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La grande pitié des monuments de France

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André Malraux

Débats parlementaires

Assemblée nationale - 1re séance du 18 janvier 1963 -

Note de l’auteur

Le recensement du patrimoine, déjà entrepris dans la plupart des pays d’Europe, fut remis à l’ordre du jour en France dès 1960. Le décret du 4 mars 1964 créa la Commission nationale chargée de préparer l’établissement de l’« Inventaire général », dont la caractéristique principale était l’implantation à l’échelon régional : l’Alsace et la Bretagne furent les deux premières régions dotées d’une commission régionale. Par vocation, l’Inventaire allait attirer l’attention sur l’architecture vernaculaire et sur un grand nombre de constructions mineures, sans dates ni auteurs, disséminées sur l’ensemble du territoire.

Texte intégral

1M. André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles.– [...] Il est vrai que nous n’avons pas obtenu autant d’argent que nous en demandions. Je pense, moi aussi, que c’est regrettable ; mais ce qui a été prévu par le plan a complètement notre approbation. C’est ce qui doit être fait et si nous ne pouvons pas le faire tout de suite, nous le ferons un peu plus tard, en y mettant l’acharnement convenable. Si les services des finances nous prennent une cathédrale, nous leur reprendrons, tous ensemble, une dizaine d’églises. (Applaudissements sur de nombreux bancs.)

2C’est ce qu’on appelle la solidarité ministérielle. (Sourires.)

3Vous savez comme moi que nous avons obtenu un sérieux résultat en faveur des réparations dues au titre des dommages de guerre.

4Nous devions achever notre programme en 1977. Nous avons eu l’engagement formel qu’il serait terminé en 1970.

5Rendons-nous bien compte, mesdames, messieurs, que l’accomplissement d’un tel programme, d’ici 1970, sera vraiment très difficile quand on songe à l’importance de ces dommages, car même si on nous donnait demain tout l’argent que nous demandons, nous ne pourrions pas en user. On nous a dit que nous abandonnions les tailleurs de pierre, ce qui, naturellement, est ridicule. Au contraire, nous en avons le plus grand besoin, mais même en employant tous les tailleurs de pierre disponibles, croit-on qu’on remettrait en état huit cathédrales ?

6A l’heure actuelle, pour réparer l’intérieur du château de Vincennes, nous sommes obligés d’attendre parce que les ouvriers spécialisés manquent.

7Je serais heureux que l’un de vous que la question intéresserait allât voir en ce moment Trianon. Les journaux sont pleins d’explications sur le luxe des installations qui seront mises à la disposition d’on ne sait quels hôtes, tantôt de ceux qui réellement y viendront – les Chefs d’État étrangers – tantôt d’autres. A la vérité, lorsqu’un panneau de Trianon est disjoint, il ne s’agit pas de remettre simplement une baguette comme on le fait dans un de nos appartements ; il faut refaire l’ensemble du panneau, ce qui demande un mois.

8Tous ces problèmes sont complexes : il n’y a plus en Europe autant d’artisans qu’autrefois, même en Italie. Chez nous, il en est de même et l’on ne peut donc pas faire rapidement les travaux de remise en état des monuments atteints par la guerre.

9Disons que l’année 1970 représente un terme possible.

10En ce qui concerne les fouilles, la commission d’études a terminé la première partie de sa tâche. Vous le savez comme moi, la question ici encore est complexe. Chose extraordinaire, la France, qui a été probablement le premier pays du monde pour l’organisation internationale des fouilles au cours des cinquante dernières années, qui a remis en état les monuments khmers, effectué les fouilles d’Afghanistan, la France qui a redécouvert le monde parthe – j’en passe, notamment le musée du Bardo – la France n’a pas de législation nationale des fouilles, ni d’inventaire des objets de fouilles français. Nous connaissons infiniment mieux l’art de l’Afghanistan que l’art gaulois.

11Dans cette situation qui dure depuis un siècle, il fallait mettre bon ordre ; mais cela ne se réalise ni vite, ni facilement. Enfin, la chose est faite : la commission a été constituée et quand elle aura achevé ses travaux elle nous dira ce qu'elle attend de nous et ce que nous pouvons faire. Je pense que ce que nous pourrons faire est à peu près ce qu'elle attend, au moins dans les quatre premières années. Ensuite, nous retrouverons le plan.

12Ainsi, dans le domaine des fouilles, une amélioration fondamentale a été apportée.

13En ce qui concerne les monuments historiques, un énorme travail d’inventaire doit être effectué. A cet égard, on ignore généralement que les pays d’Europe ont très peu d’inventaires de leurs monuments historiques. On cite en exemple l’Allemagne et il est vrai que parfois l’Allemagne a réalisé un travail magnifique. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’effectue sur la base des Laënder. C’est comme si l’on disait chez nous par exemple que le travail archéologique dans l’Eure-et-Loire est de premier ordre. Cela est exact, mais ce qui est vrai en Eure-et-Loire n’est pas vrai partout.

  • 101 Voir « L’invention de l’Inventaire » par André Chastel et « André Chastel et l’aventure de l’Invent (...)

14En France, ce travail d’inventaire demandera vingt ans, avec le concours des spécialistes de la Sorbonne et du C.N.R.S. dont nous pouvons disposer. Cela donne une idée de la tâche devant laquelle nous nous trouvons. Nous demandons à des spécialistes, qui ne sont pas tous des fonctionnaires - le président de la commission est le professeur Chastel de la Sorbonne101 - d’effectuer un travail qui nous permette de mettre dès maintenant à la disposition des villes ou à la disposition des architectes, le cas échéant, les moyens d’information les plus amples.

15A l’égard des monuments historiques, nous pensons obtenir un résultat dans six mois. Pour établir des priorités, nous avons déjà fait ensemble la loi des sept monuments. Les travaux qu'elle prévoyait ont commencé sur certains de ces monuments. La plupart d’entre vous passent devant les Invalides et voient ce qui s’y fait.

16Les monuments insignes étant en cours de réfection, il nous faudra sans doute envisager ensemble une seconde loi de programme.

17La première sauve la cathédrale de Reims. Mais nous ne pouvons pas indéfiniment nous satisfaire de la cathédrale de Reims. Les journaux de Normandie écrivent qu’il est indécent que certains monuments de Rouen ne soient pas encore restaurés. Nous avons beau dire que les travaux effectués à la cathédrale sont première importance, il n’en est pas moins vrai que le Palais de justice est dans l’état que nous savons.

18On ne peut pas admettre indéfiniment que, sous prétexte qu’un effort a été consenti pour les Invalides et pour Versailles, nous laissions tels qu’ils sont des monuments de l’importance de ceux de Rouen, sans parler de ceux de Strasbourg.

19Il y a donc là une seconde tâche à accomplir et elle ne pourra l’être le moment venu, que par une seconde loi de programme. (Applaudissements.)

20Nous devons aussi obtenir un relèvement des dotations budgétaires concernant les 10 000 édifices classés. Des chiffres ont été cités à cet égard et l’inventaire supplémentaire fait encore apparaître un nombre considérable d’édifices intéressants. Mais pour ne s’en tenir qu’aux édifices classés d’importance - nationale et internationale - on arrive effectivement au chiffre de 10 000. Nul doute qu’un relèvement des dotations budgétaires ne s’impose, faute de quoi nous ne pouvons rien faire.

21Or, s’il est vrai qu’on peut facilement différer certains travaux, il est aussi vrai que l’on doit prendre extrêmement garde aux retards, car le monument réparable demain avec 1 ou 2 millions d’anciens francs peut ne plus l’être dans dix ans, même avec 25 millions. [...]

22Journal Officiel du 19 janvier 1963

Notes

101 Voir « L’invention de l’Inventaire » par André Chastel et « André Chastel et l’aventure de l’Inventaire » par Isabelle Balsamo in Les Affaires culturelles au temps d'André Malraux, La Documentation française, Paris, 1996.

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