Version classiqueVersion mobile

La grande pitié des monuments de France

 | 
André Malraux

Débats parlementaires

Assemblée nationale – 2e séance du 7 novembre 1964 –

Note de l’auteur

Le grand chantier de restauration des monuments entrepris dans les années soixante s’inscrit dans le cadre du Plan de développement économique et social. On sait combien le principe de planification modela profondément la France d’après-guerre, conférant à l’État un rôle déterminant. Mais l’existence toute récente d’un ministère des Affaires culturelles ne pouvait manquer de poser la question de la légitimité de l’intervention de l’État dans le domaine de l’art et de la culture. Quel rôle et quelles compétences allait-il assumer en matière d’architecture ? Question incontournable, d’autant qu’en 1952 Malraux lui-même avait affirmé : « l’État n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir. »109.

Texte intégral

1M. André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles.– [...] Quant aux critiques de fond, elles se résument en une phrase : il n’y a pas assez d’argent. Bon ! Mais cette assertion est tellement évidente et elle déborde tant le cadre propre aux Affaires culturelles que je vais me placer, si vous le voulez bien, sur un plan plus fondamental.

2En définitive, qu’est-ce qu’on a appelé le gaullisme ? Essentiellement, deux choses. D’une part, une confiance absolue dans la France ; d’autre part, l’idée que l’État devait être reconstitué pour être le moyen de cette confiance.

3Il est absolument indispensable que, dans chacun des domaines essentiels de notre histoire, l’action de l’État devienne ce qu’elle doit être.

4Depuis des siècles, l’idée d’État a été une idée fondamentale. Mais la France s’en était d’autant plus écartée qu’elle la croyait allemande. Il ne faut pas oublier, en effet, que le plus grand théoricien de l’État fut Hegel.

  • 110 Idée présente dans L’Espoir, par la bouche de Garcia : « J’appelle révolution la conséquence d’une (...)

5Ce n’est pas le général de Gaulle qui a dit : « Il n’y a pas une seule révolution qui n’ait renforcé le pouvoir de l’État » C’est Lénine110.

  • 111 « Des fiacres aux réacteurs atomiques », comme il le rappelle lui-même. (Espoir, Malraux : Paroles (...)

6Par conséquent, il faut que nous comprenions bien que si la volonté d’État est absolument fondamentale, l’adaptation d’un appareil donné à des conditions de vie qui, dans le monde, changent sous nos yeux, est non moins nécessaire. Si vous comparez les temps de votre adolescence à ceux d’aujourd’hui, vous ne pouvez que reconnaître que vous assistez à la transformation la plus totale que le monde ait jamais vue111.

7Tout cela implique que nous voulons l’État, puisque nous pensons que sans l’État il n’y a pas de politique, mais que nous voulons un État moderne, c’est-à-dire un État adapté à l’efficacité et à la justice sociale. (Applaudissements sur les bancs de l’UNR.-UD.T.)

8Dans notre pauvre domaine, cela signifie, mesdames, messieurs, que je ne pense pas que la fonction que j’ai l’honneur d’assumer consiste à trouver des gens pour boucher des trous car, pour parler clair, voilà assez longtemps que cela dure. (Sourires.)

9On attend depuis plus de cinquante ans pour savoir ce qu’on fera d’une cathédrale au moment où l’une de ses tours risque de tomber sur la tête des gens. (Sourires.)

10En définitive, vous le savez tous, lorsqu’un député vient trouver le ministre et lui réclame de l’argent pour un malheureux monument de sa circonscription, où est sa chance ? Dans le fait que le monument menace ruine.

11Mesdames, messieurs, il n’est pas raisonnable de dire que vous avez des droits dans la mesure où le monument va tomber sur la tête des gens. (Applaudissements sur les bancs de l’U.N.R.-U.D.T.)

12Ce qu’il faut, c’est comprendre que nous devons maintenant faire un plan – indépendamment du plan d’équipement, lui-même fort utile – qui ne nous mette plus au service de ce qui se passe ailleurs et, pour tout dire, qui ne nous fasse pas jouer au ping-pong avec le destin.

13C’est à nous de savoir ce que nous voulons.

14[…]

15Cette expression d’une volonté nationale, essentielle chez nous – non pas nationaliste, mais nationale – concerne d’abord notre patrimoine.

16Nous avions cette année à établir un programme de fouilles. Vous savez comme moi qu’à l’étranger l’action de la France en ce domaine est exemplaire. Les fouilles françaises de Syrie, du Liban et d’Afghanistan sont à peu près les dernières des grands pays européens. Elles sont terminées. En France, on a découvert le gisement de Pincevent, le plus grand gisement paléolithique du monde, exception faite des gisements russes. En trois jours, ce qui était demandé a été obtenu. Le nécessaire a été fait aussi pour Grand. Tout cela n’est qu’un début. Mais l’absence de fouilles en France a cessé.

17La France n’avait pas un inventaire de ses monuments. Elle en a un depuis cette année. L’Alsace, le Languedoc et la Bretagne sont en cours d’inventaire.

18La caisse des monuments historiques a été rénovée. L’exécution de la loi de programme des sept monuments – vous la connaissez, mesdames, messieurs, puisque nous l’avons faite ensemble – se poursuit. La restauration des fresques de Fontainebleau, pour la partie François Ier, est achevée. Allez donc voir maintenant cette galerie : les fresques sont complètement dégagées. C’est vraiment très bien ! (Sourires.)

19Nous avons restauré la façade des Invalides. Demain, les Invalides, l’un des plus beaux monuments du monde, seront complètement dégagés.

20Nous avons fait le creusement des fossés devant les colonnades du Louvre, sans grands frais, puisque c’est l’armée qui s’en est chargée.

21Les statues de Maillol sont au Tuileries. La grotte de Lascaux est, sinon sauvée, du moins protégée.

22L’inscription des quais de la Seine et des quartiers centraux de Paris est faite et vous savez comme moi que sauver les quais de la Seine, ce n’était vraiment pas rien.

23Le périmètre exceptionnel de protection autour du parc de Versailles est une chose acquise.

24Pour les monuments historiques endommagés par la guerre, l’effort maximum sera accompli en faveur du palais de justice de Rouen. Les crédits sont en augmentation par rapport à l’an dernier ; de peu, il est vrai, mais enfin ils le sont.

25Pour les secteurs sauvegardés, les travaux ont débuté à Lyon et à Avignon.

  • 112 La « Villa Savoye » de Le Corbusier, dont la construction s’acheva en 1931, fut le premier édifice (...)

26Des immeubles contemporains sont classés pour la première fois112.

27Le plafond de l’Opéra, que beaucoup croyaient ne jamais voir, est peint.

28Les prototypes de mobiliers français ont eu le premier prix de l’exposition de Milan.

29[...]

30La semaine prochaine seront désignées les villes de province où seront implantées les écoles nationales d’architecture. La création architecturale nous est une préoccupation constante. Nous avons en préparation les projets relatifs aux cinq nouvelles préfectures.

31[...]

32Quant aux ravalements, lorsque nous aurons terminé ceux de la place du Panthéon – ce sera chose faite pour le transfert des cendres de Jean Moulin – nous passerons à ceux du Louvre et de l’Arc de Triomphe.

33Nous nous trouverons alors en présence d’une tentative de la plus belle perspective du monde puisque dans l’année nous aurons engagé le rétablissement du Louvre tel qu’il devait être, et supprimé toutes les sculptures superfétatoires des Tuileries qui seront alors remplacées par des chefs-d’œuvre.

34J’évoquerai maintenant la transformation des Invalides.

35Ce qu’on appelle actuellement l’esplanade n’est nullement une esplanade. Sur cet emplacement devait être dessiné un jardin à la française, dans l’esprit du xviiie siècle. Il était utile, pour que les soldats pussent faire l’exercice, de ne pas faire un jardin. On ne l’a donc pas fait. Les soldats ont continué à faire l’exercice parce qu’ils faisaient la guerre. Puis ils ont fait l’exercice parce qu’ils ne faisaient pas la guerre – et ils l’ont fait beaucoup plus. Enfin, il n’y eut plus d’exercice et plus du tout de jardin. Puisque les soldats ne font plus l’exercice, nous avons décidé de refaire le jardin de Louis XIV. (Applaudissements sur les bancs de l’U.N.R.-U.D. T, du groupe des républicains indépendants, du centre démocratique et du rassemblement démocratique.)

36[...]

37M. le président. Dans la discussion, la parole est à M. Bourdellès.

38M. Pierre Bourdellès.–Mesdames, messieurs, le 9 octobre 1963, je montais à cette tribune pour appeler l’attention de M. le ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles sur le véritable scandale que constitue, depuis quelques années, le pillage de nos œuvres d’art populaire et je demandais instamment que des mesures soient prises de toute urgence afin de protéger le patrimoine artistique de notre pays contre les entreprises de plus en plus éhontées des spéculateurs et affairistes de tout genre.

39Je demandais notamment que l’on interdise l’exportation des objets d’art ancien – comme c’est le cas dans certains pays, l’Italie par exemple – seule restant permise l’exportation des copies et reproductions de certains objets d’art dont la liste devait être établie de façon précise. Je demandais également que, pour assurer le respect de cette interdiction, un contrôle extrêmement rigoureux fût exercé à nos frontières, dans nos ports et sur nos aérodromes.

40Vous m’aviez alors répondu avec un certain pessimisme, monsieur le ministre, en constatant que les faits relatés dans mon intervention étaient très graves, mais qu’il était extrêmement difficile de trouver une solution.

41Néanmoins, vous aviez manifesté l’intention de résoudre ce problème par deux moyens différents : l’établissement d’un inventaire des richesses artistiques de la France et le dépôt d’un projet de loi réglementant l’exportation des antiquités.

  • 113 Le mot « vandalisme » est un néologisme de l’abbé Grégoire, qui fut l’un des plus ardents défenseur (...)

42En ce qui concerne la première de ces mesures, vous venez de déclarer que l’inventaire envisagé est en cours et nous vous en félicitons. Toutefois permettez-moi d’observer qu’un tel inventaire ne peut apporter une solution efficace ; son établissement demandera, en effet, de nombreuses années et, pendant ce temps, compte tenu de la rapidité avec laquelle disparaissent nos œuvres d’art, la plupart de celles-ci seront détruites ou exportées si aucune autre mesure n’est prise dans l’immédiat contre le vandalisme113.

43Celui-ci ne sévit pas seulement en Bretagne. C’est de tous les coins de France que nous parviennent des informations concernant la fuite de notre patrimoine artistique. Tous les journaux, à quelque tendance qu’ils appartiennent, dénoncent les vols commis ici et là, dans les églises, dans les musées et dans les châteaux. Tous les rédacteurs de ces informations demandent instamment que l’on s’efforce de retenir dans notre pays les trésors qui fuient vers l’étranger d’autant plus facilement qu’aucune taxe n’est perçue, semble-t-il, sur l’exportation des antiquités, alors que l’on impose très lourdement leur entrée en France.

44L’opinion publique a été également alertée à ce sujet par la publication, en juillet dernier, d’un livre intitulé Chefs-d’œuvre en péril, dont un chapitre est consacré spécialement aux trésors français en voie de disparition.

45A ces cris d’alarme qui se font entendre de toutes les régions françaises, les pouvoirs publics semblent demeurer indifférents, sinon impuissants. Ils ne font rien pour sanctionner ceux qui tirent profit de ces pillages ou pour faire exécuter la sentence lorsque, par hasard, un tribunal s’est prononcé.

46C’est ainsi qu’un magazine de Provence relate le cas d’un antiquaire qui, ayant arraché les fresques du xie siècle de la chapelle de Casenove, dans les Pyrénées Orientales, a été condamné au mois de mai 1955, par le tribunal correctionnel de Prades, à restituer les fresques et à les remettre en place à ses frais, avec astreinte de cinq mille francs par jour de retard. Neuf ans se sont écoulés depuis lors ; les fresques n’ont toujours pas réintégré la chapelle de Casenove et l’antiquaire n’a jamais versé un centime d’amende.

47Vous avez évoqué l’année dernière, monsieur le ministre, l’insuffisance des crédits mis à la disposition des conservateurs de province en vue d’assurer la surveillance des pièces classées.

48Cette misère est si grande que l’on peut citer tel département dans lequel le conservateur des antiquités et objets d’art, responsable de cinq cent quatre-vingt-douze objets classés, ne perçoit que vingt-cinq mille anciens francs par an pour assumer ses importantes fonctions.

49Monsieur le ministre, vous avez su faire débloquer des crédits pour la restauration de certains monuments. Ne pensez-vous pas qu’il serait tout aussi souhaitable d’en prévoir pour sauver les objets d’art de nos églises, de nos musées et de nos châteaux et pour les conserver dans notre patrimoine artistique ?

50En décembre 1961, le Sénat a adopté une proposition de loi modifiant le quatrième alinéa de l’article 340-2 du code l’urbanisme, afin de rendre obligatoire l’avis du ministère des Affaires culturelles avant la délibération du permis de démolition des immeubles ayant plus de cent ans d’âge.

51Malheureusement, ce texte n’a jamais été voté définitivement. Or une telle loi apparaît comme le complément indispensable de la loi du 4 août 1962 relative à la protection du patrimoine historique et esthétique de la France. Ne pensez-vous pas, monsieur le ministre, qu’il est indispensable de faire voter ce texte afin d’éviter que l’administration des beaux-arts ne soit mise à chaque instant devant le fait accompli lorsque des immeubles classés, inscrits ou en instance de classement sont démolis sans que son avis ait été sollicité ou même parfois contre son avis ?

52Enfin, je vous rappelle que vous aviez annoncé le dépôt d’un projet de loi tendant à réglementer très strictement l’importation des antiquités. Cette promesse n’a pas été tenue. Il est profondément souhaitable que ce projet soit déposé et voté rapidement. Pourquoi le vote de ce texte n’interviendrait-il pas selon la procédure d’urgence qui a été appliquée, par exemple, aux projets de loi destinés à lutter contre la spéculation immobilière ? La forme de spéculation que je dénonce à cette tribune porte une atteinte très grave au patrimoine artistique de notre pays et, par là même, elle a des conséquences matérielles et morales considérables, puisqu’elle risque de faire perdre à la France l’un de ses principaux attraits pour les touristes étrangers, de priver les jeunes générations de moyens d’enrichir leur esprit et de développer leur sens de la beauté au contact des trésors du passé.

53Je suis persuadé, monsieur le ministre, que vous n’attendrez pas davantage pour faire droit à la requête qui vous est présentée au nom de tous ceux qui veulent sauver le patrimoine artistique de la France. (Applaudissements sur les bancs du centre démocratique et sur divers autres bancs)

54M. le président.– La parole est à M. le ministre d’État chargé des Affaires culturelles.

55M. le ministre d’Etat, chargé des Affaires culturelles.– L’orateur a tout a fait raison. Le texte dont il a parlé a reçu l’accord des ministres intéressés et doit être soumis dans les jours qui viennent au Conseil d’État. (Applaudissements sur les bancs de l’U.N.R.-U.D.T. et sur de nombreux autres bancs.)

56M. le président.– Je fais appel aux orateurs pour qu’ils respectent leur temps de parole, car nous sommes tenus par les délais impartis pour la discussion du budget.

57[...]

58M. André Rossi.– C’est sur un aspect très précis de votre budget, monsieur le ministre, que je voudrais présenter quelques observations, non point que je critique votre action, mais bien la modicité des moyens budgétaires qui vous sont accordés.

59Je parlerai des monuments historiques.

60Je l’ai dit très nettement : je n’ai pas de reproches à formuler concernant la gestion de ces monuments ; tout au contraire, je tiens à rendre publiquement hommage à l’administration responsable qui doit mener à bien un nombre considérable de travaux avec des crédits qui lui sont attribués avec une parcimonie qui frise la lésine. Je lui rends d’autant plus hommage que, dans la quasi-asphyxie où elle se débat, cette administration ne s’est jamais laissé entraîné à sacrifier la mission de qualité qui est la sienne.

61Je n’exagère pas, mes chers collègues, en parlant de quasi-asphyxie budgétaire si l’on prend en considération, d’une part, l’immensité des besoins à satisfaire et, d’autre part, la dimension étriquée des budgets locaux sur lesquels on doit compter pour agir.

62Certes, il y a la loi de programme qui, elle, traite des plus grands monuments de France, au nombre d’une demi-douzaine, mais c’est plutôt à ces 10 000 monuments classés, à ces 15 000 monuments inscrits à l’inventaire – pour la plupart, d’ailleurs, de petites églises de campagne – que je fais ici allusion en insistant sur le fait que les communes en cause disposent d’un budget qui, souvent, ne dépasse pas le million d’anciens francs. C’est dire que la participation aux travaux de restauration représente pour elles un effort extrêmement lourd.

63Or le retard que, faute de crédits, nous prenons chaque année aboutit, en raison des intempéries, à une détérioration considérable de l’état des monuments et, le jour où les travaux sont enfin engagés, à des dépenses beaucoup plus importantes.

64Je pourrais, monsieur le ministre, vous citer de petites églises de campagne de mon département pour lesquelles des devis, établis il y a trois ou quatre ans et qui se chiffraient à quelques centaines de milliers de francs – parce qu’il suffisait alors de réparer une toiture ou de remplacer quelques vitraux – atteignent maintenant plusieurs millions dont la commune devra prendre en charge la moitié.

65Le budget qui nous est présenté permettra-t-il de rattraper ce retard ?

66Très franchement, mes chers collègues, je ne le crois pas.

67En effet, sous l’apparence d’une progression de 3 à 4 p. 100 se cache une grave détérioration. L’effort consenti est loin de répondre aux exigences de la réalité.

68A l’article 2 du chapitre 35-31, « Subventions pour édifices inscrits à l’inventaire supplémentaire », le crédit de l’an dernier est maintenu. Inutile d’insister sur l’insuffisance – on pourrait même dire le caractère presque symbolique – d’une dotation qui s’établit en moyenne à 10 000 francs par département.

69Les crédits de strict entretien – article 1 du même chapitre – ne sont pas, non plus, augmentés, alors que – nous le savons par expérience – les crédits actuels ne suffisent déjà pas pour faire face aux besoins.

70S’agit-il des gros travaux pour dégâts dus à la vétusté ? L’augmentation du crédit est de 600 000 francs pour 26 millions de francs, ce qui rattrape à peine le fléchissement de 1962, mais n’annule pas, et de loin, la hausse des prix des travaux et du coût de la main-d’œuvre.

71Reste le crédit concernant les dommages de guerre qui passe de 32 millions de francs à 35 millions de francs, ce qui permet de parler de majoration de crédit. C’est la seule augmentation notable – je le concède – mais elle apparaît vite illusoire si l’on se rappelle l’importance des dotations que, avant de devenir le ministère de la construction, le ministère de la reconstruction affectait aux monuments historiques. Les 35 millions actuels sont loin des chiffres d’antan. Et malheureusement, la reconstruction est très en retard. En effet, mes chers collègues, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, il avait fallu, pour des raisons psychologiques bien compréhensibles, ralentir quelque peu, dans les villes sinistrées, la reconstruction des monuments historiques, au bénéfice de la reconstitution des logements. Aussi bien, les crédits ouverts à cet effet, cette année, dans le budget du ministère des Affaires culturelles seront-ils insuffisants pour permettre de terminer avant cinq ou six ans les travaux consécutifs à des dommages de guerre.

72Telle est, mes chers collègues, l’analyse peu encourageante d’une situation dont l’importance est pourtant capitale, tant pour la préservation d’un patrimoine historique dont notre pays est fier que pour le développement du tourisme.

73La situation est d’autant plus dramatique que, de toutes les entreprises, ce sont probablement celles qui travaillent pour les monuments historiques qui ont le plus augmenté leurs prix de revient, à cause d’une main-d’œuvre spécialisée de plus en plus difficile à trouver. Je ne citerai que les tailleurs de pierre, corporation dont les effectifs se réduisent chaque année.

74Nous voudrions, monsieur le ministre, que les conséquences de cette insuffisance de crédits ne soient pas aggravées par une intervention trop parcimonieuse des services financiers de contrôle. En effet, il semble que cette année l’ouverture de crédits n’ait été que trimestrielle, de sorte que certains engagements ne sont connus qu’en fin d’année, ce qui reporte pratiquement l’exécution des travaux à l’exercice suivant. Nous voudrions avoir l’assurance formelle que certains bruits qui courent sont sans fondement et qu’aucun blocage ne sera effectué sur les crédits du budget des monuments historiques qui va, dans quelques instants, être soumis à nos suffrages.

75Mes chers collègues, si nous n’y prenons pas garde, si le prochain collectif ne dégage pas des crédits supplémentaires, ou si un blocage intervenait, nous irions à une situation qui pourrait être catastrophique pour ce patrimoine précieux.

76L’État se doit de faire un effort, et un effort d’autant plus important que les collectivités locales sont prêtes à l’aider.

77Vous avez dit l’an dernier à cette tribune, monsieur le ministre, qu’il fallait que les conseils généraux prennent conscience des problèmes que posent les monuments historiques et participent à leur solution. J’appartiens personnellement à un département qui, depuis une dizaine d’années déjà, a créé une caisse de solidarité alimentée par des fonds départementaux et des contributions volontaires des communes.

78Pourrez-vous accorder, cette année, à tous les départements de France, des crédits d’Etat correspondant aux participations locales qui vous sont offertes ?

79Personnellement, je souhaiterais en avoir l’assurance.

80Au moment de terminer cette analyse, monsieur le ministre, je voudrais attirer votre attention sur les actions que vous pouvez mener en faveur des monuments historiques, et cela sans bourse délier. Je pense aux interventions que vous pourriez faire auprès de certains ministères dont la politique, parfois, porte tort à la beauté de nos sites ou de monuments.

81Je n’ai pas voulu, dans une discussion budgétaire, donner à mon intervention un caractère local et citer tel ou tel monument qui attend encore, dans mon département, réparation ou restauration. Cependant, permettez-moi de citer le cas de la remarquable abbaye de Saint-Jean-des-Vignes, à Soissons, que vous connaissez certainement. Vous comprendrez ce que je veux dire par des difficultés que suscitent certains départements ministériels. Cette abbaye, qui semble prendre le ciel pour vitrail, est certainement l’un des plus beaux monuments que l’on puisse voir sur la route de Belgique. Convenez avec moi qu’il est absurde que, depuis des décennies, nous attendions que l’armée veuille bien renoncer à toute une série de bâtiments militaires, devenus des masures, ou d’entrepôts désaffectés, style 1880, qui déshonorent le site. Le service du domaine de l’armée refusera-t-il encore longtemps de laisser le pas à vos architectes en chef et ne permettra-t-il pas – ce que nous demandons tout simplement - qu’on rende à l’allée centrale sa destination de voie de circulation ?

82Il vous serait certainement possible, monsieur le ministre, de régler directement avec votre collègue des armées ce problème qui se pose depuis quelque cinquante ans.

83Telles étaient, mes chers collègues, les observations que je voulais faire sur un budget important, certes, mais qui, faute de crédits, ne permettra pas, cette année encore, au ministre d’Etat d’assumer la mission de préservation du passé à laquelle nous sommes, lui et nous, très attachés.

84Il serait absurde, parce que les crédits inscrits au budget sont trop parcimonieusement calculés, qu’un patrimoine qui témoigne de valeurs séculaires, risque d’être mis en péril. (Applaudissements sur les bancs du rassemblement démocratique.)

85[...]

86M. Xavier Deniau.– [...]

87[...] je voudrais placer le débat hors de ces problèmes de gestion que je viens d’évoquer, c’est-à-dire sur le plan où vous les aviez situés vous-même lors de la séance du 18 janvier 1963, où vous nous en aviez entretenus.

88Vous aviez discuté, alors, des relations entre l’art représentatif et les monuments et vous vous étiez interrogé sur la meilleure utilisation du 1 p. 100 en fonction non seulement de nécessités sociales ou administratives, mais de nécessités artistiques.

89Vous aviez conclu que les rapports entre l’art représentatif et les monuments s’étaient dégradés depuis un certain nombre de décennies et vous nous aviez demandé d’y réfléchir.

90C’est ce que j’ai fait, ou tenté de faire. Vous êtes chargé de la conservation et de l’entretien des monuments historiques, mais qui est chargé de leur création ? Quel est le ministre qui s’occupe, dans ce domaine, non pas seulement de conserver mais de créer ? Quel est le moteur de notre création ?

  • 114 On a parfois reproché au gouvernement de n’avoir pas laissé à la postérité de grands monuments qui (...)

91Je ne vois pas quel sera l’apport de la France de 1965 – celle du demi-siècle, ayant pour chef le général de Gaulle et pour ministre des Affaires culturelles, André Malraux - au patrimoine immobilier et monumental de la France114. Où sont les monuments qui attesteront de notre époque auprès des générations futures ? Où sont nos arènes du Nîmes, nos abbayes de Fleury-sur-Loire, nos colonnades de Perrault, et même nos tours Eiffel ?

92Je sais bien, monsieur le ministre, que les monuments de notre temps ne relèvent pas tous, non plus que ceux du passé, de l’effort artistique de l’État. Les uns sont spontanés : les chapelles décorées, les églises nouvelles. Les autres sont fonctionnels. Lorsque l’on construit un pont, un barrage ou une autoroute, on s’intéresse d’abord à son aspect fonctionnel. L’aspect et la valeur artistique ne sont donnés par surcroît que si l’ouvrage d’art est effectivement réussi.

93Nous pouvons espérer que nos barrages et nos autoroutes passeront à travers les siècles comme sont passés les chaussées ou les aqueducs romains.

94Vous avez dit, monsieur le ministre, que l’action de l’Etat est fondamentale. Il est certain que dans cette création artistique destinée à durer, l’effort de l’État a de tous temps été capital, qu’il ait créé des jardins, des palais, des halles, des hôtels de ville.

95J’ai écouté avec attention, dans l’énumération de vos réalisations, ce qui relevait de l’art architectural et qui pourrait être légué aux temps futurs.

96Vous avez même cité la construction de cinq préfectures et j’en ai été très heureux, car aucune raison n’empêche nos préfectures d’être des monuments de l’art de notre temps, et non des chefs-d’œuvre de laideur ou des bâtisses sans caractère, sans couleur, sans époque, sans patrie.

97Vous devriez aller au-delà de ce « meilleur aménagement » d’établissements de l’État auquel vous apportez vos soins quand on vous soumet des projets et vous pourriez peut-être élargir l’utilisation de cette aide de 1 p. 100 en l’affectant à des travaux qui ne soient pas de simple décoration.

98Votre circulaire du 4 septembre 1960, qui commentait l’arrêté dont je parlais au début de mon intervention, disait : « Il faut assurer le maintien de l’activité artistique qui est un élément essentiel du prestige de notre pays et qui exige une intervention de l’État ».

99Il faut élargir l’utilisation de cette aide de 1 p. 100 pour créer ce qui serait utile par ailleurs, mais pour le créer dans des conditions de beauté et d’harmonie dont nous soyons heureux.

100Il faudrait aussi que vous puissiez dégager une deuxième aide de 1 p. 100 des crédits d’autres ministères qui construisent – les travaux publics par exemple - pour léguer aux générations futures des monuments dignes de ceux que nous avons reçus nous-mêmes et que nous puissions enrichir, que ce soit de béton ou de fer, comme c’était de bois ou de pierre en d’autres temps, notre patrimoine immobilier destiné à durer. (Applaudissements.)

101[...]

102M. le président.– La parole est à M. le ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles.

103M. le ministre d’Etat, chargé des Affaires culturelles.– Je remercie tous les orateurs qui sont intervenus. Ils m’ont beaucoup intéressé, quelques-uns instruit. Ils comprennent bien que je ne peux leur répondre en détail ; ils voudront bien m’en excuser et se souvenir que je suis prêt à reprendre la discussion avec chacun d’eux sur tous les points techniques de leur intervention. [...]

104Monsieur Bourdellès, la question que vous m’avez posée concerne essentiellement les vols dans les églises. Prenez garde que l’inventaire n’est pas né pour assurer la protection des œuvres d’art. C’est une œuvre scientifique. Elle concourt à cette protection, bien entendu, mais ne l’assure pas.

105D’autre part, j’attire votre attention sur les difficultés que nous rencontrons. Mais nous ne sommes pas seuls à les rencontrer. Tout ce que vous avez dit est vrai, mais attention ! c’est aussi vrai en Italie et c’est aussi vrai en Allemagne. Il s’agit en somme d’un phénomène européen et ses causes, que je ne peux pas développer ici, nous désarment passablement. C’est à partir du moment où des organisations suffisamment puissantes opèrent sur cinq cents ou six cents églises en Europe que chacun des pays européens se trouve désarmé parce que, au moment où il pourrait agir, nos adversaires opèrent ailleurs.

106Quant au projet soumettant à autorisation la destruction des immeubles de plus de cent ans, nous ne voulons pas aller jusque-là. Le problème doit être résolu par une politique judicieuse de classement des secteurs sauvegardés.

107[…]

108Monsieur Rossi, je n’ai pu trouver que très pertinentes vos observations dont certaines rejoignent les miennes.

109Naturellement, les crédits devraient être augmentés. Naturellement, il faudrait agir dans le cadre d’un plan. C’est bien ce que j’ai dit. Ce n’est pas facile, certes, mais enfin, j’ai dit les raisons pour lesquelles je croyais que c’était indispensable.

110Quant à Saint-Jean-des-Vignes, ce que vous avez dit est absolument exact. Vous savez que des négociations sont actuellement en cours avec l’autorité militaire, sous la direction du préfet, pour assurer à cet édifice des abords suffisants et dégagés.

111Quant aux conseils généraux, permettez-moi d’insister quelque peu.

112Lorsque nous parlons de plan, il est bien entendu que nous souhaitons mettre tout d’abord en protection des édifices précieux particulièrement menacés.

113Mais nous souhaitons aussi protéger les édifices que les collectivités locales se donneront la peine de protéger elles-mêmes.

114Il est hors de doute que lorsque nous élaborerons le plan d’ensemble – travail qui demandera des mois, vous vous en rendez bien compte – figureront aussi dans ce plan les efforts faits par les collectivités locales.

115Je sais que je ne dois rien demander à certaines collectivités locales. Nous avons en Charente des églises romanes admirables, mais si nous constatons que la remise en état d’une de ces églises exige 100 millions de francs de réparations, alors que le hameau dont elle dépend ne compte que quarante habitants, nous ne pouvons pas demander à ces malheureux de réparer leur église. Cela n’aurait aucun bon sens.

116Il y aura donc des cas où l’État doit assumer la charge.

117Mais il y a tout de même, mesdames, messieurs, des cas assez différents. Disons que nous sommes prêts à demander un peu plus à Bordeaux, à Marseille ou à Lyon qu’à des villes ou à des villages qui ne peuvent en rien nous aider.

118[...]

119Monsieur Deniau, à propos des monuments à construire, prenez garde ! L’architecture n’est pas seulement de mon domaine, elle est aussi du domaine du ministère de la construction. J’ai parfois été consulté, sur l’architecture des nouvelles préfectures, par exemple. Or, elles sont confiées à des architectes de talent, en tout cas à des architectes français dont les œuvres, reproduites dans des revues internationales, ont par conséquent une signification internationale.

120Je pense que vous serez à même de voir ce que nous pouvons attendre d’eux.

121J’apporterai également une nuance en ce qui concerne l’architecture de notre temps, celle qui ne concerne ni l’État, ni la Ve République. Elle n’est pas si mal que cela ! Je pense à Tancarville, à la maison de la culture du Havre qui a reçu un premier prix en Amérique, au musée Léger, à la chapelle Matisse.

122C’est l’État qui est ici en cause. Pendant de nombreuses années, un système assez déplorable a admis que chaque ministère ait la responsabilité de son architecture, ce qui nous a valu un grand nombre de bureaux de poste « bastringues ». (Rires.) Mais on pourrait peut-être aussi construire autrement ! Notre architecture n’est certes pas mauvaise, mais la France qui possède l’architecte le plus grand du monde a trouvé le moyen de lui confier en tout et pour tout la construction de deux bâtiments, et ce ne fut vraiment pas sa faute. (Sourires.)

123Quant à élargir la politique du « 1 p. 100 », juridiquement je ne peux pas être d’accord. Ce pourcentage résulte, en effet, de textes que je n’ai pas le droit de modifier sans en saisir le Parlement.

124[...]

125Journal Officiel du 8 novembre 1964

Notes

109 Déclaration faite lors d’une interview publiée dans la revue Carrefour.

110 Idée présente dans L’Espoir, par la bouche de Garcia : « J’appelle révolution la conséquence d’une insurrection dirigée par des cadres (politiques, techniques, tout ce que vous voudrez) formés dans la lutte, susceptibles de remplacer rapidement ceux qu’ils détruisent » (OC II, p. 98).

111 « Des fiacres aux réacteurs atomiques », comme il le rappelle lui-même. (Espoir, Malraux : Paroles et écrits politiques, p. 86) Dans Le Miroir des limbes, Malraux se souvient d’un bruit de son enfance : le « piétinement des chevaux ». (OC III, p. 451).

112 La « Villa Savoye » de Le Corbusier, dont la construction s’acheva en 1931, fut le premier édifice contemporain classé « Monument historique ».

113 Le mot « vandalisme » est un néologisme de l’abbé Grégoire, qui fut l’un des plus ardents défenseurs du patrimoine contre les pillages dont les monuments furent victimes au lendemain de la révolution française. L’abbé Grégoire est l’auteur de plusieurs rapports sur les « Destructions opérées par le Vandalisme et sur le moyen de le réprimer ». (1794).

114 On a parfois reproché au gouvernement de n’avoir pas laissé à la postérité de grands monuments qui auraient ainsi marqué leur époque. On inaugura bien quelques monuments, mais d’un type particulier puisqu’il s’agit de monuments commémoratifs de l’armée et de la Résistance : Mémorial du mont Valérien, de l’Ile de la Cité, du Struthof, statue du maréchal Leclerc, etc. Réalisations bien différentes des Grands Travaux entamés dans les années 1980 : en devenant sous le premier septennat de François Mitterrand le « domaine réservé » du président, le fait du « prince », l’architecture allait passer sous la tutelle du pouvoir.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search