cette loi : le faubourg Saint-Germain.
4Monsieur le ministre, vous avez fait beaucoup, ainsi que la Ville de Paris, pour le Marais ; c’est là une opération digne d’admiration qui sera poursuivie pendant de nombreuses années, compte tenu de l’importance des moyens qui doivent être mis à sa disposition.
5Malheureusement, le faubourg Saint-Germain n’a pas encore été touché par la même grâce. Je reconnais que les hôtels du faubourg Saint-Germain sont en meilleur état et que l’effort à entreprendre, aussi bien sur le plan financier que sur celui de la conservation, n’est pas le même.
6Il n’en reste pas moins que, depuis vingt ou quinze ans, certains hôtels de valeur disparaissent et vous savez l’émotion qu’a soulevée la menace frappant l’hôtel de Vaudreuil. Ainsi s’est posée avec un intérêt accru cette question : ne faut-il pas appliquer la loi de 1962 à de nouveaux secteurs ?
7Cette loi est assez souple. Ce qui a été réalisé pour le Marais ne sera pas automatiquement reconduit dans d’autres quartiers de Paris. Pourtant, il faut faire quelque chose et prévoir peut-être une extension de diverses dispositions en vigueur à d’autres quartiers de la capitale.
8Il est également nécessaire de revoir la législation de 1913 qui n’est pas adaptée aux exigences de notre époque : les classements imposent aux pouvoirs publics des sujétions hors de portée avec leurs moyens et l’inscription à l’inventaire supplémentaire n’a, dans la plupart des cas, qu’une valeur symbolique.
9Monsieur le ministre, j’aimerais qu’en ce domaine vous nous donniez au moins quelques assurances quant à l’effort que vous pourrez faire au cours des prochaines années.
10[…]
11M. Pierre Bas.– [...] Je ne peux pas oublier, comme élu de la capitale, que vous avez transformé le visage de cette vieille ville que nous aimons et qu’à la place d’une cité du xixe siècle encrassée, vous nous avez donné une ville radieuse, transformée et semblable, en ses plus beaux ornements, à ce qu’elle était lorsque les grands architectes du xviie siècle et du xviiie siècle la conçurent. C’est pourquoi, entre vingt-cinq sujets qui s’offrent à moi, je dirai quelques mots de l’architecture.
12En 1679, Louis XIV disait à Jules Hardouin-Mansart : « Élevez, monsieur, un monument qui soit un témoignage de la grandeur de mon règne. » Et vingt-sept ans plus tard s’achevait le Dôme des Invalides ; ce dôme est peut-être le plus beau du monde.
13Nous souhaiterions, monsieur le ministre, qu’un effort analogue fût effectué en notre temps et que les villes que construisent les architectes d’aujourd’hui portent témoignage de notre sens de l’homme, de notre sens de l’esthétique et de notre désir de donner à l’homme un cadre de vie conforme à sa dignité. Et nous souhaiterions des monuments qui restent exemplaires en leur beauté.
14[...]
15Je voudrais que votre passage rue de Valois, monsieur le ministre, se traduise par l’élaboration d’un art, d’une architecture qui marque notre époque. Je suis surpris par l’étonnante beauté de ce que je vois parfois à l’étranger, je suis déçu de la banalité et de la laideur de ce que je vois dans mon pays, quelques brillantes exceptions mises à part.
16Toutes les grandes époques de ce pays se sont marquées dans l’art et il n’est pas concevable que le renouveau politique, économique et social que nous connaissons actuellement ne se traduise pas dans les formes et dans l’esthétique. Et, puisque vous êtes le préposé au génie dans ce ministère, j’entends que vous vous donniez le mal de réveiller le génie là où il dort encore.
17[…]
18M. Maurice Georges.– Monsieur le ministre, je prends prétexte de ce débat budgétaire pour vous dire combien j’apprécie plusieurs réalisations dont vous êtes le point de départ et qui ont transformé Paris.
19Je ne peux pas résister au plaisir de vous confier, comme l’ont déjà fait nombre de mes collègues, mon émerveillement devant le travail gigantesque entrepris sur votre demande, initiative qui nous a redonné en quelques années une capitale propre, claire, où chaque immeuble est devenu un plaisir pour l’œil et où chaque monument découvre à nouveau des avantages qui s’étaient avec le temps progressivement estompés. On peut dire sans aucune exagération, monsieur le ministre, que vous avez littéralement « reconstruit Paris ». C’est vrai pour les principaux quartiers et pour les principaux monuments.
20Entre autres exemples, j’évoquerai plus précisément le souvenir du quartier que je fréquentais au temps de ma vie d’étudiant.
21Je me souviens surtout d’une promenade répétée des centaines de fois le long des quais, quai des Grands-Augustins et quai de Conti, jusqu’à la place et au palais de l’Institut. Je revois ce palais qui était à l’époque l’édifice le plus noir, le plus « encrassé », le plus rebutant de tout Paris. Il est devenu aujourd’hui le plus beau monument de la capitale.
22Je ne sais s’il existe au monde une promenade plus prestigieuse que celle qui permet de se rendre par un court trajet de 150 mètres, en traversant la Seine sur le pont des Arts, de cette place de l’Institut maintenant rénové à la Cour Carrée du Louvre, elle aussi merveilleusement éclaircie et mise en valeur d’une aussi surprenante façon.
23A cinq minutes de là, et toujours grâce à vous, une autre innovation est tout aussi étonnante. Dans les jardins des Tuileries, en plein air, apparaissent les admirables sculptures de Maillol. On a pu dire que ce « musée extérieur », ouvert à tous ceux qui voulaient se donner seulement la peine de s’y promener et de regarder, était le prototype du musée démocratique.
24[…]
25M. le ministre d’Etat, chargé des Affaires culturelles.– [...]
26Pour les monuments, vous avez naturellement raison. Mais je vais vous dire le fond de ma pensée, que vous connaissez d’ailleurs fort bien. Il y aura trois lois de programme et il n’y a pas d’autres solutions. Ou alors il faut admettre que tout va tomber.
27Nous sommes arrivés au moment où la pierre du xviie siècle commence à être touchée par la maladie ; celle du xviiie siècle, dans les grandes villes, également. Les monuments gothiques ne sont pas tombés puisqu’ils ont été construits autrement. Nous avons à entretenir nos monuments romans, nos monuments gothiques, nos monuments du xviie siècle, et nos monuments du xviiie siècle. C’est évidemment impossible sur un budget normal. Nous avons restauré les sept monuments que vous connaissez pour montrer ce qu’on pouvait faire. Au surplus, la France n’aurait pas pu faire davantage. Non pas par manque d’argent, mais par manque d’artisans. On ne refait pas Trianon avec n’importe qui.
28Nous allons élaborer un second projet de loi, exactement de même nature. C’est-à-dire qu’au lieu de Reims, nous aurons Strasbourg. Mais ensuite il va falloir – vous avez raison – envisager quelque chose de différent ; le principe, vous le connaissez comme moi : nous donnons la moitié et la commune donne l’autre moitié115. Or, le monde roman était si différent du monde moderne qu’il a construit cinq églises là où, aujourd’hui, un seul prêtre dessert cinq paroisses, ce qui veut dire qu’il y avait cinq gros villages là où, aujourd’hui, il n’en reste qu’un.
29Qu’allons-nous faire avec ces hameaux ? Allons-nous leur demander la moitié du prix de la restauration de leur église ?
30Il se trouve que c’est en France, à Eschwiller, qu’il y a, comme église, la seule copie existante d’un palais byzantin. On n’en trouve même pas une autre sur tout le territoire de Byzance. Cette église, à l’heure actuelle, est presque en ruines. La commune a 160 habitants. Comment pourrait-elle nous aider ? Par conséquent, il n’y aura pas à hésiter.
31Il faut que nous arrivions à écheniller cette réalité énorme, car il reste plus de 2 000 églises à sauver en France. Au lieu de dire : je viens devant vous au nom de Versailles, je dirai : je viens devant vous au nom de l’irréparable pour sauver des églises modestes, mais qui seraient encore des chefs-d’œuvre si on les transportait ailleurs116. [...]
32Journal Officiel du 28 octobre 1966
Notes de bas de page
115 En 1912, Barrès proposait à l’Assemblée « que tout vote de fonds, émis par la commune pour réparation ou restauration de l’édifice religieux, donne droit à une subvention correspondante de l’État [...]. » Il donnait donc l’initiative aux collectivités locales. (La Grande pitié des églises de France, L’Œuvre de Maurice Barrés, vol. VIII, Club de l’Honnête homme, 1966, p. 115. Première publication : Plon, 1925–1930).
116 Malraux parle ici la langue de Barrès : « Quelles sont touchantes et dignes d’amitié, ces humbles églises en péril, ces pauvres Cendrillons de village » déclarait l’auteur de La Grande pitié des églises de France, (éd. citée p. 78). Souhaitant obtenir pour les édifices cultuels une protection analogue à celle des monuments historiques, Barrès proposait de généraliser le classement à toutes les églises construites avant 1800.
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